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Les années 1970 au Québec ont permis l’éclosion d’une parole féministe et revendicatrice, qui cherchait alors à inventer un nouveau langage, à dire les déterminismes de la condition féminine et à se projeter dans un avenir qu’on espérait meilleur. Certaines de ces voix prônaient l’égalité tous azimuts, d’autres réclamaient le droit à la différence. Toutes convergeaient cependant vers la nécessité de reconnaître la présence d’un féminin dont la définition variait pour ainsi dire selon l’angle d’observation. Quelque trente années après cette émergence, on peut se demander ce qui reste de ce discours et où en sont rendus les mots qui l’ont porté. Subsiste-t-il uniquement à l’état de référence socio-historique ou est-il parvenu à infiltrer la parole romanesque, ailleurs que dans les textes de revendication ? Serait-il devenu lui-même, par la force des choses, une composante comme une autre du langage de fiction, ou demeure-t-il un éclat de cette « opinion publique (toujours superficielle, et souvent hypocrite) », dont Mikhaïl Bakhtine dit qu’elle « est l’attitude verbale d’un certain milieu social à l’égard des êtres et des choses, le point de vue et le jugement courants [2] » ?

En d’autres termes, les idéaux féministes auraient-ils réussi à influencer — à contaminer, penseront certains — les textes littéraires actuels au point d’être partie prenante du discours romanesque ou servent-ils seulement de référence ironique ? Pour analyser cette hypothèse, il est approprié de s’attarder à quelques oeuvres qui jalonnent la littérature québécoise avant de s’arrêter plus longuement sur deux auteurs, Guillaume Vigneault et Nadine Bismuth, le premier parce que son roman Chercher le vent s’inscrit dans la tradition du road novel, un mode littéraire éminemment masculin [3], la seconde parce qu’elle fait partie « des nouvelles voix féminines de la littérature québécoise » en rupture avec le féminisme, selon une certaine critique :

Après quelques années passées à philosopher sur la souveraineté du désir, les écrivains féminins ont éteint le flambeau et aiguisé leurs plumes. Fini, les intrigues qui se résument à l’abandon d’une femme par ce goujat naturel, le mâle. Fini, les textes vengeurs qui suggèrent d’amputer les maris d’un appendice réputé dominateur. Les hommes n’en mouraient pas tous (des impudents, même, rigolaient), mais tous étaient frappés. Désormais, on s’aime (à deux) et puis on se jette et puis on recommence [4].

On est donc loin du discours féministe. Mais ses idéaux sont-ils pour autant absents des préoccupations littéraires actuelles ? Un regard sur quelques oeuvres ciblées permet de constater qu’il a marqué, et marque toujours, la fiction québécoise.

Le féminisme en « milieu de travail »

Lors de l’euphorie de l’expression féministe du milieu des années 1970, des trouble-fêtes, dont Madeleine Ferron, questionnaient par le biais de personnages féministement incorrects les applications pratiques du discours de revendication. Dans la nouvelle « L’avancement » du recueil Le chemin des dames (1977), Valérie Bellerose fait tache avec les autres textes qui, en général, proposaient des personnages féminins forts, porteurs de tous ces espoirs que les féministes ont fait naître et ont contribué à concrétiser. À l’encontre du personnage de Catherine, qui réussit par la ténacité à obtenir sa juste part du patrimoine conjugal, et à l’encontre aussi de la tricheuse de la nouvelle du même nom qui feint la folie pour échapper à une vie d’esclavage familial, Valérie Bellerose traduit le malaise, le mal-être, des femmes nouvellement arrivées sur le marché du travail et obligées de repenser leur féminité en fonction de ce lieu qu’elles ont récemment investi. Dans « L’avancement » se glisse en douce une remarque lourde de sens :

Depuis deux ans déjà qu’elle convoitait ce poste, deux ans déjà qu’elle jouait d’intrigues et de conspiration ! Elle pouvait sans remords confesser ce complot puisque ses aspirations personnelles se confondaient avec celles du mouvement féministe auquel elle appartenait [5].

On perçoit dans ce fugace débat intérieur à la fois une culpabilité reliée à l’envie du pouvoir (ne réveillons pas Sigmund Freud trop vite, il s’agit bien du pouvoir et non du pénis qui en serait la métonymie) et l’empressement du personnage à prendre appui sur les revendications féministes pour se convaincre qu’il a droit à l’ambition, ce sentiment longtemps refusé aux femmes. Le directeur chargé d’annoncer la promotion refuse d’ailleurs de prononcer le mot inspectrice car « pourquoi féminiser son titre puisqu’elle veut se conduire en homme [6] » ? Cette misogynie surannée, mais pas si lointaine, oblige celle qui accède au pouvoir à décider de ce qu’elle entend faire de cette féminité subitement soumise à la scrutation du regard de l’autre, passé du rang de père ou de mari à celui de patron. Dans ce cas-ci, l’examen ne laisse aucune chance à la candidate : « [E]lle était provocante avec ce tailleur faussement austère, ces bas trop fins et ce chignon pesant qui lui faisait relever le menton comme si elle offrait son visage [7]. » C’est la preuve que, « bien que socialement valorisés, les stéréotypes de la féminité peuvent être retournés pour reléguer les femmes vers les secteurs les plus déclassés du champ politique [8] », ou pour laisser s’épanouir la mauvaise foi quant à leurs compétences.

La suite de la nouvelle met en relief non pas tant le sexisme au travail, mais la territorialisation des genres et de la mince marge qui sépare les transgressions en la matière. Sur la route qui la mène vers ses nouvelles fonctions, Valérie Bellerose s’enivre de vitesse au volant, dépasse un rival (dans tous les sens du terme puisqu’elle s’en va inspecter la comptabilité dudit personnage), « propulsée par ce désir d’abolir sur-le-champ ce mythe tenace et sans fondement justifié de la supériorité mâle au volant [9] ». L’homme dépassé, bon prince, lui déclare : « Félicitations, vous conduisez comme un homme », sorte d’écho au patron, un commentaire qui lui vaut un ironique : « Voilà un compliment de taille [10]. » Il y a donc, chez le personnage de Valérie Bellerose, une hybridité mal gérée, l’instabilité de celle qui est assise entre deux chaises : elle veut à la fois conserver les attributs de sa féminité (ou ceux qu’elle a appris à reconnaître comme tels) et combler le fossé qui la sépare du monde masculin. L’inconfort et le danger de la position sont traduits par une métaphore dans la conclusion de la nouvelle : la jeune femme, dans sa volonté de prouver qu’elle mérite bien sa promotion, réussit, « pauvre chose tenaillée de points douloureux [11] », à abattre en une journée le boulot que ses prédécesseurs mettaient deux jours à compléter.

Réflexe du conditionnement sans doute : alors que, traditionnellement, les femmes qui sortaient de la maison pour travailler écopaient des emplois les plus ingrats, ceux qui « mobilisent des savoir-faire définis comme féminins, comme la rapidité, l’endurance, la subordination aux rythmes des machines [12] », Valérie Bellerose, qui bénéficie pourtant d’une situation plus enviable, se constitue elle-même en machine à performer. Les compliments du gérant de caisse, dépassé par les événements, la piègent : « Elle venait de s’obliger à travailler à perpétuité au-delà de ses forces et de son intention [13]. » Victoire à la Phyrrus, donc, pour cette femme soucieuse de convaincre l’homme, la société en fait, qu’elle a sa place dans le monde du travail et qui déchante devant ce rôle qu’elle a paradoxalement taillé trop grand pour elle.

Les années 1980

Le discours féministe a aussi trouvé une réverbération, beaucoup moins nuancée toutefois, chez deux auteurs masculins dans les années 1980. Par leur oeuvre portée aux nues par la critique, Christian Mistral et Dany Laferrière ont fait une entrée fracassante en littérature avec, respectivement, Vamp (1988) et Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer (1985). Ces deux romans reprenaient, pour les tourner en dérision, certaines intonations des revendications des femmes. Réflexe normal, dira-t-on, car, tout comme les adolescents cherchent à marquer leur identité en s’opposant aux parents, les écrivains ont à contester les idées ambiantes pour affirmer leur identité : « Or à quoi pourraient bien s’opposer les nouveaux [venus], sinon à la littérature des femmes, si visible au cours des deux dernières décennies [14] ? » La riposte au discours féministe qui tenait le haut du pavé dans les années 1970 ne s’est pas trop fait attendre dans la décennie suivante. L’asynchronie du phénomène est cependant intéressante : au moment où les féministes se font plus discrètes sur la scène publique, des réminiscences de leur parole subsistent et indiquaient par là que leurs mots ont fait leur chemin et investi ceux des hommes, fût-ce sur le mode de la moquerie [15].

Peu de subtilité, certes, dans ces échos qu’il vaut quand même la peine de relever. Chez Dany Laferrière, les références au féminisme sont transparentes :

Miz Littérature regarde mes bouquins.
— Tu n’as pas beaucoup de femmes dans ta collection ?
C’est dit gentiment, mais ce genre de remarque peut cacher la plus terrible condamnation.
— Oui, c’est vrai. Il y a toujours Marguerite Yourcenar.
Yourcenar, paraît-il, ne peut pas me dédouaner. Trop suspecte. Je n’ai pas de Colette, ni de Virginia Woolf (impardonnable !), même pas un Marie-Claire Blais.
— J’ai des poèmes de Erica Jong.
— Vraiment !
Le visage de Valérie s’est illuminé. LE VÉSUVE EN ACTIVITÉ. […]. Par chance, le livre traîne sur la table [16].

L’apparente émancipation des filles et leur intérêt pour les oeuvres de femmes ne doit pas tromper ; les personnages féminins de ce roman ne rêvent que d’une chose : coucher avec le personnage-narrateur. Plus loin, la mention « toilettes pour hommes » évoque l’ouvrage Toilettes pour femmes de Marilyn French, un des premiers romans féministes à atteindre le statut de best-seller ; enfin, les titres des deux derniers chapitres scellent une dérision qui parcourt tout le roman : « Les Nègres ont soif » et « On ne naît pas Nègre, on le devient [17] », rendent un faux hommage aux icônes féministes Denise Boucher et Simone de Beauvoir, et achèvent de dissocier les luttes des Noirs des luttes des femmes. Ce roman stipule qu’il « n’y a de véritable relation sexuelle qu’inégale. LA BLANCHE DOIT FAIRE JOUIR LE BLANC, ET LE NÈGRE, LA BLANCHE [18] ».

Dans Vamp de Christian Mistral, dont André Vanasse dit en présentation qu’il « est incontestablement un roman adolescent [19] », appuyant ainsi la thèse de la contestation parentale, on suit le cheminement d’un narrateur masculin qui a grandi avec la révolution féministe, pour son plus grand malheur. Les prémices ne sont pas sans rappeler l’idée de lignée chère d’abord au patriarcat et que se sont ensuite appropriée les féministes : « Au commencement, il y eut l’Accident ; l’Accident engendra le limon ; […] Et Nanane engendra Christian Mistral. Voilà, enfin dévoilée, la trame de mon antique et noble lignage [20]. »

Voilà aussi annoncée la reprise en main de la suite des choses, croit-on lire : la filiation est évacuée, l’homme (nouveau ?) est advenu, un homme qui ne peut totalement faire abstraction du terreau qui lui a donné naissance. Ça et là, pointent des allusions (toujours ironiques) aux revendications des femmes. On retiendra la plus savoureuse :

— […] Je te vois très bien tomber en amour avec la première gazelle qui passe.
— Je sais. Ça me fait peur, moi aussi… Oh, mais faut pas s’en faire. […]
— C’est pas le choix qui manque. […]
— Marie-Pier ?
— Trop jeune. Non, c’est pas ça, mais elle me tente plus. Elle sait pas ce qu’elle veut.
— Pascale ?
— Bof ! Tu te souviens, la veille de Noël, j’ai même pas pu bander dessus. Qu’est-ce que tu veux, je la trouve pas belle. Puis j’ai pas le goût de me forcer.
— […] L’autre Marie-Pier, elle de Montréal ?
— Elle, je l’ai eue deux fois. Y’en a pas eu de troisième parce que j’ai dit non. […] Elle se servait de moi, c’était dégradant [21].

L’adjectif verbal dégradant sert ici d’indice ironique à plusieurs égards : en plus de réactualiser un des aspects fondamentaux des luttes des femmes, à savoir la contestation de la femme-objet jetable après usage, il vient aussi fallacieusement auto-critiquer les commentaires du narrateur qui, on peut le supposer, ne pense pas un mot de ce qu’il dit et, au contraire, enfonce le clou !

Ainsi, tout comme l’avènement des ordinateurs a produit des romans qui mettent en scène des personnages rivés à leur écran, l’onde féministe, dans une mesure plus modeste bien sûr, a frappé les imaginaires et laissé des traces dans les narrations qui ne relevaient pas spécifiquement de textes militants. Cette infiltration s’est d’abord effectuée, on le voit, sur le mode ironique par une « parodisation du langage [22] » féministe :

les paroles « d’un autre [23] », sous une forme dissimulée (c’est-à-dire sans indication formelle de leur appartenance à « autrui », directe ou indirecte), s’introduisent dans le discours (la narration). Mais ce n’est pas seulement la parole d’autrui dans la même « langue », c’est un énoncé dans un « langage » étranger à l’auteur [24].

Bref, le traitement parodique du discours féministe permet de tenir le narrateur à distance de l’objet dont il se moque et constitue un moyen en apparence léger de détourner le message. « L’hostilité, rappelle Kate Millett, s’exprime de plusieurs façons dont le rire. La littérature misogyne, grand véhicule de l’hostilité masculine, est à la fois une exhortation et un genre comique [25]. » Genre comique qu’un certain lectorat lit cependant en grinçant des dents…

Et chez les femmes ?

Déjà en 1987, Monique Proulx [26] a abordé de front la question de la différence sexuelle avec Marie-Pierre, un personnage transsexuel. Exemple limite de la collision des discours du genre [27], ce personnage fait entendre deux voix simultanément. Miroir virtuel en quelque sorte de sa fille Camille douée pour les sciences et qui malmène aussi les stéréotypes, le père transsexuel, admiré comme scientifique masculin, mais méprisée dans son nouveau genre [28], sert de caution narrative à une démonstration de l’intolérance sociale.

C’est le discours que tient Marie-Pierre, toutefois, qui importe ici. Mélange intéressant de voix publique et d’observations du-temps-où-le-personnage-était-un-homme, il expose sur le mode ironique l’envers de la médaille. Témoin, l’extrait où Marie-Pierre entretient une conversation avec Gaby (sur le point de plaquer son amant, un homme rose, et de coucher avec son patron pour avoir une promotion), qu’il vaut la peine de citer presque au complet :

— Les femmes se battent pour qu’on reconnaisse leur autonomie. Mais dans le fond, hein, ma chérie, nous rêvons toutes d’être entretenues…
— Meuh non ! s’insurgea Gaby. Qu’est-ce que tu racontes là ?
— Tu n’as pas remarqué ? — la voix de Marie-Pierre se fit susurrante. Surveille un peu, au restaurant, quand vient le temps de régler l’addition… C’est fou ce que les femmes se mettent à regarder ailleurs à ce moment, les pauvres chouchounes, c’est fou comme elles n’ont pas l’air concernées par la chose. Même dans les téléromans de Lise Payette, les Libérées ne sortent jamais leur portefeuille pour payer leurs coque-tails…
— En tout cas, je peux te garantir que Luc et moi, nous réglons tout moitié-moitié.
— Et ça te fait plaisir ?
— Certainement ! mentit Gaby [29].

La séquence amalgame, sur le mode léger, les observations didactiques d’un ex-homme qui cherche à se faire reconnaître comme femme, mais qui se fait entendre de la position du dominant. La voix à l’oeuvre parle bien d’autorité ; la réaction de Gaby le confirme (à l’intention du lecteur du moins) car le personnage a percé l’autre à jour. C’est lui qui sait. On mesure là à quel point l’ironie est une arme retorse : plaidoyer pour la tolérance, le roman (très amusant par ailleurs) n’échappe pas, malgré son intention manifeste de bouleverser les clichés, à une certaine convention discursive. Les propos en apparence contestataires n’ont rien de Libérateurs — pour reprendre la majuscule d’ironie de la citation : ils reconduisent des stéréotypes qui ont la vie dure.

Lori Saint-Martin range ce roman parmi les oeuvres métaféministes pour son « ambivalence, [pour son] refus de tenir une “ligne dure”, de désigner des coupables et des victimes » et aussi pour la distance à laquelle il tient « la dénonciation généralisée des phallocrates et de l’idéalisation du féminin, encore persistantes dans une certaine pensée féministe [30] ». Certes, le roman ouvre de nouvelles possibilités, brouille les frontières entre les genres, nous entraîne dans « la valse-hésitation des relations hommes-femmes à une période où tous les rôles vacillent [31] ». De plus, Marie-Pierre est la preuve qu’il fait meilleur être un homme qu’une femme, encore de nos jours, signifiant par là que tout n’est pas acquis. Il n’en demeure pas moins que dans ce roman, c’est la parole de l’homme qui pèse symboliquement le plus lourd. Phénomène assez répandu, finalement : une opinion devient sérieuse lorsqu’elle se trouve un aval masculin.

Hélène Monette, dans sa nouvelle « Un gars, une fille », jauge à son tour l’éternel deux poids, deux mesures en matière de comparaison des sexes. Bien sûr, les féministes ont depuis longtemps dénoncé le fait que les mêmes comportements suscitent selon le sexe des appellations variées (les hommes sont des coureurs de jupons, les femmes des putes, etc.), mais Monette arrive, dans son irrésistible fragment, à renouveler la question : « Une fille qui boit, s’enfarge. Un gars malade est souffrant. Une fille malade est une fille [32]. » Toujours perdante en amour et ailleurs (encore !), la jeune fille de Monette n’en mène pas plus large qu’avant, ou si peu. La reprise du credo féministe en réactualise le message ; faisant écho aux luttes des premières heures sans toutefois en endosser l’engagement, le texte dégage la mélancolie d’une ironie paradoxale [33], car il reprend les inflexions des revendications des années 1970, non pas pour rallier le lectorat à ses dires comme dans un texte ironique traditionnel, mais plutôt pour adopter le ton du constat de la désillusion, sans velléité de militantisme. Il y a, encore une fois, une sorte de constatation douce-amère : les années passent, mais les femmes ne changent pas parce qu’elles ne peuvent se passer de l’amour qui ravage tout sur son passage. Paradoxe ici aussi : l’amour, en fait l’incapacité d’y renoncer (désillusionnées mais pas vaincues, les filles), valide l’existence des femmes — ce qui est tout à leur honneur — et leur empoisonne la vie en même temps.

Et maintenant ?

L’arrivée triomphale de Nadine Bismuth sur la scène littéraire avec un premier recueil de nouvelles acclamé par la critique, Les gens fidèles ne font pas les nouvelles [34], a créé de lourdes attentes à son endroit. Sa deuxième oeuvre, Scrapbook [35], roman publié en 2004, se présente, selon la quatrième de couverture, comme une « parodie d’auto-fiction ». Mon propos n’est pas de voir si l’appellation s’avère adéquate, mais d’évaluer les conséquences de cette étiquette très astucieuse : une parodie, on le sait, est le renversement organisé d’un texte de départ dont on se rapproche assez pour que le lecteur le reconnaisse et mesure en même temps tout ce qui l’en distingue. La lecture du roman repose donc sur le principe d’incertitude propre à tout texte ironique et oblige à revoir systématiquement d’où parle la narration. Or, dans le contexte d’une analyse du genre dans le discours, la donne parodique vient allègrement brouiller les cartes : puisqu’il s’agit d’un renversement, faudra-t-il dès lors lire les clichés, les stéréotypes réactualisés (ils sont légion…) comme des dénonciations de ces mêmes clichés et stéréotypes ? Ou n’est-ce qu’une façon commode de ne pas avoir à réinventer le monde ? Encore une fois, le recours à la parodie invite à faire une lecture parallèle des deux possibilités.

Dès le départ, l’isotopie de l’écriture affiche ses frontières sexuées ; la narratrice fraîche émoulue de cours de création, en résume ainsi les enjeux :

[L]es nouvelles écrites par les filles n’étaient bien souvent qu’un prétexte pour disserter sur la dimension du membre de leur petit ami et l’efficacité de celui-ci selon l’orifice visité […]. Les nouvelles écrites par les garçons, quant à elles, suivaient deux filons principaux : ou bien la planète était envahie par des vampires d’apparence humaine, ce qui donnait lieu à moult quiproquos, lesquels entraînaient des morts qui, autrement, auraient pu être évitées, ou bien un narrateur en peine d’amour entrait dans un bar où il se soûlait pour oublier son moi meurtri et finissait par visiter — dans la pénombre des toilettes d’où lui parvenaient les échos d’une chanson de Leonard Cohen ou de Jay-Jay Johanson dont les paroles étaient reproduites en caractères italiques — les orifices d’une serveuse ou d’une jeune inconnue ou, pour peu qu’il soit chanceux dans son malheur, des deux.

S, 13

Dans cette dichotomie satirisée, le personnage écrivain Annie Brière tente de se tailler une place. C’est dans une mise en abyme du monde littéraire contemporain et du monde tout court que Bismuth le fait évoluer. Cet univers ludique ne donne le beau rôle à personne mais, puisque la narration s’effectue au féminin, c’est de cet angle qu’il est observé. Surtout que la matière abonde : Annie Brière, en effet, revisite (pour s’en distancer, on espère…) les techniques de séduction féminines (aller à un lancement avec un gars qui la laisse indifférente pour en faire souffrir un autre, par exemple), les rivalités entre filles (S, 32), les personnages féminins ridicules : entre « l’exemple parfait de la mère au foyer qui sombre dans une crise existentielle une fois que les enfants quittent le nid familial [et veut] un boulot pour passer le temps et se sentir utile » (S, 142) et Mme Dubois, « la lesbienne finie », « férue de théories féministes et déconstructionnistes [qui] considérait comme injuste que les étudiants du profil création puissent décrocher le même diplôme que ceux du profil critique » (S, 20), Brière tente d’émerger et de se comprendre. Elle a lu Simone de Beauvoir et Virginia Woolf car elle tient à payer sa part de loyer pour ne pas qu’elles se retournent dans leur tombe (S, 367), mais n’en adopte pas moins un comportement commandé par les pressions d’une société basée uniquement sur l’apparence et sur les conventions. Conventions qui ressurgissent quelquefois (on est toujours sur le mode parodique) en purs anachronismes, comme l’explication que l’héroïne doit fournir (« J’ai fait beaucoup de vélo quand j’étais ado » [S, 37]) pour justifier l’absence de taches de sang sur les draps lors de son initiation sexuelle.

Annie Brière, lieu de toutes les contradictions, revêt sa « plus courte jupe noire » (S, 52) au cas où il se trouverait quelqu’un à allumer quelque part, regrette à un autre moment « ce jean bleu et ce banal chandail de laine noire » (S, 77), fait, « comme Léonie [lui] avait montré, […] quelques pas en roulant les hanches » (S, 117) et reste « un mois scotchée devant [s]on ordinateur » (S, 160) au cas où sa flamme lui enverrait un message. Elle évoque par ailleurs « un attroupement de jeunes filles qui suçaient des Mister Freeze [pendant qu’un] escadron de torses nus couraient derrière un ballon » (S, 126), écorchant au passage celles qui se contentent de paraître au lieu d’agir. Il y a donc, chez la narratrice, une conscience très nette des inepties qu’il lui faut commettre pour atteindre des buts qui s’effilochent au fil du roman. Annie, gaffeuse, tend des pièges qui ne se referment que sur elle, se fixe des objectifs inaccessibles et se prend symboliquement au jeu de la fiction, comme le montre la séquence où, dans un moment d’intimité, elle confond la réalité et les textes des gars lus dans les cours de création (S, 129). Annie Brière, est-elle alors fille de son temps ou parodie d’une fille de son temps ? Impossible à déterminer et c’est bien là l’intérêt de ce roman, hilarant par certains aspects (on pense à Annie en train de complaire au desiderata d’un interlocuteur obscène, qu’elle prend pour un autre, ce qui nous ramène la Bismuth nouvelliste en pleine possession de ses moyens), plus déprimant par d’autres. Car à reprendre les stéréotypes, à reconduire les personnages de filles qui se morfondent, même sur le mode parodique, le roman atteint son but, qui est de faire rire, mais rate sa cible, qui est peut-être — incertitude parodique toujours — de dénoncer ce monde factice de faux-semblants. Énième paradoxe (qui n’enlève rien au sourire de la lecture, mais déplace la discussion vers des terres plus abstraites), ce roman, à la limite, apparaît comme antiféministe au sens où l’entend Christine Delphy, c’est-à-dire comme résistant à un « devenir-féministe » ainsi défini :

[U]n processus long et jamais terminé, douloureux de surcroît, car c’est une lutte de tous les instants contre les « évidences » : la vision idéologique du monde, et contre soi. La lutte contre la haine de soi n’est jamais terminée. Il n’y a donc pas de rupture abrupte entre les femmes féministes et les femmes « antiféministes », mais un continuum de points de vue sur une même situation [36].

Ainsi, la parodie littéraire, qui constitue en quelque sorte l’aboutissement d’un continuum entre une réalité que l’on veut redéfinir et l’image qu’on en donne à lire, cautionne peut-être, dans le cas de Scrapbook, une stigmatisation des comportements des filles pour les renverser : le risque bien sûr pour le lecteur est de ne pas investir de sa conscience critique l’espace entre le texte (le point) de départ et celui d’arrivée. Scrapbook passerait alors du rang de parodie au roman ludique : le rire toujours présent, mais la dénonciation en moins.

Un dernier exemple, pour la route

C’est dans le « road novel » Chercher le vent [37], de Guillaume Vigneault que se trouvent, ironiquement, les convergences les plus accentuées entre les discours masculin et féminin. Dans ce roman — qui n’est pas humoristique, beaucoup s’en faut —, le narrateur, Jacques, émule de Jack Kerouac, a manifestement intégré les discours sur la condition féminine, sur les stéréotypes féminins, et les discussions sur la différence entre les hommes et les femmes. Il en ressort une narration qui pose un « je » masculin lucide, curieux de l’autre, assez dur envers lui-même mais surtout dépourvu, à la différence de Mistral et de Laferrière, de mépris pour les femmes. Fait rarissime dans les textes masculins francophones [38], le narrateur puise abondamment dans l’auto-ironie, se jugeant sans pitié, se donnant sans réticence le mauvais rôle. Les inflexions ironiques sous-jacentes, ces « voix » à l’oeuvre dans le roman, interrogent les relations humaines en affichant les marques d’une société en évolution. Le narrateur atteste, par ses réflexions, que les rapports de certains hommes avec l’autre sexe ont changé : les questions demeurent ouvertes, mais le dialogue est engagé : « J’ai pensé à Monica. Les débuts, vacances au chalet. “Pourquoi on s’arrête ? — Pour rien.” Mauvaise réponse. “Pour te regarder.” Ça passait beaucoup mieux. “T’es con, donne-moi une cigarette.” Elle dissimulait un sourire fuyant derrière sa main. » (CV, 33) Il y a dans ce jeu « d’essai et d’erreur » une amusante illustration de la maladresse des hommes à dire aux femmes ce qu’ils pensent qu’elles souhaitent entendre. Rien n’assure ici que le « pour rien » a véritablement été prononcé : peut-être le narrateur s’est-il censuré juste à temps. Il reste que le jugement auto-ironique du narrateur (« mauvaise réponse ») et l’étapisme de la réponse en question affiche une intuition des attentes de l’autre ou encore une simple bonne volonté de faire plaisir.

Ce roman met constamment en présence, de façon non équivoque et pour mieux les opposer, les préjugés et les idées reçues sur les deux sexes. L’oeuvre, éminemment inscrite sous le sceau de la masculinité, plaide pour son sexe, espère la compréhension de l’autre ainsi qu’une indulgence pour ses propres déterminismes, comme l’illustre le passage suivant, qui relate les raisons ayant poussé Nuna à envoyer paître son patron :

Pourquoi je suis fâchée avec le gros con ? Parce que je refusais de porter le tee-shirt de l’uniforme. Un tee-shirt pour bébé, blanc, serré, tu vois ce que je veux dire… ? Vulgaire pour mourir ! Dans un truck stop, passe encore, je peux comprendre, mais au centre-ville, quand il y a seulement le patron que tes seins intéressent… Porco…

Comme il est de mise en pareilles circonstances, Tristan et moi on a pris un air consterné, en secouant la tête. Suffit qu’une fille prononce le mot « seins » pour qu’on se mette à se demander de quoi ils ont l’air. C’est involontaire, comme la dilatation des pupilles, il faudra leur expliquer un jour.

CV, 67

Soulignons ici le comique de situation : l’air de faux apôtres, la compassion peu authentique des deux hommes et, encore une fois, la bonne volonté du narrateur, qui englobe dans un pronom personnel toute la gent féminine à instruire, font ressurgir, sur le mode inversé, les appels des femmes à se faire accepter telles qu’elles sont. L’extrait échappe cependant à la parodie du discours féminin par une contextualisation qui ne laisse aucun doute quant à la perception qu’entretient le narrateur du personnage féminin. Nuna a une poignée de main « franche, solide » (CV, 66), qui plaît à Jack, et elle a déjà fait la preuve, au restaurant, de sa force de caractère :

[Elle] a vivement dénoué son tablier et l’a jeté au visage du patron en lui exprimant quelque chose de très impoli en espagnol. Comme elle attrapait son sac à main sous le comptoir, le gros l’a empoignée fermement par le bras. Erreur. Elle s’est figée et l’a foudroyé du regard, et avec les yeux qu’elle avait, j’ai eu pitié du bonhomme.

CV, 60

Cette impression se trouve renforcée plus loin quand Nuna prend part à une bagarre :

Et soudain, le colosse s’est figé sur place, je n’ai pas compris tout de suite, puis j’ai vu qu’il avait une petite sandale figée dans l’entrejambe. Nuna s’était payé un furieux botté de placement par-derrière, et Cliff, tout à coup doté d’une seconde paire d’amygdales, est tombé lentement à genoux en laissant échapper un horrible couinement.

CV, 90

L’image a, ici encore, de quoi faire sourire : dans le vocabulaire même s’entrechoquent des référents masculin et féminin (la petite sandale/mode/féminin et le botté/sport/masculin), créant une interférence dans ce que Kate Millett a déjà nommé, sans jeu de mot, les « fondements biologiques du patriarcat » :

Ce que la culture se plaît à attendre de son identité générique encourage le jeune homme à développer ses pulsions agressives et la jeune fille à freiner les siennes ou à les refouler. […] Sur quoi la culture consent à croire que le fait de posséder les symptômes extérieurs de la virilité, testicules, pénis et scrotum, caractérise en soi l’impulsion agressive, et va jusqu’à vulgariser cette notion par des éloges tels que : « Ce type a des couilles ». Ce même processus de renforcement se manifeste avec évidence dans la production de la principale vertu « féminine » : la passivité [39].

Ici, Nuna a eu (dans le sens de s’approprier) les couilles du gars en question et a mis à mal l’idée de l’inertie atavique des jeunes filles [40]. Ce choc, non pas des cultures mais des conditionnements culturels, se mute en opposition ludique que les personnages, tour à tour, verbalisent plus explicitement. Voici deux exemples, dont le premier est un échange entre Jack et Nuna et le second, une réplique de Tristan à cette dernière :

— Alors c’est quoi, ton… comment vous dites ? ton trip ? Une sorte de pèlerinage morbide, ou quelque chose du genre ? […]
— Non, ai-je fini par répondre posément, tu vois, ça, pour moi, c’est un truc de fille… Les lieux, les chansons, les films, peu importe, je greffe rien là-dessus. Inutile et invivable, si tu veux mon avis.
— Truc de fille, pff ! N’empêche, c’est quand même drôle que t’aboutisses ici plutôt qu’ailleurs, tu ne trouves pas ? […]
— T’es drôle, toi ! Je suis venu en vacances ici il y a quatre ans, qu’est-ce que tu veux qu’il me foute cet endroit, c’est pas la Terre sainte, crisse !

CV, 74

— Tristan, tu veux vraiment payer cent dollars pour voir un gars bouffer un oursin ? […]
— Tu peux pas comprendre, c’est un truc de gars, lui a répondu Tristan, narquois.

CV, 81

Truc de gars, truc de fille : on pourrait croire que les expressions, issues de généralisations, sont vides de sens. Pourtant, elles recèlent encore la conscience de ces démarcations entre les comportements féminins et masculins. La nouveauté est à lire dans cette taquinerie entre les « représentants » des deux sexes, bien au fait des discours sur l’un et sur l’autre, pas dupes de leur conditionnement respectif. Nuna peut bien s’indigner devant « ces conneries de machos » (CV, 93) qui poussent les gars à se battre dans les bars et les hommes peuvent bien rire d’elle qui, avec « un million en poche », ne démord pas « de son béguin pour le petit bateau bleu » au lieu d’un plus luxueux (CV, 81) ; chacun va où son sexe le mène, pour résumer l’atavisme des comportements qui, dans ce roman, ne pose plus problème, même dans les sujets les plus graves, comme le suicide :

— Évidemment, si tu cherches des solutions permanentes, il y a toujours la balle dans la tête […]
— Hmm. Mais la satisfaction narcissique du geste est de courte durée. […]
— Overdose, alors. Ça donne le temps de voir venir…
— Trop féminin.
— Trop courageux, plutôt, non ? Les mecs se tirent dans la bouche pour éviter de changer d’idée à mi-chemin, quand il est trop tard.
— Et les filles ne veulent surtout pas tacher la moquette…
— Cretino ! a-t-elle lâché dans un éclat de rire.
Je n’avais jamais eu de conversation aussi amusante sur le suicide.

CV, 136

Guillaume Vigneault propose aussi, et ce n’est pas rien, un personnage de femme vieillissante, spirituelle (« J’ai cessé d’être polie à la ménopause », dit-elle [CV, 159]) qui garde une séduction malgré l’âge et dont Jack se moque doucement : « Je constatai avec amusement que les femmes ont souvent la comique certitude d’être de bien meilleures juges que nous en ce qui concerne la beauté féminine. Elles se fourvoient la plupart du temps. » (CV, 163) Pas dans le cas de Nuna, toutefois, comme le reconnaît le narrateur.

Tout au long de ce roman s’établit ainsi un dialogue sur les comportements, les conditionnements masculins et féminins ; les personnages accusent les stéréotypes tantôt pour en prendre acte, tantôt pour mieux les récuser, non pas dans leur discours, mais par leurs actions, qui alors les démentent et les rendent caduques.

Le genre, cet inconnu

Outil relativement nouveau en matière d’analyse littéraire, le genre ajoute aux réflexions féministes pour les amener plus loin. Dans le cas présent, il permet de voir que le discours des femmes a bien été entendu : on le rapporte, on le colporte, on l’assimile, tant dans les textes féminins que masculins, on le fait sien d’une façon ou d’une autre, ce qui est bien ; même l’ironie dont il est parfois l’objet ne change rien à l’affaire : la raillerie est alors signe que les paroles des femmes dérangent. Et c’est encore préférable à l’indifférence.