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L’imprévu finit par lasser.

Robert Pinget, Graal Flibuste

Reproduction de mécanismes génériques, réplique d’oeuvres particulières, écho de la parole d’autrui, ritournelle des lieux communs, leitmotiv de la proliférante généalogie du dieu local, recréation d’espèces animales et végétales : Graal Flibuste[1], que son auteur Robert Pinget, trente ans après sa parution, décrivait comme une « parodie bourrée de poncifs[2]  », cultive la répétition savamment détournée jusqu’au vertige. Ce jeu sur la reconnaissance et la subversion, où l’écart généré par l’inscription dialogique apparaît comme le ressort du comique, s’avère particulièrement digne d’intérêt en ce qu’il porte atteinte au mécanisme répétitif qui le fonde.

Si l’on peut tenir le rire pour « une affection résultant de l’anéantissement brusque d’une attente poussée à un haut degré[3]  », la répétition, communément perçue depuis les travaux de Bergson comme une source essentielle du comique en tant qu’elle introduit le mécanique au coeur du vivant, apparaît douée d’une portée beaucoup plus large en ce qu’elle entraîne le rire par l’attente qu’elle s’emploie à susciter à travers la redite, la réitération et la reproduction, pour mieux la déjouer. C’est ce processus de la répétition subvertie que l’on se propose d’analyser dans l’insolite pays imaginaire de Robert Pinget, dont il pourrait bien constituer la clef.

Redire : un faible pour le lieu commun

« N’oubliez pas mon faible pour le lieu commun[4]  », répond le narrateur de Graal Flibuste à l’observation de son cocher Brindon selon laquelle tout ce qu’il vient de lui dire a déjà été dit. Plus qu’un faible, cette inclination pourrait bien paraître une faiblesse au regard des pratiques conventionnelles. En effet, loin du topos des anciens traités de rhétorique, le lieu commun, devenu poncif, est assurément la bête noire des gens d’esprit, et plus encore peut-être de l’écrivain qui se pique d’originalité. Les lieux communs n’en ponctuent pourtant pas moins Graal Flibuste, qu’abritent de philosophiques entretiens entre le serviteur et son maître. Seront ainsi passées en revue, sur un ton mi-figue mi-raisin, les questions de l’expérience, de la spontanéité, de la vérité, de l’hospitalité, de l’utilité de l’art, ou encore de la valeur du folklore – et la liste n’est pas exhaustive.

Sans doute faut-il voir, dans ce plaisir ostensible pris à la répétition d’idées rebattues en dépit des règles du bon usage et des maximes conversationnelles, un esprit de contradiction. De fait, le truisme énoncé en connaissance de cause, sans cesser pour autant d’être un truisme, ne répond plus à la définition qui veut qu’il soit inutile : la répétition cesse d’être vaine ou fastidieuse pour peu qu’une distance ludique y soit introduite[5]. Les idées reçues ne sont d’ailleurs pas seules en cause, la forme qu’elles revêtent a son importance. Ainsi Pinget s’approprie-t-il la construction remarquable des proverbes pour les vider de leur sens :

Il n’est resté de l’histoire des Piazes et des Brouilles que ce dicton : « Embrouille-moi que je t’empiaze », lequel signifie à peu près : lorsqu’on se trouve dans une situation donnée et qu’on craint les commentaires d’autrui, il faut agir de telle sorte que chacun, non seulement revienne sur son jugement, mais encore proclame spontanément le contraire[6].

Outre ce goût pour les formulations propices à la redite, outre une référence qu’on peut juger explicite au Grand Combat de Michaux[7], on observe là une perversion de cette espèce singulière d’énoncés qu’est la définition, dont la forme est, elle aussi, immuable, et qui tente de fixer le sens, hors de toute actualisation, donc de toute répétition. Car les dictionnaires ne consignent que la langue, non la parole, que le roman de Pinget cherche à faire entendre quant à lui : c’est précisément par la répétition du même au sein de contextes variables que la connotation surgit, qui intéresse au premier chef l’écrivain. Si celui-ci suscite ainsi le rire en contrefaisant la rigidité de l’énoncé didactique pour y introduire non seulement l’imprécision mais encore l’incongruité, il obtiendra un effet semblable par l’explication fantaisiste d’expressions lexicalisées, comme l’atteste par exemple cette histoire du château de Bonne-Mesure :

Qui ne connaît l’impôt sur les oreilles ? Toute oreille qui dépassait le format toléré par l’édit royal était imposable au prorata de sa démesure, à moins que l’infortuné possesseur fît don au trésor de l’un de ses appendices, utilisé comme engrais dans les cultures de fil à retordre ; c’est ainsi qu’un nombre croissant de sujets se tronquèrent une oreille – du nom [du médecin] Troncus. Vous n’ignorez pas non plus l’expression « n’écouter que d’une oreille », qui devint vite populaire[8].

Voilà donc explicités, par une seule historiette saugrenue, non seulement l’expression « n’écouter que d’une oreille », laquelle, au contraire de nombre d’obscures tournures idiomatiques, n’avait nul besoin de justification, mais aussi le nom du château de Bonne-Mesure, dont l’origine est loin de manifester la tempérance et la justice auxquelles il pouvait sembler rendre hommage, et encore l’étymologie pour le moins surprenante du verbe « tronquer ». Dans les trois cas le comique est surtout langagier : il résulte de l’écart entre l’apparente conformité à la pratique sérieuse de l’élucidation et le caractère manifestement absurde de ses résultats, qui constitue l’un des procédés privilégiés du nonsense[9].

Si, dans ces cas précis, le rire naît de l’effet de surprise résultant de l’attente instaurée par répétition, qu’elle soit répétition de truismes ou de mécanismes linguistiques, il peut encore surgir de la distance que l’écrivain cherche à prendre avec certains styles stéréotypés, la reproduction ayant fonction curative en ce qu’elle permet à la fois d’assouvir la tentation et de s’en déprendre par le détournement ludique opéré : Pinget confessera ainsi avoir « écrit autrefois Graal Flibuste en langage précieux pour [s]’en débarrasser une fois pour toutes[10]  ». L’épisode de Crachon, qui permet en outre à l’écrivain de se jouer des mystères de l’onomastique, est exemplaire à cet égard :

Le bourg de Crachon est bien sale. Mal entretenu, sans service de voirie, et plein de complaisance pour ses excréments. On n’a pas idée de la quantité de déchets et de matière fécales que peut accumuler une petite agglomération en l’espace disons d’un an. Ces matières sont entassées, non par souci d’hygiène mais uniquement pour permettre aux villageois de circuler, au bord des rues comme ailleurs la neige en hiver ; qu’on se représente l’effet décoratif de tout cela[11]  !

Vraiment [demande le cocher Brindon au narrateur, faisant montre d’une afféterie qui jure d’autant avec la situation qu’à la faveur de la nuit, les deux hommes sont tombés dans l’un de ces tas bordant la route], pourquoi relater notre aventure de Crachon, vous choisissez mal vos épisodes. Pourquoi parler de ce village lorsque tant d’autres souvenirs nous fleurissent l’esprit[12]  ?

La mise à l’épreuve du stéréotype s’exprime encore à travers l’intérêt porté à la répétition rituelle. Deux scènes de Graal Flibuste en relèvent, qui s’inscrivent dans la veine de la parodia sacra. La première est celle du baptême, où les paroles prononcées par le narrateur entraînent, à sa stupéfaction, la métamorphose de son filleul en crabe, en fourchette, en lézard frétillant ou encore en oeuf sur le plat[13]. Si le rire procède du sacrilège, la transformation spirituelle se voyant tournée en dérision par une concrétisation inopinée, c’est surtout le pouvoir des mots qu’interroge une fois de plus l’auteur – ici dans leur dimension performative. Cette scène a son pendant dans celle de l’enterrement, où les cendres dérobées de la défunte, transportées dans un vulgaire carton à chaussures qui tendait déjà à en contester le caractère sacré, sont remplacées à la hâte par quelques déchets, au-dessus desquels sera prononcée l’oraison funèbre au son des grandes orgues et des ronflement de l’assistance[14]. Il est manifeste que ce qui intéresse Pinget, davantage que la dimension satirique indéniablement présente ici, c’est le symbole, en ce qu’il requiert une répétition scrupuleuse autant qu’un dispositif spécifique pour être efficient. Le texte interroge les présupposés de ce dispositif en y introduisant une légère distorsion, laquelle suffit, par l’immixtion du vulgaire dans la cérémonie sacrée, à faire voler en éclats la solennité liturgique.

Si l’oeuvre de Pinget, à certains égards, apparaît rétrospectivement comme une oeuvre du ressassement, Graal Flibuste manifeste clairement ce qui est présent ailleurs de manière beaucoup plus discrète : la redite introduit toujours un gauchissement. Elle est le moyen par lequel l’écrivain, tantôt s’adonnant à la répétition proscrite et tantôt stigmatisant la répétition admise, assimile la parole d’autrui pour s’en déprendre, dans un mouvement libérateur essentiellement ludique, qu’il communique ici à son lecteur par le rire.

Réitérer : à vous dégoûter de toute filiation

Comme l’illustrent les épisodes religieux du roman, la circulation de la parole implique bien autre chose que la seule redite, elle engage également les actes par le biais de la tradition. Cette question de la transmission et de l’influence préoccupe particulièrement le narrateur, étonné de s’apercevoir qu’il redoute au fond d’être confronté à cette mer qui constitue pourtant le but de son périple :

Il arrive, je pense, qu’un homme pendant longtemps tributaire d’influences et de conventions indiscutées, n’ait pour ainsi dire pas commencé de vivre ou plutôt, engagé comme son entourage sur une certaine voie, ait vécu l’existence d’un autre que soi, qu’il est lui-même à son corps défendant et qu’on pourrait appeler le double atavique. […] nos atavismes ne sont en aucun cas la clef de nous-mêmes, ils ne font qu’encourager notre paresse à nous conformer aux habitudes de nos pères, lesquels, tributaires aussi d’idées reçues, n’ont peut-être jamais existé. Cette seule pensée suffit à nous dégoûter de toute filiation[15]

Or la filiation est d’abord filiation littéraire, comme l’atteste le dispositif intertextuel complexe de Graal Flibuste. La méfiance à l’endroit de la langue manifestée par la redite se redouble ainsi chez Pinget de cette suspicion à l’égard du roman que le fameux titre de Sarraute a proclamé comme caractéristique d’une ère nouvelle. Celle-ci se traduit ici par une attitude de confrontation systématique aux modèles par le biais de l’allusion intertextuelle, de la parodie et du pastiche générique[16]. Le comique procède encore une fois d’un jeu sur la répétition et la différence, la perversion mise en oeuvre requérant la reconnaissance préalable du modèle perverti. La mesure de l’écart suscite le rire par la dénudation des procédés obtenue, essentiellement au moyen du détournement et de l’hybridation.

Interrogé sur cette question de la filiation, Pinget explique que la lecture des premiers livres de Michaux a été décisive pour lui[17]. De fait, Graal Flibuste est d’abord un voyage imaginaire dans la veine de ceux de l’Ailleurs et s’avère en tant que tel un pastiche du récit de voyage. La remarque citée plus haut par laquelle Brindon reproche à son écrivain de maître, qui vient de relater leur mésaventure au village de Crachon, de mal choisir ses épisodes, est exemplaire de la liberté prise avec les conventions qui régissent le genre : qui voulait du pittoresque se voit servi. L’imitation est d’autant plus drôle qu’à la fantaisie débridée des contrées parcourues répond l’impavidité des personnages. Mais le mécanisme ici mis en oeuvre est autrement plus complexe : il ne s’agit pas seulement de pasticher un genre, mais aussi de rendre hommage à ceux qui l’ont déjà fait. Michaux, on l’a dit, mais pas seulement lui. Pinget reconnaissait volontiers son admiration pour le Quichotte comme pour Jacques le fataliste ; cette double influence est évidemment perceptible dans ce roman des déambulations d’un narrateur-écrivain et de son cocher. Outre la structure du roman picaresque qui leur est commune et qui fait de Graal Flibuste une variation sur le genre, il emprunte encore au premier ce hiatus entre les mots et les choses qu’y observe Foucault[18], en réintroduisant le commun au coeur du mythologique, dans un mouvement analogue à celui par lequel Cervantès traduit la grandeur chevaleresque en trivialité.

J’ai lu bien des histoires de chevaliers errants, de bien graves et de bien authentiques ; mais jamais je n’ai lu, ni vu, ni ouï dire qu’on emmenât ainsi les chevaliers enchantés, avec la lenteur que promet le pas de ces paresseux et tardifs animaux. En effet, on a toujours coutume de les emporter par les airs avec une excessive rapidité, enfermés dans quelque nuage obscur, ou portés sur un char de feu, ou montés sur quelque hippogriffe. Mais me voir maintenant emmené sur une charrette à boeufs, vive Dieu ! j’en suis tout confus[19].

Ainsi s’exclame l’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche emporté sur une charrette à boeufs, ainsi le lecteur de Graal Flibuste pourrait-il s’exclamer, emporté quant à lui dans un livre où le prosaïsme le dispute sans cesse à la préciosité, contredisant vertement la noblesse inhérente au mythe comme à la poésie. Que penser en effet des attributions du dieu éponyme, protecteur des banques ? De celles de ses ancêtres, le dieu Egué, inventeur du paludisme et des engelures, les Bondes, dieux de l’air honorés dans les urinoirs, la Bossue, patronne des proxénètes – pour n’en citer que quelques-uns ? On en jugera par la manière dont la généalogie, qui court sur des pages et des pages intercalées dans le reste du récit en singeant la manière biblique, s’achève sans avoir rejoint le dieu Graal Flibuste :

De Fortyche naquit Prak, le bateau-sans-voiles.

Il vogue entre ciel et terre, véritable passeur d’âmes, ayant pour tâche de dégorger la terre de son trop-plein de neurasthéniques ; on lui attribue le pouvoir de pousser les infortunés au suicide.

Prak engendra Flop.

Flop engendra Duic.

Duic engendra Poutousse. […]

Peute engendra Peute-Peute.

Peute-Peute engendra Cornette.

Cornette engendra Vallée-Sanzi.

Vallée-Sanzi engendra Tourte.

Tourte engendra Tarte.

Tarte engendra Bonne-confiture[20].

« C’est bien vulgaire », commente le cocher Brindon, tandis que le lecteur se demande où est passé Graal Flibuste. Mais le vulgaire n’est-il pas précisément le propre du roman picaresque qui choisit pour héros un personnage de basse extraction et s’ouvre aux réalités les plus communes ? Quand on aura dit que le sultan du Chanchèze est un ancien coiffeur, on aura tout dit. Ainsi le détournement générique s’inscrit-il dans la tradition du burlesque, dont la transposition aux réalités contemporaines apparaît une nouvelle source de comique.

Quant aux emprunts à Jacques le fataliste, outre ce qu’ils partagent tous deux avec Don Quichotte, ils tiennent essentiellement à l’exhibition des procédés fictionnels : on connaît les adresses du narrateur du texte de Diderot à son lecteur, ses considérations sur la manière de conduire une histoire. On reconnaîtra les unes et les autres dans cette préface d’un livre imaginaire que compose le narrateur dans une demi-somnolence, livre qui s’avèrera, bien entendu, être celui que nous avons entre les mains :

J’ai progressé pour ainsi dire à rebours et me voilà plus démuni qu’un nouveau-né. J’entends bien surseoir, puisque j’ai pris le parti d’écrire, à l’arrêt de mort qu’il me faudra prononcer contre moi, mais tiens à prévenir le lecteur que ce livre, à l’instar de qui le composa, diminue d’importance à mesure qu’il grossit, contrairement à l’usage[21]

Mais d’autres échos de voyages philosophiques se font encore entendre dans Graal Flibuste, qu’on pense par exemple à Candide ou à L’utopie. Le texte fait allusion au premier par cette exclamation du narrateur étonné d’apprendre les moeurs sexuelles de son hôte herboriste : « Ciel ! me dis-je, méfions-nous désormais des gens qui cultivent leur jardin[22]  ». Quant à la seconde, elle est présente à travers le topos du dialogue politique avec l’autochtone – au demeurant vite expédié chez Pinget :

Nous bavardâmes un moment à propos des menus riens de la forêt, de la galanterie en usage chez les nagars, de leur vie de société et de leur gouvernement ; il m’apparut qu’ils étaient fort bien régis par leur constitution et nullement désireux d’en changer ; l’idée même de modifier en quoi que ce fût les coutumes de leur république semblait ridicule à notre hôte. Il s’étonna de notre goût du risque – nous lui exposâmes en quelques mots le but de notre voyage – et nous invita à prendre du repos chez lui[23].

Le dispositif, on le voit, est encore une fois faussé : alors que tout est mis en place pour la description du gouvernement modèle, celle-ci est esquivée, et l’est doublement puisque nos voyageurs ne se rendront pas à l’invitation qui leur est faite. Remarquons en passant que s’ils informent le nagar du but de leur voyage, le lecteur, quant à lui, l’ignore, et se voit ainsi rappeler cette ignorance.

Le dialogue que l’oeuvre entretient avec celles qui l’ont précédée procède en fait d’une double répétition : Graal Flibuste reproduit des schèmes génériques auxquels il porte atteinte, selon le procédé du pastiche, mais il le fait en répétant des textes particuliers qui sont eux-mêmes des pastiches, dans un mouvement parodique où le rapport au texte parodié en est un d’admiration, et participe en fait davantage de l’imitation que de la transformation. De la même manière, le pastiche vise peut-être plus à se jouer des procédés fictionnels, en les employant ironiquement, qu’à les dévoiler. D’abord parce que Cervantès et Diderot l’ont déjà fait, ensuite parce que le picaresque n’est plus un canon qu’il faudrait remettre en question. L’objet du comique n’est plus de tourner en dérision un texte ou un genre, mais bien plutôt les pouvoirs de la fiction – le choix des références est significatif à cet égard. En atteste le jeu sur les motifs résultant du caractère composite du texte, car le récit de voyage, imaginaire ou non, n’est pas le seul intertexte de Graal Flibuste, loin s’en faut, mais paraît bien plutôt le lieu de l’improbable conjonction du roman philosophique, du roman policier, du roman d’aventures et du fantastique spirite[24], auxquels il faut ajouter la convocation de l’univers des Mille et une nuits à travers la palmeraie, du cycle arthurien par le biais du graal du titre, ainsi peut-être qu’une réminiscence des Aventures du roi Pausole de Louÿs et du Diable dans le beffroi de Poe[25]. La liste n’est pas exhaustive.

Ici la répétition se voit subvertie par la pratique de l’hybridation, dont l’Épître aux Pisons, quelque rigide qu’elle paraisse à notre époque éprise de liberté formelle, permet d’éclairer l’incidence :

Qu’un peintre s’avise d’ajuster une tête humaine sur un cou de cheval ; de bigarrer de plumes disparates un assemblage bizarre de membres hétérogènes ; de terminer en monstre marin le buste d’une jolie femme : à l’aspect de ce tableau, pourriez-vous, mes amis, vous empêcher de rire[26]  ?

À cette étrangeté inhérente à l’hétéroclite, il faut ajouter que la mise en place d’un régime de lecture stable requiert une cohérence dont l’infraction entraîne un brouillage de l’horizon d’attente induit par le cadrage générique. Dans un cas comme celui-ci, on a beau identifier l’un ou l’autre genre d’appartenance du texte, l’amalgame est irréalisable, et la contradiction rend impossible la détermination d’un régime de lecture adéquat. L’allusion intertextuelle fait du lecteur ainsi déstabilisé un complice, qu’elle engage à jouir de l’effet comique mis en oeuvre.

Eu égard à ces références multiples, ce voyage dans une contrée étrange apparaît, par certains aspects, une exploration de la littérature. Il n’est pas sans rappeler celui du Docteur Faustroll, dont la biographie présente une similitude patente avec celle du protagoniste de Pinget, puisqu’il naît et meurt à 63 ans et entreprend en bateau une navigation sur la terre ferme qui le conduit à visiter des pays nés d’autant d’oeuvres musicales, picturales et littéraires du temps[27]. Cette référence, sur la voie de laquelle nous placent les aventures maritimes qu’évoque le titre et qui n’adviendront jamais puisque la quête de la mer des deux personnages sera vaine, se voit confortée par le souvenir du grand singe papion Bosse-de-nage de Jarry, possible aïeul des papillons-singes de la palmeraie, et par le fait que Pinget cite Ubu parmi ses références.

La réitération des formes et des textes à laquelle Graal Flibuste se livre, à l’instar de sa pratique du lieu commun, est donc ambivalente, en ce qu’elle ne consiste pas seulement à se défaire de la répétition en la subvertissant, mais participe aussi du plaisir tautologique de l’imitation ironique, où le décalage né du seul redoublement introduit la différence par laquelle le rire advient. Elle nous introduit encore, à travers la présence de cet hypotexte majeur que constitue la Genèse, à une dernière modalité de l’acte répétitif, celle de la reproduction.

Reproduire : généalogie de Graal Flibuste

Les jeux intertextuels de Graal Flibuste n’engagent pas seulement, on l’a dit, le dialogue de l’oeuvre avec celles qui l’ont précédée, ils sont aussi, peut-on penser, le moyen pour l’auteur de s’approprier les procédés fictionnels qu’il détourne, afin de pouvoir en user en toute bonne conscience et, ce faisant, s’en débarrasser comme il se débarrasse du langage précieux.

On décèle en effet chez Pinget un véritable plaisir de l’écrivain conscient de sa pratique à s’emparer des codes qui ont fait la joie de ses lectures pour fabriquer à son tour l’histoire dont il est devenu seul maître. Ainsi la répétition des genres « paralittéraires » peut-elle s’expliquer par une jubilation à mettre en oeuvre certains motifs et scenarii hypercodés, jubilation évidemment redoublée par le fait de les mettre à mal afin de surprendre son lecteur. En témoigne cette affirmation relative à la réception que l’auteur suppose être celle de ses textes :

L’esprit s’accroche involontairement à quelques mots-clefs tels forêt, maison, larcin, meurtre, viol, fuite, promenade et caetera, ne se doutant pas que je le mène ailleurs par le truchement de cette simplicité qui normalement conduit à reconnaître des situations déjà connues de lui[28].

Ils sont nombreux sans doute les écrivains qui cultivent cette forme de distanciation ludique à la littérature, mais il semblerait bien que les auteurs de pays imaginaires y soient plus sensibles que les autres. Rien d’étonnant à cela quand on songe au lien remarquable qu’entretient la création du Pays Imaginaire, dans sa dimension démiurgique, avec la création littéraire. Le lieu imaginaire, en effet, ne peut exister qu’à l’intérieur du récit et l’écriture produit fondamentalement de l’imaginaire ; dès lors plus le lieu imaginaire s’affiche comme tel et plus il problématise ce lien.

Ainsi la généalogie de Graal Flibuste, si elle permet à son auteur d’interroger la dimension intertextuelle nécessairement présente dans toute écriture par la convocation du grand code biblique, est-elle encore une manière pour lui de se livrer à cet exercice tout à fait particulier que constitue pour l’écrivain la cosmogonie.

Au commencement était le verbe. C’est ainsi que pourrait débuter toute fiction, mais surtout celles de Pinget qui se refuse à en faire un secret et qui substitue à la quête préalable d’un sujet celle d’un ton. Si le pouvoir de la parole est, dans les premiers textes de l’auteur, exploité dans toutes ses virtualités, Graal Flibuste en fait son principal objet. Outre la généalogie abracadabrante de la divinité, dont on a cité un extrait, le roman accueille ainsi dans ses pages nombre d’espèces animales et végétales fantaisistes : les papillons-singes dont seuls les yeux et les griffes impressionnent la pellicule, les chevaux-cygnes que l’on mange à la Saint-Maxerde cuits entiers dans des buissons de framboises, les lavandes-mouettes dont les ailes blanches sont sensibles au temps, les barcarolles aux fleurs nomades, les molodies dont les troncs diaphanes prennent ceux qui se perdent dans la futaie au piège de leur miroir… Si ces inventions foisonnantes participent de la réflexion sur le langage que Pinget hérite d’un Lewis Carroll, on peut également y voir une manière de rompre le cours immuable de la nature avec des créations déraisonnables. Par l’incongruité de ses inventions, l’écrivain apparaît ici un mauvais imitateur aux prises avec la loi compositionnelle[29], un démiurge de pacotille qui se serait essayé à reproduire la perfection mais n’aurait pu en faire qu’une réplique nécessairement ratée, farcesque. C’est qu’à l’ivresse de la toute-puissance que confère la pratique fictionnelle s’ajoute celle de prendre à rebours les lois de la physique comme celles de la mimèsis.

Le comique surgit d’ailleurs à plusieurs reprises d’une artificialisation de la nature que n’aurait pas désavouée Bergson : tandis que les crocodiles en céramique articulée se promènent sur les plates-bandes et que les vaches bien réelles se prélassent dans leur salle de bains, la nature, avec ses « termitières en trompe-l’oeil », « ressemble à un jardin[30]  ». Cette nature artificielle rappelle singulièrement, en effet, la « Suisse machinée comme les dessous de l’Opéra » qu’évoque Bergson, « exploitée par une compagnie qui y entretient cascades, glaciers et fausses crevasses[31]  », les habitants de ces provinces n’étant d’ailleurs pas en reste en matière de mystification, si l’on en croit leurs propos :

Il paraît qu’au temps de mon arrière-grand-père – pour parler comme nos voisins – un conseiller municipal avait imaginé de situer notre ville au bord d’un lac et qu’elle a figuré comme telle sur les atlas pendant une cinquantaine d’années ; on n’a pas persévéré dans cette voie car les personnes chargées d’accueillir les estivants se faisaient payer extrêmement cher pour l’énergie qu’elles dépensaient à suggestionner le client. Mais elles y parvenaient[32].

Précisons que si les villageois ont cessé de truquer les atlas, ils accomplissent aujourd’hui le remarquable exploit de construire leurs ruines de toutes pièces sous le nez des touristes qui viennent les visiter.

À l’évidence, ce jeu récurrent sur les apparences manifeste un questionnement sur la capacité de reproduction attribuée à la pratique fictionnelle, ici subvertie par une ekphrase qui non seulement troque la narration pour la description, mais encore substitue à la représentation de la nature celle de ce qui est déjà une copie conforme. Si représenter la représentation plutôt que l’objet lui-même revient à signifier que l’écriture n’est pas mimétique[33], peut-être est-ce aussi une manière d’atteindre cet objet, par une répétition qui, à l’instar de ce qui se produit dans le cas du truisme, perd paradoxalement son caractère tautologique dans le redoublement.

Quoi qu’il en soit, la répétition est ici le moyen de progresser sans choisir, de laisser l’ouverture à ces possibles qui obsèdent le narrateur comme son créateur et dans lesquels on retrouve un écho de Jacques le fataliste.

Les histoires qu’on raconte au pays du vent sont nombreuses ; une vie ne suffirait pas à les raconter, cent vies non plus, et le monde lui-même finirait-il d’exister qu’il n’aurait pas eu le temps de les épuiser toutes. Chacune aussitôt qu’on la commence donne naissance à une infinités d’histoires, comme si elle se défendait d’être jamais cataloguée[34].

L’écrivain est celui qui écoute les histoires que le vent transporte, et cherche à les saisir. Mais, à peine esquissée, l’histoire échappe par la multiplicité des possibles qu’elle recèle, refusant de prendre la forme par laquelle elle se fixerait. Dans cette image d’une histoire qu’on répète sans jamais en donner la fin, gît la clef du comique de Graal Flibuste, qui oppose aux règles du langage, de la littérature et de la création une liberté d’imagination sans cesse renouvelée.

Redire, réitérer, reproduire… pour ne plus le faire. Il y a dans la pratique pingétienne de la répétition un mouvement contradictoire de l’ordre de la catharsis. Pour le démiurge sans projet, c’est à force de répétition que la figure tend à prendre forme, mais sans jamais pourtant s’achever : c’est seulement par une répétition distancée que l’écriture peut avoir lieu. Répéter apparaît ainsi le moyen d’échapper à la répétition, par la voie de la dérision. Car déjouer l’attente permet non seulement de s’en libérer en même temps que de la charge accumulée, dans cet anéantissement brusque évoqué par Kant, mais encore de porter atteinte au mécanisme répétitif lui-même en le révélant : ici il ne s’agit pas tant de faire sentir le mécanique fonctionnant derrière le vivant, que d’introduire le vivant dans la mécanique bien huilée que l’auteur a lui même pris soin de mettre en place.

Au terme du parcours, cependant, l’image du vieil organiste s’impose à l’esprit :

[…] l’organiste vieil et tordu comme une mandragore jouait pour Dieu seul la phrase sept mille fois sept fois répétée, martelée, coupée, disséquée, fondue, reprise, comme si hasardeusement sortie de son cerveau elle devait, par le supplice qu’il s’infligeait à la redire, retourner au néant originel pour être demeurée inaudible et l’emporter, lui musicien, dans le hoquet de son ultime variation […][35].

Que reste-t-il quand on a démuni le personnage de ses attributs, quand on a dénudé les procédés du roman, quand on s’est dépris des styles et des genres ? Reste bien sûr cette fameuse aventure d’une écriture par laquelle on a pu définir le Nouveau Roman, mais plus encore peut-être dans Graal Flibuste, en dépit du sombre portrait de l’organiste, la pure jouissance comique.