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L’entrée massive des femmes sur le marché du travail, la mutation des formes d’emplois et la multiplication des configurations familiales sont des facteurs parmi d’autres qui complexifient les relations entre le travail, la famille, les hommes et les femmes. Dans plusieurs recherches empiriques nord-américaines, ces relations souvent conflictuelles sont généralement abordées sous l’angle d’une bonne ou d’une mauvaise articulation de l’emploi et de la famille. Nathalie Lapeyre propose quant à elle d’apprécier les relations entre la sphère productive et reproductive par l’étude de la féminisation des professions libérales. Ce livre offre donc au lecteur averti, initié au concept de rapports sociaux de genre ainsi qu’à la dynamique qui anime ces rapports, l’occasion d’amorcer une réflexion sur les processus de féminisation de trois professions libérales (médecin, avocat, architecte) en France et d’en analyser les enjeux.

Pour Nathalie Lapeyre, « la levée des barrières institutionnelles (éducation, représentation des femmes dans la société, changements structurels dans les professions, etc.) a permis aux femmes d’accéder aux professions supérieures » (p. 1). C’est ce constat qui a donné l’élan de départ aux efforts théoriques et empiriques de l’auteure. Ces efforts se sont soldés par la réalisation d’une thèse de doctorat de sociologie dont ce livre rassemble les principaux résultats et conclusions. Il s’agit en fait d’une étude approfondie de récits de vie racontés par des femmes et des hommes exerçant une profession libérale quant aux trajectoires familiale et professionnelle qu’ils ont empruntées au cours de leur vie. Les chassés-croisés entre la vie productive et reproductive sont particulièrement bien mis en lumière en moult moments. Ces témoignages constituent la substance première à partir de laquelle, suite au développement et à l’application rigoureuse d’un cadre d’analyse original, l’auteure tire différentes conclusions quant à la féminisation des professions.

Le livre est organisé en quatre chapitres. Dans le chapitre 1, l’auteure présente son cadre d’analyse comme un « combinatoire théorique, mobilisant en trame de fond une lecture inédite de l’ensemble des écrits de Norbert Élias sur la sociologie configurationnelle » (p. 18). Les réflexions d’autres penseurs tels que Claude Dubar, Anthony Giddens et Ulrich Beck sur la crise identitaire, la « démocratisation » des rapports sociaux de genre et les processus d’individualisation sont aussi engagées. Selon l’auteure, ce cadre d’analyse permet une appréciation « de la manière dont [les différents niveaux d’analyse de la réalité sociale] s’entrecroisent pour façonner les relations de genre dans la conjoncture historique contemporaine » (p. 18). Dans la foulée, l’auteure prend bien soin d’effectuer une lecture critique des principales approches théoriques généralement mobilisées dans l’étude de la relation entre la profession et le genre. Parmi les plus diffusées, notons les conceptions individualistes, fonctionnalistes, interactionnistes, structuralistes/matérialistes et néowébériennes. Cette réinterprétation des contributions de différents courants a amené l’auteure à exposer son hypothèse : les processus de féminisation des professions entraînent une « redéfinition de l’Éthos professionnel » (p. 51), où l’Éthos professionnel correspond selon nous à l’ensemble des constituants identitaires d’une profession.

L’auteure oppose cette hypothèse à l’idée largement reçue que la féminisation d’une profession entraîne inexorablement sa dévalorisation, idée qu’elle a déjà défendue et qu’elle continue de défendre dans d’autres communications. Aussi, Nathalie Lapeyre utilise le chapitre suivant pour démontrer, par un argumentaire documenté, la nature simpliste de l’hypothèse de la dévalorisation. Au passage et afin d’illustrer son propos, elle décortique les processus de féminisation de chacune des professions libérales étudiées et aboutit à la conclusion suivante : les hommes et les femmes ne se positionnent pas aux mêmes endroits dans la constellation sociale et économique d’une profession libérale. Ces positionnements ou localisations de genre prendront tout leur sens au troisième chapitre, à la lecture des récits de vie des hommes et des femmes interrogés, puis deviendront au dernier chapitre la courroie de transmission du cadre d’analyse explicatif de l’auteure.

Dans le chapitre 3 intitulé « L’expérience sociale des professionnel-le-s », l’auteure dégage les logiques d’actions des hommes et des femmes exerçant une profession libérale à partir de leur récit de vie. L’intérêt principal de ce chapitre tient ainsi au rapatriement de concepts théoriques abstraits découlant du cadre d’analyse de l’auteure à des moments de vie précis des hommes et des femmes interrogés. Ce chapitre vulgarise les processus de féminisation des professions et contribue fortement à la compréhension de ces processus. Notons toutefois que les récits de vie présentés doivent être compris dans un contexte français où la réalité sociale et économique des professions étudiées est différente de la réalité nord-américaine.

Nathalie Lapeyre effectue, au dernier chapitre, une « analyse dynamique de la configuration de genre » à l’aide d’un tableau divisé selon les « pôles d’ajustement » et le type de positionnement (p. 182-183). Brièvement, à chaque type de positionnement (normatif, transitionnel et égalitaire) correspondent des rapports sociaux de genre particuliers. L’investissement en emploi, la participation à la vie familiale, le temps donné à soi, les forces tacites en jeu entre les conjoints et les valeurs et principes reflétés par les logiques d’action sont des facteurs déterminant le positionnement. Par exemple, le positionnement normatif réfère à une relation entre homme et femme dite de complémentarité caractérisée par une assignation tacite des rôles traditionnels selon le genre. Chaque élément du modèle est clarifié à l’aide d’exemples tirés des récits de vie, permettant de faire le pont entre le corpus théorique présenté en amont et les données empiriques.

En définitive, ce livre est d’un intérêt indéniable pour quiconque désire parfaire sa compréhension des mécanismes actuels de transformation des rapports sociaux entre hommes et femmes. Nathalie Lapeyre effectue avec rigueur une analyse, presqu’une dissection, des tensions conflictuelles façonnant les configurations de genre ou positionnements à l’intérieur des professions libérales en s’appuyant solidement sur la littérature pertinente. L’apport principal de ce livre réside ainsi dans la construction d’un cadre théorique explicatif très original appliqué aux processus de féminisation des professions et il saura intéresser aussi bien le spécialiste en étude de genre que celui des questions touchant la relation entre l’emploi et la famille. Toutefois, ce livre ne s’adresse en aucun cas au novice. Une connaissance antérieure des notions propres à ce champ d’étude est indispensable pour bien saisir les mérites et contributions de l’auteure. Cette dernière aurait eu ainsi intérêt à vulgariser davantage son propos afin de faciliter l’accès à son travail qui est, par ailleurs, très bien ficelé au point de vue théorique.