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Introduction

Lorsqu’il envisage les relations école-famille, l’intervenant donne parfois l’impression de s’engager sur un terrain miné. Bien entendu, les rapports entre parents et enseignants ne présentent pas souvent l’aspect d’une guerre ouverte. Ils n’en prennent pas moins régulièrement des airs de paix armée. Dès lors, les relations entre parents et enseignants débouchent, à l’occasion, sur des conflits larvés qui traduisent une forme de coexistence pacifique de chacun des protagonistes sur un fond permanent de défiance réciproque. Maintenus à distance l’un de l’autre, les deux camps se neutralisent ainsi à coups de regards méfiants et d’observations suspicieuses. Dans un tel climat de guerre froide, la confrontation directe est un fait relativement rare, mais l’idée d’une coéducation qui impliquerait l’école et la famille ne va pas nécessairement de soi.

Le travail de recherche-action que le CERIS[1] a récemment mené dans trois écoles primaires de la ville de Charleroi (Humbeeck, Lahaye, Balsamo et Pourtois, 2006) prend précisément en considération l’ensemble des difficultés qui parasitent le partenariat école-famille. Réalisé dans un environnement économiquement défavorisé, le travail expérimental a consisté à stimuler une collaboration efficace entre les familles et le milieu scolaire en favorisant la mise en place d’un référentiel commun à partir duquel les enseignants et les parents parviennent à s’entendre sur une définition opérationnelle de la notion d’éducation. L’objectif de cette harmonisation conceptuelle est double. En premier lieu, il s’agit de générer un processus de coéducation entre les deux institutions susceptible de permettre à l’enfant de bénéficier d’un contexte éducatif suffisamment cohérent. En second lieu, l’intervention mise en place permet de stimuler des pratiques communicationnelles entre l’école et la famille qui prennent pour objet le travail éducatif réalisé avec l’enfant. Dans ce cadre, les principaux médias utilisés par l’école pour communiquer avec la famille (le bulletin scolaire et le journal de classe) ont fait l’objet d’une attention particulière. Certaines pratiques spécifiques, comme les devoirs réalisés à domicile, ont également été revisitées.

Dans le présent article, nous nous attacherons à définir brièvement le paradigme de coéducation au sein duquel les enseignants et les parents ont été amenés à interagir. Nous montrerons notamment les implications d’un tel cadre conceptuel commun lorsque l’éducation doit être définie à la fois dans les champs scolaire et familial. Nous déterminerons ensuite les règles qui doivent, selon nous, être associées au processus de coéducation pour améliorer la probabilité qu’il se concrétise efficacement dans le contexte spécifique des relations école-famille. Nous verrons enfin les applications pragmatiques qui ont pu être retirées du paradigme de la coéducation.

Relations école-famille et coéducation

Dans un ouvrage intitulé Le triangle pédagogique, Houssaye (1988) présente les différentes postures qui déterminent la relation éducative. L’auteur utilise un schéma triangulaire pour illustrer les rapports qui peuvent s’établir entre l’enseignant, l’apprenant et le savoir. Afin de repréciser le rôle de l’école et de ses acteurs principaux, nous reprenons la figure du triangle pédagogique. Cette première étape permet de redéfinir les enjeux de l’acte éducatif dans le cadre scolaire. Par la suite, nous élargissons ce schéma pour y inclure une représentation des relations éducatives qui se mettent en oeuvre au sein de la famille. Cette nouvelle présentation des interactions d’apprentissage qui se déroulent parallèlement à l’école et dans le milieu familial favorise l’émergence d’un paradigme de coéducation dans lequel la famille et l’école identifient leur territoire respectif tout en définissant les zones communes d’intervention pour un meilleur soutien éducatif de l’enfant.

L’enseignant et son rôle éducatif

Le triangle pédagogique de Houssaye (1988) est conçu pour représenter schématiquement la relation éducative en milieu scolaire. La figure suivante en est une illustration.

Figure 1

Le triangle pédagogique

Le triangle pédagogique

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Lorsqu’il centre son activité de manière exclusive sur le sommet du triangle, le savoir explicite (français, calculs, sciences), l’enseignant se contente le plus souvent d’enseigner, c’est-à-dire de transmettre un corpus de connaissances à un enfant qui est amené à l’intégrer. Dans ce paradigme, l’enfant est souvent réduit à sa dimension d’apprenant. Par contre, lorsqu’il met l’enfant au centre de la conduite éducative, l’enseignant se fait éducateur. L’enfant devient alors un sujet en formation et l’acquisition des connaissances devient pour lui un moyen de développement.

L’enseignant-éducateur est celui qui centre son attention sur le développement psychosocial de l’enfant mis en situation d’apprentissage et sur la relation intersubjective qui le lie à l’élève. Cette perspective de formation amène l’enseignant à envisager l’objectif de son action à travers le prisme de l’épanouissement de l’enfant. Dans cette perspective, les exigences pédagogiques impliquent d’être à l’écoute des besoins de l’enfant, de respecter l’évolution de chacun, de faire confiance au temps et de considérer l’élève comme un être ayant ses caractéristiques propres et non pas seulement comme un embryon de l’adulte. Dans ce modèle éducatif, l’importance est accordée à la méthode plutôt qu’aux seuls contenus.

La recherche-action réalisée par le CERIS dans les trois sites scolaires qui ont été choisis montre que, parmi les enseignants questionnés, près de neuf sur dix considèrent que la fonction enseignante s’associe nécessairement à un rôle de formation centré sur le développement de l’enfant. En outre, lorsqu’ils sont interrogés sur leur rôle éducatif, les enseignants (9,3/10) mettent en avant l’importance de disposer d’un référentiel suffisamment opérationnel pour favoriser l’évaluation du processus éducatif réalisé avec l’enfant.

L’enseignant a donc généralement conscience d’assumer un rôle de formation tout en exerçant sa fonction enseignante. Dans cette dynamique, il est demandeur de théories et/ou d’outils lui permettant de mieux percevoir les besoins de l’enfant au cours de son développement. Dans le cadre de la recherche-action présentée, nous nous sommes également attachés à mettre en évidence la manière dont les parents conçoivent leurs propres rôles par rapport à l’éducation de leurs enfants. Cette démarche a permis d’ouvrir et de compléter le triangle pédagogique tel qu’il vient d’être illustré.

Le parent éducateur et son rôle d’enseignant

Les parents ont pleinement conscience, pour la grande majorité d’entre eux, d’exercer une fonction enseignante par rapport à leurs enfants. Toutefois, ils précisent que les contenus transmis relèvent davantage de l’éducation ou de la formation, parce que les interactions éducatives de la famille ne portent généralement pas sur des savoirs clairement formalisés et explicitement définis.

Les différents travaux menés par le CERIS (Pourtois et Desmet, 2004a) sur cette forme d’éducation informelle et implicite réalisée au sein de la famille nous ont amenés à dédoubler le triangle pédagogique de manière symétrique afin de mettre en évidence le rôle important que la cellule familiale joue dans la transmission de savoirs, de connaissances et de compétences. Ici, ce qui est transmis est peu ou mal défini, mais néanmoins essentiel au développement de chaque enfant. Il s’agit des pratiques langagières, des habitudes comportementales, des attitudes, de l’aptitude à sourire, de la capacité de jouer, etc., c’est-à-dire que tout ce qui fonde un être humain dans son essence sociétale relève massivement de cette forme implicite d’apprentissage.

Ce type d’enseignement familial se réalise généralement sans se dire, il avance insidieusement sans s’annoncer et se réalise le plus souvent comme une évidence. Rarement remis en cause, il renforce d’autant plus les identités culturelles et sociales d’un groupe d’appartenance. Il devient alors un « refuge d’habitus » et fonctionne comme une courroie de transmission dont les effets faiblement conscientisés freinent la responsabilisation des acteurs sur lesquels elle porte. À cet égard, les travaux du CERIS ont démontré comment, lorsqu’elle fait l’objet d’une réflexivité suffisante, cette partie implicite de l’action éducative laisse place à une meilleure conscience pédagogique et favorise une plus grande plasticité comportementale, notamment lorsque les attitudes éducatives s’avèrent inadéquates ou défaillantes (Braconnier et Humbeeck, 2006).

Ainsi, les relations intrafamiliales donnent naissance à une forme de savoir implicite. Ce type de savoir constitue un nouveau pôle d’attraction qui articule les interactions entre le parent et l’enfant, tout comme le savoir explicite rend possible les relations scolaires entre l’enseignant et l’élève. Un double triangle pédagogique permet donc de représenter de façon symétrique les rapports à l’enfant tels qu’ils se jouent soit à l’école, soit dans la famille. Nous représentons, à la page suivante, ce double rapport à l’enfant.

Figure 2

Le double triangle pédagogique

Le double triangle pédagogique

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En inversant le triangle pédagogique, nous pouvons d’abord mettre en évidence le rôle d’enseignement joué par le parent. Ce rôle est distinct de la fonction enseignante du maître d’école. En effet, les savoirs visés sont différents. Cette distinction explique, en partie, les discordances qui surviennent entre les messages scolaires et les attentes en provenance du milieu familial. En effet, les normes de l’école et les valeurs familiales peuvent entrer en contradiction. Au-delà des différences que révèle le modèle, le double triangle pédagogique permet d’identifier la frange commune sur laquelle le parent et l’enseignant doivent s’accorder pour mettre l’enfant au coeur du processus d’apprentissage et l’éduquer ensemble, en se fixant les mêmes finalités. C’est dans cet espace de formation/éducation que l’enseignant, d’une part, et le parent, d’autre part, éduquent en respectant les besoins de l’enfant. Ici prend naissance le paradigme de la coéducation qui détermine les relations entre l’école et la famille. Selon ce paradigme, l’enseignant et le parent coéduquent lorsque l’un et l’autre prennent en considération les besoins fondamentaux du développement psychosocial de l’enfant tout en préservant les savoirs respectifs (implicites ou explicites) et les champs d’enseignement (la famille ou l’école) de chacun. Le recours à un référentiel commun permettant au parent et à l’enseignant de se retrouver autour d’une même définition de l’acte éducatif apparaît alors incontournable.

L’expérience sur laquelle nous nous appuyons montre, à cet égard, l’apport fondamental de ce type de référence commune lorsqu’il s’agit de permettre aux parents et aux enseignants d’harmoniser les échanges relatifs au développement de l’enfant. La sensibilisation des enseignants et des parents à l’utilisation d’un même référentiel éducatif a en effet indiqué comment ce type d’outil favorise, entre les parents et les enseignants, une communication plus fluide et essentiellement centrée sur l’enfant et son vécu.

Le référentiel commun que nous avons privilégié afin de donner un ancrage à l’expérience de coéducation école-famille est celui du modèle psychopédagogique des douze besoins (Pourtois et Desmet, 2004b). Il s’agit d’une structure qui interroge la manière dont se construit l’identité d’une personne. Douze besoins fondamentaux sont requis. Ils se répartissent en quatre dimensions différentes comme le montre la Figure 3.

La dimension affective renvoie au concept d’affiliation : pour grandir et vivre de façon épanouie, tout individu a besoin de créer des liens (besoin d’attachement), d’être accepté et rassuré (besoin d’acceptation) et d’être investi dans un projet (besoin d’investissement).

La dimension cognitive met en scène la notion d’accomplissement : pour se développer, l’individu doit trouver du sens dans son environnement ; il doit exercer sa curiosité (besoin de stimulation), expérimenter et explorer son milieu (besoin d’expérimentation) et être renforcé dans ce qu’il fait et dit (besoin de renforcement).

La dimension sociale implique le développement de l’autonomie et du pouvoir sur le monde : pour cela, l’être humain a besoin de contacts sociaux (besoin de communication), d’accéder à une image positive de lui-même (besoin de considération), mais il a aussi besoin de repères (besoin de structures).

Figure 3

Le modèle psychopédagogique des douze besoins

Le modèle psychopédagogique des douze besoins

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La dimension idéologique souligne la nécessaire présence de valeurs dans toute éducation; celles-ci étant nombreuses, trois valeurs humaines ont été retenues : l’éthique (besoin de bien / de bon), l’esthétique (besoin de beau) et la véracité (besoin de vrai).

Ces douze besoins à l’origine de la construction identitaire peuvent constituer une base de réflexion multidimensionnelle. C’est à partir d’eux que peuvent s’élaborer des compétences éducatives communes de la part de l’enseignant et du parent. Quelle pratique mettre en place pour répondre au besoin d’attachement (et de détachement) de l’enfant ? Quelle conduite adopter pour lui montrer qu’il est accepté ? Chaque besoin fait ainsi l’objet de questions communes pour la famille et pour l’école qui se construisent un ensemble de repères partagés, tout en respectant les domaines de vie spécifiques de l’enfant (l’école ou le milieu familial).

C’est sans doute dans ce registre spécifique que le souci de coéducation école-famille trouvera le terrain d’émancipation le plus favorable. Lorsque l’enfant est envisagé à la fois dans le champ scolaire et dans l’univers familial comme sujet d’une double préoccupation éducative, il devient l’unique source de l’échange communicationnel. Devenus partenaires éducatifs, parents et enseignants communiquent alors essentiellement à propos de l’enfant et de son cheminement individuel. Ce processus communicationnel centré sur l’élève-sujet permet d’éviter que l’échange n’égare le parent dans la remise en question des contenus enseignés et dans l’interprétation des méthodes didactiques utilisées pour les transmettre. Il suppose également en retour que l’enseignant renonce à mettre en cause les savoirs implicites transmis par le milieu familial.

Le parent et l’enseignant comme coéducateurs : quelques règles de base

A priori, l’idée d’un travail éducatif conjointement assuré par l’école et la famille semble s’imposer comme une évidence : l’enfant est immergé dans deux systèmes éducatifs distincts, séparés dans le temps et dans l’espace. Éduquer ensemble présupposerait un simple aménagement harmonieux de cette alternance spatio- temporelle de deux contextes éducatifs. Il y aurait le temps de l’école et le temps de la famille, comme il y a le temps du travail et celui des loisirs ; il y aurait l’institution scolaire et le domicile comme il y a l’ailleurs et le chez-soi. Coéduquer reviendrait, dans un tel schéma bipolaire, à rester chacun à sa place et à respecter scrupuleusement la succession des périodes réservées à l’un et à l’autre. Tout cela ne paraît pas trop difficile à réaliser tant que l’on s’en tient à cette vision simplifiée de la réalité.

Mais de telles simplifications ont généralement la vie courte. Elles durent en définitive le temps d’une illusion, celle qui laisserait penser que les deux milieux sont étanches, imperméables aux influences réciproques. Ce n’est évidemment pas le cas. Très vite, en effet, les parents le concèdent, le scolaire s’invite subrepticement à la maison. Les devoirs domestiques, le journal de classe à superviser et le bulletin à signer constituent autant de rappels à l’ordre par lesquels l’école prend le parti de structurer le temps des familles. Dans l’autre sens, les enseignants vont très rapidement le constater, voire le déplorer, l’univers familial pénètre insidieusement l’école de nombreuses façons. Pourvoyeuses d’habitus, porteuses d’ethos de classe, les familles vont parfois être stigmatisées parce qu’elles donnent l’impression de mettre leurs enfants à l’école comme on les envoie au « casse-pipe », sans espoir de réussite, sans esprit de conquête ; la famille est résignée face à l’école sélective.

« Que voulez-vous que l’on fasse avec des enfants comme cela ? Ce qu’on leur enseigne à l’école, ils le désapprennent aussi vite en famille. » « Allez donc leur apprendre le français pour qu’ils retournent chez eux entendre parler comme des charretiers. » Voilà des propos qui traduisent bien le désarroi de certains enseignants. Plus d’un s’est efforcé d’enseigner le français normé sans tenir compte de l’origine culturelle et des pratiques langagières usuelles des milieux défavorisés. Ce faisant, chaque fois qu’ils corrigeaient un devoir de français, ils sanctionnaient en réalité tout un groupe familial. Chaque fois qu’ils soulignaient une faute d’orthographe, ils imposaient à l’enfant de concevoir la même insuffisance linguistique dans le langage de son parent.

Les tensions naissent en réalité dans le flou que génère cette double immersion : d’une part, l’école qui s’impose, en intruse, dans la famille, et, d’autre part, la famille qui, par les pratiques socioculturelles qu’elle transmet à l’enfant, pénètre dans l’école. Les tensions s’intensifient chaque fois que chacune des parties s’autorise à porter un jugement sur l’autre. Cette confusion territoriale laisse place à la critique des contenus enseignés tantôt par la famille, tantôt par l’école. Les modalités de transmission qui sont privilégiées dans chacun des deux milieux sont également susceptibles d’être remises en cause du fait de cette absence de frontière entre l’école et la famille.

De tels écarts se produisent notamment quand le parent se risque à critiquer les méthodes d’enseignement mises en oeuvre au sein de l’école : « Vous ne pensez pas que la méthode globale… » « Vous devriez plutôt leur apprendre les calculs comme cela… » « Pourquoi n’essayez-vous pas cette technique pédagogique ? » Lorsqu’ils sont prononcés par les parents, de tels propos irritent au plus haut point les enseignants. Ce sont ces jugements qui, entre autres choses, incitent l’école à dresser des murs pour ne pas se laisser envahir par certains adultes qui, à force de se mettre à la place des enseignants, finissent par se prendre pour eux. Ainsi, coéduquer, ce n’est pas coenseigner. De la même façon, lorsque le parent émet des jugements sur l’organisation et le fonctionnement de l’école, il court le risque d’une mise à l’écart : « Vous ne devriez pas autoriser ceci dans l’école. » « Et vous laissez faire cela ? » « Vous surveillez mal la cour de récréation. » « Vous devriez maintenir cette porte fermée. » « Vous auriez tout intérêt à construire un préau. » De telles expressions sont généralement perçues comme un exercice d’intrusion au sein de l’école. Ainsi, coéduquer, ce n’est pas cogérer.

Les débordements ne sont pas que le fait des familles. Les confusions territoriales se produisent également chez le personnel scolaire. C’est ce qui se produit lorsque l’enseignant prend pour cible les manières de parler, d’être ou d’agir qui concrétisent l’enseignement implicite accompli dans les familles : « Votre enfant est mal élevé. » « La tenue de Bryan est négligée et ses devoirs ne sont jamais faits. » « Jordan a des poux. » « Kevin est grossier. » À travers de tels jugements, l’enseignant se pose en police des familles reconnues comme étant coupables d’éduquer de travers. Or les parents accusés sont le plus souvent ceux pour lesquels l’école, entachée de souffrance, marquée par l’échec, reste un lieu à conquérir, un espace de questionnement à l’intérieur duquel il est difficile de s’aventurer. C’est justement pour ces parents-là que le travail de coéducation pourrait avoir le plus de sens. Ce sont précisément les enfants de ces parents qui ont le plus à gagner d’une collaboration école-famille efficace. Pour ces raisons, il convient sans doute que les enseignants intègrent cette troisième balise que nous fixons au concept de coéducation : coéduquer avec la famille, ce n’est pas éduquer la famille.

Ainsi, le partenariat éducatif parent-enseignant mis en oeuvre dans l’intervention menée par le CERIS circonscrit le rôle de chacun autour de la fonction d’éducation que l’école et la famille sont amenées à réaliser ensemble. Coéduquer suppose de définir des lieux distincts dans lesquels l’acte d’éduquer relève, entre autres, d’une pédagogie institutionnelle en évitant les risques d’une prise de pouvoir d’un groupe sur l’autre. La classe est clairement le lieu de l’enfant et de l’enseignant. Les règles qui y sont mises en oeuvre relèvent de l’enseignant et de l’institution scolaire qui déterminent sa fonction. Elles ne sont toutefois valables que dans cet espace particulier. De la même façon, les enseignants n’ont pas à s’inviter au domicile des parents et à y édicter des règles ou à y définir des normes.

À cette double condition, et pour autant qu’elle évite les trois écueils dont nous avons fait état précédemment, la coéducation permet de mettre en place un partenariat entre l’école et la famille, dans lequel la communication porte exclusivement sur l’évolution psychosociale de l’enfant/élève. Afin de favoriser ce type de partenariat, il était essentiel de modifier la forme et la fonction des principaux médias scolaires par lesquels s’établit la communication avec la famille. Au cours de la recherche-action, les principaux espaces de communication qui ont fait l’objet d’un travail en concertation avec les enseignants et les parents sont, notamment, les devoirs scolaires réalisés à domicile, le journal de classe et le bulletin. Ci-dessous, nous reprenons les initiatives engagées par les enseignants et les parents au cours des séances menées sur les trois médias scolaires privilégiés.

Les instruments de la coéducation

Les devoirs et l’accompagnement pédagogique de l’enfant à la maison

Les recherches réalisées dans le domaine de l’apprentissage des compétences scolaires montrent à quel point les modalités de prise en charge des devoirs de l’enfant par les parents conditionnent le rapport à l’école. Ces études indiquent également la tendance parentale à considérer ce contexte particulier d’apprentissage comme une source extrême de tension, voire de violence qui parasite pour un temps leur relation à l’enfant. C’est particulièrement vrai chaque fois que l’enfant connaît des difficultés dans l’apprentissage d’une compétence fondamentale (Gardiner, 2004) ou lorsque les méthodes didactiques implicites utilisées par le parent, au cours du devoir, contredisent celles qui ont cours dans le champ scolaire (Doubvrosky, 2003).

De plus, lorsque les devoirs se passent mal, certains parents en viennent inconsciemment à mettre leur enfant en incapacité de penser pour évacuer l’agressivité accumulée dans la relation. Sans s’en rendre compte, ils questionnent alors de manière trop rapide, sans ordre logique et dans un registre trop véhément dès que l’apprentissage est devenu pour eux-mêmes une source de tension trop importante.

Notre expérience de recherche-action, réalisée au sein de trois groupes pilotes de parents de milieu défavorisé, permet de confirmer ce vécu difficile des devoirs à domicile. Plus de huit parents sur dix considèrent la relation consacrée à l’accomplissement des devoirs comme un moment généralement désagréable ou très désagréable pour l’enfant et pour l’adulte. En outre, les avis exprimés par les parents montrent à quel point l’école peut structurer le temps des familles et bousculer les habitudes familiales en faisant rapidement peser sur l’enfant son inaptitude à travailler rapidement et ces perturbations. Cette tension liée aux rythmes des apprentissages est d’autant plus vive que l’enfant éprouve des difficultés scolaires au sein d’une famille dont l’organisation temporelle est chaotique.

Notre travail a également permis de mettre en évidence les puissants effets déculpabilisants de la « parole partagée » dans un domaine aussi sensible. Les affects mal maîtrisés pendant la relation éducative perturbée par le devoir scolaire sont en effet évacués avec une plus grande efficacité lorsque l’expression est encouragée au sein d’un groupe susceptible de comprendre les attitudes défaillantes. Les groupes de parole, qui rassemblent les parents, permettent aux participants de se ressourcer en partageant le vécu à la fois commun et singulier de la relation éducative. Ils contribuent ainsi à diminuer sensiblement l’angoisse ressentie face à la tâche éducative. Ils permettent aussi de débarrasser la relation aux devoirs et à l’école de son contenu anxiogène. Le recours à l’humour exerce à cet endroit une fonction particulièrement positive.

L’expérience menée aboutit à envisager le devoir scolaire dans une perspective nouvelle. À l’issue du travail accompli avec les groupes de parole, les parents s’engagent à noter, pour chaque devoir, l’endroit à partir duquel les difficultés d’apprentissage de l’enfant rendaient l’expérience désagréable. Cette manière de procéder permet à l’enseignant d’obtenir des renseignements précis sur le seuil de compétence atteint effectivement par l’enfant. Le devoir envisagé dans cette perspective reprend alors tout son sens dans le processus d’évaluation formative de l’enfant. En outre, en offrant au parent la possibilité de diminuer la tension qui parasite son rapport à l’enfant pendant la réalisation du devoir, la démarche adoptée est susceptible d’améliorer le niveau de satisfaction du parent-éducateur.

Les devoirs constituent en réalité un lieu de confrontation dans lequel les univers familiaux et scolaires s’interpénètrent. À ce titre, ils constituent de précieux révélateurs de la qualité de la relation école-famille. Le désinvestissement parental s’y manifeste notamment avec une prégnance particulière. De nombreux parents, peu assurés dans leur rapport au savoir, renoncent ainsi à se mettre en danger dans cet espace d’apprentissage partagé que constitue le devoir scolaire. C’est ce constat qui nous a amené à envisager la mise en place de pratiques pédagogiques nouvelles associant autour d’un même objectif le parent, l’enseignant et l’enfant. Concrètement, l’objectif est d’aider l’enfant à acquérir des compétences en repérant précisément, à travers le devoir, l’endroit où les apprentissages n’ont pas été réalisés. Une fois le diagnostic posé, les stratégies de régulation peuvent être mises en place plus efficacement. La remédiation peut, par exemple, être envisagée à travers des pratiques de tutorat par lesquelles les élèves mieux avancés dans la réalisation du devoir sont amenés à expliquer leurs apprentissages à ceux qui n’ont pas été en mesure de le terminer.

Dans cette perspective, les devoirs peuvent être considérés à la fois comme un instrument de communication pertinent entre l’école et la famille et comme un outil pédagogique efficace favorisant le rapport au savoir de l’enfant. Ils stimulent en effet des stratégies de remédiation adaptées dans lesquels les parents et les enseignants sont envisagés comme des partenaires complémentaires qui guident l’enfant dans ses apprentissages. En outre, les travaux scolaires à domicile envisagés de cette manière préservent l’estime de soi de l’enfant dans ses apprentissages en évitant qu’il ne se décourage face à des devoirs trop souvent perçus par lui-même et ses parents comme des épreuves qui le mettent en danger et perturbent parfois gravement les relations au sein de la famille.

Au-delà de la relation aux devoirs, nous nous sommes également attachés à envisager la relation école-famille à partir de deux autres médias fondamentaux qui organisent traditionnellement l’interface entre l’environnement familial et le milieu scolaire. Il s’agit du journal de classe et du bulletin scolaire.

Le journal de classe, le bulletin scolaire et la communication avec l’école

Le journal de classe constitue un espace transitionnel de communication à travers lequel la famille et l’enseignant sont amenés à échanger à propos du contenu scolaire. Il sert également de mémento à l’enfant en lui rappelant, d’une part, l’intitulé des différentes matières envisagées au cours de la journée et, d’autre part, les différents travaux attendus de sa part.

Le journal de classe revêt ainsi une double fonction. Centré sur le savoir, son contenu reste informatif. Il sert alors essentiellement d’instrument de contrôle et d’échange d’informations. Dès qu’il porte sur l’enfant et met l’élève au coeur du message, le journal de classe devient, par contre, un outil formatif susceptible de favoriser le travail de coéducation école-famille.

Or que constate-t-on le plus souvent ? D’une part, la majorité des journaux de classe proposent essentiellement un contenu informatif et exclusivement centré sur le savoir à transmettre ; d’autre part, lorsqu’il est amené à centrer l’information sur l’enfant, il se cantonne surtout aux messages disciplinaires. L’objet est alors de pointer du doigt les moments au cours desquels, pour paraphraser Houssaye (1988), l’enfant se met à « faire le mort » ou à « faire le fou ».

Le recours au journal de classe apparaît ainsi justifié essentiellement par la transmission d’informations relatives aux contenus scolaires et/ou par une communication stigmatisant l’enfant dès qu’il disparaît de la relation liant l’enseignant au savoir. Or, comme nous l’avons souligné dans le double triangle pédagogique, le travail de coéducation avec la famille se réalise plus favorablement à l’intérieur d’un paradigme formatif articulé autour de l’idée du développement de l’élève.

L’expérience de recherche-action menée par le CERIS a permis aux partenaires de l’éducation d’envisager le journal de classe comme un instrument d’échange à travers lequel le parent et l’enseignant partagent une information significativement orientée sur l’enfant, relatant ainsi son évolution. Dans cette optique, il s’agit essentiellement pour les différents acteurs du processus de coéducation de faire régulièrement le point sur ce que vit l’enfant dans les champs scolaires et familiaux et sur le rapport qui peut être établi entre ces vécus différenciés.

Le journal de classe s’apparente dans ce registre à un espace intermédiaire de communication prenant l’enfant pour objet. Dès lors, il se voit investi par le parent et l’enseignement d’un rôle essentiel dans l’harmonisation des pratiques éducatives. À cet égard, il apparaît que, pour garantir la réelle efficacité d’un tel vecteur de dialogue, l’espace de communication réservé à l’échange doit prendre en considération les pratiques langagières différenciées. La traduction des messages du journal de classe dans la langue prioritairement véhiculée au sein de la famille permet de renforcer le maintien et la stimulation de la communication. De manière plus générale, le recours à l’écrit qui sous-tend cette forme d’échange doit nécessairement abolir tout principe de hiérarchisation des codes langagiers et affirmer clairement cette aptitude à ne pas opérer de ségrégation.

Le bulletin scolaire constitue un troisième média généralement utilisé comme interface entre l’école et la famille. Il suppose habituellement une communication minimale fonctionnant à partir d’un code qui associe une évaluation chiffrée, parfois assortie d’une brève appréciation, à une signature qui indique que le parent a effectivement pris connaissance du résultat. La pratique coéducative implique que les différents partenaires se sentent effectivement concernés par l’évaluation formative du parcours de l’enfant. Nous avons ainsi suggéré la mise en place d’un outil de communication qui associe au résultat scolaire l’appréciation de chacun des partenaires de l’acte éducatif (l’élève, le parent, l’enseignant) et, le cas échéant, les propositions émises par chacune des remédiations susceptibles d’infléchir le parcours déficitaire.

En orientant l’attention sur le vécu subjectif de l’évolution de l’enfant, on peut s’attendre à une modération des exigences parfois excessives des parents. En outre, cette démarche qui accorde plus d’attention aux besoins de l’élève dans le bulletin scolaire permet aux enseignants d’adopter des attitudes moins défensives. En effet, les commentaires attendus visent à décrire l’évolution du développement socio-affectif de l’enfant plutôt que de se limiter à justifier les manquements cognitifs malgré l’enseignement reçu. Comme le souligne Perrenoud (2001), en se mobilisant exclusivement autour des performances scolaires, les parents risquent parfois de compromettre l’évolution de l’enfant. Tout se passe alors comme si informer les parents de la progression de l’enfant devenait plus important que de l’assurer.

En articulant la communication véhiculée par le journal de classe et le bulletin scolaire autour du développement de l’enfant, nous souhaitons déplacer l’axe éducatif de façon à ce que la vie de l’élève, ses besoins, ses possibilités se retrouvent au coeur du processus formatif. Dans un tel registre, les parents et l’enseignant investissent plus favorablement l’espace communicationnel dans lequel ils se rencontrent parce qu’ils poursuivent un objectif commun : l’épanouissement de l’enfant dans son rapport au savoir.

Ces deux médias véhiculent généralement des informations relatives aux savoirs et à la manière dont ils sont intégrés par l’élève. Nous avons révélé comment, au-delà de cette fonction instructive, ces outils de communication peuvent avoir un impact éducatif en offrant à l’enseignant, à l’élève et à son parent un lieu de rencontre des points de vue de chacun sur le parcours scolaire de l’enfant. Envisagés dans un tel paradigme, ces deux médias s’assimilent alors à de véritables instruments en faveur d’une pédagogie de la relation sans pour autant faire l’économie des contenus d’enseignement.

Conclusions et perspectives

Le projet de recherche-action mené par le CERIS dans trois écoles de la ville de Charleroi nous a permis de prendre le pouls des relations école-famille sur les différents sites scolaires qui ont fait l’objet de l’expérience. L’objectif n’était pas de mettre en évidence les singularités, mais de repérer des tendances. Nous nous sommes notamment attachés à examiner comment les parents envisagent le principe de la coéducation lorsqu’il s’applique aux relations école-famille.

Nous avons ainsi pu mettre en évidence la nécessité pour les parents et les enseignants d’opérer une distinction nette entre les mécanismes qui fondent la coéducation et ceux qui définissent le coenseignement ou la cogestion. En focalisant l’attention des enseignants et des parents sur les besoins psychosociaux de l’enfant, les deux partenaires ont été amenés à concevoir l’acte éducatif dans toute sa complexité, en envisageant ses composantes non seulement cognitives, mais aussi affectives et sociales. De cette manière, les différents acteurs ont pu maîtriser un référentiel commun susceptible de donner des repères fiables et de favoriser, à partir d’un cadre conceptuel mieux partagé, une communication efficace.

Les médias scolaires et leurs fonctions ont été envisagés comme des espaces de communication à travers lesquels le milieu familial et l’école peuvent apprivoiser leurs influences réciproques tout en recentrant leurs intérêts communs sur les besoins de l’enfant.

L’école n’est pas seulement un lieu d’apprentissage et de socialisation. Elle joue un rôle dans le climat familial et la bientraitance de l’enfant. Elle exerce aussi un impact considérable sur le vécu et le développement affectif de l’élève. Enfin, plus qu’un lieu qui véhicule des certitudes, l’école est d’abord synonyme d’une remise en cause des savoirs et de leurs modalités d’acquisition. L’école interroge. L’école interpelle. Faute d’un espace d’intercommunication adapté, les questions qu’elle amène à poser ne trouvent plus de réponses que dans l’accusation de l’autre : l’élève qui apprend mal, le maître qui n’enseigne pas ou le parent qui éduque de travers. Les devoirs à domicile, comme les journaux de classe ou les bulletins scolaires permettent alors, lorsqu’ils s’élaborent comme de véritables instruments de partenariat éducatif, de dépasser ces points de vue réducteurs en amenant la communication à se centrer sur le vécu de l’enfant et à s’élaborer au-delà de la transmission d’informations formelles. Ce n’est qu’à ce prix qu’ils constituent, tant pour l’enseignant que pour le parent, non plus des lieux de confrontation, mais de solides vecteurs de coéducation.