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Plusieurs fois étudiés dans le contexte des sociétés exotiques, c’est ici dans les sociétés française et québécoise que sont abordés les règles et usages de la dénomination des individus. L’ouvrage collectif, dirigé par Fine et Ouellette, rassemble une dizaine de textes qui tentent de circonscrire différentes dimensions des transformations récentes des règles et pratiques de dénomination au Brésil, en France et au Québec et ce que celles-ci révèlent des changements connus par la famille, la filiation et la place de l’individu au sein de ces dernières.

La première partie de l’ouvrage, « Question d’identification : le nom, l’État, l’individu », rassemble quatre textes qui, chacun à leur manière, renvoient à la question des liens unissant la dénomination fixe et les fonctions et besoins des États, lesquels, comme le soulignent les responsables de la publication dans l’introduction, s’accommodent mal du caractère contextuel des systèmes de dénominations vernaculaires qui caractérisent les situations d’interconnaissance. Dans le contexte brésilien sur lequel s’est penchée Agnès-Clerc Renaud, le patronyme, quoique consigné par l’État civil, demeure très peu utilisé. En phase avec la culture locale, les règles appliquées par l’administration étatique semblent faire leur la prééminence du prénom comme élément distinctif, l’administration attachant plus d’importance à l’identification par la filiation et le rang de naissance de l’individu dans la famille qu’elle n’encadre l’attribution du nom de famille. La situation diffère pour les Manouches de Pau, auprès desquels Jean-Luc Poueyto a fait enquête. Ces « gens du voyage », comme les désigne encore l’État français, sont reconnus par l’État par ce qu’eux appellent leur « nom d’école », c’est-à-dire le prénom déclaré à l’État civil et jamais utilisé entre eux par les Manouches, qui se reconnaissent plutôt dans l’intimité de leur « Romano Lap », leur nom manouche, habituellement unique, à tout le moins original et performatif, qui est porteur d’un sens compris seulement par les proches. Abordant le thème sous un tout autre angle, Rose Dufour fait état des enjeux de la dénomination telle qu’elle fut pratiquée dans les institutions religieuses du Québec sur la personne de ceux qu’on désigne comme les orphelins de Duplessis. Sur la base d’une enquête menée sur un échantillon plutôt restreint (15 participants), l’auteure suggère que le degré d’illégitimité (naissance hors mariage, résultant d’un viol, etc.) entourant la naissance de ces hommes aurait contribué à déterminer les manières (plus ou moins conformes à l’usage) dont on les a nommés. L’analyse du parcours de ces hommes permet en outre de montrer combien le nom est d’abord un rappel des origines et de l’inscription dans une lignée. S’attachant au système de dénomination chrétien et aux rapports qui existent entre filiation, famille, religion et dénomination, Jean-Pierre Albert rappelle enfin que, dans le contexte de la chrétienté, l’acte de nommer a longtemps permis de marquer non seulement une filiation familiale, mais également une appartenance religieuse.

Dans une seconde partie de l’ouvrage, « Choix du nom et affirmation des appartenances », cinq articles proposent de réfléchir à la façon dont les pratiques de dénomination trouvent à s’inscrire dans les stratégies identitaires. Dans un texte très descriptif et d’un intérêt plutôt relatif, le démographe Louis Duchesne fait état des variations dans le temps de l’occurrence des prénoms mixtes au Québec et en France. Sur la base d’une enquête de terrain qui permet une analyse nettement plus riche, Denise Lemieux montre pour sa part que les prénoms qui visaient autrefois plutôt à identifier l’individu à d’autres (parrains, marraines, saints personnages, générations précédentes) sont désormais choisis en fonction de leur singularité et cela, même si certains s’avèrent paradoxalement très répandus chez les enfants nés à une même période. Les noms de famille, devenus objet de réflexion pour les parents québécois qui, depuis 1980, peuvent transmettre au choix le nom du père, celui de la mère ou une composition des deux, semblent peu changer, alors qu’une majorité de parents opte toujours pour la transmission du seul nom du père, vraisemblablement en invoquant à ce chapitre l’importance de la tradition, le caractère pratique du nom simple et peut-être plus significativement le désir de marquer le lien entre l’enfant et le père, afin de compenser une asymétrie biologique des rôles parentaux. Chez les couples mixtes de Montréal rencontrés par Josianne Le Gall et Deirdre Meintel et à la différence des couples mixtes européens étudiés par d’autres chercheurs, le choix du nom des enfants vise le plus souvent à marquer délibérément la double appartenance ethnoculturelle de ceux-ci. Cette stratégie se lie étroitement à des discours sur la mixité qui valorisent le métissage et soulignent les avantages d’une double appartenance, les auteures expliquant cette singularité du contexte montréalais par la forte présence d’immigrants et la diversité qui prévaut dans la métropole québécoise. Si on tient ici plutôt à exprimer avec le nom l’appartenance à plusieurs lignées, en France, les jeunes épouses semblent au contraire pressées de renoncer au leur pour adopter celui de leur mari, passant ainsi du statut de filles à celui de femmes d’après l’analyse développée par Marie-Françoise Jeauffreau. L’auteure souligne combien la loi, qui donne le choix aux épouses de conserver leur nom ou d’en changer lors du mariage, semble méconnue autant par les femmes rencontrées en entrevue que par les différentes administrations, qui tendent à imposer à celles-ci la « régularité » du « nom de famille », un seul et même pour le père, la mère et les enfants. On aurait bien aimé trouver, ici ou ailleurs dans l’ouvrage, quelques hypothèses et pistes d’analyse permettant d’éclairer les différences observables à ce chapitre entre la France et le Québec. Est-ce les rapports de genre, les conceptions de la famille ou plus simplement les rapports entretenus vis-à-vis de ce qui serait une tradition qui permettent de rendre compte d’une telle différence entre ces deux sociétés ? La lectrice reste ici sur sa faim.

Dans un dernier article, Sylvie Sagnes propose une réflexion inattendue mais fort intéressante en faisant état des liens établis par certains entre patronyme, patrie et patrimoine. Elle développe une analyse prenant pour objet les discours et entreprises de quelques défenseurs du « patrimoine patronymique » français, qui s’inquiètent de l’éventuel déclin des patronymes découlant de la baisse de la fécondité combinée à la non-transmission du nom des mères. Derrière les mathématiques des noms des défenseurs de ce patrimoine, l’auteure débusque quelques « crispations conservatrices et réactionnaires » qui feraient écho à l’enrichissement du paysage patronymique français, dans lequel les N’Guyen sont désormais plus nombreux que les Lebreton et où les Diawara ont supplanté les Labbé, pour ne nommer que ceux-là.

Les articles du recueil sont dans l’ensemble intéressants, à plus forte raison qu’ils font la lumière sur des questions encore peu explorées par l’anthropologie en regard de nos sociétés. La plupart demeurent toutefois étroitement collés à leurs terrains et objets et donc aussi plutôt descriptifs. Selon le point de vue, on y verra tantôt une force, tantôt une faiblesse. Le choix de s’en tenir essentiellement au contexte franco-québécois (à une exception près), s’il permet de faire ressortir la singularité de chacune des régions étudiées, limite aussi le travail d’élaboration théorique, qui aurait pu prendre la forme d’une synthèse portant plus largement sur les contextes « occidentaux contemporains », comme le suggère le titre de l’ouvrage. La collection de textes permet cependant tout de même aux directrices de la publication de faire une intéressante synthèse (en introduction) de la littérature portant sur le sujet, plus particulièrement en regard des situations coloniales. Elle est également l’occasion de dégager quelques tendances plus générales, allant notamment dans le sens d’un assouplissement des législations encadrant la dénomination des enfants, laquelle coïncide avec une volonté croissante de choisir le nom plus librement et d’y exprimer sa singularité. L’ouvrage contribue en outre à bien faire ressortir la richesse et l’intérêt des pratiques et usages entourant l’acte de nommer, lequel renvoie finalement toujours à la recherche d’un équilibre entre le besoin de singulariser et celui de marquer des appartenances.