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Les parallèles, je sais, sont faites pour se rejoindre à l’infini. Imaginons en d’autres qui, indéfiniment, divergent. Pas de point de rencontre ni de lieu pour les recueillir.

Michel Foucault, Herculine Barbin dite Alexina B, Gallimard, Paris, 1978

Assurément, les sociologues ont entretenu avec l’oeuvre de Foucault un rapport instable, entre attirance et intimidation. Alors même que Foucault n’est pas originairement inscrit dans la discipline, il semble offrir un certain nombre d’avantages en repérant ce qui se passe en deçà des grandes oppositions fondatrices de la modernité (normal/anormal, exclusion/inclusion, liberté/domination). Son « succès » peut s’expliquer par sa prétention à vouloir philosopher sur des sujets inattendus, « sur mille objets merveilleux, splendides, amusants, peu connus : les fous, la police, les pauvres ! » (Foucault, 1974, p. 522), mais aussi pour avoir contraint le questionnement philosophique à un déplacement vers une position plus politique qui est une prise en compte de problèmes concrets et pratiques.

Il serait également tentant d’expliquer l’usage immodéré de ses principaux concepts par la seule « force » de son texte, qui serait conçu pour être fouillé à dessein. La forme de lecture qui semble retenir plus particulièrement l’attention de Foucault est celle d’un lecteur-bricoleur qui s’approprie une théorie, parfois en la transformant complètement, pour en faire une véritable machine opératoire. Les théories de Foucault qui fonctionnent et s’éprouvent par les effets qu’elles procurent ne peuvent donc pas être uniquement considérées comme des « abstractions » ou comme quelque chose qui s’opposerait de fait au concret et à la pratique. En encourageant la dissémination, ce bricolage permet de ne pas poser la théorie comme cadre unificateur et, surtout, de remettre en question la figure de l’auteur jusqu’alors considéré comme le propriétaire légitime de ses textes et de leurs implications.

De telles explications évitent néanmoins de se poser certaines questions préliminaires et pourtant impératives, comme de se demander ce qui est discuté, commenté, lu et surtout compris des théories foucaldiennes qui partagent avec la sociologie, comme avec d’autres disciplines tournées vers l’empirie, plusieurs objets.

Pour essayer de comprendre ce que les sociologues ont trouvé chez Foucault, il est important de retracer les chemins le long desquels la diffusion de ses principales théories s’est faite. Il est essentiel, par exemple, de relever comment et surtout par qui l’information sur Foucault a été introduite et a circulé dans ce champ de la sociologie française. Qui sont ces « souffleurs[1] » (Foucault, 1964, p. 337) qui ont rendu possible son introduction ? Du livre d’exégèse universitaire à l’article d’opinion dans un grand quotidien, cette « influence » qu’il nous reste à mesurer dépend fortement, encore aujourd’hui, d’un réseau de personnes qui l’ont entendu ou lu, qui ont été convaincues par ses propos et surtout qui ont décidé d’en parler.

Pour tenter de dresser une telle cartographie[2], le cadre interprétatif de l’« influence » nous permettrait de comprendre comment ces différents usages se situent entre coexistence et coabsence, tolérance et refus, juxtaposition et incompatibilité. En 1977, dans les Cahiers internationaux de sociologie, M. Pollack et A. Béjin ajoutent à leur article portant sur la sociologie de la sexualité (Pollack et Béjin, 1977, p. 123-125) un addendum dans lequel ils soulignent quatre incohérences de la Volonté de savoir. De leur point de vue « sociologique », Foucault aurait privilégié l’analyse des discours au détriment de celle des pratiques ; exclu l’évolution des comportements ; fait du sexe une infrastructure qui détermine tout le reste ; et surtout oublié qu’il existe une loi face à la normalisation de la société. Dans le numéro suivant des mêmes Cahiers internationaux, Jaqueline Feldman adopte dans son compte rendu de Lavolonté de savoir une autre lecture. Pour elle, il n’est plus question de formuler des réserves mais plutôt de souligner le « regard sociologique [que Foucault] jette sur la sexualité » (Feldman, 1977, p. 371). Regard sous-tendu par un examen attentif de la façon dont une société produit cette catégorie de la sexualité, mais aussi par une analytique du pouvoir qui place la famille dans un schéma théorique puissant.

Accordons déjà à ce type d’approche de distinguer deux phénomènes importants : le premier est une réception limitée et quelquefois hostile de Foucault par la sociologie universitaire. Le second est que plus on accroît l’influence de Foucault dans un champ autre que celui de son origine, plus, finalement, l’interprétation de son travail devient ambiguë et parfois paradoxale.

Il reste difficile cependant d’affirmer une quelconque influence de Foucault sur la sociologie sans auparavant entreprendre une caractérisation de ce champ qu’il faut s’interdire de penser et de traiter comme un tout unitaire.

Le processus de réception a été fortement déterminé par une double image de la discipline qui se conçoit, d’une part, pour la première fois à la fin des années 1960 comme un discours académique et universitaire — représentée alors par quelques figures emblématiques dont Bourdieu, Touraine, Boudon et Crozier — et, de l’autre, une sociologie qui fonctionne comme un « pavillon de complaisance » (Amiot, 1984, p. 284) pour un ensemble de pratiques, liées à l’intervention sociale, et qui se fonde sur des théories et des méthodes propres à la discipline pour essayer d’approcher, décrire, et interpréter la réalité sociale. Ces praticiens utilisent les connaissances, les méthodes et le raisonnement de la sociologie en dehors de l’université.

L’influence de Foucault sur la sociologie est plus forte que ne le reconnaissent ceux qui ont voulu y voir un parfait exemple de structuralisme, d’histoire sans sujets, sans acteurs ni auteurs. Peu de critiques se sont réellement demandé ce qu’il en était de « la » sociologie chez Foucault et, lorsque ce problème est abordé, c’est surtout pour regretter l’absence chez lui d’une réflexion plus aboutie sur les « pratiques ». Son itinéraire se résume, surtout après Surveiller et punir, à la description d’une machinerie « sociale » où tout le monde est pris, aussi bien celui qui exerce que celui qui est soumis, et sa formule du « continuum carcéral » a été immédiatement interprétée comme l’extension d’une société qui prône l’enfermement généralisé et qui n’offre à l’individu aucune possibilité de résistance, si ce n’est celle, minime, de l’indiscipline.

Foucault a pourtant rencontré à plusieurs reprises la tradition sociologique et a bien échangé certains outils conceptuels avec elle, entrant dans une relation étrange, ni de concurrence ni de complémentarité. Son nom reste attaché à un nombre restreint de lieux problématiques dont, dans le cas de la sociologie « praticienne », une critique de l’autorité et de l’institution qui se nourrit d’une nouvelle prise en compte du quotidien. Dans l’Académie, tout autre, son empreinte tient à l’aspect critique de sa posture, qui, comme celle de la sociologie, se donne pour tâche de mettre au jour le caractère illusoire de nos pratiques ancrées profondément dans les mécanismes sociaux.

Il est certain, et ce, même si ses analyses ne peuvent pas se réduire à une pensée sociologique, qu’il existe chez Foucault un « regard », ou une « posture » sociologique, en particulier lorsqu’il rend douteuses les évidences, les pratiques, les règles, les institutions et les habitudes qui se sont sédimentées dans notre corps et notre esprit depuis des siècles.

I. La sociologie et son autre

C’est d’abord dans l’institution que les textes de Foucault seront utilisés, au début des années 1970, comme de véritables moyens d’action. En tentant de donner à son raisonnement une utilité sociale, Foucault cherche à être compris de ceux dont il parle. Il ajoute que « si l’Histoire de la folie peut être lue par les psychiatres, par les psychologues, par les infirmiers, par les malades mentaux et si, pour eux, ce livre signifie quelque chose et les touche, alors l’essentiel est atteint. Si les ouvriers ne le comprennent pas, ce n’est pas grave. Ça le serait si le livre parlait de la condition ouvrière en France » (Foucault, 1974a, p. 525). En 1975, il réitère cette volonté d’être accessible et compris des principaux intéressés en préférant parfois « en dire un petit peu moins que de dire quelque chose (...) qui se trouverait n’être pas accessible pour telle ou telle raison au public » (Foucault, 1975a, p. 789). Ce nouveau type de formulation est aussi démonstratif — ouvrant la possibilité d’un diagnostic sur le présent — qu’animé par le désir de réellement dénoncer (et donc « modifier ») ce que tant de pratiques, qui s’abattent directement sur les individus, ont d’intolérable.

Lutte et prise de parole

En voulant montrer ce qui se passe au ras de certaines pratiques, Foucault a eu l’intention de donner accès au discours — ou à la possibilité de discours — à des gens qui se pensaient exclus jusqu’alors des réflexions politiques alors même qu’ils avaient pleinement conscience de leurs conditions. Ce qui le frappe, au début des années 1970, c’est la multiplication des luttes sectorielles qui, au contraire d’une hypothétique « Révolution », ne revendiquent plus une transformation générale et radicale du système, la fin de l’État ou des appareils politiques, mais la possibilité d’actions qui portent sur un point précis des rouages institutionnels.

L’une des particularités de ces luttes sectorielles est d’opposer aux pouvoirs l’acte singulier et spécifique de la « prise de parole ». L’intérêt, par exemple, que dans son Archéologie du savoir, Foucault porte à la grande littérature, bascule, avec son engagement au sein du GIP au début des années 1970, vers la prise en compte des autobiographies de prisonniers qui vont permettre d’élaborer, en indiquant les déplacements et les conduites inventés par des acteurs face au pouvoir, un véritable savoir stratégique de la lutte (Foucault, 1971a, p. 205). Cette « force » de la parole[3] autobiographique est aussi redoublée par les « enquêtes intolérance » qui doivent justement permettre « aux détenus de prendre la parole, de faire tomber le cloisonnement, de formuler ce qui est intolérable, de ne plus le tolérer » (Foucault, 1971b, p. 196). C’est l’expression des choses les plus quotidiennes, cette « vie » de la prison, que le GIP va chercher à organiser en objet de lutte. L’utilisation de ces témoignages va en effet permettre de dévoiler les différents aspects de l’expérience carcérale du point de vue de ceux qui la vivent : « Nous nous proposons de faire savoir ce qu’est la prison : qui y va, comment et pourquoi on y va, ce qui s’y passe, ce qu’est la vie des prisonniers et celle, également, du personnel de surveillance, ce que sont les bâtiments, la nourriture, l’hygiène, comment fonctionnent le règlement intérieur, le contrôle médical, les ateliers (...) Ces renseignements, ce n’est pas dans les rapports officiels que nous les trouverons, nous les demandons à ceux qui, à titre quelconque, ont une expérience de la prison ou un rapport avec elle » (Foucault, 1971c, p. 174). Dans la préface de QHS Quartier de Haute Sécurité de Roger Knobelspiess, Foucault insiste encore sur l’importance de ces témoignages dans cette bataille où « les transformations réelles et profondes (adoucissement de la rigueur disciplinaire et introduction de méthodes plus humaines au sein de la prison) naissent des critiques radicales, des refus qui s’affirment et des voix qui ne cassent pas[4] » (Knobelspiess, 1980, p. 11). Rendre la parole, c’est déjà s’opposer au secret qui entoure les conditions de vie des prisonniers et finalement ébranler le pouvoir en place.

L’intérêt que porte Foucault au quotidien des prisons va s’appuyer également sur un travail historique et généalogique qui a pour fonction de rechercher les réalités enfouies en essayant d’entendre les silences de l’histoire. C’est en écrivant du point de vue des dominés et des assujettis que Foucault cherche à engager une critique de nous-même où le présent est d’abord un effet d’héritage qu’il est nécessaire de définir pour à la fois comprendre et agir sur nos configurations les plus actuelles. Comprendre ce que nous sommes passe par une analyse des mécanismes de pouvoir et des tactiques qui assujettissent l’individu en créant des conduites et des comportements. En rupture cependant avec une vision rigide du monde, Foucault cherche à valoriser le caractère mouvant des coercitions, selon les époques historiques et politiques, leurs irrégularités, et le fait enfin qu’elles ne sont jamais homogènes et durables.

Cette première affirmation du GIP vers la production d’un savoir des détenus va largement influencer le fonctionnement d’autres groupes qui s’orientent aussi vers une tentative d’organisation des usagers. Plusieurs traits communs relient ces groupes et d’abord l’attention portée à l’information, à la sensibilisation de l’opinion publique par la presse ou la distribution de brochures, mais aussi à l’élaboration d’un instrument de diffusion et de relais qui soit capable de transmettre et de diffuser le plus rapidement possible les informations recueillies.

Ces nombreuses luttes sectorielles vont contribuer à fragiliser les règles de fonctionnement des grandes institutions, dont l’institution médicale. Le GIS (Groupe d’information santé) ou, dans le champ particulier de la psychiatrie, le GIA (Groupe d’information asile) vont tenter de casser les rouages de l’hôpital comme ceux de la politique du secteur. Pour le GIA, plus précisément, il s’agit de faire sortir de l’ « HP » tous ceux qui ont le minimum de possibilités de survivre à l’extérieur. Avant même de changer les conditions de vie des internés à l’intérieur de l’hôpital en leur restituant les droits qu’ils ont perdus à leur entrée, il s’agit aussi d’informer les patients sur les risques des traitements. Une dénonciation qui passe par le recueil de témoignages de psychiatrisés sur les effets provoqués par les médicaments mais aussi, chose plus étonnante, par le recueil de l’information détenue par le personnel soignant.

Inauguré en 1971 à la suite de l’affaire de Besançon[5], le GITS (Groupe d’information des travailleurs sociaux) se donne aussi pour exercice celui de l’information. Le premier communiqué du groupe proclame que l’exercice de la tâche de travailleur social est incompatible avec la dénonciation et avec toute participation à des actions répressives ou ségrégatives. Le groupe invite les travailleurs sociaux à s’informer sur toute mesure pouvant porter atteinte à cette confiance que leurs clients sont en droit d’attendre d’eux.

Cette réflexion sur les fonctions du métier de travailleur social est largement présente dans la revue Champ social, créée en juin 1973. Plusieurs numéros sont en lien avec les problématiques que Foucault développe durant la même période, soit dans ses enseignements, soit dans ses ouvrages. En mars 1977, le no 6 est consacré aux lettres de prison de Fleury Mérogis. Le no 9, dédié à la remise en cause du fonctionnement des hospices, est construit autour des critiques que Foucault avait formulées contre l’enfermement généralisé de la folie[6]. On peut lire dans les premières lignes du numéro : « Les hospices sont des établissements où l’on rencontre pêle-mêle des handicapés physiques, âgés de plus de vingt et un ans, des personnes âgées, des personnes sortant d’asiles psychiatriques, des chômeurs, sans domicile fixe, des débiles plus ou moins légers, en un mot, tous les gens dont on ne veut nulle part[7] ». Dans le no 18, consacré au dossier « Sexualité et travail social », Jean-Marie Brohm commente les dernières théories de Foucault concernant la sexualité (Brohm, 1975). Enfin, dans le no 21, Jean-Yves Barreyre, qui souligne l’intérêt de Surveiller et punir, qui permet de déconstruire la centralité de la figure du délinquant dans les discours tenus par la justice, pose « l’idée fort intéressante de la nécessité absolue pour notre société de perpétuer cette frange d’individus en la plombant, la fixant, comme contrepoids indispensable à la soumission du reste des individus au système de coercition » (Barreyre, 1976, p. 3).

Ce qui est retenu de Foucault dans ces luttes, c’est aussi sa façon de problématiser la prise du pouvoir sur l’ordinaire de la vie. La force de son approche permet de porter un nouveau regard sur les textes de lois et de révéler ces pratiques toujours plus nombreuses qui désarticulent l’individu en le faisant entrer dans un champ de savoir qui l’intègre dans un vaste mécanisme de capture « de l’univers infime des irrégularités et des désordres sans importance » (Foucault, 1977, p. 248). C’est dans « La vie des hommes infâmes » qu’il va sans doute le mieux arriver à cerner cette exigence sans précédent de surveillance des individus et de leurs conduites à partir de l’archivage des connaissances acquises et de l’épinglage constant des sujets sur leurs biographies. Les vies racontées de ces individus touchés par l’arbitraire du pouvoir et du contrôle social du xviiie sont surtout l’occasion de condamner — par « ricochet » — l’extension de la surveillance policière, les pratiques de surveillance et les mécanismes de sécurité contemporains. En montrant comment les petits accrocs d’une vie peuvent désormais être annonciateurs d’un crime ou d’un comportement à risque à venir, la figure de l’« homme fiché » devient l’objet de toute une série de dénonciations, à la fois juridiques et sociales.

Désinstitutionalisation des procédures disciplinaires : le cas de l’institution psychiatrique

C’est dans ce cadre des luttes sectorielles que Foucault va également connaître avec les analyses sociologiques de E. Goffman, utilisé alors pour dénoncer l’ordinaire de l’univers carcéral et des traitements de la maladie mentale, un usage plus paradoxal. À l’occasion du numéro spécial de la revue Le débat, consacré en 1986 à Foucault, Robert Castel indique clairement comment sa lecture d’Histoire de la folie fonctionna pour lui « exactement comme celle d’Asiles de Goffman qui montrait, d’une manière qui (...) semblait strictement homologue (c’est-à-dire totalement différente dans sa mise en oeuvre, mais identique par les effets théoriques qu’elle produisait), que l’on pouvait faire l’analyse rigoureuse d’une institution dite de soins en faisant l’économie de toute référence au système des rationalisations médicales » (Castel, 1986, p. 43).

La notion d’« institution totale » recouvre comme celle de « grand renfermement » des architectures hétérogènes qui s’accordent sur la prise en compte des individus que la société trouve dangereux ou inadaptés. De manière similaire également, Foucault et Goffman ont tous deux acquis la certitude que les systèmes « renfermants » ou « totalitaires » sont ambigus dans leurs fonctions puisque celles-ci se situent entre soins et sécurité et thérapie et répression. C’est également en pensant l’enfermement comme complexe à la fois social et culturel, et finalement en montrant comment la société moderne se caractérise avant tout par ses lieux d’enfermement et par ses modes d’exclusion que ces deux auteurs peuvent être encore rapprochés. Foucault n’a d’ailleurs pas cherché à récuser la parenté de son travail avec une approche sociologique de l’institution. Interrogé en 1970 sur Naissance de la clinique, il rappelle qu’il vise essentiellement à analyser du point de vue sociologique de différentes institutions. « En ce sens, ce que je fais est totalement différent de la philosophie de la folie ou de celle des maladies mentales (...) Je me suis demandé s’il n’y avait pas, dans les différentes activités qui forment le système social et même dans celles qui sont moins visibles, plus cachées et plus discrètes, quelques-uns des choix originels les plus fondamentaux pour notre culture et notre civilisation » (Foucault, 1970, p. 107).

En 1984, cependant, il va grossièrement rabattre les travaux de E. Goffman du seul côté de l’analyse du pouvoir disciplinaire, rappelant qu’en ce qui le concerne l’assujettissement disciplinaire n’est qu’une forme parmi d’autres des relations de pouvoir et des rapports de domination (Foucault, 1984a, p. 590). En effet, depuis la fin des années 1970, il cherche, à partir d’une lecture fine des rapports entre pratiques sociales, pratiques administratives et effets de pouvoir, à proposer une analyse empirique et polémique du pouvoir. Refusant de subordonner son étude à une vision dialectique de la société — dominant versus dominé —, Foucault propose désormais une analyse ascendante ou « microphysique » (Foucault, 1975b, p. 35), ce qui implique, ne serait-ce que théoriquement, d’envisager le pouvoir dans ses effets et ses capillarités. Ce que veut d’abord interroger Foucault à partir de cette perspective, qui n’est pas l’image d’un monde en réduction, c’est ce qui se passe en dessous du « macro » et du structurel, ou plutôt à l’extérieur d’une conception centralisatrice de l’État et de ses appareils. Le point de clivage avec Goffman et une approche sociologique de l’institution concerne l’objet même de l’analyse. Foucault s’attache à développer une histoire de la rationalité telle qu’elle s’opère dans les institutions et dans la conduite des gens. Une histoire qui, comme son histoire du corps, doit être intégrée dans le projet plus général d’une histoire de la vérité.

L’ouvrage de J.-O. Majastre intitulé L’introduction du changement dans un hôpital psychiatrique public, qui traite de l’élimination de la scène sociale des acteurs déviants et de l’imperméabilité toujours plus importante des frontières normatives, reste un cas exemplaire de cette réception croisée d’Asiles et d’Histoire de la folie dans un registre sociologique. Après avoir passé plus de cinq années à observer le fonctionnement d’une telle institution, Majastre s’intéresse à la transformation des techniques et à l’impact des innovations savantes. Il cherche à repérer, à la marge du savoir médical, les contradictions internes entre ce que le personnel médical prétend faire — ce qu’il explicite parfois théoriquement — et ce qu’il fait effectivement dans ses pratiques les plus quotidiennes. Ce livre ne ressemble pas à une contestation habituelle de la folie et, comme l’indique l’auteur, son analyse se situe plutôt « à l’écart de ces contestations globales et somme toute assez confortables où la folie n’apparaît que comme une cible » (Majastre, 1972, p. 11).

J.-O. Majastre dessine trois usages possibles de Foucault. Le premier est en rapport avec la dénonciation de l’univers carcéral et du traitement de la maladie mentale. Avec Goffman, qui permettait jusqu’alors de dénoncer la « réalité » de l’hôpital, Foucault va permettre de confirmer l’importance d’une critique de l’idéologie officielle de la psychiatrie. Son deuxième intérêt est d’obliger le sociologue, qui s’intéresse à la question de l’institution psychiatrique ou médicale, à recentrer constamment ses analyses sur le malade, les traitements et la guérison — tout ce qui finalement entoure le pouvoir médical. Le dernier usage selon Majastre concerne plus spécifiquement la question de la socialisation et de l’inculcation aux déviants d’un modèle de comportement. Encore une fois, Foucault est exploité en parallèle de Goffman pour dénoncer le pouvoir disciplinaire et la force de la domination sociale.

Robert Castel, en reprenant explicitement certains thèmes engagés par Foucault dans Histoire de la folie, cherche à élaborer dans Le psychanalisme une critique institutionnelle de la psychanalyse et de son expansion actuelle. Sa critique porte sur le rôle joué par la psychanalyse dans l’évolution des modes de contrôle social et plus précisément dans l’articulation du rapport répression-prévention. Les critiques de Castel portent sur les illusions de la psychanalyse : son origine, son aspect prétendu subversif et révolutionnaire, ou encore la neutralité analytique du psychanalyste... Sa remise en cause, d’ailleurs, passe par une description de la position dominante et asymétrique du psychanalyste (assis/couché ; celui qui parle/celui qui entend) ; du rôle joué par l’argent dans la relation thérapeutique ; et finalement, de tout ce qui peut générer des relations de pouvoir au coeur de cette relation.

En suivant Foucault, Castel montre aussi comment les lieux d’assistance ne dérivent pas d’une pratique médicale ou thérapeutique, et doivent d’abord être pensés comme une réponse à la crise économique que connaît le monde occidental. L’institution psychanalytique ne relève pas seulement du système médical mais se fonde aussi sur des principes disciplinaires globaux, à l’échelle de la société. Comme la psychiatrie, c’est « à travers sa pénétration dans diverses institutions que la psychanalyse commence à imprimer réellement ses finalités dans le tissu de la vie quotidienne » (Castel, 1973, p. 13). De même que la psychiatrie, la psychanalyse requiert l’intervention d’experts qui déploient une compétence spécialisée pour, rappelle encore Castel, « traiter d’une manière exclusivement technique un problème qui n’est pas exclusivement technique » (Castel, 1973, p. 155).

Dans un chapitre intitulé « Le grand désenfermement[8] », qui fait directement écho aux propositions principales d’Histoire de la folie, Castel interroge l’obsession de notre société envers la question de la norme. Pour lui, celle-ci trouve son point d’origine dans une période où la psychiatrie cherche à revendiquer comme domaine d’intervention tout ce qui est anormal. Ce terme de « désenfermement » ne signifie donc pas la possibilité d’une libération mais d’abord pour le sociologue « un éclatement et une généralisation des modalités du contrôle social (...) » (Castel, 1973, p. 185).

En 1974, Foucault reviendra sur cet ouvrage de Castel en rappelant l’importance théorique de

cette idée que, en dernière analyse, la psychanalyse cherche seulement à déplacer, à modifier, enfin à reprendre les relations de pouvoir qui sont celles de la psychiatrie traditionnelle. J’avais exprimé cela maladroitement, à la fin d’Histoire de la folie. Mais Castel traite le sujet très sérieusement, avec une documentation, notamment sur la pratique psychiatrique, psychanalytique, psychothérapeutique, dans une analyse en termes de relations de pouvoir.

Foucault, 1974b, p. 641

L’analyse sociologique du « désenfermement » des procédures de la psychanalyse partage surtout avec celle de Foucault le fait d’indiquer comment ces sciences « psy », qui ont su créer un lien fort entre les exigences sociales de la répression et les exigences scientifiques du soin, se sont largement diffusées dans la société. Foucault reprendra à partir de l’exemple de la prison une description de ce processus qui rend possible la diffusion des techniques disciplinaires « hors les murs » de l’institution. La forme « carcérale » des disciplines a en effet la particularité de coloniser les matérialités (corps et esprits) à la fois géographiquement, mais aussi temporellement. Si le « carcéral » est un mode du disciplinaire assoupli et discret, quotidien et ordinaire, la « carcéralité » indique comment les individus finissent par accepter ce pouvoir de punir qui tend à se généraliser à l’ensemble de la société en se faisant simultanément de plus en plus discret. En effet, le pouvoir semble d’autant plus fort qu’il n’a pas besoin de prouver sa puissance ou de vérifier le contrôle qu’il exerce sur ceux qu’il domine. Son objectif premier est de devenir une contrainte interne et finalement de disparaître comme contrainte externe. Forme ultime du disciplinaire, le carcéral a pour fonction, rappelle encore Foucault, de naturaliser,

le pouvoir légal de punir, comme il légalise le pouvoir technique de discipliner. En les homogénéisant ainsi, en effaçant ce qu’il peut y avoir de violent dans l’un et d’arbitraire dans l’autre, en atténuant les effets de révolte qu’ils peuvent susciter tous deux, en rendant par conséquent inutiles leur exaspération et leur acharnement, en faisant circuler de l’un à l’autre les mêmes méthodes calculées, mécaniques et discrètes, le carcéral permet d’effectuer cette grande « économie » du pouvoir dont le xviiie siècle avait cherché la formule, quand montait le problème de l’accumulation et de la gestion utile des hommes.

Foucault, 1975b, p. 354

II. Par quoi passe l’intégration de « l’écrivain orchestre [9] » dans la sociologie académique ?

Penser autrement, explorer de nouveaux objets, donner à penser comment les choses ont été faites, contester les découpages disciplinaires classiques, l’évidence d’une pratique, d’une expérience ou d’un savoir, rejeter les certitudes anthropologiques, valoriser la parole des dominés, faire vaciller les repères et les certitudes sur lesquels s’appuient les dominations les plus quotidiennes, tous ces modes de pensée peuvent être considérés comme les principaux legs de Foucault aujourd’hui.

Sans nous lancer dans cette entreprise sans fin qui viserait à traquer les différentes occurrences de sa fortune critique au sein de la sociologie académique qui a été chez lui la cible d’un débat, tantôt frontal, tantôt latéral, il nous a paru plus opportun de réduire notre propos à trois points de passage/partage où localement il y a eu parfois accord. Ces zones de transactions qui, si elles n’ont pas nécessairement pris la forme du dialogue direct et soutenu, montrent de manière circulaire comment les catégories dont Foucault a fait usage, la sociologie les a « empiriquement » examinées et mises à l’épreuve

Histoire du présent et sociologie historique

Interrogé, lors de L’impossible prison, sur la proximité de sa méthode avec la sociologie historique de Max Weber, Foucault réduit la notion d’« idéal-type » à « une structure de compréhension » qui permet de « lier entre elles un certain nombre de données » (Foucault, 1980, p. 30). Cette proposition théorique ne répond, en effet, que très partiellement au projet critique de Surveiller et punir, qui est une exploration des technologies de pouvoir moderne à partir de la genèse de la prison. Genèse sinueuse et complexe qui s’appuie sur des dispositifs matériels et instrumentaux. Son exploration des archives prend non seulement la forme d’un dévoilement des pratiques complexes de gouvernement des conduites (comme d’ailleurs de leur arbitraire) mais surtout celle d’une critique des multiples procédures d’individualisation qui cherchent à faire progresser le savoir sur l’individu. Depuis Histoire de la folie, son projet est de chercher à mettre la raison en accusation en déterminant comment nos formes de rationalité dépendent de pratiques humaines qui n’étaient ni nécessaires ni évidentes par elles-mêmes.

Toujours dans L’impossible prison, Foucault veut interroger la formation historique des termes de « rationalisation », d’« humanitarisme » ou encore d’« individualisme » et insiste pour ne pas parler de rationalisation en soi mais pour « limiter ce mot à un sens instrumental et relatif » (Foucault, 1980, p. 26). Il conclut sa critique en prenant explicitement ses distances avec le sociologue allemand et en indiquant que son « problème n’est pas finalement celui de la rationalité comme invariant anthropologique ». Il s’agit pour lui, à partir des termes de « pratique », de « dispositif » ou encore de « programme », de montrer « le jeu et le développement de réalités diverses qui s’articulent les unes aux autres » (Foucault, 1980, p. 28), et il ajoute un peu plus tard : « [J]e ne crois pas que votre comparaison avec Max Weber soit exacte. » Il est malgré tout possible de trouver un rapport entre la méthode foucaldienne et l’« idéal-type ». Foucault, en effet, cherche toujours à spécifier une abstraction incomplète à travers la description d’une situation historique précise. Dans le cas du pouvoir, par exemple, s’il y a bien une définition générale de ce qu’il est et de la façon dont il fonctionne, Foucault prend soin de spécifier historiquement sa forme disciplinaire, pastorale ou biopolitique. R. Aron avait, suivant ce même modèle, longuement insisté sur cette posture constante de « va-et-vient » du sociologue, entre une micro- et une macrolecture des événements, c’est-à-dire entre une prise en compte de la généralité et un examen attentif des facteurs particuliers.

Toujours à propos de Weber, Foucault va également vouloir se démarquer, pour illustrer sa méthode concernant une histoire de la sexualité, de son questionnement, en inversant la problématique :

Max Weber a posé cette question : si l’on veut adopter un comportement rationnel et régler son action en fonction de principes vrais, à quelle part de soi doit-on renoncer ? De quel ascétisme se paie la raison ? À quel ascétisme doit-on se soumettre ? J’ai, pour ma part, posé la question inverse : comment certains types de savoir sur soi sont-ils devenus le prix à payer pour certaines formes d’interdits ? Que doit-on connaître de soi afin d’accepter le renoncement ?

Foucault, 1988, p. 784

Cette « lecture » rigide de la sociologie wébérienne tient surtout à la volonté, pour Foucault, de se démarquer d’une tradition qui, avant lui, avait déjà noté l’existence d’un lien entre modernité et discipline. Un certain nombre de commentateurs ont attiré l’attention sur une relation possible entre la vision de Weber de la rationalisation et la bureaucratie et l’importance que Foucault donne aux disciplines et au panoptique comme forme de pouvoir-savoir. Foucault et Weber voient tous deux les pratiques rationnelles modernes émerger du monastère et de l’armée, et se répandre à l’extérieur vers l’usine, l’hôpital et la famille. Au moins en surface, ils ont l’air de partager un intérêt commun pour l’impact des pratiques religieuses sur la vie quotidienne.

Comme Max Weber, Foucault nous offre aussi, en tournant son attention vers la singularité des événements, une « description » de la croissance de la rationalisation des conduites. Tous deux interprètent la modernisation des sociétés occidentales comme une multiplication infinitésimale des assujettissements et des techniques de contrôle tant individuelles que collectives et où les structures de surveillance se sont généralisées.

Théoriquement, enfin, ils partagent un rapport à la discipline historique qui passe par une lecture et un usage particulier de Nietzsche qui cherchent à évacuer de sa philosophie toute idée de sens par une critique systématique de la notion de progrès. Weber fut, on le sait, fortement influencé par Nietzsche, et Foucault a lui aussi admis, bien que brièvement, l’influence profonde de Nietzsche sur son évolution théorique. De plus, les deux théoriciens partagent un pessimisme commun à propos des supposés bénéfices de la Réforme et du développement scientifique qui sous-tendent, dans leur théorie sociale, le thème de la rationalisation. Devenus deux « livres-clés » de la sociologie contemporaine, L’éthique protestante et Surveiller et punir ont montré également la validité d’une explication du monde moderne en rupture avec celle que propose l’approche marxiste de l’histoire. Le récit de la modernité engagé par Foucault, « alternatif » au récit marxiste du développement, lui permet surtout de prendre ses distances avec d’autres analyses qui s’étaient jusqu’alors exclusivement consacrées à l’avènement du capitalisme, à l’augmentation du pouvoir de la technique, à l’individualisme ou encore à la constitution de l’État moderne. En effet, l’on peut rappeler que si le « décor » philosophique dans lequel Foucault écrit ses premiers travaux à la fin des années 1950 est au croisement de la phénoménologie, du marxisme et de l’existentialisme, il va chercher à explicitement inscrire ses recherches dans un autre projet, en rupture des grandes philosophies spéculatives et idéalistes, celui d’une épistémologie historique, alors représentée par les travaux de Gaston Bachelard et de Georges Canguilhem, qui donne la priorité à des analyses à caractère historique.

Critique de l’histoire et scepticisme radical

Une autre zone de transaction, moins formelle, consiste à reprendre une méthode d’analyse qui amène Foucault à une position clairement relativiste et sceptique. Sa critique de la valeur de la vérité, de la science, de la raison et de l’actualité a été d’ailleurs assez claire et accessible pour être utilisable telle quelle par ses premiers lecteurs. Cette critique passe d’abord par une prise en compte « historique » des pratiques et des discours qui vise à montrer l’arbitraire du « présent » et de ses configurations.

C’est en passant par le détour de l’histoire que Foucault peut se détacher, et finalement nous détacher, des certitudes dans lesquelles nous sommes pris. C’est en repérant les « mauvais calculs qui ont donné naissance à ce qui existe et vaut pour nous » (Foucault, 1971d) que la généalogie s’oppose à l’unité obtenue aux dépens d’une série de savoirs oubliés, discrédités, et tenus pour inférieurs à la grande rationalité scientifique.

Indifférente à l’établissement de lois ou d’invariants, cette manière de faire permet à Foucault de modifier le sens qui prévaut par la prise en compte de ses actualisations successives dans l’histoire. Le passé n’est pas quelque chose d’invariable qui continue à vivre et à fonctionner tel quel dans le présent.

Outre qu’elle offre la possibilité d’un changement, cette description explicative d’un phénomène par ses conditions de possibilité permet surtout de réhabiliter le caractère actif des individus. Foucault refuse une représentation simpliste selon laquelle celui-ci serait mécaniquement déterminé, vivrait et agirait sous la contrainte des rôles, des fonctions, des valeurs, des habitus ou des rationalités. Enraciné dans un monde social qui l’engloutit totalement — monde rempli de coercitions diverses et dispersées —, l’individu est aussi pour Foucault une réalité spécifique et un « objet » possible d’investigation.

Cette première posture se double d’une critique « politique », liée aux nombreuses luttes qui, après 1968, ont porté sur les effets concrets du pouvoir. Cette autre « face » de la critique foucaldienne ne vise ni à légitimer ni à réaliser un idéal philosophique, mais à démasquer les configurations de pouvoir et surtout la complaisance des individus vis-à-vis de leur situation sociale. Dans une réflexion qui prolonge celle de La Boétie, Foucault cherche à savoir pourquoi nous acceptons la situation présente. Pourquoi obéissons-nous à des formes de pouvoir délirantes dont l’effet principal est de nous rendre toujours plus dociles ? L’ambition critique de ses analyses n’est pas seulement synonyme d’un « dévoilement » ou d’une « démystification », il s’agit d’un travail de « sape » qui doit nous faire penser autrement « les systèmes de pensée qui contraignent notre vision du monde » (Foucault, 1984b, p. 10).

Comme le raisonnement sociologique, la généalogie foucaldienne se donne pour tâche de mettre au jour le caractère illusoire de nos pratiques, profondément ancrées dans les mécanismes sociaux, et qui agissent encore dans le présent à travers notre corps et notre esprit. En s’individualisant et en se réfractant d’abord dans les corps, la réalité extérieure se fait corps sur le mode de la contrainte et de la loi mais aussi sur le mode du désir et de l’envie — de la « production ». En retrouvant sur ce point les travaux de l’École de Francfort, Foucault va souligner comment une société se compose à partir de pratiques aussi bien mineures qu’organisatrices qui, les unes comme les autres, sont la marque d’un « intolérable », celui du nazisme pour Adorno ou celui de la dissolution des mécanismes disciplinaires pour Foucault.

Si ces deux analyses ne sont pas à proprement parler « sociologiques », elles visent cependant à établir les conditions de possibilité du « social » et de ce qui en relève. Deux gestes méthodologiques sont d’ailleurs comparables. Le premier est un effort de « découpe » et de création d’un « corpus » de pratiques sociales cohérentes entre elles. Le second consiste à retourner ce corpus de pratiques, jusque-là invisible, en une série d’évidences qui éclairent l’ensemble des activités humaines. Pour ces deux lectures, il s’agit de prendre le détail, le singulier, l’imperceptible petite dimension, pour dévoiler, en négatif, les contraintes de la dynamique sociale et la fragilité des liens sociaux. La généalogie de Foucault et la « micrologie » d’Adorno sont des contre-méthodes d’analyse du social qui prennent la forme d’une critique de la rationalisation.

Ces deux lectures montrent aussi comment la « fabrication » de l’individu est assurée par des processus qui visent à discipliner le corps et à en faire un collaborateur docile. En face de l’idéologie de l’individualisme démocratique, il s’agit pour Foucault de retrouver les conditions historiques et sociales qui ont rendu possible notre société des individus. Une telle analyse de ce processus ne passe pas par une analyse des grandes catégories liées à la constitution de l’individu moderne, comme la naissance de la propriété privée, mais par un regard critique porté sur les supports et les fondations, pour la plupart prosaïques, de cette individualisation.

Forgé par des expériences collectives ou par des mécanismes disciplinaires, ce processus de fabrication de l’individu repose sur un processus d’« incorporation » qu’il faut entendre comme une expérience de corps et par corps des rapports sociaux. L’individu est rigoureusement déterminé par des structures sociales qui lui sont extérieures et qui, par un processus de conversion, s’incorporent en lui. Il existe bien pour Foucault des déterminations sociales qui sont inscrites dans notre corps, dans notre façon de nous tenir, de nous mouvoir, et de nous déplacer dans l’espace (...). Marqué, dressé, supplicié, astreint à des travaux, obligé à des cérémonies et des rituels, le corps est pour Foucault totalement investi politiquement. La discipline assujettit d’abord le corps en imposant des contraintes, des interdits ou des obligations. Son analyse des postures physiques, des gestes et des comportements lui a donné l’occasion d’indiquer comment le corps est entré, depuis le xviiie siècle, « dans une machine de pouvoir qui le fouille, le désarticule et le recompose » (Foucault, 1977), mais aussi comment le sujet moderne est soumis, de manière croissante, à des disciplines corporelles.

Domination et lecture du social

C’est aussi par une prise en compte des descriptions négatives et oubliées d’un ordre social devenu pervers que Foucault développe une analyse de « l’envers » de la société. C’est plus précisément au problème du consensus que ses travaux nous ramènent constamment. Problème qui a constitué le centre des préoccupations des philosophes politiques du xviie et du xviiie siècle avant de devenir le thème à travers lequel s’origine également la théorie sociologique moderne. Les grandes faiblesses des philosophies politiques classiques viennent de ce qu’elles ne se sont guère préoccupées des conditions concrètes dans lesquelles le consensus peut se réaliser.

En insistant sur le fonctionnement pervers des pratiques ordinaires et disciplinaires où précisément se réalise au quotidien cette production du social, Foucault cherche à savoir comment la société et ce qui en découle directement, c’est-à-dire le vouloir-vivre-ensemble, résultent d’une vue de l’esprit et d’une construction politique.

Dans une version critique de la socialisation, la société est perçue par Bourdieu comme un ensemble de structures de pouvoir qui s’inscrivent sur les individus et plus précisément à travers leurs corps. Le processus de socialisation est en effet une programmation qui assure la reproduction de l’ordre social par le biais des dispositions. Bourdieu montre plus précisément aussi comment une explication de la domination, par la seule prise en compte de l’idéologie, loupe son objet. La domination est avant tout inscrite au plus intime des corps. C’est donc au sein des routines et des pratiques ordinaires que l’on peut voir se réaliser cette production du social. Il s’agit, pour ces deux auteurs, de répondre à une même et unique question : celle de l’intériorisation des conditions d’existence ; de l’acquisition d’une façon de marcher, de parler, de rire, de s’asseoir ; de l’acquisition de réflexes ; et finalement de l’appartenance sociale et ce, même si ces deux tentatives de définition de l’intériorisation des contraintes sociales prennent des orientations différentes lorsqu’il s’agit de rendre compte des processus historiques et sociaux dans lesquels s’ancrent ce processus. Si pour Bourdieu l’habitus est ce qui permet la reproduction des structures, Foucault, à l’inverse, semble plus intéressé par la question de la formation des habitudes et des raisons de leur évolution. Il cherche d’abord à comprendre comment la réalité extérieure s’installe dans un corps au point d’en modifier durablement les manières de faire, de voir et de sentir.

Quoi qu’il en soit, ils ont tous les deux cherché à dépasser une série d’oppositions qui jalonnent les sciences sociales, opposition entre micro et macro, individu et société, subjectivisme et objectivisme mais surtout liberté et déterminisme. En effet, malgré le fait que l’individu soit déterminé socialement — parfois fortement — celui-ci persiste à être déterminant et actif. L’une de leurs obsessions théoriques a été de vouloir convertir une nécessité en choix sans tomber dans les écueils du déterminisme ou de la liberté totale. Tout deux ont d’ailleurs essayé de penser à la fois l’effet de la « structure » ou du « système » et l’action ou les expériences des individus.

L’existence d’un tel « jeu » dans le champ social consiste d’abord en une prise de conscience, par l’individu, de la nature réelle des rapports sociaux.

Interrogé en 1970 sur la fonction de sa « critique » sociale, Bourdieu rappelle comment la science sociologique, en dévoilant le réel, possède des vertus libératrices : « Le sociologue démasque et, par là, il intervient dans les rapports de forces entre les groupes ou les classes et il peut même contribuer à modifier ces rapports (...) le sociologue n’aide qu’à la prise de conscience : ensuite les gens agissent » (Bourdieu, 1970). Cette position critique du sociologue qui se construit entièrement contre les évidences et le sens commun met les individus à distance des structures objectives de la société qui les enserrent. L’individu est alors d’autant plus libre qu’il a conscience — qui est aussi une connaissance — des contraintes qui l’entourent. S’il y a bien une possible liberté, celle-ci reste pour le sociologue une liberté sous contrainte qui s’exerce toujours dans un espace de possible. Aussi, rappelle-t-il, il s’agit d’abord « d’utiliser pleinement les marges de manoeuvre laissées à la liberté » (Bourdieu, 1998, p. 1454).

Cette pratique renoue avec la perspective théorique que Foucault avait lui aussi dessinée au sujet de son travail. La figure de l’intellectuel a en effet pour tâche d’annoncer les dangers en essayant « de faire saisir aux gens ce qui est en train de se passer, dans les domaines où il est compétent » (Foucault, 1978a, p. 594) mais aussi de montrer le pouvoir en rendant « visibles les mécanismes de pouvoir répressif qui sont exercés de manière dissimulée » (Foucault, 1975c, p. 772). Cette figure de l’intellectuel n’est donc pas propre au philosophe et elle consiste à établir un diagnostic qui doit faire voir et savoir ce qui se passe, « faire apparaître ce qui est si immédiat, ce qui est intimement lié à nous-mêmes qui à cause de cela nous ne le percevons pas » (Foucault, 1978b, p. 540). Tout « dévoilement » de la domination sociale passe aussi par un examen approfondi du fonctionnement des pratiques, en tant qu’elles supposent des évidences constituantes. La liberté que pense Foucault n’est pas celle d’un idéal mais résulte toujours d’une pratique : une contre-conduite qui engage l’individu dans une liberté de et en résistance. Pour le généalogiste, cette libération est une attitude critique à la fois morale et politique, qui interroge la vérité sur ses effets de pouvoir mais aussi le pouvoir sur sa production des discours de vérité. La reformulation de cette attitude est caractérisée par Foucault « comme une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres » (Foucault, 1984c, p. 575). La critique est archéologico-généalogique en ce que justement elle cherche à libérer le sujet des structures qui pèsent sur sa constitution.

Ces deux projets « critiques » ne peuvent pas entièrement se comparer sans que l’on souligne leurs intentions pratiques. Foucault et Bourdieu sont intervenus sur leur époque en faisant émerger des questionnements ou des noeuds de problématisations. Si Foucault affirme l’existence d’un nouveau mode de liaison entre théorie et pratique, l’activité « pratique » du raisonnement sociologique réside également dans le fait d’essayer de faire en sorte que les agents se réapproprient, quasiment physiquement, le sens de leur aliénation. À la fin de La misère du monde, Bourdieu rappelle que si « les agents sociaux n’ont pas la science infuse de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font », la démarche sociologique compréhensive consistera à saisir la souffrance quotidienne pour indiquer aux agents « l’origine sociale, collectivement occultée, du malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes » (Bourdieu, 1998, p. 918 et 944). Seule une véritable mise en critique de l’actualité crée des changements locaux et singuliers et peut remettre en cause certains aspects de la domination. Bourdieu ajoute aussi l’importance « des actions à la fois symboliquement efficaces et politiquement complexes, rigoureuses et sans concession » (Bourdieu, 1994, p. 14). De telles actions, Foucault en a tenté. Occupant et parlant dans des lieux stratégiques, il cherchait à être vu et entendu, mais surtout à inscrire sa parole (dans l’actualité) avec le souci de faire de l’information une lutte.

Cette liberté se situe certainement dans une liberté de pensée. Dans un texte contemporain de la publication de L’usage des plaisirs, Foucault ajoute que « la pensée c’est la liberté par rapport à ce qu’on fait ; le mouvement par lequel on s’en détache, on le constitue comme objet et on le réfléchit comme problème » (Foucault, 1984d, p. 711). Penser, dans l’attitude critique de Foucault, c’est toujours penser autrement ; comme le dit très justement Deleuze, c’est :

Penser le passé contre le présent, résister au présent, non pas pour un retour, mais « en faveur, je l’espère, d’un temps à venir », c’est-à-dire en rendant le passé actif et présent au dehors, pour qu’arrive enfin quelque chose de nouveau, pour que penser, toujours, arrive à la pensée. La pensée pense sa propre histoire (passé), mais pour se libérer de ce qu’elle pense (présent), et pouvoir enfin « penser autrement » (futur).

Deleuze, 1986, p. 127

Ces deux postures critiques cherchent à rappeler les « réalités » de la domination, soit par un ancrage de données et d’observations, soit, au contraire, par des fictions historiques. Il s’agit cependant d’un seul et unique but qui est de produire des effets politiques sous forme de changements dans les pratiques.

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À propos des textes de Foucault, Bourdieu rappelait qu’au sein même de l’univers savant, a priori plus apte que les autres à les comprendre, ce qui circule principalement « ce sont les titres », devenus de véritables slogans (Bourdieu, 1996). Il ne faut pas négliger ce rôle joué par une vulgate détachable et recomposable à souhait. Une partie du succès de Foucault vient incontestablement de certains noyaux durs de sa pensée, et plus particulièrement de ses « excès » théoriques, comme lorsqu’il prend une position historique qui cherche à nier toute vérité historique.

Il est difficile au terme de cette analyse de dire exactement comment Foucault a révolutionné la sociologie — ce n’était du reste pas son propos. Cet auteur fonctionne d’ailleurs pour tout un ensemble de gens, qu’ils soient militants ou chercheurs, de manière plus implicite et privée qu’explicite et assumée. Si la présence « souterraine » de son travail est l’une des conséquences du refoulement de la vie intellectuelle française dont il a fait l’objet après sa mort en 1984, elle tient aussi à sa liberté de parole et de pensée par rapport aux traditions disciplinaires dominantes et en particulier à la tradition philosophique[10].

Peut-être a-t-il offert aux sociologues quelque chose comme une épreuve. Une épreuve permanente qui les a conduits à se demander d’où ils tiennent ce qu’ils font. La lecture de Foucault permet d’éviter toute forme de routinisation d’une pratique d’enquête ou d’une pratique sociologique en s’inscrivant dans une perspective théorique qui dépasse les cadres disciplinaires, mais aussi dans une perspective politique qui, en dépit de toutes ses ambiguïtés, nous oblige à évaluer en permanence ce que nous faisons.