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La fortune que connaît présentement la notion d’identité, tant en sociologie qu’en anthropologie, est très clairement et explicitement liée aux mutations qui secouent à la fois le monde privé et l’espace public. Les transformations de la famille et des genres d’un côté, et les nouveaux mouvements sociaux de l’autre, pour ne s’en tenir qu’à ces deux exemples, ont placé l’identité au centre des préoccupations de ces disciplines. Derrière les déplacements théoriques et les diagnostics de changement, on retrouve cependant les interrogations premières des sciences sociales : l’affaiblissement ou les mutations des solidarités devant les transformations des mécanismes d’intégration sociale et d’unité politique (culture, État, associations), l’approfondissement de la subjectivité ainsi que la fragilisation des identités avec la radicalisation de la modernité. Revendiquée ou contestée, l’identité est ce qui fait la singularité d’un individu, tout en lui assignant une place dans le monde ; elle trace les frontières et assure l’unité ou la solidarité d’une collectivité. Si l’intérêt pour l’identité traduit des changements ou des déplacements, elle est aussi reprise ou relecture des interrogations classiques de la sociologie.

La manière également dont plusieurs auteurs, en philosophie politique et morale, cherchent aujourd’hui à articuler l’éthique et l’identité témoigne à la fois de la transformation et de la permanence de ces questions. L’approfondissement de la subjectivité sous la poussée de l’individualisme et le développement de politiques de la reconnaissance font de l’identité (individuelle ou collective) le moment privilégié de la définition du bien et de la réflexion sur le juste ; l’identité est réflexion sur soi et son rapport à autrui, définition de ce que chacun aspire à être et de ses obligations envers les autres (Taylor, 1989 ; Ricoeur, 1990). Le lien entre éthique et identité tient de la conjoncture sociale actuelle, tout en reprenant d’anciennes interrogations.

L’étude de cette conjonction de différentes questions autour de la notion d’identité et de la conjoncture qui la favorise trouve dans le bénévolat un objet privilégié. Le bénévolat est une bonne porte d’entrée pour approfondir ces questions, puisqu’il est à la fois une activité individuelle (il est défini comme un choix individuel : libre et désintéressé[1]), et la manifestation d’une appartenance, d’une solidarité certainement. Il est de la sorte à la fois un geste moral et une affirmation identitaire ainsi que l’expression d’une responsabilité. S’il se traduit dans des actions concrètes, le bénévolat est une activité fortement symbolique ou expressive ; il vise autant la réalisation d’actions concrètes, que l’expression et la reconnaissance de certaines manières d’être ou de vivre. L’action bénévole est un moment privilégié de réflexion sur soi, son rapport aux autres et ses communautés d’appartenance (Gagnon et Sévigny, 2000).

Le présent article, à partir des résultats d’une recherche, entend montrer l’articulation entre l’éthique et l’identité, et comment l’engagement bénévole travaille l’identité. Des récits d’engagement de bénévoles québécois, nous dégagerons quatre formes de parcours et de rapport à l’engagement, dans lesquelles nous reconnaîtrons d’abord quatre dimensions de l’identité, puis quatre postures éthiques. D’une pratique particulière, nous serons ainsi conduits à une analyse plus générale touchant l’articulation entre identité et éthique dans le Québec contemporain.

Des récits d’engagement

Soucieux de comprendre l’articulation entre l’identité et l’éthique, sans réduire cette dernière aux intentions (altruistes, désintéressées) de la personne, ou encore la rabattre sur des motivations plus « objectives » (et intéressées) de l’engagement bénévole (établir des contacts, acquérir une expérience, exercer de l’influence, etc.), nous avons cherché à situer cet engagement dans l’ensemble de la trajectoire personnelle. Nous nous intéressions moins au bénévolat en tant que tel (l’organisation et l’institutionnalisation d’un secteur d’activités), qu’au récit des individus qui s’y engagent, à la manière dont ils parlent de leur engagement et à la place que celui-ci occupe dans leur vie. Situé dans le parcours de vie, le bénévolat nous a intéressés en tant qu’élément de l’identité, un moment de l’histoire personnelle, donnant accès à l’image de soi et à la forme idéale de vie à laquelle on aspire. Les bénévoles que nous avons rencontrés ont donc été interrogés sur leur histoire personnelle, ce qui les a conduits à leur engagement passé et présent, aux événements qui ont ponctué cet engagement, à ce qui les a incités à poursuivre ou à arrêter ainsi que sur les autres activités dans leur vie professionnelle et privée. Cela oblige à réfléchir sur la place que l’on occupe dans le monde, l’horizon moral avec lequel on s’oriente et détermine ce qui est bien ou valable, la direction que l’on souhaite prendre ou éviter, ce qui compte pour soi[2].

La construction de l’identité, tout comme l’élaboration d’un rapport éthique au monde, aux autres et à sa propre existence, ne se fait pas dans la solitude. Ce travail d’élaboration du soi se réalise au sein d’institutions et d’organisations. Si l’engagement est, comme le définit Donzelot, « ce par quoi chacun est sollicité pour devenir producteur de lien social » (cité par Lamoureux, 2004, p. 30), il est bien à la fois un travail de subjectivation ou de construction de soi, dans des liens et par des responsabilités. Si le bénévolat peut donner aux individus les moyens d’une réflexion sur soi et d’actualisation d’un idéal, c’est par la médiation d’une organisation et des relations avec les autres bénévoles et avec ceux qui profitent de leur action. Il fallait donc interroger les bénévoles non seulement sur leurs tâches et l’organisation du travail, mais sur les relations qui s’y nouent, le type de rapport qu’ils entretiennent avec les autres bénévoles et les individus ou groupes auxquels leur action profite : paroisse et Église, enfants, parents et direction d’une école, artistes et public d’un événement culturel.

Enfin, la construction de soi renvoie toujours à la représentation de l’autre et des autres, dont on se reconnaît à la fois semblable et différent. Dans le récit du parcours des bénévoles, l’identification des personnes qui les ont inspirés, recrutés ou qu’ils ont eux-mêmes recrutées, avec lesquelles ils travaillent étroitement, vers lesquelles s’orientent leurs actions ou visées par la cause, était essentielle. L’entretien les amenait à préciser à la fois les autruis proches, dont l’avis est déterminant dans les choix et l’appréciation de la conduite, et les communautés, réelles ou imaginées, concrètes ou plus abstraites, auxquelles ils s’identifient ou dont ils veulent se démarquer.

Nous avons ainsi interrogé, sur ces trois grands thèmes, 45 bénévoles, engagés dans trois grands secteurs : l’éducation, l’Église et la culture. Très différents, ces secteurs nous ont intéressés parce que le bénévolat y est en croissance (culture) ou en décroissance (Église)[3], qu’il y est présent depuis longtemps (école) ou plus récemment (culture), et qu’il touche des dimensions variées de l’existence (famille, spiritualité et loisir)[4]. Nous étions ainsi susceptibles de rencontrer une diversité d’engagements et de rôles joués par le bénévolat dans la vie des personnes, à des moments différents de leur trajectoire, et variant selon les milieux. Nous avons ainsi rencontré des bénévoles engagés de manière soutenue, c’est-à-dire durant toute l’année et depuis au moins deux ans, dans les comités d’école, la bibliothèque scolaire ou l’aide aux devoirs, la pastorale, la collecte de fonds pour un musée ou l’organisation d’un festival culturel (musique, art visuel, théâtre ou histoire). Comme nous nous intéressons aux communautés d’appartenance, nous espérions que ces trois secteurs nous révéleraient des communautés différentes. Nous avons également interrogé des bénévoles dans trois régions, dans des villes de taille moyenne ou petite, dans trois régions du Québec (Côte-Nord, Charlevoix et ville de Québec).

Les entrevues transcrites ont fait l’objet d’une analyse longitudinale, reconstituant le parcours de chaque individu en y situant la place du bénévolat, retraçant ce qui y conduit, soulignant le type de relations recherchées et effectivement nouées et repérant à chaque étape du parcours les groupes et communautés identifiés par la personne. Ce sont les principales conclusions de cette analyse que nous présentons ici[5].

Formes du récit et trajectoires

Le récit que les bénévoles font de leur histoire personnelle et la place que le bénévolat occupe ou a occupé dans leur parcours s’articulent autour de deux grands axes, celui de la rupture ou de la continuité, et celui de la singularité de leur histoire et de ce qu’elle a en commun avec les autres (identité et altérité). Plus que des éléments de leur identité ou des étapes de leur parcours, ces thèmes organisent leur récit, traversent l’ensemble de leurs propos, et structurent leur identité. Ces deux grands axes permettent une première analyse, en distinguant quatre types de rapports à l’engagement bénévole ou manières dont le bénévolat s’inscrit dans l’identité personnelle.

L’importance de la rupture dans plusieurs récits est très grande, mettant en évidence la continuité sur laquelle, à l’inverse, insistent les autres bénévoles. Cette rupture constitue un tournant dans la vie des personnes, auquel le bénévolat contribue ou dont il est l’expression. Le début de l’engagement bénévole ou un nouvel engagement correspond à un changement important dans la vie : changement du mode de vie, éloignement volontaire de son milieu d’origine. Dans certains cas, le bénévolat permet la rupture et le passage à cette autre forme de vie, il est le moyen du changement et marque le moment où il s’effectue ; on cherche à rompre avec la vie antérieure (un milieu dont on rejette la mentalité, la solitude et le manque de confiance en soi). L’engagement bénévole est alors l’expression des valeurs auxquelles la vie nouvelle doit correspondre (éducation par l’implication à l’école, la spiritualité par un engagement à l’Église). Dans d’autres situations, le bénévolat ponctue la rupture, sans en être l’instrument ; il n’en est pas moins associé au changement, par la personne elle-même, pour qui il est un des signes de ce changement.

À l’inverse, l’engagement peut être vécu sous le signe de la continuité. Il est alors le moyen de préserver quelque chose, de maintenir une dimension de la vie jugée importante, l’expression de l’attachement à certaines valeurs, un héritage familial à préserver. Il représente un élément de continuité, ce qui demeure, par-delà le changement, une constante. Il peut s’agir du bénévolat lui-même, que l’on a pratiqué une grande partie de sa vie, mais le bénévolat peut être nouveau, moyen d’assurer la continuité d’un intérêt (en remplacement du travail, par exemple). Ainsi le bénévolat permet, avec d’autres activités, de stabiliser l’identité et représente une certaine permanence.

La seconde dimension qui structure fortement des récits est davantage de l’ordre du rapport aux autres ; c’est celle de l’identité et de l’altérité. Le bénévole insiste souvent sur sa situation particulière, ce qui fait la singularité de son cheminement et de sa situation, ou encore sa place particulière dans l’organisation bénévole et le rôle qu’il y joue. Dans d’autres récits, à l’inverse, il semble se fondre dans le groupe, auquel il cherche à s’intégrer, et rejoindre des gens semblables à lui. Il insiste sur ce qu’il a de commun avec les autres : des intérêts, des valeurs ou des objectifs. L’accent est placé sur le groupe ou la communauté d’appartenance, qui peut être très concrète : la paroisse, le quartier, le groupe de bénévoles qui se réunit fréquemment pour préparer une activité (un festival, la liturgie). Elle peut aussi être très abstraite et renvoyer à une sorte d’idéal comme la communauté des croyants ou la solidarité avec les démunis. D’autres appartenances ou communautés servent aussi parfois de repoussoir, indiquent ce qu’il faut changer ou ce à quoi il faut échapper.

Que ces deux thèmes sautent aux yeux à la lecture des entrevues ne doit pas surprendre. À la réflexion, on y reconnaît les deux grands axes sur lesquels se construit l’identité. Le premier, sur lequel insiste Paul Ricoeur (1990) dans sa réflexion sur l’identité narrative, est la permanence dans le temps, par-delà les changements (permanence du caractère ou du projet de l’individu). Le second est la similitude et la différence dans l’espace entre les individus et entre les groupes, l’identité et l’altérité, sur laquelle insistent l’anthropologie et la sociologie (moi et lui ; nous et eux).

Ces deux thèmes structurants, lorsqu’on les croise, permettent de dégager quatre types de rapports à l’engagement bénévole ou quatre manières dont le bénévolat s’inscrit dans l’identité des personnes (tableau 1). Chacun des types traduit un rapport particulier à soi, aux autres et à la communauté. Ils se distribuent et s’opposent sur deux axes. Sur le premier axe, les types 1 et 2 sont en rupture, les types 3 et 4 en continuité ; sur le deuxième axe, les types 1 et 3 insistent sur la singularité de leur engagement (altérité), alors que les types 2 et 4 l’inscrivent davantage dans le groupe ou la communauté (identité). Il s’agit bien sûr d’idéaux-types au sens wébérien, auxquels aucun parcours ne correspond entièrement, mais permettant de lire les parcours singuliers[6].

Tableau 1

Types de rapports à l’engagement bénévole ou manières dont le bénévolat s’inscrit dans l’identité de la personne

 

Rupture

Continuité

Altérité

1. Singularité

3. Humanité

Identité

2. Communauté

4. Proches

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Dans le premier type, le bénévole affirme sa singularité, souvent dans la rupture avec un groupe et une situation passée, dont il cherche à se démarquer. Le bénévolat est le moyen ou le signe de ce changement, qui permet de vivre de manière plus conforme à ses aspirations et ses valeurs, comme pour cet homme qui parle de son engagement comme d’une « conversion », d’un cheminement personnel et spirituel qui lui a permis, d’une part, de trouver davantage confiance en lui-même et d’atteindre une certaine sérénité et, d’autre part, de mieux connaître les autres et de les aider :

Ce qui m’a emmené là c’est qu’à un moment donné, dans mon cheminement personnel, j’ai eu une conversion : j’ai pris conscience que si je voulais avancer, fallait que je me rapproche des autres, que je me rapproche de mon prochain. […] Mais dans mon entourage immédiat, dans mes proches, il n’y a personne d’autre qui fait du bénévolat. Même qu’il y en a qui me déconseillaient ça […]. J’étais une personne introvertie, je suis devenu extraverti, c’est ça qui m’a emmené à m’ouvrir au monde, c’est ça qui est mon cheminement. Et puis, ça nous amène à nous surpasser et à nous découvrir à travers les autres. Et j’ai beaucoup plus confiance aujourd’hui en moi que v’là quelques années.

01-HP[7]

Dans ce type de récit, la rupture apparaît comme voulue ou désirée (et non simplement subie), ce qui renforce le caractère singulier du parcours. Le récit d’une femme qui s’implique à l’école l’illustre bien : pour elle l’éducation représente le moyen qu’elle a trouvé dans sa jeunesse pour fuir ses problèmes et sortir de son milieu familial. Ce milieu, précise-t-elle, est d’ailleurs hostile au bénévolat, ce qui fait de celui-ci un marqueur important de la rupture et un critère de distinction (elle est différente d’« eux »), en même temps qu’il assure désormais, une certaine continuité ou permanence, un moyen dit-elle de survivre, c’est-à-dire de mener une vie où elle ne se sent pas étouffée. Son engagement et le récit de sa trajectoire sont ainsi placés sous le signe du changement et de la singularité ou non-conformisme vis-à-vis de son milieu d’origine :

Moi, c’est ma valorisation. J’y vais par rapport à ce que ça me rapporte à moi. Si ça ne me rapporte rien, je ne fais rien. Pas nécessairement en attendant une reconnaissance des autres autour de moi, mais plus par intérêt, pour me donner de l’expérience parce qu’on sait aujourd’hui (moi je suis monoparentale, j’ai fait mes études en retard) que rentrer sur le marché du travail c’est difficile. […] En tout cas ça m’a beaucoup aidée à avancer dans la vie et je pense que si je n’avais pas eu ça, ça aurait été assez lourd pour passer certaines étapes. Parce que moi j’ai commencé ça pour passer, pour fuir la réalité. Moi le bénévolat, ç’a été une certaine fuite de la réalité familiale que je vivais jeune. Parce que chez nous c’était très négatif, je me faisais valoriser en faisant des activités parascolaires, donc pour moi c’était… ça cherchait comme un équilibre un peu au bout du compte. […] Si j’ai réussi à m’en sortir, ç’a été bien souvent ça, et eux autres, ils ne le savent pas. Je ne suis pas obligée de leur dire non plus parce que c’est quand même un contexte familial assez spécial chez moi. […] Je n’ai jamais eu beaucoup de monde autour de moi qui faisait du bénévolat. […] Qu’est-ce que c’est pour moi le bénévolat ? La fuite… Ça a tout le temps été comme une fuite. Aujourd’hui, un peu plus pour moi que pour fuir. Au début j’ai tout le temps fait ça pour fuir ; ça me permettait de m’évader de mes problèmes… Aller chercher une valorisation où il y avait du négatif. Mais aujourd’hui, je le fais plus pour moi. Moins pour fuir, mais plus me valoriser au niveau positif.

06-FC

Le second type de récit est centré sur une recherche de sociabilité : on s’engage pour trouver des pairs, un groupe de semblables. Cette recherche se fait à la suite d’une rupture ici encore, mais subie, comme le décès du conjoint, un divorce, ou encore la migration dans une autre ville, qui provoque la perte de son réseau de sociabilité. L’affirmation de la singularité, sans être absente, trouve sa reconnaissance dans un groupe qui la confirme, et qui la rattache à une collectivité généralement concrète (paroisse, ville, région). Le but de l’engagement est d’abord la recherche d’un groupe avant l’affirmation de sa singularité, même si celle-ci trouve ainsi le moyen de s’exprimer. C’est le cas de cette retraitée, pour qui l’engagement bénévole facilite l’intégration dans un nouveau milieu :

Bien, ça a coïncidé avec mon emménagement ici et il y avait une publicité, ils recherchaient des bénévoles dans le journal, alors j’ai téléphoné. […] Je voulais m’impliquer dans n’importe quelle activité qu’il pouvait y avoir ici. Ceci me plaisait, le domaine des arts c’était un domaine que j’aimais, mais qui ne m’était pas familier parce que ce n’est pas là-dedans que j’ai oeuvré. C’était une façon pour moi de sociabiliser, de rencontrer, parce que c’est toujours une difficulté quand vous emménagez dans un autre milieu. Vous laissez plein de monde. J’avais laissé mon travail, je prenais ma retraite, donc il y a eu beaucoup de choses auxquelles j’ai eu à m’habituer et c’était important de me faire un réseau, de connaissances du moins. C’est dans cet aspect-là que je me suis présentée.

28-FC

Un autre bon exemple est le récit de ce veuf pour qui le bénévolat a été une façon de se recréer un milieu social. Il a commencé à faire du bénévolat pour la première fois de sa vie à la suite du décès de sa femme (qui le laisse seul avec deux jeunes enfants) et de son retour dans son milieu d’origine. Le bénévolat se révélera pour notre interviewé une façon de réagir à cette rupture radicale, à ces changements importants dans sa vie. Le bénévolat n’avait jamais été, auparavant, envisagé par le bénévole ni pratiqué par les autres membres de sa famille, qui ne comprennent d’ailleurs toujours pas son implication. Il est survenu à la suite de cette rupture et répond à ce désir d’appartenance, autour desquels tourne le récit de son parcours :

Puis, pour moi aussi, ça me permettait aussi d’appartenir à un réseau de personnes, un groupe où c’est bon de se retrouver en groupe et de voir qu’il y a d’autres personnes qui croient aux mêmes valeurs que nous autres. […] C’est parce que ma femme est décédée. J’ai toujours élevé mes enfants seul. […] Oui, c’est une façon de m’intégrer. C’est certain qu’en faisant du bénévolat, bien tu rencontres des gens qui vivent différentes choses, et il reste que tu vas chercher quand même un support auprès de ces personnes à ce moment-là. […] Moi ça m’apporte… de me réaliser dans ce que j’aime et puis ça, comme je te dis, ça me permet d’appartenir à un groupe, d’avoir un support parce que moi je n’ai pas de femme dans ma vie. Ça me permet d’avoir un contact avec des personnes et puis d’avoir des amis pour partager différentes choses.

26-HP

Dans le troisième type de récit, ce qui ressort c’est la finalité de l’organisation bénévole, sa contribution à une cause, la vie communautaire, la solidarité, la défense de certaines valeurs. Si le groupe est présent, il n’est pas une fin en soi, mais un moyen au service d’une solidarité avec les démunis, les pauvres, les personnes en difficulté, tout en demeurant dans un rapport d’altérité : on n’est pas dans leur situation ; on la comprend et on s’en rapproche, sans toutefois en être. Il n’y a pas ici de rupture, mais plutôt une continuité dans la trajectoire : le bénévolat est mis au service d’un idéal et de valeurs, dont il contribue au maintien ; le bénévole a d’ailleurs souvent de nombreux engagements et depuis longtemps. C’est le cas de cette bénévole « de carrière », qui, depuis près de 30 ans, a multiplié les engagements, de la participation à une association féminine (AFÉAS), jusqu’au bénévolat dans un hôpital, en passant par le comité d’accueil des nouveaux arrivants dans la paroisse et le comptoir vestimentaire. Si son engagement dénote un attachement à sa communauté immédiate (la ville et la paroisse) à laquelle il a favorisé sa propre intégration, s’il l’a aidée à passer par des étapes difficiles (le décès de son mari), il manifeste d’abord une ouverture aux gens de l’extérieur et différents d’elle : les nouveaux venus, les réfugiés de l’Asie du Sud-Est et les démunis. Ses nombreux et très diversifiés engagements sont placés sous le signe de la continuité (personnelle) et de cette ouverture aux autres :

Quand je suis arrivée ici, en 68, c’est quelqu’un qui m’a amenée. Il y avait une personne qui était de ce qu’on appelle l’AFÉAS, […] c’est comme ça que ça a commencé. […] Puis, ça m’a amenée à connaître beaucoup de gens puis de personnes, puis là, d’un comité à l’autre […]. À un moment donné, la paroisse demandait à des gens de se réunir pour former des services dans la paroisse. […] On a monté le vestiaire, on a monté ça. […] J’ai été marguillière puis après ça, j’avais la coordination des services de la paroisse. […] J’en ai formé, des services. […] Après ça, j’ai rentré dans la pastorale aussi. […] Il y avait aussi le comité pour les nouveaux arrivants. C’est moi qui ai parti ça. […]

D’abord, c’est une aide qu’on apporte à l’humanité. Ici, on en fait, puis là, on en fait aussi et puis ça s’élargit partout dans le monde. Le bénévolat apporte beaucoup de choses. On finit par aider toute la planète. Ça tient beaucoup de monde.

49-FP

Dans le quatrième et dernier type de récit, ce qui prime, ce sont les proches, ou ce que l’on appelle parfois, à la suite de G. H. Mead, les autruis significatifs. On s’engage à l’école d’abord pour aider ses enfants ou dans l’Église, en compagnie de son conjoint avec qui on forme un couple très étroit. Le bénévolat est dans le prolongement de ses rôles sociaux et familiaux, une manière de mieux les accomplir. Ainsi, il ne correspond pas à une rupture, il est plutôt en continuité avec le projet de vie que l’on s’efforce de réaliser. Le bénévole place ses liens au centre de son récit, davantage que sa singularité. Les personnes qui s’impliquent à l’École pour faciliter l’intégration de leur enfant handicapé en sont un bon exemple, ou encore celles qui s’impliquent dans l’aide aux devoirs auprès des enfants qui éprouvent des difficultés d’apprentissage. Pour l’une des personnes interrogées, si le comité de parents (l’OPP dans le langage administratif) n’est pas sa première expérience de bénévolat, on remarque que toutes les implications qui ont précédé celle-ci, ou qui la suivront, sont liées à son fils handicapé (garderie, comité d’aide aux enfants handicapés). Le bénévolat se concrétise réellement avec le diagnostic de son fils, même s’il affirme avoir fait un peu de bénévolat dans le club social d’un ministère où il a déjà travaillé (rien de majeur, cependant). Si le handicap de son fils marque une certaine rupture ou discontinuité, le bénévolat, loin de l’accroître, vient plutôt préserver une continuité dans le parcours ou le projet. Étroitement attaché à son rôle de père, son engagement en vise le maintien ou l’accomplissement. Sa singularité est subordonnée au lien à l’enfant, une relation privilégiée d’identification[8] :

C’est que moi j’ai un petit garçon qui est handicapé. […] Je trouvais qu’il n’avait pas eu de consultation, ou en tout cas, ça avait été fait sans que les parents des enfants handicapés soient informés. Je trouvais que l’information ne circulait pas assez bien. […] Alors, j’ai décidé de m’impliquer dans l’école où mon fils allait parce que je trouvais que là ça faisait, et je m’étais dit : au moins je vais être encore plus proche pour surveiller ce qui pourrait se passer et peut-être le développement de l’école aussi, de voir peut-être un petit peu plus s’il y a vraiment une intégration. […] Moi j’ai toujours trouvé que le bénévolat que je faisais par rapport à des endroits où mes enfants étaient actifs… j’ai toujours trouvé ça important. […] Moi c’est pour l’enfant, pour les enfants et faire avancer, pour confronter les idées par rapport à l’école. C’est un peu ça, tu essaies de faire avancer tes idées ou d’émettre ton opinion sur le fonctionnement de l’école, sur ce que ça devrait être.

15-HE

Dimensions de l’identité

À chacun des types, on peut ainsi faire correspondre un pronom, c’est-à-dire que pour chacun une dimension du soi ressort plus fortement. Dans le premier type, centré sur la singularité du parcours individuel et sur la rupture avec le groupe ou la situation passée, le récit est organisé autour du JE, de l’individu qui raconte son parcours, de ce qui le distingue des autres et de ce qui distingue sa situation ou sa recherche présente de ce que furent sa situation ou ses aspirations passées. Le second type de récit est centré sur le NOUS, le groupe que l’on cherche à intégrer après la rupture ou le bouleversement dans la trajectoire. Si le JE n’est pas absent, c’est le groupe qui est central dans l’engagement bénévole et la place que cet engagement occupe dans la vie présente et le parcours de la personne. C’est l’identité, le partage de goûts, de valeurs, l’appartenance à une même communauté (ville, paroisse) qui donnent sens à l’engagement. Dans le troisième type en revanche, s’il y a une communauté, elle est beaucoup plus large et surtout plus abstraite : c’est la communauté humaine, la communauté des croyants ou de ceux qui souffrent, et dont on se sent solidaire. Si ces Autres peuvent avoir un visage (une personne réfugiée que l’on accueille, un pauvre reçu au comptoir vestimentaire, les démunis croisés dans la rue), la communauté n’en a pas ; ce sont des semblables, mais en même temps différents puisqu’on ne vit pas leurs difficultés. On peut parler de ILS. Si le JE est parfois assez affirmé à cause de la place importante prise par la personne dans l’organisation, le récit n’insiste pas sur ce qui la singularise, mais sur la cause et les valeurs défendues. Quant au quatrième type, ce sont les proches qui motivent le bénévole, ses enfants ou son conjoint, par exemple. L’engagement se justifie de cette relation particulière avec ces personnes, de qui on attend en premier lieu la confirmation de la valeur de cet engagement. C’est le TU qui est ici central, plus que le JE ou le NOUS, qui s’effacent derrière cette relation privilégiée centrale dans l’identité de la personne[9].

Tableau 2

Dimensions de l’identité et du soi présents dans les récits

 

Rupture

Continuité

Altérité

JE

(singularité)

ILS

(humanité)

Identité

NOUS

(communauté)

TU

(proches)

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À chaque pronom correspond une dimension du soi ou de l’identité, et si nous pouvons associer une dimension à un type de récit, aucun ne s’y réduit entièrement. Ces quatre dimensions sont présentes (à des degrés variables) dans tous les récits. Toute histoire singulière met en oeuvre, au moins implicitement, un JE, un NOUS, un ILS et un TU. Dans les récits centrés sur le JE, il y a toujours, un groupe, un NOUS, ainsi que des interlocuteurs privilégiés, qui rendent possibles la rupture et l’expression de sa singularité. L’individualité n’est jamais noyée dans le groupe, même chez ceux pour qui le bénévolat représente d’abord un NOUS. Dans le troisième type de récit, centré sur le ILS, le JE est souvent très présent, les personnes rencontrées exerçant un leadership dans leur organisation et se distinguant par une grande implication. Ce qui caractérise chaque type, c’est l’accentuation ou l’importance accordée à une dimension dans le récit que la personne fait de sa trajectoire et de la place du bénévolat dans sa vie. Le JE s’affirme parfois plus que le NOUS, ou au contraire s’efface derrière l’autrui proche (TU). Au moins deux pôles sont aisément perceptibles, parfois trois.

C’est le cas, par exemple, de cette femme qui a commencé à s’impliquer à l’école lorsque ses enfants furent en âge de la fréquenter. Son bénévolat s’inscrivait en continuité avec son rôle de mère (TU). Par la suite, elle a commencé à s’impliquer dans les affaires locales et municipales (Les Fermières, la chorale) pour les besoins de la vie communautaire (NOUS). Déménagée dans une nouvelle ville à la retraite de son mari, elle s’implique désormais dans la pastorale sociale pour les démunis (Saint-Vincent-de-Paul) et visant une solidarité plus large autour des questions de pauvreté et de qualité de l’environnement (ILS). Comme elle le dit elle-même, dans son village, c’était « pour la communauté » et pour des résultats plus « immédiats et tangibles » ; l’engagement actuel est plutôt tourné « vers la paix et la justice dans le monde […] la société en général » :

Dans mon village, je faisais du bénévolat, je m’occupais de la chorale, je m’occupais de toutes les associations. Mon bénévolat a commencé là. Et rendue en ville, je suis allée offrir mes services à la paroisse. Ça rejoint le comité de liturgie et nous on complète avec la pastorale sociale. Au lieu de s’occuper seulement des associations communautaires, on s’étend plus social comme le développement et la paix, l’élimination de la pauvreté, les OGM.

02-FP

Cette transformation de l’engagement à différentes étapes de la vie est également reconnaissable dans le parcours de cette autre femme que nous donnions en exemple pour le type 3, et pour qui l’engagement, avant de conduire à une solidarité avec les pauvres et les gens seuls (ILS), fut un moyen d’intégration à la ville où elle venait de déménager (NOUS), et, à un autre moment de son existence, à la mort de son mari, le moyen de reprendre pied (JE). Dans d’autres cas encore, l’expérience d’engagement se situe à la jointure ou au passage d’une dimension vers une autre, comme cette enseignante (34-FC), qui, depuis de nombreuses années s’est toujours impliquée dans la vie de l’école. Elle a été présidente du Conseil d’administration d’un hôpital pendant dix ans et aujourd’hui, en plus d’être bénévole dans un musée, elle s’implique au comité d’urbanisme, tout en prenant soin de sa mère malade ; elle pense être incapable de ne pas faire de bénévolat, lequel assure une continuité dans sa vie. Ce n’est pas sa singularité qu’elle cherche à exprimer à travers son engagement, ni l’intégration à un groupe qu’elle recherche, même si elle s’y est fait des amis. Son engagement est l’affirmation d’une communauté et dépasse la recherche de pairs ou de semblables, puisqu’il vise à soutenir le dynamisme d’institutions au service de la région tout entière. Son récit appartient à la fois au type 2 (NOUS) et au type 3 (ILS), ou plus exactement, à la jointure, à l’élargissement de la communauté.

Oui parce qu’on est tous amis ensemble, on se connaît tous dans la région. Alors souvent on se voit, on va se parler, on va se téléphoner, on va s’inviter des fois 3 ou 4 au restaurant, on va aller manger au restaurant pour parler. On est tous des amis ensemble et souvent des fois c’est de la parenté les bénévoles. […]

Alors l’esprit régional je pense qu’on, moi en tout cas, je l’ai développé, c’est vraiment pour tout l’ensemble de la région, ce n’est pas juste notre petit patelin à nous autres. […] Je pense que je ne serais peut-être pas capable de ne pas faire de bénévolat ; je pense que non, je ne serais pas capable. Parce que des fois, tu sais, tu as des grands bouts de temps où tu n’as pas grand-chose à faire, je n’ai pas beaucoup de loisirs, mais des fois je vais m’ennuyer. Alors, quand tu as du bénévolat, tu t’impliques en quelque part, bien là tu as quelque chose, tu appelles les gens, tu parles avec eux autres, tu jases avec eux autres… Non, je ne pense pas que… Je suis une fille de bénévolat, donc je ne serais pas capable de vivre sans bénévolat.

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Nous avons ainsi rencontré plusieurs bénévoles dont le récit laissait percevoir à différents moments ou simultanément, plusieurs dimensions de l’identité, ce qui montre leur complémentarité.

Ce que ça représente pour moi, faire du bénévolat… Les premiers temps, j’avais le désir d’aider les autres puis c’était, comme on dit, c’était le fun, je sentais que j’aidais puis je me sentais, il me semble, grande, grande. Ça me donnait une satisfaction aussi. [Après], j’ai perdu ça, cet enthousiasme… je ne le faisais plus pour recevoir des compliments, je le faisais comme ça. Puis là, je suis rendue à l’étape où je fais du bénévolat, mais il m’aide. Parce que j’ai perdu mon mari. Moi, c’était comme une attache, c’est une chose où je pouvais aller me réfugier. […] Puis là, maintenant, quand je viens, j’ai plus la satisfaction pour moi-même, tu comprends. Je veux dire, c’est parce que ça m’apporte… c’est pas une satisfaction… je le fais, parce qu’il faut que je m’en sorte, moi. Mais je le fais avec coeur pareil, mais j’ai plus la même raison. Je me trouve égoïste un peu, dans le fond. Mais ça reprend là, je commence à reprendre comme j’étais.

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Les deux grands axes autour desquels se structurent les récits d’engagement (singularité/similarité ; rupture/continuité) permettent ainsi de dégager quatre grands types de récits, qui sont autant de postures identitaires différentes. En interrogeant les personnes sur leur trajectoire personnelle et leur choix, nous avons non seulement fait ressortir la dimension identitaire de l’engagement, mais nous avons pu la spécifier. Il reste à montrer comment cette identité est liée à une posture éthique.

L’Éthique et les temps du soi

L’identité, comme le souligne avec justesse Charles Taylor (1989), comporte un horizon moral, c’est-à-dire qu’elle est non seulement l’ensemble des traits par lesquels on se reconnaît semblable et différent des autres (appartenances), mais implique une évaluation du monde et de sa situation. Occuper une place, c’est avoir un certain point de vue sur le monde, une certaine idée du juste et du bien, qui permet de s’orienter, de juger et de choisir. Loin d’être simplement descriptive (les caractéristiques d’une personne ou d’un groupe), l’identité est toujours aussi et simultanément prescriptive : elle contient une aspiration, sinon une intention[10]. Et de fait, il y a une posture éthique très perceptible dans chacun des quatre types de récits. Non pas un ensemble de valeurs ou de règles, par lesquelles on définit couramment la morale, mais une éthique au sens où l’entend la philosophie, c’est-à-dire une réflexion sur ces normes et la conduite à suivre. À chaque dimension correspond un certain positionnement éthique.

Le premier type de récit, centré sur le JE, comporte une injonction à l’intégrité ou l’authenticité. L’individu s’interroge sur sa singularité et son indépendance. Se démarquant des attentes que peuvent avoir les autres à son endroit ou d’une vie passée dont il ne reconnaît pas la valeur, il valorise le changement, voire la rupture, dans la recherche d’une vie plus conforme à ses aspirations, ses valeurs ; une vie plus authentique au sens où Taylor définit l’authenticité ou l’accomplissement de soi : la recherche d’une manière personnelle et originale d’être au monde, conforme non pas aux injonctions sociales, mais aux idéaux personnels. Parler au JE, c’est affirmer à la fois sa singularité et son autonomie. Avec la seconde forme de récit, mettant l’accent sur le NOUS, l’interrogation éthique se déplace. Elle porte sur l’identification ou l’appartenance. Le NOUS exprime bien ce décentrement du moi, la reconnaissance du partage de valeurs et d’aspirations communes. Sur le plan éthique, il y a abolition de l’altérité ou de la différence, et l’affirmation d’une identité, qui confirme l’individu dans ses choix et sa manière d’être par l’identification aux autres. Le mouvement est ici contraire à celui du JE : l’individualité est subordonnée à un désir d’appartenance, au partage ou à l’interchangeabilité des points de vue, dirait Schultz, sans nécessairement que cela conduise à la création de liens d’amitié étroits entre les bénévoles. Le déplacement se poursuit dans le troisième type de récit, celui-ci mettant l’accent sur le ILS. Le décentrement se poursuit par la formulation ou l’expression d’un idéal plus large, plus abstrait aussi et plus lointain, même si elle se traduit dans des actions très concrètes et des relations très empathiques. La posture éthique est celle de la responsabilité ou de la solidarité, celle de la généralisation ou de l’universalité des idéaux : l’extension aux autres des droits, d’une vie bonne et juste, que l’on réclame pour soi. L’éthique débouche sur le politique, entendu au sens large d’une interrogation sur le monde commun et les conditions du vivre-ensemble. Il y a non seulement élargissement de la communauté, mais celle-ci dépasse le partage d’une condition de vie semblable et vise une intention commune ou un projet commun. Elle débouche sur la question de la justice, de la distribution des places, des biens, des droits et des obligations. Cette posture éthique peut être qualifiée d’universaliste ; l’identité comme l’éthique reçoivent ici en effet leur plus grande extension et s’appliquent à tous et en toutes circonstances. La quatrième forme de récit ramène au plus proche. L’exigence éthique est celle de la présence ou de la sollicitude à l’endroit des personnes vulnérables que l’individu a devant soi (un TU) et dont il se sent responsable d’assurer le bien-être et qui permet en même temps son propre accomplissement. L’identité et la réflexion éthique qu’elle porte se font dans l’exercice de ses activités quotidiennes, dont le bénévolat est ici un prolongement.

Tableau 3

Les postures éthiques dans les récits

Intégrité

(JE)

Solidarité

(ILS)

Identification

(NOUS)

Sollicitude

(TU)

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À travers l’engagement bénévole, on retrouve ainsi au moins quatre postures éthiques différentes. Elles sont d’ailleurs reconnaissables dans les principales thématiques et formules auxquelles les bénévoles ont recours pour parler de leur engagement : lorsqu’ils disent qu’ils le font d’abord « pour eux-mêmes », que ça leur est nécessaire pour s’accomplir (intégrité), en insistant beaucoup sur « le respect et l’écoute de l’autre », et pas uniquement dans le bénévolat d’accompagnement des personnes seules, malades ou éprouvant des difficultés (sollicitude), en parlant de leur groupe comme d’une famille ou d’un groupe d’amis, dans lequel on trouve « complicité et aide » (identification), ou encore, en parlant de sa finalité ultime ou lointaine, ce vers quoi on tend, dont la « gratuité de l’action » est l’expression ou le signe : le dépassement des intérêts particuliers (solidarité).

Tout comme les moments identitaires présents dans les récits, ces quatre postures éthiques ne sont pas indépendantes les unes des autres et leur explicitation montre à nouveau comment les quatre dimensions de l’identité auxquelles elles correspondent respectivement ne sont pas exclusives. Ce sont quatre moments de l’éthique, distincts mais liés, auxquels nous avons affaire, comme ce sont quatre moments différents, mais complémentaires, de l’identité que nous avons précédemment mis en lumière. Et c’est peut-être par ces quatre moments (JE, NOUS, ILS, TU) que doit passer tout bénévole, par le biais de son engagement ou de ses autres activités.

Dans un premier temps, l’individu se reconnaît comme singulier et affirme cette différence (JE) dont il défend l’intégrité. Mais la reconnaissance de sa singularité n’est possible qu’en tournant son regard vers un autre, dont on se reconnaîtra semblable, sans que soit abolie la différence ; un autre dont on se distingue et auquel on s’identifie. Il exige la médiation de l’autre (TU). L’estime de soi comme sentiment d’accomplissement de la vie bonne est dans le bien que je fais pour autrui, l’estime que j’ai pour lui et que lui a en retour pour moi (Ricoeur, 1990). Le même mouvement (identité / altérité) se déplace, s’élargit et s’inverse avec les autres termes du schéma. L’identification à un groupe (NOUS) se prolonge dans la solidarité (ILS), qui reconduit l’identité tout en maintenant une altérité, une différence. Le dernier terme est celui de l’abstraction la plus grande. Il y a généralisation de sa situation et de son identité particulière à une plus grande communauté : on demande la justice, les droits et le respect pour tous, y compris les plus étrangers et différents de soi[11]. On comprend alors pourquoi sur ce plan nous n’avons trouvé aucune différence entre les hommes et les femmes, et qu’aucun type n’est plus fréquent dans une région ou une génération[12].

Schéma 1

Éthique et identité

Éthique et identité

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Les quatre dimensions de l’identité et les quatre postures éthiques correspondant à chaque type de récit forment une sorte de parcours que les individus suivent dans un ordre et à une vitesse variable et toujours singulière, avec des reprises et des retours en arrière. Et comme on peut l’observer, si chaque récit de bénévole peut être associé à un type, c’est parce qu’une dimension est davantage mise de l’avant, mais jamais à l’exclusion entière des autres. L’engagement peut débuter par la sollicitude dans l’interaction avec un autrui privilégié et se terminer par l’affirmation de sa singularité. À une période de sa vie, un individu sera davantage dans l’affirmation de sa singularité et de son autonomie, alors qu’à un autre, il sera en quête d’un groupe. Pour une personne, le bénévolat sera le moment privilégié de la sollicitude, trouvant dans une autre sphère de sa vie le moment de l’appartenance ; pour une autre, les quatre temps seront vécus dans le bénévolat, dans des engagements différents ou à quatre périodes différentes de sa vie. Une posture appelle toujours les autres, successivement ou simultanément, dans le même domaine d’activités ou dans des actions différentes (l’accompagnement d’un proche pour la sollicitude, le travail rémunéré pour l’affirmation de sa singularité et le bénévolat pour la solidarité).

Les quatre dimensions de l’identité (les pronoms), et les quatre postures éthiques qui leur correspondent, forment les quatre dimensions du soi, les quatre moments de la subjectivation, c’est-à-dire de la constitution de l’individu comme sujet, qui prend conscience de soi ou se réfléchit, s’engage dans la discussion, reconnaît des attentes et assume une conduite (Habermas, 1993). Ils sont complémentaires et même indissociables, aucun ne pouvant se former ou se développer sans les autres. L’autonomie du sujet est intimement liée à la sollicitude pour le proche et la recherche de la justice pour tous n’est possible que par l’identification à l’autre et la généralisation de son expérience. Et si cette conscience de soi dans ses différentes dimensions est si présente dans le bénévolat, c’est que celui-ci est avant tout un espace de reconnaissance. Comme toute forme de don, il est à la fois offre et demande de reconnaissance, une manière de montrer à l’autre de l’estime et de l’intérêt, et de l’obtenir pour soi, une façon de signifier l’importance que l’on accorde à un lien, une activité, un idéal, par lequel on se reconnaît semblable et différent. La valeur de l’action bénévole est avant tout symbolique, l’action est d’abord au service de cette reconnaissance[13].

Le bénévolat, le soi et la société contemporaine

La généralité du schéma ne doit cependant pas masquer la forme particulière qu’il prend ici. Hormis dans le quatrième type de récit (TU, sollicitude) qui inscrit le bénévolat dans le prolongement des responsabilités familiales, les rôles sociaux jouent un rôle ténu dans la construction du soi[14]. Les références à partir desquelles il s’élabore ici en sont détachées : des croyances, des valeurs et des principes généraux. Le bénévolat est une activité librement choisie, elle est gratuite (aux différents sens du terme), c’est ce qui la définit : elle se pratique hors des responsabilités et obligations usuelles (famille, travail) inscrites dans des rôles. C’est pourquoi ces derniers sont absents ou effacés, et pourquoi sans doute le bénévolat est un lieu privilégié de recherche et d’expression identitaire et morale, qui ne trouve pas à s’exprimer entièrement dans des rôles ou des personnages (le père, la mère, l’enseignant, le travailleur, etc.). Dans une société où l’individualité et la singularité prennent de l’importance, jusqu’à se confondre avec un moi, une personnalité singulière et immuable, douée d’une intériorité qui la met à l’abri des attentes et des jugements des autres, le JE et son intégrité doivent trouver à s’exprimer hors des rôles et des statuts, des actions obligatoires ou attendues. Ce moi trouve dans la relation privilégiée (le TU) la possibilité non seulement de s’exprimer, mais d’affirmer sa valeur, son caractère unique et indispensable ; dans l’appartenance à des groupes divers (NOUS), la confirmation de ses choix, mais aussi une diversité d’attaches qui ne le confine pas à une seule appartenance trop étroite pour permettre l’expression de sa différence ; et, dans une éthique universaliste et abstraite (ILS), les principes qui assurent l’unité de son parcours et de sa biographie (respect, transparence, égalité), et permettent l’identification aux autres sans perdre sa singularité.

La tension identité / altérité devient plus forte dans un contexte de dissolution, voire de disparition des rôles « traditionnels », et la demande de reconnaissance n’est pas particulière aux sujets « modernes », mais le monde contemporain la rend plus pressante, quotidienne et explicite, volontaire et consciente. La question de l’identité est devenue importante, et va en s’approfondissant, les individus et les groupes étant attentifs à ce qui les distingue et à ce qu’ils ont en commun ; un souci qui transparaît dans les sciences sociales, dont les schèmes (notre typologie en est un exemple) en sont l’expression autant que l’instrument d’analyse.

Pour un certain nombre d’individus, le bénévolat est ainsi devenu l’un des moyens qu’ils ont trouvés pour assurer à la fois une continuité dans leur parcours et leur identité, une permanence, tout en intégrant et parfois cherchant le changement, dans un monde où cette identité est sans cesse à recomposer, à mettre en récit et à réécrire de nombreuses fois. Le bénévolat met à la disposition des individus les moyens ou ressources symboliques pour retravailler leur identité individuelle et les situer dans une identité collective ou un monde commun. Le bénévolat est ainsi lié à l’approfondissement de la subjectivité et au travail sur soi, qui caractérise la culture contemporaine, d’où l’importance, pour les bénévoles, de son caractère expressif. L’art et la culture sont les moyens d’exprimer et de faire reconnaître ses talents, sur le plan personnel, et la modernité de la région, sur le plan collectif ; le religieux prend lui aussi une forme expressive, à la fois l’affirmation d’un héritage et d’une mémoire, et de plus en plus la recherche d’une expérience spirituelle singulière. Quant à l’éducation, elle donne les moyens de son développement et de l’expression de son originalité.

Si, sur ce plan, on ne trouve pas de différence entre les hommes et les femmes ou entre les régions, en revanche des différences d’accent sont perceptibles entre les secteurs d’activités bénévoles. À l’école, prédomine clairement[15] la posture centrée sur le TU et la sollicitude, prolongement de la relation du parent à l’enfant, un engagement en continuité avec les rôles familiaux : on vient d’abord aider son enfant à s’intégrer à l’école (en raison de son handicap, par exemple) ou à développer le goût des études ou la culture, à surmonter ses difficultés (aide aux devoirs). Le moteur de l’engagement est une relation singulière, même si elle débouche sur un engagement auprès de l’ensemble des enfants ou dans la paroisse ou le quartier. L’école est moins le lieu d’apprentissage de rôles et de savoir-faire, que du développement de soi, de son savoir-être et de son bien-être, de sa singularité. Amorcé dans le bénévolat féminin des années 1950 et 1960, le processus de transformation des rôles féminins et d’approfondissement de la subjectivité y trouve un aboutissement.

Dans le bénévolat pratiqué dans le monde de la santé[16], la sollicitude (TU) a tendance également à devenir prédominante. Le bénévole apporte aux soins et aux traitements un supplément d’âme, il participe à l’accompagnement du malade atteint d’une grave maladie ou en phase terminale. Ici, on est encore davantage dans l’approfondissement de la subjectivité (expérience de la souffrance et de la douleur) et de la relation privilégiée (la sollicitude). C’est l’effet de phénomènes sociaux plus larges, notamment du développement des services publics et professionnels, qui a repoussé les bénévoles dans l’accompagnement, et bien sûr de l’individualisme, qui a pris le corps et la santé comme objet privilégié d’expression de soi (Charles, 1990).

Dans le bénévolat à l’Église, les postures qui prédominent sont celles centrées sur le NOUS (appartenance) et le ILS (solidarité). On recherche une communauté d’appartenance, des gens qui pensent comme soi, qui ont les mêmes croyances, valeurs et attachements. C’est cependant une communauté choisie et relativement spécifique, car la religion n’est plus unanime, la paroisse ne fait plus l’unité de la collectivité sur un territoire. Par ailleurs, si cet engagement débouche sur l’universel et une communauté plus large dont on se sent solidaire (les démunis, voire l’humanité), c’est par le biais de l’éthique, de valeurs et principes. Ce n’est pas une communauté de culture. En ce sens, l’Église est devenue, au Québec, une institution « wébérienne » : c’est par le partage d’une éthique qu’elle instaure une communauté.

Dans le bénévolat pratiqué dans le secteur culturel, prédominent également le NOUS et le ILS. Ce bénévolat prend parfois la forme d’une coalition régionale ou d’une corvée afin de préserver la vitalité d’une région – accroître le dynamisme, stimuler le tourisme et l’économie, retenir les jeunes, se donner une vie culturelle (Fortin, 2000). L’engagement est au service d’une communauté, des gens vivant sur un même territoire, par-delà les différences (la région ou la paroisse, voire la nation). En ce sens l’activité culturelle remplace la vie paroissiale, et prend un caractère « durkheimien » de célébration de l’identité collective. D’ailleurs ici l’activité est plus indifférente (que ce soit du cinéma, de la peinture ou du théâtre) : on y vient pour un objectif plus large qu’un goût particulier pour une forme d’art, et on recrute dans son entourage plus facilement, car il n’est pas nécessaire ici de partager un intérêt particulier pour l’activité. La culture permet à la fois l’affirmation de la spécificité régionale et l’ouverture sur l’universel, la mobilisation locale et le branchement sur des réseaux internationaux. Elle permet également l’articulation du JE (singularité, subjectivité et expressivité) et du NOUS (communauté).

Si tu veux que les gens arrêtent de se déplacer dans les grands centres, il faut que tu leur donnes des choses qu’ils ont dans les grands centres : les festivals du film, les salons du livre, des choses comme ça. […] Des fois les gens disent : « Ici, en région on n’a rien… » Pourquoi est-ce qu’on n’a rien ? Faut qu’on s’implique. Impliquez-vous et on va en avoir des choses! […] C’est de même que ça marche […] Il y en a qui disent : « Bon les gens s’en vont tous parce qu’il n’y a rien dans la région. » Bien oui, mais impliquez-vous ! C’est quoi qui te retiendrait ici, toi ? Tu dis que tu aimes ça la nature, que tu aimes ça la mer, tu aimes ci, ça, mais pourquoi tu veux t’en aller ? Parce qu’on a des jeunes retraités qui s’en vont de la région, on a des jeunes qui ne reviennent pas, mais c’est quoi qui permettrait qu’ils reviennent ou bien qu’ils s’impliquent ? C’est quoi qui t’attire pour la ville ? Les hôpitaux ? On en a un hôpital ici. Tu sais, un moment donné tu les regardes : « Qu’est-ce qui ferait que tu resterais ? » Des centres d’achat, il y en a, et de toute manière […] Mais moi ce qui fait que je reste ici et que j’aime ça y vivre c’est le fait que, bon il y a des festivals du film, on a des opportunités au niveau de la salle de spectacles, il y a des bons spectacles.

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Les anciennes institutions d’encadrement comme l’Église et l’école, devenues plus spécifiques et particularistes, cèdent devant la culture qui réunit davantage l’ensemble d’une collectivité. C’est d’ailleurs dans le secteur culturel que le bénévolat est en croissance, alors qu’il est en diminution dans l’Église.

L’engagement bénévole a contribué, tout au long du XXe siècle, à la transformation du rôle des femmes et à la redéfinition de leur identité, en favorisant leur intégration au marché du travail et leur accès à l’espace public (Cohen, 1990 ; Lamoureux et al., 1993). Il est encore pour certaines personnes un moyen de rompre ou d’échapper à un rôle, un milieu, une identité, et de s’en forger une autre. Loin d’être la survivance d’une activité traditionnelle (corvées et solidarités d’autrefois), il participe des modes et des exigences desquels dépend la formation de soi, ainsi que de la recomposition à laquelle l’identité individuelle est aujourd’hui sans arrêt soumise. Sur les différents plans où la question de l’identité se pose aujourd’hui avec force – la subjectivité individuelle, les appartenances communautaires, les mouvements sociaux et politiques –, le bénévolat peut jouer un rôle. Entre ces plans, il semble même parfois permettre des liaisons, puisqu’il noue les dimensions singulières, communautaires et politiques de l’identité.

Bien qu’elles se greffent à des significations largement répandues (solidarités, authenticité, écoute) et qu’elles suivent des mouvements culturels qui les dépassent largement (approfondissement de la subjectivité, importance de la relation intersubjective, expression du politique sous la double forme de groupes d’appartenance et de principes éthiques abstraits), ces liaisons demeurent réservées à la minorité qui y a trouvé son intérêt et a fait du bénévolat une dimension importante de sa vie. C’est ailleurs et par d’autres pratiques que les autres en tisseront pour leur compte, car il n’est pas certain que cet autre mouvement profond de la modernité qu’est l’institutionnalisation, et qui touche également le bénévolat, permettra d’en généraliser l’expérience. Regroupements d’organismes, semaine annuelle du bénévolat, formation et spécialisation des tâches et recrutement ciblé de certaines catégories de la population (les retraités) permettent sans doute d’accroître à certains endroits et certains moments la mobilisation de bénévoles, pour peu qu’ils laissent à chacun suffisamment d’espace pour y mettre du sien et en faire autre chose que ce qu’on attend qu’il soit pour eux.