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Une dictée à la cour ! Quelle drôle d’idée ! dirait-on. Mais la dictée que, paraît-il, l’impératrice commanda à Mérimée allait demeurer célèbre. Serait-ce l’épitomé de la dictée ? Certainement, à en croire la place qu’elle occupe dans les sites électroniques dévolus à la dictée[1]. Y aurait-il là consécration de l’importance de la belle langue ? Peut-être, encore que les gestes faits par les personnages de papier manquent furieusement de décorum : on y voit ainsi une douairière frapper un marguillier sur l’omoplate ! Plus sûrement, cette petite récréation marque l’entrée de la pédagogie, d’une certaine pédagogie, dans les cercles de la mondanité. Il est en effet symptomatique que le côté piquant de l’affaire ait été le nombre de fautes des personnages de la cour, dont le panache déployé et légèrement flétri dans l’exercice — l’impératrice a fait 62 fautes et Napoléon III, 75 — cache aussi bien le caractère baroque du texte de Mérimée que la pertinence d’un tel jeu de société. Je m’attacherai à ces enjeux dissimulés, examinant le statut qu’acquiert en ces années la dictée comme moyen d’apprentissage gradué de l’orthographe, mais aussi la conception de l’éducation qui émerge au même moment et trouve dans ce qu’on fait à la cour une légitimité. L’examen du Journal de l’instruction publique, qui commence à paraître au Québec en cette même année 1857, offrira ici un contrepoint utile. Je m’arrêterai enfin au texte même de la dictée, sorte de palimpseste de l’imagination sociale et littéraire, avec ses fautes possibles qui démultiplient les significations et sa narration ubuesque qui dessine un envers à la bonne tenue, celle que l’on a entre gens du monde.

Mais d’abord quelques remarques préliminaires. J’ai déjà indiqué la présence massive de la dictée de Mérimée sur la toile — il y a même une version modernisée, des adaptations personnelles[2]. Ce qui frappe néanmoins c’est l’uniformité du petit récit qui l’accompagne : demande de l’impératrice et révélation du nombre de fautes des grandes personnalités présentes. Les sources sont difficiles à démêler : le petit récit est censé être tiré des Souvenirs de la princesse de Metternich[3], quoique le texte lui-même soit parfois cité d’après la biographie L’Impératrice Eugénie d’Octave Aubry[4], parfois d’après Léo Claretie[5]. J’ai consulté quatre biographies et aucune ne mentionne la dictée, apparemment considérée comme un événement mineur[6]. En l’absence d’une chronologie détaillée de la vie de Mérimée, je n’ai touvé nulle part trace de la date exacte où se serait passé l’événement — quelques incursions dans la correspondance de Mérimée ont été infructueuses[7]. En fait, il semble bien que la circulation de cette anecdote ait échappé au récit de l’histoire littéraire classique. Cela tient sans doute un peu au mépris que Mérimée lui-même témoigna à l’égard de ces « jeux » de la cour auxquels il devait contribuer à titre d’« amuseur ». Mais cela tient aussi au fait que très tôt l’anecdote s’inséra dans d’autres circuits, celui des récits mondains et celui de la pédagogie naissante.

La dictée de l’année ou l’année de la dictée

Il faut dire que l’éducation est alors un enjeu social important en France. Les lois Falloux (1850) ont remis en vigueur le contrôle de l’école par le clergé et rendu caduque la sanction nationale à l’égard du corps enseignant : les ecclésiastiques n’ont plus besoin de brevet. Edgar Quinet a publié la même année L’enseignement du peuple [8], qui défend la laïcité, et prolongé le débat en publiant en 1857 La révolution religieuse au xixe siècle[9]. Les utopies de la première moitié du siècle avaient toutes insisté sur le rôle déterminant de l’enseignement dans les transformations de la société et les lois Falloux sont vues par la gauche comme un grave recul. Parallèlement, l’état met en place un important discours sur l’éducation. Sur les 34 Bulletins de l’instruction qui paraissent au xixe siècle, cinq naissent entre 1854 et 1857, dont le seul à n’être pas départemental, Le Bulletin de l’instruction primaire, publié par le ministère de l’Instruction publique lui-même, qui paraît en deux formats, in-octavo et in-folio[10]. Désormais, la pratique de l’enseignement est guidée (contrainte ?) par un discours qui tend à uniformiser les pratiques en diffusant auprès des instituteurs mais aussi des institutions de contrôle social (mairie, clergé, petit fonctionnariat) des modèles et des outils. Ce discours d’escorte élargit le cercle de ceux qui seront mis au fait des pratiques et des innovations pédagogiques.

Qu’en est-il de la dictée ? La pratique de la dictée orale s’instaure assez lentement au xixe siècle, selon André Chervel et Danièle Manesse[11]. Certes, on s’efforce depuis longtemps d’enseigner l’orthographe. Cela se fait au moyen de la mémorisation de la grammaire, dont l’apprentissage est conçu comme un moyen, alors que la maîtrise de l’orthographe serait la fin[12], et par le recours à des exercices de cacophonie (correction de textes fautifs[13]). La dictée s’impose lentement comme plus efficace, plus propre à permettre un apprentissage lié à la compréhension. Dès 1852, nous apprennent Chervel et Manesse, certains règlements départementaux exigent la pratique hebdomadaire de la dictée[14]. Le grand coup arrive en 1857, le 20 août, dans la circulaire signée par le ministre Rouland :

Les dictées graduées avec discernement […] ayant pour objet un trait d’histoire, une invention utile, une lettre de famille, un mémoire, le compte rendu d’une affaire, tel doit être, dans l’école primaire, le fondement de la langue[15].

Il existait déjà des recueils de dictées, à l’usage des enseignants et des élèves des écoles normales. Mais ce type de publication prend de l’importance : sur 93 recueils parus entre 1800 et 1858, selon le Catalogue de la Bibliothèque nationale de France, la majorité est publiée dans les années 1850, 25 le sont entre 1854 et 1858 et six durant la seule année 1857[16]. Cela confirme l’impact de la circulaire qui avalise une pratique en voie de légitimation. Celle-ci souleva-t-elle les passions ? On ne saurait dire, quoique Chervel et Manesse indiquent qu’il y eut des résistances[17]. Mais on peut penser que ces changements trouvèrent des échos dans l’espace public, ne serait-ce que parce que l’enseignement primaire touche une large frange de la population : tous ceux dont les enfants fréquentent l’école.

D’une certaine façon, la dictée de Mérimée consacre un exercice devenu obligatoire en lui donnant un panache et une légitimité qui déborde le seul cadre de l’école. Mérimée le sait-il ? Il a refusé la responsabilité du ministère de l’instruction publique en 1856[18] et la circulaire lui est peut-être inconnue. Néanmoins, en inventant une dictée, lui qui est déjà consacré comme grand écrivain, il donne un lustre particulier à une pratique qui commence à se mettre en place en ces mêmes années, la dictée littéraire[19]. Le premier recueil de dictées dont on indique dans le titre qu’elles sont tirées des meilleurs auteurs paraît en… 1857[20]. La pratique est nouvelle et fera florès : l’exercice de la dictée est désormais explicitement rattaché à la littérature. Il peut aussi être associé à la récréation mondaine, comme l’indique le titre des recueils que fait paraître Jacques-Louis Wik-Potel, Dictées récréatives, bizarreries et singularités de la langue française [21]. Sans que l’on sache dans quel sens se construisent les relations, cette série de coïncidences montre bien que la dictée est un exercice pédagogique qui échappe alors en partie à ses origines scolaires et se trouve engagé dans une nouvelle forme de légitimité.

Pédagogie et espace public

La lecture du Journal de l’Instruction publique, mensuel qui commence à paraître à Montréal au tout début de 1857, nous fournira ici un complément utile[22]. Disons d’entrée de jeu qu’on n’y trouve pas de dictées en 1857, année que j’ai dépouillée (il y a pourtant une section consacrée à des exercices dans chacun des numéros) et que le mot n’apparaît presque pas, sinon pour signaler que cet exercice est utile et déjà répandu. Les exercices liés à la langue portent plutôt sur la grammaire (sur l’analyse grammaticale en fait), ou proposent des vers à apprendre par coeur et des sujets de composition. Bien sûr, rien n’empêchait un instituteur de donner en dictée une pièce à mémoriser ou un sujet de composition (il s’agit en fait toujours d’assez longs textes littéraires), mais cela n’est pas prévu par le discours prescriptif du Journal.

Qu’y trouve-t-on ? Des textes édifiants sur l’éducation bien sûr, mais aussi les règlements du Département de l’instruction publique (les Avis et les Règlements officiels), des discours prononcés lors d’inaugurations diverses, des plans pour les écoles et des textes sur l’architecture scolaire, des textes littéraires, assez nombreux et en majorité contemporains, au sein desquels la poésie occupe une place à part, des exercices de calcul et des rubriques de faits divers, une « petite revue mensuelle », des statistiques (surtout scolaires), des revues bibliographiques (bilingues), des palmarès scolaires, des budgets. C’est dire que le Journal est destiné à un public plus large que les seuls instituteurs à la recherche de documents pédagogiques, même si la création d’écoles normales l’année précédente constitue l’une des justifications explicites de la publication. Les destinataires sont clairement désignés dans le premier numéro :

Le journal sera envoyé gratuitement aux inspecteurs d’école, aux membres des différents bureaux d’examinateurs, aux institutions publiques, et à chaque bureau de commissaires d’école et de syndics dissidents, pour l’usage des commissaires ou des syndics, de leurs secrétaires-trésoriers, et des instituteurs et des institutrices trop pauvres pour s’y abonner et les élèves méritants[23].

Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, qui vient d’être nommé surintendant du Département de l’instruction publique et qui en est le rédacteur, écrit même dans l’« Éditorial » du premier numéro : « on devra en faire un véritable journal des familles[24] ». La partie littéraire et scientifique est considérée comme la plus importante, de sorte que, pour éviter de l’amputer, les documents officiels seront publiés dans des suppléments (Circulaire no 21, concernant la publication du Journal de l’Instruction publique, l’établissement de la caisse d’économie pour les instituteurs et l’ouverture des écoles normales[25]). Le tirage est d’abord de 4 000 exemplaires, mais, en 1858, il n’y a que 900 abonnés[26].

Le lectorat élargi visé à l’origine explique sans doute le caractère hétérogène du Journal : présence importante de la littérature, espace consacré aux informations générales et aux faits divers en sus des anecdotes édifiantes. La lecture des rubriques « Nouvelles et faits divers » et surtout la « Petite revue », rédigée par Chauveau, se révèle fort « instructive ». On y parle en vrac de l’ouverture des parlements, des grands écrivains ou des grands savants qui meurent, et ils sont nombreux en ces années, ou de leurs coups d’éclat, mondains ou académiques (par exemple Hugo donnant un dîner pour fêter le rétablissement de sa fille), de nouvelles scientifiques (la santé de Humboldt, l’expédition de John Franklin, les récentes découvertes), de statistiques démographiques, de petits faits témoignant du crédit accordé à l’éducation. Le caractère international des nouvelles rapportées est très frappant : le lecteur devait en tirer le sentiment que le monde entier s’était engagé dans la voie de la connaissance utile et reconnaissait les bienfaits de l’éducation, des arts et des sciences. Bon nombre de textes sur l’éducation et de récits édifiants sont tirés du Bulletin de l’instruction primaire, les exercices, du Manuel général de l’instruction primaire et du Petit manuel des instituteurs de Barrau[27]. Les anecdotes semblent plutôt provenir de divers journaux européens et américains. Mettant en scène les grands de ce monde — les familles royales ou impériales, ou encore le pape —, celles-ci manifestent le plus souvent l’importance accordée à l’éducation. L’intérêt du roi de Prusse pour Humboldt, celui de l’empereur pour Gay-Lussac, le décret réglementaire impérial pour la maison de Saint-Denis (chargée de l’éducation des jeunes filles pauvres de la Légion d’honneur), l’accroissement des dépenses consenties à l’éducation par le préfet de Paris, l’anoblissement des savants Hume, Gibbon, et Robertson en Angleterre, la nomination du prince Napoléon à l’Académie des Beaux-Arts trouvent place dans un digest des principaux événements internationaux qui tient pourtant en quelques pages. La visée légitimante de ces anecdotes est nette : la science est un enjeu pour l’ensemble de la société, ce qui implique la nécessité de l’éducation pour tous. Publié par le Département de l’instruction publique de la Province de Québec, qui vient tout juste d’être institué dans une société où l’enseignement public est extrêmement fragile, puisque le clergé s’oppose à ce que le département devienne un ministère et conserve la mainmise sur l’éducation (nous sommes en pleine guerre entre les Rouges et l’évêque de Montréal), le Journal semble une pièce maîtresse dans la stratégie visant à promouvoir le progrès par l’éducation populaire, à dissiper « l’obscurité » de l’ignorance [28]. Le caractère utopique du projet éducatif s’affiche ainsi un peu partout dans des textes qui proposent la vertu et la science comme source du bonheur : le Journal, d’abord diffusé au sein des institutions sociales et politiques, cherche à convaincre les acteurs sociaux exerçant des responsabilités civiques d’infléchir l’opinion publique en faveur d’un enseignement donné à tous, y compris dans les campagnes, par des gens qualifiés, auxquels on accorderait un salaire raisonnable — à titre de laïc, évidemment, puisque le clergé n’est pas payé.

Cette argumentation est régulièrement reprise. Elle est accompagnée de nombreux textes littéraires qui ne sont pas tous de nature édifiante. Pour la plupart contemporains, ces textes sont donnés implicitement comme susceptibles de constituer une culture commune, laquelle ne se confond pas avec la culture scolaire. Ainsi est-il frappant de voir que la quasi-totalité des décès signalés par Stéphane Vachon dans ses éphémérides littéraires[29] y sont présents, ce qui indique bien le caractère hybride du Journal qui tient à la fois lieu de revue savante, de livre de lecture et d’exercice, et de vitrine à l’institution scolaire du Bas-Canada. L’entreprise sera un échec : les instituteurs se plaignent de ce que le Journal est plus littéraire que pédagogique[30]. Mais elle met en lumière l’importance du discours sur l’école, la force d’attraction de ce discours, qui entraîne dans son mouvement quantité d’autres types de discours, et l’horizon littéraire indiscutable de toute culture commune dans la perspective pédagogique de l’époque.

L’exemple canadien illustre bien le virage éducatif en voie de s’accomplir. Tout est éducatif : le discours social devient (même s’il l’ignore, et heureusement le Journal le lui explique) une machine à instruire et à éduquer. Quoi de plus éloquent que les gestes des grands qui confirment l’importance du processus dans lequel la société s’est engagée ! Car la responsabilité est collective même si le caractère utopique du discours fait l’impasse sur la variété des cursus — le petit séminaire n’est pas l’école publique, la formation des petits princes ne ressemble pas à celles des paysans des provinces.

Le Bulletin de l’instruction primaire auquel le Journal emprunte ne comporte pas autant de textes programmatiques et édifiants, il n’est pas non plus aussi hybride. L’organisation scolaire a en effet déjà permis en France l’émergence de cadres pédagogiques contraignants. D’ailleurs, les instituteurs canadiens qui se plaignent et souhaitent un recueil pédagogique ont sans doute en tête les modèles français, puisqu’il n’y a pas au Québec de publication similaire. Pourtant, malgré ces plaintes, Chauveau maintient l’orientation littéraire et grand public de son journal, tant il est convaincu de la nécessité d’un journal général de l’instruction publique[31].

De l’autre côté de l’Atlantique, retirant à l’État la responsabilité exclusive de la gestion de l’éducation, les lois Falloux laissent entendre que l’éducation est sous la responsabilité de tous ceux qui exercent l’autorité, les parents, le clergé et ensuite, de manière seconde, l’État. Il en résulte une dissémination des topoi du discours éducatif qui peut être rapprochée de ce que nous avons vu à l’oeuvre dans le Journal de l’instruction publique, malgré la différence de perspective. De là l’intérêt pour la cour impériale de montrer la conscience qu’elle a de ses responsabilités à ce chapitre, comme toute famille d’ailleurs. La dictée s’insère donc ainsi entre pédagogie et mondanité.

La dictée de Mérimée, célèbre et inconnue

Mérimée joue dans cet entre-deux. Sa dictée met en jeu tout à la fois les règles de la bonne éducation, celles de la littérature et celles de l’orthographe. Voyons donc un peu cette dictée.

Pour parler sans ambiguïté, ce dîner à Sainte-Adresse, près du Havre, malgré les effluves embaumés de la mer, malgré les vins de très bons crus, les cuisseaux de veau et les cuissots de chevreuil prodigués par l’amphitryon, fut un vrai guêpier.

Quelles que soient ; quelque exiguës qu’aient pu paraître, à côté de la somme due, les arrhes qu’étaient censés avoir données la douairière et le marguillier, il était infâme d’en vouloir, pour cela, à ces fusiliers jumeaux et mal bâtis, et de leur infliger une raclée, alors qu’ils ne songeaient qu’à prendre des rafraîchissements avec leurs coreligionnaires. Quoi qu’il en soit, c’est bien à tort que la douairière, par un contre-sens exorbitant, s’est laissé entraîner à prendre un râteau et qu’elle s’est crue obligée de frapper l’exigeant marguillier sur son omoplate vieillie.

Deux alvéoles furent brisés ; une dysenterie se déclara suivie d’une phtisie et l’imbécillité du malheureux s’accrut.

— Par saint Hippolyte, quelle hémorragie ! s’écria ce bélître.

À cet événement, saisissant son goupillon, ridicule excédent de bagage, il la poursuit dans l’église tout entière[32].

La dictée ne porte pas de titre, mais son incipit la présente comme transparente, « sans ambiguïté » — ce qui va bien sûr à l’encontre de la nature même de l’exercice, car toute dictée comporte des pièges déployés dans les plis ambigus du texte. Ainsi, d’entrée de jeu, il faut penser qu’ambiguïté ne prend pas d’s, tout en exigeant le tréma sur le i.

Nous sommes dans le monde : il y a eu un dîner à Sainte-Adresse (il s’agit d’une ville, féminine de surcroît, quel nom original, où l’on termine en 1857 la construction d’une Chapelle, Notre-Dame-des-Flots). Pour les ignorants, la dictée joue son rôle instructif : Sainte-Adresse est près du Havre (sans accent circonflexe). Le dîner est de bon goût, aristocratique ; il faut y distinguer entre viande de boucherie et gibier, « cuisseaux » et « cuissots », mais aussi entre les très bons « crus » des vins choisis, et le vin plus amer sans doute du « cru » de la vérité crue, ou croissante, avec son accent circonflexe, « crû ». Mais les plats ne font pas le repas, tout amphitryon (avec l’« i grec ») le sait, même s’il paie la note. Or, ce repas est un « guêpier ». Comme la dictée… Jusque-là l’univers était en ordre : la scène ressemblait à celle que l’on joue tous les jours dans les bonnes maisons, avec un conteur la racontant, « parl[ant] » au présent.

Cela se complique au second acte. Le guêpier se révèle financier et syntaxique. Ces « quelles que » et « quelque », qui font hésiter entre adverbe et adjectif ; cette « somme due » et ces « arrhes » placées syntagmatiquement dans le désordre des opérations — le versement des arrhes précède en principe celui de la somme due, pas l’inverse —, et bien après leurs effets (la saisie de leur apparence) ; ces pièges des participes passés devraient être neutralisés à rebours par la présence d’une douairière et d’un marguillier responsables de l’action, nantis de l’autorité de l’âge et de la propriété, de celle de la religion et de la bonne gestion ! Mais subitement, il faut regretter que les arrhes n’aient pas été des armes : cela s’accorderait mieux avec les « fusiliers » — qu’on doit écrire avec un seul l, heureusement on ne fusille pas en ces lieux bucoliques —, avec la « raclée » et avec les « coreligionnaires », qu’on est tenté, dans le contexte, de faire rimer avec « légionnaire », changeant le i pour un é, ou de calquer sur « corréler », en doublant l’r, afin d’ajouter à la confusion générale. Ce qui ne nous apprend rien d’ailleurs sur l’événement puisque, quoi qu’il en soit, cela n’aura pas d’effet sur la suite du récit, qui devient alors tout à fait paratactique. Où était le « râteau » qui nécessite l’accent circonflexe, comme le « râtelier » dont sont sans doute affligés les personnages ? Comment se fait-il que le marguillier ne profite pas de ses deux l pour s’enfuir, lui, le bras civique du clergé et, pour cela peut-être, « exigeant », avec le e devant le a ? Pourquoi frapper sur l’omoplate plutôt que sur l’homme plat ? Pourquoi ce lien grammatical imprévu entre les « deux alvéoles » et le poumon où se déclare la « phtisie » ? D’où viennent les microbes de la « dysenterie » et de la « phtisie », emberlificotés entre l’« i grec » qui connote le mot savant et l’« i banal », multiplié dans l’imbécillité finale ?

À tous ces pièges qui témoignent d’un parti pris pour l’ambiguïté et qui placent à rebours le texte dans l’ordre parodique s’ajoute un rapport pervers au temps et à l’action qui avancent d’abord par régression, passant du présent de la narration au passé simple du récit pour remonter le fil du temps, puis glisse dans une voie passive et pourtant belliqueuse (celui qui « s’est laissé entraîner » agit) qui détermine un retour au passé simple de la narration puis au présent implicite du cri, suivi dans la phrase finale de l’improbable présent d’une poursuite qui dérègle le régime de temporalité mis en place (« poursuit » là où on attendrait « poursuivit »).

C’est que le dénouement nous conduits au théâtre dans un présent redonné de l’énonciation, loin de la féminine adresse près du masculin « Hippolyte » (deux p, un l, avec un zeste de science grecque condensée dans l’y). « Quelle hémorragie » ! aussi bien dire quelle logorrhée ! s’écrie le « bélître » qui n’est pas « bellâtre » et qui se contente cette fois d’un l (d’une aile ?). Comme dans les bandes dessinées, quand le poursuivi se retourne et devient le poursuivant, notre homme, auquel l’« imbécillité » a, narrativement sinon orthographiquement, rendu ses deux ailes, court, vole et se venge. Il poursuit la dame avec son goupillon (a-t-il une tuque, nous ne le saurons pas), métonymie redondante du pouvoir clérical comme l’église tout entière, si entièrement entière (et donc sans e à « tout ») qu’en elle s’abîme la fin du récit.

Ouf ! Mérimée nous parle de mondanité avec le repas, les hôtes, le menu fin. Mais il nous parle aussi de pouvoir — celui de l’Église (le goupillon) l’emporte sur les valeurs bourgeoises incarnées par la douairière furibonde — et d’argent, tout cela pour des arrhes insuffisantes. Le récit est clownesque : on imagine la déchéance des ordres sombrant dans une bataille menée comme un spectacle de polichinelle. Et quel est le but avoué de cette représentation grotesque de l’ordre social ? Une dictée, c’est-à-dire un exercice qui est celui-là même de l’ordre dans la langue et dans les savoirs nécessaires — dois-je rappeler que les petits Français qui font alors des dictées ont souvent la maîtrise de leur patois, pas de la langue de la cour, ni du réel de la cour, avec ses « cuissots » et ses bons « crus » ? Mais, à ce jeu, la famille impériale se révèle aussi ignorante, ce qui rétablit la démocratie !

Ainsi examiné, dans la multiplication des sens qu’induit la dictée, le texte de Mérimée n’apparaît plus tout à fait comme un aimable divertissement. Ubu joué devant le roi, ce dernier fût-il bourgeois, c’est le renversement des codes et des règles… Mais pas celles de la grammaire, bien sûr, qui servent ici de fragile barrière à la folie du monde et occultent le renversement (la révolution ?) opéré par l’anecdote.

Farce grinçante donc que cette petite distraction qui met la famille impériale sur le même pied que tout le monde — elle fait des fautes — et imagine les renversements possibles. À l’image peut-être de cette année 1857, où rien ne se passe mais où tout devient possible, même ce qui ne se réalisera pas, la maîtrise de l’orthographe pour tous par le recours à la dictée.