Corps de l’article

Trois livres sur le son au cinéma

Il m’a semblé que regrouper dans un même compte rendu trois ouvrages consacrés à la question du son au cinéma et, plus largement, dans le domaine de l’audiovisuel, devrait permettre de mieux faire apparaître la vitalité de ce champ de recherche ainsi que son apport à la réflexion sur le cinéma et l’audiovisuel dans son ensemble.

Le premier ouvrage, Une archéologie du cinéma sonore, est une version considérablement remaniée d’une thèse soutenue par une jeune chercheuse, Giusy Pisano (sous la direction de Laurent Creton), à l’Institut de recherches sur le cinéma et l’audiovisuel (IRCAV) de l’Université Paris 3.

À l’origine du travail de Giusy Pisano, se trouve un double constat : d’une part, les historiens « n’ont souvent mis en avant dans l’émergence du cinéma que l’aspect idéaliste et esthétique du phénomène » (p. 228), surévaluant l’importance des aspects conceptuels, formels ou sociologiques en reléguant les dimensions scientifique et technique au rang de simples facteurs historiques ; d’autre part, si « les historiens du pré-cinéma sont remontés aux sources de l’image animée », « les recherches sur l’inscription sonore restent largement inexplorées alors que les deux domaines sont étroitement liés » (p. 5). D’emblée, l’auteure définit très clairement ses objectifs et sa méthode de travail : « […] nous avons décidé de privilégier l’aspect rigoureusement factuel, technique, des recherches et d’adopter un style d’exposition descriptif » (p. 6). Plus loin, elle souligne la nécessité de ne pas se limiter aux sources écrites (brevets, archives manuscrites, documentation technique, communications de l’Académie des sciences, etc.) et de faire l’étude concrète des instruments utilisés : « l’appareil constitue la base indispensable, le support cognitif fondamental pour comprendre certains passages, parfois lents et décevants, parfois rapides et surprenants, d’un processus qu’aucune description théorique ne pourrait, à elle seule, saisir » (p. 60). De fait, l’ouvrage propose une exploration systématique des travaux, expérimentations et découvertes concernant les secteurs de l’image et du son. Le risque de cette façon de faire est de ne pas toujours pouvoir éviter l’effet de liste ; toutefois, l’intérêt est maintenu de bout en bout car l’accent est mis sur les ruptures épistémologiques qui jalonnent ce parcours. L’ouvrage offre ainsi, à partir d’une étude de cas, une sorte de résumé de l’histoire des sciences combinée avec un panorama des grands mouvements qui ont animé la recherche dans les domaines concernés. Sont ainsi abordées :

— la recherche mythique de la conservation du son, de l’époque où philosophie et science étaient une seule et même chose (Pythagore, Démocrite, Platon, Euclide, Ptolémée, Aristote) aux rêveries prospectives des écrivains (les « paroles dégelées » de Pantagruel, les machines à rêves de Cyrano de Bergerac), en passant par les premières expériences de conservation du son par des astuces acoustiques (la pierre musicale, la statue de Memnon, la voix prisonnière de Giambattista Della Porta, les porte-voix de Kircher, la femme invisible de Robertson, etc.) ;

— la création d’automates (inspirée de L’homme machine de Julien Offroy de La Mettrie, 1748) cherchant à simuler le corps humain (Roger Bacon et sa « tête parlante », Faber et son étonnant appareil imitant l’appareil vocal humain) ;

— l’entrée dans le paradigme de la science expérimentale et le passage à une logique inductive — par rapport au précédent mouvement, le déplacement est radical : au lieu de créer des simulacres, « on s’emploie à réaliser des instruments capables d’expliquer par l’observation pratique les principes qui règlent les phénomènes » (p. 60).

Giusy Pisano insiste sur l’interrelation entre recherche sur l’image et recherche sur le son — si le son révèle la lumière (Thomas Young), la vue révèle aussi le son (les figures vibratoires de Chladni, les flammes chantantes de Koenig) —, ainsi que sur la complexité des processus à l’oeuvre, en particulier sur le chassé-croisé entre laboratoires scientifiques, essor industriel et activités ludiques qui compliquent sérieusement la recherche :

[…] comment, sans arbitraire, réduire sèchement, en quelques pages, tant de recherches et d’expérimentations ? Chacune des voies mentionnées poursuit son but parallèlement aux autres, ce qui n’exclut pas des rencontres : tantôt elles se croisent, tantôt elles s’ignorent.

p. 103

On entre là dans la partie la plus passionnante de l’ouvrage, qui explore des espaces qui ne figurent pas, en général, dans les histoires du cinéma : les travaux des physiologistes, la phonétique, le télégraphe, le microphone, le téléphone, jusqu’à l’arrivée du phonographe et du gramophone.

La partie consacrée à la recherche d’un appareil permettant de faire pour la vue ce que le phonographe devait faire pour l’ouïe (Wheatstone, Muybridge, Marey, puis Edison et les frères Lumière) est sans doute moins nouvelle, mais l’intérêt est bien vite relancé lorsque sont abordées les recherches sur le synchronisme image-son, et davantage encore quand est relaté un épisode de l’histoire de l’Institut national des sourds-muets, où l’on découvre que c’est à cet endroit qu’a bien failli avoir lieu la première projection de cinéma sonore…

Dans le chapitre final, « Vers le spectacle », l’auteure résume ainsi son travail : « Il s’agissait donc de comprendre pourquoi, à un moment donné, des éléments a priori fort différents — science, spectacle et essor industriel — convergent et opèrent une rupture avec l’approche strictement scientifique pour évoluer progressivement vers des formes de divertissement, spectacle cinématographique ou musique enregistrée » (p. 274). La réponse, elle la trouve dans la « cohérence » qui se manifeste « au niveau de la captation du mouvement » :

[…] le mouvement apparaît donc comme la liaison structurelle fondamentale, perceptible en termes de continuités diachroniques, durant ce siècle de recherches et de ruptures synchroniques aux passages décisifs, vers la réalisation de deux appareils qui en rendront possible la synthèse et une échappée hors du champ scientifique : le phonographe en 1877 et le cinématographe en 1895.

p. 274-275

Reste que le lien n’est pas toujours évident entre la réalisation de cette « machine absurde », qui « ne sert à projeter des images que pour le plaisir de voir des images » (comme le dit joliment Edgar Morin, dans Le cinéma ou l’homme imaginaire), et l’ensemble des recherches présentées ; l’auteure le reconnaît elle-même : « Est-ce grâce à la convergence de plusieurs esprits vers ce rêve collectif que le cinéma parlant a vu le jour ? Rien n’est moins sûr, étant donné la complexité des ramifications que nous avons pu rencontrer » (p. 228). On peut aussi s’interroger sur le point terminal assigné à cette évolution : le cinéma spectacle. Après tout, le cinéma scientifique existe toujours, tout comme le cinéma pédagogique, le cinéma documentaire, le film de famille… sans parler du cinéma qui se revendique comme Art (l’auteure y fait d’ailleurs parfois allusion : « […] certes les nerfs sciatiques, les grenouilles, le flux nerveux et la machinerie qui accompagne ces expériences, diapasons, résonateurs, etc. peuvent apparaître très éloignés des préoccupations artistiques. Pourtant […] », p. 111). L’intérêt majeur de l’ouvrage n’est-t-il pas, d’ailleurs, de montrer les origines extrêmement diverses du cinéma, origines qui ont conduit de fait à différentes formes de cinéma, des formes qui existent toujours aujourd’hui et qui continuent même à se développer ?

*

Venons-en maintenant au second ouvrage : Le son en perspective. Nouvelles recherches. Il s’agit d’un ouvrage collectif codirigé par Dominique Nasta, professeure à l’Université Libre de Bruxelles, où elle enseigne l’histoire et l’esthétique du cinéma, et Didier Huvelle, professeur d’histoire et d’analyse cinématographique dans l’enseignement secondaire belge. Cet ouvrage réunit les contributions des participants au séminaire organisé à Bruxelles, en octobre 2000, dans le cadre du programme européen Archimedia [1], sur le thème « Théories et pratiques de restitution et de conservation du son ».

Pour atténuer l’effet d’hétérogénéité que risque de produire la pluralité des auteurs et des approches (historiques, technologiques, esthétiques, cognitivistes, phénoménologiques, éthiques), les responsables de l’ouvrage ont privilégié une organisation diachronique allant des pratiques d’accompagnement sonore pré-cinématographiques à l’usage du son multipiste, en passant par le cinéma classique hollywoodien et la télévision (F. Jost, « Un continent perdu : le son à la télévision »). Une note sur les « Ressources sonores sur Internet » (établie par Huvelle) clôt cet ensemble riche et représentatif des recherches actuelles sur le son au cinéma. J’insisterai ici sur les grandes questions qui me semblent l’organiser et le traverser.

Le premier ensemble de questions concerne la restauration du son. On aurait tort de penser qu’il s’agit là d’un point mineur, touchant uniquement des problèmes techniques ; certes, les problèmes techniques sont importants (cf. R. Billeaud : « Du bon usage et des limites des techniques numériques pour la restauration des bandes sonores de films »), mais les enjeux en cause vont bien au-delà. De fait, s’interroger sur la restauration est une sorte de condition préalable à tout travail sur le son au cinéma, car comment faire l’histoire du cinéma sonore et, à plus forte raison, comment faire de l’analyse de film, si l’on n’a pas d’abord une idée un peu précise de ce en quoi consistent les productions sonores à telle ou telle époque ? La difficulté, comme le note Nicola Mazzanti (« Which sound to restore ? »), est que le son n’est audible qu’à la projection ; ce qu’il faudrait donc restituer, c’est le son projeté, et, bien évidemment, c’est là que les ennuis commencent, car non seulement le matériel a changé, mais aussi les lieux de réception et le contexte culturel. George Brock-Nannestad (« The Ethical Aspects of Restoring/Reconstructing/Modifying Sound for the Re-Issue of Films ») montre d’autre part que l’idée, généralement admise, qu’il convient de préserver la totalité du matériau n’a guère de sens, et qu’on se doit de faire des choix ; il importe donc de se donner les moyens de rendre ces choix aussi conscients que possible, d’où la proposition d’une « Operational Conservation Theory » qui rassemble les questions qu’il faut se poser avant d’entamer la restauration. Reste qu’on restaure toujours dans un contexte donné et en fonction d’objectifs avec lesquels il faut être aussi au clair que possible. On peut par exemple penser qu’on ne restaurera pas de la même façon pour le public et pour les historiens.

L’archéologie du cinéma telle que la pratique Pisano dans son ouvrage trouve un écho dans « Towards an Archeology of the Early German Music Film: 1910-20 » de Michael Wedel. L’auteur y présente en détail trois dispositifs de « sound-on-screen », destinés non pas à enregistrer la musique, mais à transmettre des consignes pour que la bande-son soit correctement exécutée par des musiciens jouant durant la projection du film (il s’agit donc d’une production live, comme on dit aujourd’hui). Wedel remarque que dans ce cas, même si l’on dispose des films, faute d’avoir les dispositifs, on passe à côté de l’essentiel : « films are carrroseries without a motor ». Il y a donc des films qu’on ne verra jamais comme ils ont été vus, des films impossibles à restaurer.

Un autre exemple remarquable de restauration impossible est La nouvelle Babylone de Grigory Kozintsev et Léonid Trauberg (1929). Natalia Noussinova et Marek Pytel retracent les avatars de ce film, soulignant les difficultés d’analyse engendrées par le fait que Chostakovitch souhaitait un contrepoint entre musique et images et l’existence de copies avec des variantes de montage et des longueurs différentes. La conséquence est que l’on ne sait jamais si le contrepoint est celui qu’avaient prévu les réalisateurs et le compositeur ou un décalage dû aux changements intervenus dans la bande-image. Faute d’informations, il faut admettre, concluent les auteurs, que l’on ne pourra jamais restituer le film dans son état initial et qu’il faudra donc se contenter d’une analyse comparative des différentes versions existantes.

L’analyse de film est précisément au coeur d’un autre ensemble de textes. Prenant appui sur The Big Sleep, Peter Larsen (« From Bayreuth to Los Angeles: Classical Hollywood. Music and the Leitmotif Technique ») montre qu’une mauvaise compréhension du leitmotiv de Wagner (en particulier si l’on ne tient pas compte du fait que Wagner a changé d’idée sur ce sujet après The Ring) a conduit à une méconnaissance du rôle joué par ce procédé dans le cinéma classique : il est avant tout un facteur d’unité. L’analyse de film passe, ici, par une connaissance précise de l’histoire de la musique. De même, pour comprendre le fonctionnement de la mise en abyme dans les comédies allemandes des années 1930 (Thomas Elsaesser, « Going “Live”: Body and Voice in Some Early German Sound Films » ; l’auteur analyse Das Lied einer Nacht), il est nécessaire de prendre en compte les conflits industriels, le système d’attente des spectateurs (modelé par le « silent cinema ») et, surtout, la relation entre le cinéma et les autres médias — dans le cas du film analysé par Elsaesser, la radio et le gramophone (Das Lied einer Nacht joue sur des quiproquos entre la voix humaine et ses équivalents enregistrés).

Deux articles abordent de front des questions de réception. Se situant dans la lignée d’Herman Parret qui, dans son Esthétique de la communication (1999) et, plus récemment, dans La voix et son temps (2002), développe l’idée d’un « pathos raisonnable », Dominique Nasta (« Musique, écoute et valorisation du son de Starevitch à Tim Burton ») plaide pour une histoire de l’écoute musicale mettant en évidence la nature évaluative des émotions suscitées (« écouter, c’est s’émouvoir, apprendre et évaluer », p. 60). De son côté, Laurent Jullier met en évidence le changement radical opéré par la prolifération des dispositifs multipistes en ce qui a trait à la réception du son : ils conduisent à une réception sur le mode de l’immersion qui tend à court-circuiter la compréhension.

Le dernier ensemble de textes traite de l’histoire du cinéma. Jan Olsson attire notre attention sur l’existence de deux modes d’utilisation du son synchrone dans le cinéma des années 1910 (« Sound Aspirations: The Two Dimensions of Synchronicity ») : l’un, dominant, vise l’archivage et la constitution d’une mémoire pour les générations futures ; l’autre cherche à produire une sorte de double vivant — le film donne à voir la personne qui parle comme si elle était là, avec la parfaite illusion « of actual life, of talking, breathing » (p. 100). Cette dernière formule a tout particulièrement été utilisée par les politiciens pour faire circuler leurs discours en période électorale. On notera que le cinéma fonctionne, ici, comme une télévision avant la lettre. Martin Barnier, de son côté, réclame une historiographie du cinéma parlant en Europe, entre 1929 et 1934 — « comparant les films pays par pays », elle devrait permettre la réhabilitation de « nombre de productions qui sont passées aux oubliettes » (p. 184). À titre d’exemple, il étudie les deux premiers films parlants produits au Portugal : A Severa de José Leitão de Barros et A Cançaõ de Lisboa de José Augusto Cottinelli Telmo. Quant à Alison McMahan (« Sound Rewrites Silents »), elle démontre, à partir d’une étude de cas (le Chronophone de Gaumont), que prendre en compte les expériences de synchronisation du début de l’histoire du cinéma (1902-1913) ne conduit à rien de moins qu’à une réécriture radicale de l’histoire du cinéma muet : nécessité de changer la périodisation, de revoir l’histoire du star-système, l’histoire des styles, celle du développement des studios et également celle de la distribution. Cette perspective est également celle de Rick Altman dans « Cinema Sound at the Crossroads : A Century of Identity Crises » ; McMahan lui rend d’ailleurs explicitement hommage. J’ai gardé pour la fin ce texte qui pourtant ouvre l’ouvrage collectif, parce que, en quelque sorte, il résume et prolonge le gros ouvrage du même auteur dont il va être question maintenant.

*

Dès l’introduction de Silent Film Sound, Altman affiche clairement sa volonté de rupture : dénonçant une approche qui fait avant tout du cinéma « a visual affair », il affirme vouloir construire « a new history of American cinema reconfigured through sound » (p. 6-7).

Disons-le d’emblée : ce nouvel ouvrage de Rick Altman [2] est un ouvrage magistral comme il y en a peu dans la recherche sur le cinéma aujourd’hui, un ouvrage qui fera date assurément, pour sa contribution à la connaissance de la période à laquelle il est consacré (le cinéma des origines aux années 1920), mais aussi parce qu’il pose les bases d’une nouvelle approche historiographique, que l’auteur appelle « Crisis Historiography ».

Je commencerai tout d’abord par présenter les propositions méthodologiques d’Altman en m’attachant à souligner leur valeur générale ; Altman entend bien, en effet, qu’elles soient applicables « to a wide range of cultural phenomena » (p. 22). De fait, elles peuvent non seulement servir à éclairer d’autres périodes que celle du cinéma muet (comme le prouve l’article d’Altman dans Le son en perspective, qui étend la réflexion sur le son jusqu’à nos jours), mais elles peuvent aussi s’appliquer à d’autres catégories que le son et même à d’autres technologies que le cinéma (la télévision, l’informatique, la téléphonie mobile, etc.).

Le point de départ de la réflexion d’Altman est qu’une technologie ne saurait être réduite à sa seule dimension technique, ni être étudiée isolément, car elle ne se définit qu’en relation avec les technologies existantes.

Altman propose d’étudier toute technologie à travers trois grands axes, connectés mais séparés :

  1. Comme une construction historique et culturelle (« as historians, we deal with complex cultural signs, not with objets as such », p. 16) en relation avec les technologies déjà existantes.

    Altman parle à ce propos de « processus d’identification multiple ». Par exemple, ce que nous appelons aujourd’hui la « télévision » a été vu tantôt comme de la radio améliorée, comme une radio avec écran ou avec image, ou comme du cinéma en direct. De même, dans les premiers temps, les vues cinématographiques (« views ») apparaissent comme une simple variation à l’intérieur du champ de la photographie (« Called living or moving pictures and lightning or animated photographs, they appeared as a branch of photography », p. 125). Le fait que le projecteur soit à cette époque composé de deux parties (une lanterne magique et un élément additionnel servant à produire le mouvement) témoigne matériellement de cette relation de dépendance du film par rapport à l’image fixe.

  2. Comme un lieu de conflits institutionnels, économiques et juridiques.

    Toute technologie suscite, en effet, des rivalités entre des groupes qui ont quelque chose à gagner ou à perdre dans son développement. Aujourd’hui, Internet est le lieu par excellence de ce type de conflits qui impliquent des acteurs aussi différents que les fournisseurs de téléphonie, les producteurs de musique ou de films, les responsables de grandes bibliothèques, les groupes de télévision, etc.

  3. Comme un espace de choix entre divers modèles de développement.

    Ainsi, le téléphone aurait pu être un appareil de transmission de concerts et d’opéras à domicile au lieu de devenir l’outil de communication orale entre individus que nous avons connu, avant de voir aujourd’hui ses fonctions s’élargir à l’envoi et à la réception de messages écrits, à la réception télévisuelle et même à la réalisation de vidéos (il existe des festivals consacrés à ce type de productions).

Altman montre que ces diverses relations intermédiatiques (culturelles, institutionnelles, économiques, fonctionnelles, etc.) provoquent des crises d’identité qui contraignent à des évolutions, à des modifications, parfois à des ruptures. Tout objet technologique est donc fondamentalement hétérogène et sujet à des mutations. Mais il y a plus : loin d’être linéaires, ces changements partent dans différentes directions. Certains débouchent sur des impasses : par exemple, l’utilisation du son stéréo au cinéma, hérité du développement de la stéréophonie dans le domaine de la musique, a dû être abandonnée dans les séquences de dialogues en raison des problèmes posés par les constructions du type champ-contrechamp — supposons qu’un personnage apparaît à droite dans un plan et passe à gauche dans le suivant ; du coup, le son stéréophonique qui suit ce changement d’espace devient très perturbant pour le spectateur. D’autres avancées technologiques conduisent à une apparente stabilisation : ainsi en est-il du dispositif sonore auquel nous sommes habitués aujourd’hui (au centre, les haut-parleurs pour les dialogues, de part et d’autre de l’écran, les haut-parleurs pour les effets stéréophoniques — en particulier les bruits —, autour de nous, les haut-parleurs pour la musique, provoquant notre immersion dans le flot musical). Mais Altman nous prévient : ce n’est pas parce que nous ne le voyons pas que ce dispositif est sans contradictions et qu’une crise n’aura pas lieu un jour…

Altman souligne que de telles crises identitaires se produisent notamment lors de la naissance d’une technologie : « Instead of a birth, we find a crisis of identity » (p. 19). Silent Film Sound est consacré à l’étude des crises qui ont présidé à la naissance de ce que nous appelons aujourd’hui le « cinéma », mais qui, durant les dernières années du xixe siècle et les premières du xxe, n’existait tout simplement pas comme tel, si l’on entend par là un média clairement séparé des autres.

L’ouvrage propose ainsi un vaste panorama de l’histoire du cinéma, qui va de l’incroyable variété des solutions proposées pour la sonorisation des films dans le cinéma des premiers temps — variété qui culmine dans la période des nickelodeons (musique de cirque, orgues, pianos automatiques à la devanture des lieux de projection, petits orchestres, bonimenteurs, conférenciers, recherche de la synchronisation, recours à des acteurs placés derrière l’écran pour dire les dialogues, etc.) — jusqu’à l’âge d’or des blockbusters projetés dans des complexes gigantesques, en passant par la période visant à standardiser la production des sons et à rendre le spectateur silencieux pour qu’il se laisse « prendre » par l’histoire racontée.

Il n’est pas question de résumer, ici, l’ensemble des analyses qui composent cet ouvrage d’une richesse exceptionnelle. Il est d’autant plus exclu de les résumer qu’elles se caractérisent par la multitude de détails donnés, des détails qui, pris isolément, pourraient n’être qu’anecdotiques, mais qui, réunis, organisés, mis en relation, permettent de véritablement comprendre les enjeux, les conflits, les positions des différentes institutions et des différents acteurs concernés. Ajoutons que ces détails sont toujours issus d’un travail de première main à partir de documents d’époque. On dit souvent que l’on manque de documents sur le cinéma des premiers temps ; Altman prouve, au contraire, qu’ils sont légion et que la difficulté est de les faire parler judicieusement. Je me contenterai de souligner quelques points qui m’ont tout particulièrement frappé — ce ne sont peut-être pas les plus importants, mais on ne lit jamais un ouvrage qu’à travers ses propres lunettes.

Même si cela peut sembler curieux, je commencerai par commenter la façon dont Altman aborde l’iconographie : il me semble qu’elle incarne parfaitement sa conception de l’histoire du cinéma. Ce qui me frappe, ce n’est pas tant le nombre et la présence continue des documents d’époque cités tout au long de l’ouvrage, ni même leur pertinence remarquable (toujours très soigneusement mis en pages, ils authentifient ce que le texte énonce, le complètent, le précisent), mais le fait que ces documents construisent du discours et nous permettent de mieux comprendre le fonctionnement des productions étudiées. Non content de proposer des photogrammes — certaines séries sont d’une beauté rare (je pense, en particulier, à ces très belles pages en couleurs consacrées aux « Illustrated Song Slides » ; cf. le dossier entre les pages 182 et 183) —, Altman donne à voir les divers espaces où ces productions sont projetées (théâtres, baraques foraines, nickelodeons, etc.), la structure des salles (le dispositif), l’ensemble des éléments paratextuels qui entourent les films avant ou après la projection (affiches, programmes, publicités, extraits d’articles de presse), le matériel utilisé (appareils de projection, appareils pour effets sonores, etc.), les parti-tions de musique, des photographies ou des dessins (parfois humoristiques) de musiciens ou de bruiteurs à l’oeuvre, et même des illustrations montrant comment les spectateurs se rendent aux spectacles (cf. « Going to the Performance », p. 66). On est loin des illustrations strictement textuelles ou auteuristes (portraits de réalisateurs ou d’acteurs) qui dominent dans la majorité des ouvrages sur le cinéma : ainsi, c’est tout le contexte de la réalisation et de la projection qui est déployé devant nous.

Je ne pense pas faire une lecture trop partiale de l’ouvrage en disant que l’histoire du cinéma selon Altman relève de la pragmatique : pour chaque type de production, Altman met en évidence l’ensemble des paramètres — techniques, économiques (en particulier le phénomène de la concurrence), juridiques, institutionnels, esthétiques, sociaux — qui permettent de saisir son fonctionnement dans la relation au cadre dans lequel il est donné à voir (le mélodrame, le vaudeville, la fête foraine, le théâtre, la conférence, etc.). Cet écheveau de facteurs permet de comprendre ce qui se joue dans tel espace à tel moment : ainsi une même production sera vue dans un théâtre comme une pièce de théâtre et comme tout à fait autre chose dans le cadre d’un music-hall ou d’une projection foraine (p. 87).

Il convient d’insister, ici, sur le recours à des paramètres que les historiens du cinéma n’utilisent en général pas. C’est le cas, en particulier, des paramètres humains. Altman s’attache ainsi à décrire tout le travail de « formation » des spectateurs, des musiciens et des bruiteurs qu’il a fallu accomplir pour parvenir à imposer un cinéma fictionnel. Altman remarque, par exemple, que dans les productions fictionnelles, le travail des bruiteurs disparaît au profit de l’histoire racontée : on ne le remarque plus pour lui-même ; il ne faut donc pas s’étonner si, inconsciemment ou non, les bruiteurs ont résisté à cette disparition. Cela a entraîné ce que l’on a parfois appelé « the canary effect » : s’il y a un canari dans une cage tout au fond du décor pendant une scène d’amour, le bruiteur mettra en avant non pas le couple d’amants mais le canari, car c’est lui qui lui permet de produire les effets sonores les plus intéressants (p. 236). Cette dimension humaine dans l’histoire du cinéma est partout présente dans l’ouvrage d’Altman et contribue fortement à rendre son approche à la fois authentique et vivante. On est loin d’une histoire désincarnée, réduite à la description de l’évolution du matériel technique, des inventions, des conditions économiques de production, ou à l’histoire des réalisateurs et des acteurs, ou même à l’histoire des films. Certes, on a tout cela dans l’histoire que nous propose Altman, mais sa perspective est plus large : il s’agit de restituer la vie d’une époque dans toutes ses dimensions, y compris celle de la vie intérieure des acteurs concernés.

Me frappe, également, l’intérêt porté par Altman à des formes de productions oubliées par les historiens du cinéma. J’en citerai deux : la conférence illustrée, « a separate signifying practice » (p. 56), et la chanson illustrée (« illustrated songs »), qui font l’objet du chapitre 4 : « Lecture Logic ». Ces oublis de la part des historiens ne sont pas sans conséquences. Ils ont, par exemple, conduit à la méconnaissance de l’existence très précoce d’un cinéma (ou plus exactement d’un hybride de cinéma et de vues fixes) ayant une dimension fictionnelle. Ce qui intéresse les spectateurs dans les chansons illustrées, ce sont les histoires véhiculées par le texte des chansons ; durant la projection, le public reprend les strophes qu’il finit par connaître plus ou moins par coeur et vibre au rythme de l’histoire racontée. De fait, nous dit Altman, les projections ne sont que des publicités pour les chansons. Lorsqu’on passe aux rouleaux et aux disques enregistrés (aux environs de 1910-1914), la chanson illustrée perd sa fonction et disparaît.

En ce qui concerne les conférences illustrées, Altman montre à travers une analyse extrêmement précise du travail de deux conférenciers, John L. Stoddard et E. Burton Holmes, comment ceux-ci ont mis en oeuvre des processus de communication très différents : alors que le premier donnait une sorte de cours magistral de géographie, maintenant une certaine distance entre le public et l’objet de son discours, le second, au contraire, invitait les spectateurs à vivre avec lui l’expérience du voyage (« We shall journey by magic this evening »). Là encore, l’absence d’intérêt manifesté pour ce type de projection a empêché de voir que la question du point de vue s’était posée très tôt au cinéma.

Tout au long de son ouvrage, Altman dénonce d’ailleurs les erreurs, les idées reçues qui courent dans les histoires du cinéma. Je me contenterai d’un exemple : le fameux débat sur le caractère silencieux ou non des projections. Altman prouve très clairement qu’à l’époque des nickelodeons, contrairement à ce qui a été maintes fois dit, la projection des films se faisait le plus souvent en silence. L’erreur vient, d’une part, d’un anachronisme : on projette ce qui se passait dans les années 1920 sur les années antérieures ; d’autre part, d’une mauvaise connaissance de l’utilisation de la musique dans le cadre des spectacles de cette époque. En effet, s’il est vrai que la musique est partout présente dans les spectacles de l’époque — à l’extérieur des théâtres ; au cours des parades, pour attirer le chaland (« the Ballyhoo ») ; dans les salles entre les spectacles ; pendant les projections de vues fixes (qui souvent étaient aussi commentées) —, elle est néanmoins absente durant la projection des films (« every moment was filled by music, except during the projection of films », p. 197). Fréquemment, le film représentait même le moment de repos officiel du pianiste. Certes, on ne saurait dire que le film était toujours silencieux (la musique intervenait notamment quand des instruments de musique étaient visibles à l’écran), mais en général, avant 1910, la musique demeure loin du film, à la fois dans l’espace (elle est à l’extérieur de la salle) et dans le temps. De fait, nous dit Altman, le silence n’a disparu que lentement des projections.

Altman montre que ces erreurs viennent souvent de ce que l’historien n’a pas fait l’effort de se départir de ses automatismes culturels. Par exemple, pour comprendre le rôle du piano à l’époque du « silent cinema », il faut se défaire de la façon dont on envisage aujourd’hui la répartition des fonctions au sein du champ de la production de sons : de nos jours, en effet, on assimile piano et musique, d’où la croyance que l’accompagnement musical a été la solution « naturelle » qui s’est imposée pour le film muet. Et pourtant, dans les années 1910, il est clair qu’on n’attendait pas du pianiste qu’il fasse seulement de la musique, mais qu’il puisse produire des effets sonores divers : imiter le chant des oiseaux, les cris produits par divers animaux, donner à entendre le tonnerre, le sifflet d’une locomotive, le bruit des vagues qui se brisent sur les rochers, etc. Dans les articles de l’époque, il est d’ailleurs fréquent que l’on ne fasse pas de différence entre musique et « sound effects ».

Me frappe, enfin, le refus manifesté par Altman d’une histoire décrivant l’évolution du cinéma comme une série de progrès conduisant au cinéma que nous connaissons aujourd’hui. Remarquable à cet égard est la façon dont il présente la normalisation opérée, sous la pression d’Hollywood, pour imposer un traitement fictionnalisant du son. Altman remarque que cette nouvelle approche n’a pas eu que des conséquences positives ; impliquant de rendre le spectateur silencieux, elle conduit à une limitation considérable de sa liberté d’expression (« What spectators gained in visual access, they lost in opportunities for speech », p. 283), à une réduction de son individuation (il est immergé dans un ensemble basé sur le partage des mêmes émotions) et à la quasi-disparition de la dimension relationnelle du cinéma : elle ne se manifestera plus désormais que dans le film de famille, alors qu’à l’époque des nickelodeons elle était partie intégrante des spectacles (« rather than an end in themselves, they [les films] were part of a discursive scenario, a dialogue in which audience plays one role, and interaction inviting spectators to speak as well as hear », p. 279).

Tout cela constitue une histoire qui renouvelle complètement la connaissance de la période considérée, une histoire à la fois précise, réflexive et humaine, une histoire qui oblige le lecteur à se poser des questions sur lui-même, sur le statut de l’objet « cinéma » tel qu’il lui est donné à voir dans différents espaces et à différents moments de son évolution, et, ce qui n’est pas son moindre mérite, sur le cinéma tel qu’il le connaît aujourd’hui.

*

Ce parcours à travers trois ouvrages qui, de façons différentes et à des degrés divers, renouvellent les études cinématographiques, me conduit pour conclure à quelques réflexions générales.

  1. Face aux histoires trop souvent exclusivement centrées sur la dimension visuelle du cinéma (« visual centered »), les trois ouvrages soulignent la nécessité de replacer le son au coeur des recherches, même pour la période dite muette ou « silent », et font la démonstration que cette façon de faire permet de voir le cinéma autrement.

  2. D’autre part, ces ouvrages montrent que l’on travaille mieux sur le cinéma en ne l’isolant pas des autres médias avec lesquels il est en relation — André Gaudreault avait déjà lancé l’idée de l’inscrire dans des « séries culturelles » ; ces trois ouvrages élargissent donc le champ d’inscription. De fait, ce qu’il convient d’étudier, ce sont les différents espaces au sein desquels le cinéma joue un rôle : espaces de la recherche scientifique, linguistique ou médicale, espaces de la fête foraine, du théâtre et du spectacle sous toutes ses formes, espaces de la communication pédagogique, politique, artistique, fictionnelle, etc.

  3. Enfin, les trois ouvrages conduisent à un questionnement sur ce qu’est le cinéma. À leur lecture, il apparaît que ce que l’on nomme « cinéma » recouvre des pratiques bien plus diversifiées, bien moins homogènes, bien moins clairement définies qu’on ne le pense en général. De fait, le cinéma n’existe pas : ce qui existe, ce sont des configurations variables dont la durée de vie peut être plus ou moins longue. Cette leçon reste vraie aujourd’hui, avec la différence que si, à l’époque du « silent cinema », la diversité s’affiche dans la variété des dénominations, de nos jours, c’est une dénomination unique qui masque la diversité des pratiques.

Tout cela invite à un réexamen radical de l’histoire du cinéma. Giusy Pisano revendique une « histoire non point automatique, mais problématique, non point événementielle, mais discontinue et hétérogène, qui se propose sans cesse d’élargir les champs » (p. 4). Plusieurs auteurs de l’ouvrage dirigé par Dominique Nasta et Didier Huvelle prônent également cette ouverture. Quant à Rick Altman, sa position est on ne peut plus claire : « Today we are beginning to understand the need for nothing less than an entire redefinition of film history, based on new objects and new projects » (p. 7).

Les ouvrages présentés, chacun à leur manière, amorcent ce mouvement.