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Réunir en un ouvrage la « mémoire collective » de la consolidation de la paix, tel est l’objectif de Faire la paix. Concepts et pratiques de la consolidation de la paix. Faisant suite à L’Action humanitaire du Canada (2002), il est motivé par un besoin – publiciser les pratiques de la consolidation de la paix – et par une inquiétude : le risque d’abdication des politiques. Il regroupe une trentaine de contributions de chercheurs, de praticiens et d’acteurs institutionnels impliqués dans la consolidation de la paix. Il s’adresse principalement aux praticiens et aux décideurs et, dans une certaine mesure, à tous les sceptiques ou les désabusés de la consolidation de la paix. De l’aveu de ses promoteurs, la particularité de cet ouvrage réside dans l’attention portée aux politiques et aux interventions canadiennes et la place centrale accordée aux praticiens. Il s’agit de rendre intelligible et concret un concept multidimensionnel : la consolidation de la paix est un ensemble de pratiques qui visent à bâtir une paix durable.

En guise d’introduction, Yvan Conoir et Gérard Verna, d’une part, Charles-Philippe David et Julien Toureille, d’autre part, présentent les grands enjeux pratiques et théoriques de la consolidation. Y. Conoir et G. Verna reconnaissent les hésitations légitimes des gouvernements occidentaux à investir dans un processus fragile, long et complexe, susceptible de manipulations par différents acteurs et donc difficile à maîtriser, et dont les résultats ne sont pas immédiatement visibles. Ils admettent que les objectifs des décideurs ne sont pas toujours compatibles avec les impératifs de la consolidation de la paix. Ils plaident néanmoins pour une intervention dont le succès dépend de trois ingrédients : l’espoir, le temps et la « volonté et l’imagination ».

C.-P. David et J. Toureille reviennent sur les débats théoriques opposant rigoristes et laxistes, tenants d’une approche étapiste, et ceux d’une approche synergiste : La consolidation de la paix couvre-t-elle toutes les phases de la gestion du conflit ? Son objectif est-il la sécurité ou le développement ? Le consentement des parties est-il nécessaire ? Qui des civils ou des militaires en sont les acteurs principaux ? L’enjeu principal de l’heure est autre : il consiste à renforcer la légitimité et l’efficacité de la consolidation, malmenées par l’intervention militaire des États-Unis en Irak.

L’ouvrage se divise en deux grands chapitres. Le premier, intitulé « Les conditions favorables à la reconstruction et à la consolidation de la paix », se subdivise en quatre thèmes distincts : justice et réconciliation, sécurité, reconstruction économique et institutionnelle et éducation et formation. Un extrait de « La réconciliation après un conflit violent : un manuel » (2004), publié par l’International Institute for Democracy and International Assistance (IDEA), définit les enjeux, les mécanismes et les formes de la justice, de la réconciliation et de la divulgation de la vérité. Luc Côté propose une analyse de l’évolution de la justice internationale et de sa contribution à long terme à la lutte contre l’impunité. Il estime que, après s’être affranchis de l’autorité politique qui a présidé à leur création, les tribunaux pénaux internationaux devraient désormais tenter de se rapprocher des populations qu’ils servent. Il en va de leur légitimité. Marie-Ève Desrosiers quant à elle se penche sur un mécanisme local de justice et de réconciliation : les Inkiko Gacaca rwandais. Elle en dissèque la création, le fonctionnement, le statut, la structure, les limites, le bilan et les enjeux du passage à la phase nationale du processus. Malgré leurs limites, les institutions Gacaca portent tout l’espoir des survivants alors que les relations entre les différents groupes issus de la guerre demeurent imprégnées de peur, de méfiance et de haine.

Introduisant le volet sécuritaire, David Last insiste sur l’importance du capital social, des relations interpersonnelles au sein d’une communauté dans le domaine de la réforme des systèmes de sécurité (police, armées, etc.). Ce capital social permet de réduire la marginalisation et d’assurer la durabilité de la paix. Mody Béréthé décrit les problèmes de réforme de la police en prenant le cas extrêmement pertinent de l’action de la Police Civile (POLCIV) de la Mission des Nations Unies en république démocratique du Congo (MONUC). La transformation de la police y est confrontée à une longue tradition de politisation et d’impunité, de corruption et de népotisme héritée de la période coloniale et de l’ère Mobutu, aggravée par la guerre qui a donné lieu à la multiplication et à la militarisation des forces de police. Laurent Banal propose une description tout aussi détaillée d’un autre aspect de l’action des Nations Unies en république démocratique du Congo : les opérations de désarmement, de démobilisation, de réintégration, de réinsertion et de rapatriement (DDRRR) des combattants rwandais des forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Il souligne la difficulté de mener ces opérations en l’absence de volonté politique.

Le témoignage de Jean-Paul Wicart, d’abord chef de la mission d’inspection de l’Essential Aid Program (EAP) – programme de reconstruction initié par la Commission européenne en Bosnie-Herzégovine –, puis inspecteur des programmes de formation et d’exécution du déminage, est aussi instructif qu’émouvant. L’assistance d’experts internationaux au déminage et à la formation de démineurs locaux, ainsi que la conscientisation des sociétés locale et internationale au problème des mines antipersonnel s’avèrent absolument indispensables.

Franz Thedieck pose les enjeux de la restauration des capacités de l’administration et de la société civile. Il insiste sur la nécessité, pour les intervenants étrangers, de coordonner leurs initiatives dans ce domaine où leurs cultures diffèrent souvent, de privilégier les formes d’administration décentralisées ou déconcentrées, afin de rapprocher l’État des citoyens. La contribution de Victor Dzomo-Silinou sur l’expérience d’Élections Québec en Afrique francophone analyse les expériences de transitions démocratiques en particulier sur le continent africain et l’évolution des stratégies des bailleurs de fonds internationaux et canadiens. Il poursuit en décrivant l’évolution des interventions d’Élections Québec dans les pays francophones en transition (observation d’élections, formation du personnel électoral, financement des partis politiques, contrôle des dépenses électorales, éducation à la démocratie).

La contribution de Dominique Poirier vise à conseiller les entreprises privées sur la façon de gérer une situation post-conflit. Elle les incite à adopter une attitude socialement responsable, à être sensibles à l’environnement dans lequel elles évoluent afin de contribuer positivement au processus de reconstruction (embaucher du personnel d’origines ethniques diverses, investir dans les projets communautaires, etc.).

O. Boiral et G. Verna traitent de la place de l’environnement dans la consolidation de la paix. Cela revient généralement à corriger les effets des nuisances causées par les conflits (p. ex. la décontamination), à rétablir les conditions sanitaires élémentaires et à rétablir l’accès aux ressources essentielles. Pascale Marcotte et Laurent Bourdeau analysent la contribution possible du tourisme à la paix. Le tourisme n’est pas uniquement une industrie levier. Il peut permettre aux sociétés de développer une histoire collective, un récit commun (p. ex. des monuments du souvenir). Toutefois, pour obtenir du succès, une stratégie de reconstruction par le tourisme doit s’appuyer sur une société stable, sécurisée et éduquée.

Dans la partie consacrée à l’enseignement de la paix, Y. Conoir passe en revue les programmes de renforcement des capacités en maintien de la paix et en sécurité sur le continent africain. Il revient sur la difficile gestation du « Projet de développement des capacités en maintien de la paix et sécurité » (PDCMPS) du Centre Pearson pour le maintien de la paix. Il identifie également les spécificités du Canada en la matière (approche par projet, action circonscrite dans le temps, formation de formateurs en désarmement, démobilisation, réintégration / DDR, accès à l’information).

Suzanne Laberge traite des programmes d’éducation aux droits de l’Homme, notamment au Rwanda et en Angola. Ces interventions visent à informer les populations de leurs droits – et des devoirs des États – et, à long terme, à transformer la société et à faire naître une culture de paix. Hetty van Gurp raconte la création du Peaceful Schools International, réseau appelé dans le monde entier à éduquer les enfants à la paix, y compris les enfants qui n’ont jamais connu la paix, à les préparer à devenir des adultes responsables : l’école doit former autant les coeurs que les esprits.

Le deuxième chapitre portant sur « les leçons durement apprises » se subdivise en trois parties : le rôle du Canada sur la scène de la consolidation de la paix, la construction de la paix en Afrique et l’influence des réalités politiques. Susan Brown met en perspective l’ampleur des destructions dues aux conflits et de l’entreprise de consolidation qui en résulte, par rapport aux moyens insuffisants et aux politiques incohérentes des intervenants occidentaux. Stephen Baranyi offre une analyse remarquable des méandres de la définition de la politique étrangère canadienne par le biais de ses différents acteurs, leurs rapports de force, leurs cultures organisationnelles. Il démontre leur difficulté à intégrer la nouveauté, une vision intégrée (3D), cohérente avec la construction de la paix. Don Hubert traite de l’émergence de l’individu, par la notion de sécurité humaine, dans la politique étrangère canadienne et sur la scène internationale. Il explique comment l’alliance entre le gouvernement canadien et les organisations de la société civile, ainsi que d’autres acteurs étatiques a permis l’évolution des normes internationales (notamment sur la question des mines antipersonnel, de la Cour pénale internationale).

Ce chapitre présente également le résumé d’un rapport publié par Oxfam Grande-Bretagne, intitulé Armer ou développer ? Évaluer l’impact des commerces d’armes sur le développement durable (juin 2004). Ce rapport fustige la propension de certains pays à dépenser plus pour leur armement que pour leur développement, bien au-delà des besoins légitimes de sécurité, au détriment des systèmes de santé ou d’éducation. Il appelle les pays exportateurs à adopter une attitude responsable, éthique dans leur politique de vente.

François Audet et Karine MacAllister étudient les différences entre les approches canadienne et états-unienne du conflit colombien. Le Canada se distingue par une approche multilatérale et institutionnaliste, axée sur la diplomatie et l’aide aux populations civiles, impliquant également des acteurs de la société civile.

La deuxième partie est consacrée à l’Afrique. Des entretiens réalisés avec des acteurs influents de la politique continentale et régionale, S.E.M. Ahmedou Ould-Abdallah, Mohammed Ibn-Chambas et Kingsley Amaning, rappellent les expériences récentes et les enjeux actuels de la consolidation de la paix en Afrique : entre autres le caractère éminemment politique des conflits, la régionalisation des conflits et de leur gestion, les priorités immédiates de la consolidation, notamment la restauration de la communication et de la confiance, la nécessité pour les puissances étrangères de respecter leurs promesses.

D. Poirier propose la traduction d’un rapport concernant une expérience canadienne, relativement concluante, d’intégration de consultants civils auprès de la Mission des Nations Unies en Éthiopie et en Erythrée (MINUEE) : il s’agissait notamment de sensibiliser les acteurs militaires à la consolidation de la paix. François Bugingo, partant du traumatisme rwandais, plaide pour une responsabilisation des médias locaux et internationaux dans la dissémination d’une culture de paix. Gaétan Blais donne un exemple concret d’aide aux communautés avec le « Programme cadre d’appui aux communautés » du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD).

La dernière partie rappelle le caractère politique de la consolidation de la paix ; Jocelyn Coulon analyse les mécanismes et les effets de la marginalisation initiale de l’Organisation des Nations Unies (ONU) dans la guerre américaine en Irak, une marginalisation aux motivations politiques dont l’ultime victime est la population irakienne. Pamela Scholey, prenant pour exemple l’après-Oslo dans le conflit israélo-palestinien, démontre comment un accord qui cristallise une asymétrie du pouvoir peut définitivement nuire à la paix et mettre fin au rêve d’un État palestinien souverain. Une publication du Département de l’information des Nations Unies décrit l’action des bureaux onusiens d’appui à la consolidation de la paix. Il met en exergue la contribution des représentants spéciaux au rétablissement de la confiance et à la communication entre belligérants. Karine Prémont, en s’intéressant à l’après-Dayton en Bosnie-Herzégovine, démontre notamment comment, face à la manipulation inévitable du processus par les acteurs locaux, l’unité ou la coordination des contributeurs extérieurs s’avère d’autant plus nécessaire. Enfin, un bilan de la consolidation de la paix au Guatemala conclut à la nécessité d’adopter une stratégie globale impliquant l’ensemble de la société.

Faire la paix offre ainsi une photographie du consensus actuel sur la consolidation de la paix. À la base de ce consensus réside la nécessaire modération de l’intervention. Comme le soulignent C.-P. David et J. Toureille, l’enjeu est de restaurer la légitimité et l’efficacité de la consolidation de la paix. La réflexion actuelle sur les effets potentiellement néfastes de l’intervention extérieure participe de cette nouvelle vision. Dans l’ouvrage recensé ici, cela se manifeste par un consensus sur l’idéal d’appropriation du processus par les acteurs locaux, ce qui présuppose une volonté réelle de paix de leur part : c’est l’idée de subsidiarité promue par Franz Thedieck. Cela se traduit par une aide axée sur la formation de formateurs, le soutien aux initiatives locales, même lorsqu’elles ne correspondent pas aux idéaux des intervenants. Aux échelons local et national, certains auteurs ont ajouté un palier régional : régionalisation des programmes de DDRRR, renforcement et adaptation des organisations régionales et de leur mode opératoire.

L’appropriation par les acteurs locaux est par ailleurs un corollaire à la volatilité de l’aide extérieure. Les auteurs de cet ouvrage reviennent sur un certain nombre de failles des stratégies d’intervention. Ainsi, les États tendent à privilégier leurs intérêts stratégiques ou à se laisser guider par la pression médiatique du moment. La préoccupation principale est la visibilité, au détriment de la durabilité. Les auteurs insistent sur la nécessité d’une vision à long terme et le respect des promesses. Certains ont également mis en évidence l’absence de stratégie des donateurs dans cette période cruciale qui sépare la fourniture d’aide humanitaire de l’octroi de l’aide au développement à un gouvernement jugé stable.

Par ailleurs, les auteurs rappellent les dangers de l’absence de coordination entre les multiples acteurs impliqués dans ce processus complexe et multidimensionnel. Il existe un consensus depuis une dizaine d’années sur l’utilité de chaque acteur dans son domaine de compétences (États, organisations gouvernementales et non gouvernementales, entreprises) et sur le besoin d’encadrer les actions de chacun, de les responsabiliser et d’en accroître la cohérence.

De tous les acteurs, l’ONU se détache nettement dans cet ouvrage. Des auteurs tels que J. Coulon ont mis en exergue son rôle irremplaçable dans la consolidation de la paix. L’intervention du PNUD auprès des communautés au Burundi, de la MONUC dans le processus de DDRRR ou dans la transformation de la police civile en république démocratique du Congo témoigne de l’utilité de cette organisation tant décriée par ailleurs.

En tant que mémoire collective, c’est donc un portrait relativement fourni du consensus actuel que nous propose Faire la paix. Cette entreprise étant particulièrement ambitieuse, on ne peut qu’espérer une suite qui inclura d’autres aspects essentiels de la consolidation de la paix : la place des femmes, la politique des institutions financières internationales, etc.

En tant qu’ouvrage prospectif, Faire la paix vise également à proposer des pistes d’action possibles. Il est cependant structuré de telle manière que la distinction entre les textes à visée prospective et ceux qui font le bilan d’expériences passées n’est pas évidente. Cela peut parfois être problématique dans la mesure où les implications et les présupposés de certaines propositions n’ont pas été préalablement élucidés. La contribution des entreprises étrangères à la consolidation de la paix constitue un exemple intéressant. Dominique Poirier traite principalement de la façon dont une entreprise étrangère peut gérer une situation post-conflit (notamment en informant les acteurs politiques de ses besoins) ; elle propose également des pistes de contribution concrète des entreprises à la réconciliation. En cela, l’auteure se détache d’une certaine littérature hostile à l’intervention d’une entreprise dans la consolidation de la paix et parvient à mettre en valeur l’influence positive que peut avoir une entreprise socialement responsable sur la consolidation de la paix. Toutefois, si la question des capacités de l’entreprise est largement privilégiée, les limites de l’investissement souhaitable auraient pu être évoquées : l’entreprise devrait-elle aller au-delà de ses activités principales ? A-t-elle une place dans le dialogue politique, dans la formulation de politiques qui ne relèvent pas de son activité principale (politiques sociales, environnementales, etc.) ? Si oui, laquelle ? Dans ce domaine, peut-on s’affranchir d’une réflexion scientifique – qui se développe par ailleurs –, voire normative ? Cette contribution offre donc un certain nombre de pistes de réflexion potentiellement fertiles.

L’ouvrage se veut également une base pour éclairer les décisions gouvernementales en vue d’une stratégie constructive et cohérente. La difficulté de l’exercice consiste à développer une analyse préalable nuancée et constructive du bilan des politiques existantes : l’analyse bureaucratique menée par S. Baranyi en est exemplaire. La contribution de F. Audet et K. MacAllister est également intéressante parce qu’elle met en évidence la capacité du Canada à proposer une voie alternative vers la paix sur la scène mondiale. Toutefois, il aurait été intéressant de développer les critiques ébauchées en conclusion sur les risques réels et potentiels de cet institutionnalisme.

Faire la paix est un plaidoyer contre l’abdication, contre l’inaction ou les gesticulations, un ouvrage pour l’espoir. Il serait judicieux de le compléter par un troisième volet qui pourrait prendre la forme d’un dialogue, d’un débat, y compris éventuellement davantage de contributions de chercheurs sur l’évolution future de la consolidation de la paix, entreprise mouvante et inspirante s’il en est.