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Dans le mouvement d’émancipation qui caractérise les littératures canadiennes des années 1960, les dramaturgies francophone et anglophone du Canada remettent en cause leur attachement à un passé colonial et prennent leurs distances face aux modèles issus des métropoles littéraires. Les oeuvres dramatiques sont alors mises à contribution dans la création de répertoires nationaux chargés d’affirmer une identité distincte, perçue comme appartenant en propre à la communauté représentée. Commune aux deux groupes linguistiques, la valorisation de la différence par laquelle on se distingue suit toutefois des itinéraires particuliers selon la langue dans laquelle elle s’énonce et les fonctions qui lui sont accordées.

Sollicitée dans l’instauration de ces répertoires nationaux et façonnée par le rapport qu’entretiennent les littératures écrites dans les deux langues officielles du Canada, la traduction met en relief leurs disparités en montrant comment se négocie le passage de l’une à l’autre. Dans le cas du texte dramatique destiné à la scène, l’oralité de l’acte théâtral constitue un enjeu de taille pour la traduction puisqu’il s’agit de donner au texte emprunté non seulement sa langue, mais aussi son corps et sa voix afin de le faire vivre et parler sur la scène. L’étude qui suit se propose d’observer comment se négocie la « différence » québécoise dans les traductions anglaises des premières pièces écrites en joual de façon à en donner une représentation qui permette au Canada anglais de les incorporer dans une dramaturgie naissante qui se veut alors proprement canadienne.

Selon Pascale Casanova, les nationalismes européens émergeant à la fin du xviiie siècle ont fait appel aux langues vernaculaires, qui furent déclarées nationales et mises à profit dans la création de littératures dites « populaires » destinées à « servir l’idée nationale et lui donner le fondement symbolique qui lui faisait défaut[1] ». La spécificité orale de la langue populaire étant vouée à fonctionner comme signe distinctif d’une « identité sociale [qui] se définit et s’affirme dans la différence[2] », le théâtre fut alors le genre privilégié de littératures assujetties à l’idée de nation jusqu’à ce que, libérées de leur devoir politique, elles puissent acquérir une autonomie littéraire.

Dans les contextes canadiens francophones, le recours à la langue populaire a rempli une fonction analogue en affirmant une identité distincte à laquelle la littérature a servi d’assise. Au Québec, le joual a pu ainsi contribuer à la formation d’un capital littéraire fortement politisé fondé sur une double articulation. Tout en dénonçant l’aliénation d’une langue française nord-américaine coupée de ses racines et soumise à l’influence écrasante de l’anglais, il en revendique la spécificité au sein d’une littérature mondiale de langue française. Agissant comme opérateur de distinction, la langue populaire permet alors à la dramaturgie québécoise de se réapproprier cette grande langue littéraire qu’est le français tout en proclamant l’usage particulier, libéré des normes françaises, qu’elle en fait[3].

À partir de la fin des années 1960 s’érige ainsi une dramaturgie fondée sur l’usage d’une langue populaire devenue emblème de la spécificité française du Québec, dont elle affiche du même coup la difficile condition minoritaire. Alors que le français était autrefois menacé et peu valorisé, il fera, à partir de cette époque, l’objet de mesures de protection de plus en plus sévères, plusieurs organismes provinciaux seront chargés d’en faire la promotion et il sera proclamé unique langue officielle de la province en 1974. Cette prise en main juridique et gouvernementale du français décharge peu à peu les artistes de la responsabilité d’en affirmer l’existence sur des scènes jusque là vouées à l’expression d’une résistance linguistique et culturelle. De nouvelles esthétiques peuvent alors se déployer à travers une « écriture scénique[4] » et gestuelle où « le texte n’est qu’une partition dans le spectacle, qui est un objet à voir avant tout[5] ». Parallèlement, le « théâtre de la parole » s’ingéniera à mettre en scène une langue exubérante aux antipodes du langage quotidien et dégagée de l’obligation de faire vrai.

Ainsi, loin de disparaître avec le joual, la question de la langue continuera de façonner en profondeur la dramaturgie québécoise avec une insistance dont témoigne le discours critique qui accompagne la production des pièces en traduction anglaise au Canada. Empreints d’une oralité excessive exprimant la préoccupation dont la langue fait l’objet, les textes dramatiques québécois donnent à entendre un trop-plein de langue qui tranche vivement avec les attentes d’un destinataire anglophone habitué à une parole théâtrale moins extravagante. Ne partageant pas l’inquiétude linguistique dont le texte francophone est porteur, le public anglophone conçoit mal que l’acte de parler puisse être le lieu d’un tel investissement, l’objet de tant d’insistance[6]. Selon Linda Gaboriau, qui a traduit plus de soixante-dix pièces québécoises en anglais, c’est le reproche que les critiques anglophones adressent le plus souvent au théâtre québécois contemporain : « Quand les critiques ont de la difficulté avec le théâtre du Québec, leur principale critique est la suivante : les pièces sont verbeuses, les dramaturges québécois se servent du théâtre comme d’une tribune[7]. »

Fonctions de la langue populaire

Si la spécificité de la langue populaire a pu servir d’ancrage initial pour une dramaturgie proprement québécoise, c’est qu’elle est tributaire des circonstances sociohistoriques qui ont façonné le français au Canada. À l’issue des guerres coloniales qui opposent la France et l’Angleterre, l’anglais devient la langue dominante et, finalement, majoritaire du Canada, pendant que le français des premiers colons évolue en vase clos loin de la métropole. Selon Claude Poirier, en raison du départ ou de la perte de prestige d’une élite française, la langue parlée se charge alors de traits régionaux qui vont peu à peu accéder à l’écrit et « le mot du peuple est soudainement incorporé à un usage qui devient la référence, le modèle[8] ». Le français canadien acquiert de la sorte une texture qui lui est propre et dans laquelle on retrouve des prononciations et tournures des débuts de la colonie, auxquelles se mêlent au fil des siècles des amérindianismes et des anglicismes. Se déploie ainsi une langue dont les formes particulières attestent un usage distinct du français et dont les particularités sont mises en relief dans la langue populaire.

Bannie des scènes où se produit un art « sérieux » attaché à la norme du bon parler français, la langue du peuple est la favorite d’un théâtre burlesque qui connaît beaucoup de succès au Québec des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950. Elle est ensuite exploitée avec réserve dans les pièces de Gratien Gélinas et de Marcel Dubé avant de s’afficher radicalement chez des auteurs tels que Jean-Claude Germain, Jean Barbeau et surtout Michel Tremblay, qui fait triompher le joual sur les scènes québécoises avec Les belles-soeurs en 1968. Les pièces de Tremblay connaissent par la suite une grande popularité qui est mise à profit dans l’inauguration d’une dramaturgie canadienne à laquelle elles participent abondamment par l’entremise de la traduction. Ainsi, de 1972 à 1979, treize oeuvres dramatiques de Tremblay sont traduites, produites ou publiées au Canada en versions anglaises[9].

Si la langue populaire agit comme opérateur de distinction pour une écriture dramatique qui se qualifie désormais de québécoise, ce n’est pas le cas au Canada anglais. Rédigée à la même époque que Les belles-soeurs, texte phare d’un théâtre québécois qui affirme sa différence dans le recours au joual, la pièce de John Herbert intitulée Fortune and Men’s Eyes fait aussi appel aux ressources de la langue populaire, plus précisément celle des milieux carcéraux. Une première production de la pièce est proposée en 1965 dans le cadre d’un atelier pour jeunes acteurs à Stratford mais, comme le souligne Herbert, « quand certains des hauts responsables de Stratford ont vu la production, ils ont jugé qu’elle n’était pas convenable pour leur public[10] ».

Rejetée par l’institution théâtrale ontarienne, dont Stratford constitue le haut lieu, la pièce est créée au Actors Playhouse de New York en 1967. La production américaine est ensuite présentée en tournée aux États-Unis et au Canada. La pièce est aussi montée à Londres en 1968 avant d’être portée à l’écran en 1970 dans une coproduction États-Unis-Canada, dont le tournage se fait dans la vieille prison de la ville de Québec[11]. La première production professionnelle canadienne de la pièce a lieu au théâtre de Quat’Sous de Montréal en 1970 dans une version traduite par René Dionne sous le titre Aux yeux des hommes. Il faut ensuite attendre jusqu’à 1975 pour que la pièce originale soit montée au Phoenix Theatre de Toronto. Comme le souligne Jerry Wasserman, « il a fallu que Fortune connaisse près de huit ans de succès international avant que Herbert puisse en voir une production professionnelle chez lui, dans sa ville natale, la “glaciale et méfiante Toronto”[12] ».

Bien que la critique canadienne attribue le rejet initial de la pièce à l’homosexualité dont elle traite et à la brutalité qu’elle donne à voir, la crudité de la langue suscite aussi des réticences. L’institution théâtrale canadienne-anglaise de l’époque est encore très attachée aux modèles littéraires hérités des traditions américaines et britanniques[13], modèles que le mouvement des théâtres alternatifs remettra toutefois en cause pendant les années 1970. Au-delà de la réticence que suscitent la langue et le discours de la pièce d’Herbert, ce que mettent en relief le rejet de la pièce au Canada et son succès aux États-Unis, c’est l’extrême parenté des langues populaires anglaises canadiennes et américaines. Malgré certaines différences régionales qui peuvent se manifester dans l’accent ou dans le lexique, ces parlers populaires entretiennent des liens étroits alimentés par la proximité des territoires autant que par l’intense circulation des produits américains au Canada anglais, que ce soit à la radio, à la télévision ou au cinéma. Ces produits ont un effet uniformisant qui entraîne une homogénéisation de la langue anglaise en contexte nord-américain[14].

Contrairement au joual, qui constitue une variété linguistique singulièrement franco-québécoise[15], la langue vernaculaire anglo-torontoise ne propose donc pas une « spécificité orale » pouvant agir comme opérateur de distinction. Exception faite du parler terre-neuvien, les variantes populaires de l’anglais parlé au Canada ne portent pas les marques d’une particularité qui puisse en faire l’emblème d’une identité linguistique proprement canadienne. C’est d’ailleurs ce que souligne Bill Glassco, qui a collaboré à plusieurs traductions des pièces de Tremblay et dirigé de 1971 à 1982 le Tarragon Theatre de Toronto, où elles furent produites. Comparant sa traduction des Belles-soeurs à la version écossaise qu’en ont faite Bill Findlay et Martin Bowman[16], Glassco avoue : « Ce que nous faisions en anglais était très loin d’être fidèle à l’esprit du français. [Dans la version écossaise], l’esprit de la pièce était là parce que la couleur et l’énergie de la langue étaient rendues d’une manière que John van Burek et moi ne pouvions simplement pas retrouver en anglais[17]. » Considérant les possibilités de produire un effet équivalent au joual de Tremblay en traduction anglaise, il propose de recourir à l’anglais terre-neuvien et ajoute : « J’ai le sentiment que plusieurs pièces du Québec pourraient bénéficier, en traduction anglaise, d’une transposition à Terre-Neuve. Non seulement ces deux provinces sont-elles les deux sociétés les plus distinctes du Canada, elles ont aussi les manières de parler les plus caractéristiques [18]. » Le parler terre-neuvien se distingue en effet par la forte influence qu’il a subie de la part d’immigrants irlandais, ce qui en fait un dialecte à part pouvant occuper une fonction symbolique équivalente au joual par rapport à l’anglais standard. Toutefois, la spécificité de ce dialecte le rend difficilement compréhensible ailleurs au Canada et ne saurait convenir aux publics anglophones non initiés. À l’extérieur de Terre-Neuve, la question demeure donc entière.

Si la langue vernaculaire des personnages de John Herbert proposait un équivalent linguistique au joual de Tremblay, elle n’avait pas le poids symbolique ni la fonction de différenciation du joual. Y avoir recours en traduction constituait alors un risque, car elle aurait pu choquer un public pour qui le discours identitaire ne passe pas par l’affirmation de la langue et entraver ainsi la réception de l’oeuvre à un moment charnière puisqu’elle est destinée à accroître un répertoire canadien qui commence à peine à se constituer. La traduction doit donc corriger le tir et définir autrement la valeur du texte tremblayen et de sa langue.

Une langue canadienne distincte

À l’époque où le Québec et le Canada veulent respectivement se doter d’une dramaturgie qui leur soit propre, les premières pièces de Michel Tremblay obéissent de part et d’autre à une logique comparable dans la visée, mais fort éloignée dans les moyens. Puisqu’on ne dispose pas en anglais d’une langue populaire commune qui puisse agir comme signe identitaire, cela rendrait inefficace le recours à un parler vernaculaire qui risque par ailleurs de heurter le public. On doit donc proposer une autre forme linguistique susceptible de remplir une fonction analogue. En substitut au joual de Tremblay, on a alors recours à une langue anglaise neutre que Vivian Bosley qualifie de « generic North American[19] », dans laquelle sont conservés plusieurs expressions et termes français du texte original. L’importance accordée aux gallicismes dans les versions anglaises des oeuvres de Tremblay est mise en évidence par les titres dont elles sont coiffées (je cite ici certains titres des versions anglaises) : Les Belles Soeurs ;Bonjour, là, Bonjour ;En Pièces Détachées ;Surprise ! Surprise ! ;La Duchesse de Langeais ;Trois Petits Tours ; Damnée Manon, Sacrée Sandra ; Sainte-Carmen of the Main et La Maison Suspendue.

Dans les textes mêmes, la teneur et le nombre des gallicismes varient. S’ils sont peu nombreux dans la version traduite des Belles-Soeurs, où l’on se borne à conserver en français les appellations accompagnant les noms des personnages, ainsi que le fait Germaine Lauzon en s’adressant à sa voisine (« Mme. [sic] Brouillette[20] »), la version anglaise de Hosanna[21] en fait toutefois un usage abondant. On y retrouve des expressions telles que : stupide, oui, allô, ah oui, ben oui, hein, aie, ouais, ayoye, dégoûtant, chriss, câlice et sacrement. Des segments de phrases sont aussi conservés en français, tels que celui-ci : « Precisely. It’s less complicated. That way you know where they are and they don’t bother you…. Me, I’m just not up to it tonight. “Les poses voluptueuses et provocantes” will have to wait[22]… » Il faut préciser que ces gallicismes apparaissent surtout dans les répliques attribuées à Hosanna, seul personnage doté d’un accent franco-québécois dans la première production de la pièce en anglais à Toronto[23]. La traduction anglaise de Bonjour, là, bonjour y fait aussi largement appel. Ainsi Lucienne se vante d’avoir épousé un Anglais en s’exclamant : « I got what I wanted, I got my Anglais[24] » et son père la surprend en compagnie de son amant « on la rue Ste-Catherine the other day[25] ». Un emprunt similaire apparaît dans la version anglaise de À toi pour toujours, ta Marie-Lou lorsque Carmen accuse Manon de se comporter comme « a whore on la rue St-Laurent[26] ».

Métissée d’une façon qui ne correspond à aucun usage réel dans un contexte canadien où l’anglais est rarement exposé à l’influence du français, cette langue de traduction substitue à l’esthétique réaliste des dialogues originaux un bilinguisme qui, bien que totalement artificiel, propose une spécificité langagière fort pertinente à l’époque. Il faut se rappeler que les traductions anglaises des pièces de Tremblay sont parmi les premières à recevoir l’appui du programme de traduction inauguré par le Conseil des arts du Canada en 1972, soit deux ans après la crise d’Octobre, avec pour mission d’encourager le dialogue et les échanges entre les communautés linguistiques francophone et anglophone du Canada. Au moment où la relation entre les deux communautés linguistiques est des plus tendue, ce procédé a pour effet d’affirmer une volonté de bilinguisme et d’afficher un modèle de cohabitation linguistique par les vertus de la traduction[27]. La promotion d’un bilinguisme intégrant les deux langues officielles du pays veut donner l’illusion que c’est là la situation linguistique propre au Canada. Souvent livré par des interprètes incapables de prononcer correctement les termes français dans le texte anglais, ce métissage artificiel laisse toutefois deviner que le réel bilinguisme en contexte canadien n’est pas l’affaire de la majorité anglophone.

Si la traduction anglaise peut ainsi faire appel à une langue totalement désincarnée pour représenter le joual de Tremblay, c’est que le rapport à la langue orale du théâtre n’est pas comparable d’un contexte à l’autre. Non menacés dans leur identité linguistique, les anglophones ne demandent pas au théâtre de donner la langue en spectacle et d’en affirmer l’existence. C’est une langue qui va de soi et sur laquelle il est inutile d’insister. La question de la langue est à ce point négligeable qu’on oublie souvent le processus de traduction dont les textes anglais sont le produit. Ainsi, en 1990, Robert Wallace déplore « une insensibilité générale aux questions de traduction qui sont omniprésentes dans la culture canadienne[28] ». Il cite l’exemple de la version anglaise de la pièce de Tremblay, The Real World, dont on néglige d’indiquer en couverture qu’il s’agit d’une traduction, et précise : « Cette omission, combinée avec la présence d’une longue déclaration de Tremblay en quatrième de couverture, pourrait amener le lecteur à conclure que Tremblay a écrit la pièce en anglais[29]. » En fait, avant 1994, aucun des treize ouvrages de Tremblay publiés chez Talonbooks n’est présenté comme traduction anglaise en couverture, où seuls le titre et le nom de l’auteur sont fournis. Il faut attendre la parution de The First Quarter of the Moon pour que la traduction fasse l’objet d’une mention sur la couverture du livre. Si cette stratégie témoigne d’un manque de sensibilité envers les questions de traduction, elle offre aussi l’avantage d’intégrer Tremblay de façon plus directe dans l’institution théâtrale et littéraire canadienne-anglaise. C’est un avantage appréciable à l’époque où ses oeuvres sont appelées à enrichir un répertoire dramatique naissant. Fait à souligner, alors qu’on néglige de mentionner que les oeuvres de Tremblay sont traduites sur les couvertures de leurs publications anglaises, au Québec à la même époque on va dans la direction opposée en mettant l’accent sur le travail accompli par la traduction dans une perspective de légitimation de la langue. Dans cet esprit, la publication de L’effet des rayons gamma sur les vieux-garçons met en vedette le nom du traducteur, Michel Tremblay, au détriment de celui de l’auteur, écrit en très petits caractères avec la mention suivante : « d’après l’oeuvre de Paul Zindel[30] ». Quelques années plus tard, le Macbeth de Shakespeare traduit par Michel Garneau porte en couverture la mention : « traduit en québécois[31] ».

Une québécitude rassurante

Dans son étude sur la réception du théâtre québécois à Toronto dans les années 1970, Jane Koustas évoque « la réaction négative suscitée aussi bien par la québécitude et l’intention politique que par l’usage du joual[32] » dans les pièces de Jean-Claude Germain et de Jean Barbeau[33]. Ces pièces ont été considérées « non pertinentes » pour un public torontois puisqu’elles étaient strictement destinées à un auditoire québécois. Selon Koustas, cette perception a été nourrie par la réticence de la critique et de l’institution théâtrale torontoises à situer les textes dans leur contexte politique. Il faut dire que la charge critique et le discours émancipateur que véhiculent ces pièces n’ont rien pour rassurer un auditoire anglo-canadien ébranlé par les événements de 1970 et les revendications autonomistes québécoises. Dans le climat de méfiance qui règne à cette époque, les pièces de Tremblay ont un effet apaisant puisqu’elles évoquent une réalité non menaçante à laquelle le Canada anglais est très attaché. Mettant en scène l’aliénation d’une classe sociale défavorisée, peu instruite, bigote et socialement impuissante, l’univers de Tremblay « perpétue pour les anglophones un fantasme, celui d’une certaine vision de la société québécoise des années précédant la Révolution tranquille[34] ».

Cette qualité rassurante des pièces de Tremblay, qui les différencie d’une nouvelle « québécitude » dont les corollaires politiques inquiètent, est accentuée par des stratégies de traduction qui en facilitent la réception. Alors que les traductions des pièces de Germain et de Barbeau font souvent appel à un niveau de langue populaire très marqué[35] qui a tout pour choquer, les personnages de Tremblay s’expriment dans un anglais neutre d’où la langue populaire, pourtant incontournable chez Tremblay, a été évacuée au profit de gallicismes exotiques qui projettent l’image d’une « québécitude » moins rébarbative aux valeurs canadiennes. Sans remettre en cause la suprématie de l’anglais, puisqu’il s’agit d’emprunts à une langue française très minoritaire, le procédé ne porte pas atteinte au bon goût et fait montre d’une ouverture envers l’autre langue officielle du Canada. Qui plus est, en soulignant ainsi l’origine québécoise de la pièce, on permet au public anglophone de se distancier des personnages aliénés que les premières pièces de Tremblay donnent à voir. Enfin, il s’agit d’un procédé peu courant, réservé strictement à la traduction. Ainsi, bien que le bilinguisme du texte traduit ait pu susciter des réticences auprès d’un public anglophone décidément unilingue, les avantages inhérents à cette nouveauté linguistique la font accepter d’emblée.

Dans cette perspective, la critique va prendre le relais de la traduction pour faciliter la réception de l’oeuvre en insistant sur la valeur canadienne des oeuvres de Tremblay. Ainsi, au sujet de la création des Belles Soeurs à Toronto en 1973, le critique du Toronto Star, Urjo Kareda, encense la production en insistant sur sa nature canadienne : « Pour la première fois de la saison, cette scène a trouvé et communiqué un souffle de vie. Et — pour la première fois de la saison aussi — ce souffle est canadien[36]. » Kareda mettra de nouveau en relief le caractère canadien de l’oeuvre tremblayenne lors de la reprise de Forever Yours, Marie-Lou à Toronto en 1975 : « Tremblay himself would say that he’s a Quebec playwright, not Canadian at all, but never mind[37]. »

Essentiellement canadien et universel

Puisque « le postulat, beaucoup trop dominant dans la critique canadienne, [est] que le meilleur théâtre révèle des vérités universelles[38] », on confirme la valeur du dramaturge canadien et de son oeuvre en célébrant ses qualités universelles. La réception du répertoire de Tremblay est ainsi facilitée par « la capacité et le désir du public et de la critique de théâtre torontois d’interpréter le message de Tremblay comme simplement universel, au détriment de sa québécitude[39] ». Cette interprétation est d’ailleurs alimentée par le succès que Tremblay connaît sur la scène internationale, notamment en France où Les belles-soeurs ont été applaudies à l’Espace Cardin en 1973. En 1977, Charles Pope décrit ainsi le tour de force que Tremblay accomplit en étant un auteur québécois à la fois essentiellement canadien et universel : « Aucun autre dramaturge canadien n’a aussi bien réussi à créer un théâtre saisissant et original qui soit essentiellement canadien sans être provincial au point de devenir incompréhensible pour un public non canadien[40]. » Investie d’une québécitude sans aspérités et adulée sur la scène internationale, l’oeuvre tremblayenne peut s’inscrire de plain-pied dans une dramaturgie nationale canadienne en pleine émergence à laquelle elle fournit un apport important tant par le nombre de pièces produites que par la reconnaissance dont jouit l’auteur.

La confirmation d’une oeuvre en vertu de ses qualités universelles n’est certainement pas exclusive au contexte canadien puisqu’elle constitue un des procédés de consécration privilégiés sur la scène littéraire internationale, où les « grands consacrants réduisent en fait à leurs propres catégories de perception, constituées en normes universelles, des oeuvres littéraires venues d’ailleurs, oubliant tout du contexte […] qui permettrait de les comprendre sans les réduire[41] ». Pascale Casanova décrit ainsi le fonctionnement de cette notion hautement stratégique :

L’universel est, en quelque sorte, l’une des inventions les plus diaboliques du centre : au nom d’un déni de la structure antagoniste et hiérarchique du monde, sous couvert d’égalité de tous en littérature, les détenteurs du monopole de l’universel convoquent l’humanité tout entière à se plier à leur loi. L’universel est ce qu’ils déclarent acquis et accessible à tous, à condition qu’il leur ressemble[42].

La notion d’universalité suppose en effet un réseau de normes et de représentations absolues partagées partout et par tous. Si l’on accepte que toute représentation du monde est historiquement définie et informée par son contexte, comment concevoir l’universel sinon comme une construction idéologique apte à servir les intérêts de ceux qui s’en réclament ? Ainsi, à une époque où l’on cherche à inaugurer une dramaturgie canadienne, le caractère universel des pièces de Tremblay permet de minimiser les liens qu’elles entretiennent avec leur contexte politique immédiat, de les déterritorialiser pour mieux se les approprier.

De la langue à la parole

À la fin des années 1970, le Québec a vu naître une dramaturgie solide dans laquelle la langue populaire a joué un rôle distinctif prédominant. Son effet de nouveauté s’est toutefois estompé et l’issue du référendum de 1980 l’a dépouillée d’une pertinence ancrée dans la quête identitaire et le projet nationaliste qui la portaient. Abandonnant l’affirmation d’une spécificité culturelle qui passe par le joual, le texte dramatique québécois s’affranchit de sa mission politique et s’ouvre à d’autres horizons discursifs. On passe alors de l’affirmation de la langue à l’exploration d’une parole théâtrale faisant appel à tous les registres linguistiques dans des pièces qui délaissent la question de l’identité collective pour exploiter d’autres thèmes et d’autres espaces. Apparaissent ainsi au début des années 1980 des écritures théâtrales hyperlittéraires qui marquent l’accession de la dramaturgie québécoise à une certaine autonomie par rapport au politique.

On songe aux pièces de Normand Chaurette, de René-Daniel Dubois ou de Jovette Marchessault, dont l’action et le propos ne sont pas nécessairement ancrés au Québec. Affichant un degré de territorialité considérablement réduit, autant sur le plan de la langue que sur celui du discours, ces pièces sont investies d’une québécitude qui est favorablement accueillie sur les scènes anglophones du Canada. Comme le fait remarquer Koustas : « Les recensions donnent l’impression que, dans les années 1980, le public et les critiques étaient davantage prêts à franchir la frontière culturelle ; les critiques qualifient les dramaturges de Québécois, plutôt que de Canadiens, cessant de s’approprier l’“Autre”[43]. » Tremblay lui-même sera rapatrié au Québec et le critique du Globe & Mail, Ray Conlogue, décrira le ton intimiste de sa pièce Albertine en cinq temps, présentée au Tarragon Theatre en 1985, comme « symptomatique de l’introspection grandissante des écrivains québécois[44] ».

Il faut dire que le mouvement des « théâtres alternatifs », inauguré au début des années 1970 en réaction à l’hégémonie des pièces britanniques et américaines sur les scènes canadiennes, a porté ses fruits. Chargés de promouvoir le théâtre et l’écriture dramatique en explorant des thèmes propres au Canada, les théâtres alternatifs ont consolidé une dramaturgie canadienne qui compte désormais une oeuvre importante à laquelle les textes québécois en traduction, notamment ceux de Tremblay, ont abondamment contribué. Une décennie plus tard, le besoin d’emprunter et de souligner la valeur canadienne de l’emprunt se fait donc moins pressant et les scènes anglophones du Canada peuvent s’ouvrir davantage à un théâtre québécois d’autant plus séduisant qu’il s’est dépouillé de sa ferveur politique.