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Le recueil d’articles paru sous le titre évocateur de Learning to Practise rappelle l’existence d’un modèle d’apprentissage associé à une époque que l’on aurait cru révolue depuis la généralisation de la scolarisation. Traditionnellement, on apprenait un métier par l’observation, l’imitation et la répétition d’un ensemble plus ou moins complexe de gestes ou de tâches à exécuter. L’apprentissage ainsi défini – learning by doing – était souvent comparé à un art que l’on parvenait à maîtriser. Cette interprétation conventionnelle qui imprègne encore les façons actuelles de voir l’acquisition d’un métier est remise en question dès le premier essai présenté dans cet ouvrage (Bob Gidney, «‘Madame How’ and ‘Lady Why’ : Learning to Practise in Historical Perspective »). D’un point de vue historique, le nouveau modèle de formation professionnelle axé sur l’enseignement universitaire aurait été appliqué en médecine aux XVIIIe et XIXe siècles, avant de se propager aux juristes, optométristes, physiothérapeutes, secrétaires, etc. À travers ce processus qui fait tache d’huile au XXe siècle, la légitimité même de l’expertise professionnelle allait reposer sur l’université :

What a more analytical approach to the history of professional education can do, however, is give us greater leverage to understand the tensions and their sources and to engender more dispassionate assessments of how well learning to practise is served by locating it in one of the chief powerhouses of modernity.

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Cet ouvrage s’inscrit dans la foulée d’une collaboration qui nous avait donné une série d’articles précurseurs réunis sous le titre Challenging Professions : Historical and Contemporary Perspectives on Women’s Professional Work. On retrouve ici avec bonheur les textes d’historiennes renommées dans les champs de l’histoire des femmes et de l’éducation (notamment Alison Prentice, Ruby Heap et Linda Quiney), issues en partie de ce premier effort commun. Des sociologues ainsi que des spécialistes de l’éducation et de la religion complètent l’équipe réunie cette fois autour de la question de la formation professionnelle. Dans ce « second cycle » de travaux, dont témoigne ce recueil savant sous la direction de Ruby Heap, Wyn Millar et Elizabeth Smyth, les approches sont davantage encore multiples. Le fil conducteur de la démarche s’enroule autour d’une question essentielle : comment devient-on un professionnel ou une professionnelle?

Le nouveau modèle de formation à l’exercice d’une profession, bien qu’il soit centré sur l’université qui en vient à légitimer l’obtention d’un statut de travail enviable, tiendrait en substance aux circonstances historiques et culturelles associées aux différentes professions et, de ce fait, il aurait pris plusieurs formes. À partir de ce postulat, l’ouvrage de Heap, Millar et Smyth remet en question la prégnance du modèle de formation universitaire pour l’exercice professionnel, en constatant que certaines professions ont réussi à obtenir le prestige d’une telle formation, alors que d’autres ont dû se contenter d’un niveau inférieur dans la hiérarchie scolaire. Ce postulat en entraîne un deuxième, à savoir l’existence d’autres modèles et filières de formation professionnelle. On se demande ainsi : Qui contrôle les corpus de connaissances spécialisées jugées nécessaires à l’exercice d’une profession? Comment ces connaissances sont-elles définies? Quelles sont les relations de pouvoir établies entre les écoles, l’État et les associations professionnelles? Comment ces relations évoluent-elles?

Les articles regroupés dans ce recueil englobent des perspectives variées, sur des périodes anciennes et récentes, au regard de la « nature » de la formation professionnelle et de son développement au cours des XIXe et XXe siècles, au Canada et à l’étranger, et dans une kyrielle de professions et de fonctions : travail social, nursing, médecine, ingénierie, dentisterie, histoire, physique, droit, mais aussi au regard des formations diverses qu’exigent des fonctions paroissiales ou encore missionnaires. On y tient compte également des contextes économiques, technologiques, politiques, sociaux; bref des changements qui, avec les deux guerres mondiales, la montée de l’État-providence et des mouvements féministes, ont contribué à transformer l’exercice des professions. Ces pistes de réflexion communes, tout comme la prise en considération des acquis récents dans les champs de l’histoire sociale, de l’enseignement supérieur et des recherches féministes, notamment la sensibilité aux questions liées au genre, à la classe et à l’ethnicité, ou encore aux techniques et aux résultats de l’enquête orale, traversent en bonne partie ce recueil qui compte dix essais.

Ceux-ci sont rassemblés autour de trois ensembles thématiques. Le premier concerne l’organisation générale de la formation pour l’exercice des professions, les lieux, les méthodes éducatives, leurs contenus, les populations visées et le corps enseignant. Dans le deuxième, on s’intéresse à la préparation à l’exercice professionnel comme telle, au contenu des apprentissages et à la leur mise en pratique. Dans le troisième thème, on se penche sur les caractéristiques de l’évolution survenue, en décelant les éléments de continuité et les changements dans le temps et au regard des diverses professions examinées. En dépit du large spectre traité dans ces essais, les responsables du recueil sont conscientes de l’ampleur des questions qui mériteraient d’être approfondies par des recherches ultérieures, telles que l’influence de la classe, du genre, de l’ethnicité, de la sexualité quant au moment où une éducation professionnelle fait l’objet d’un apprentissage en milieu scolaire, ou encore l’incidence d’une formation professionnelle sur les populations visées (les codes d’éthique, la socialisation, etc.), les implications de la féminisation de professions traditionnellement occupées par des hommes.

Par la question centrale qu’il pose, à savoir comment devient-on un professionnel ou une professionnelle?, cet ouvrage veut jeter un éclairage sur les formes que peuvent revêtir aussi bien la théorie que la pratique. Tel est du moins l’imposant défi qu’il lance (« Introduction : The Context of Learning to Practise », p. 9). On ne peut que s’incliner devant la grande richesse de ce recueil qui présente dans un même ouvrage des résultats de recherches approfondies sur divers niveaux et types de formation professionnelle concernant de multiples professions ou occupations à différents moments. Par exemple, dans un essai intitulé : « Professional Enactments : Practical Training and the Education of Social Workers in Toronto, 1914-1929 » (p. 69-92), Cathy James met en lumière les débuts de la formation en travail social à l’Université de Toronto. On y apprend qu’une délégation de femmes membres du Social Science Study Club et du Toronto’s Social Workers’ Club, déjà engagées dans des organisations philanthropiques, ont rencontré à l’époque le président de l’Université de Toronto afin d’obtenir la mise en place d’un programme de formation universitaire pour répondre aux besoins pressants dans une variété de champs d’intervention : milieux réformistes, travail en colonie, organismes charitables, etc. L’auteure relève l’existence de paradoxes entre l’accent mis sur les connaissances théoriques, plus faciles à mesurer et à évaluer que l’expertise et l’aptitude développée dans le travail, et les besoins plus pragmatiques de populations souvent marginalisées (femmes pauvres, enfants, personnes handicapées, etc.). Ces paradoxes sont porteurs de tensions, voire de contradictions, entre les attentes de l’université, celles du milieu du travail et celles encore de la société.

L’essai de Wyn Millar, Ruby Heap et Bob Gidney, intitulé : « Degrees of Difference : The Students in Three Professional Schools at the University of Toronto, 1910 to the 1950s » (p. 155-187), rend compte de la diversité des motifs qui interviennent dans le choix d’une formation professionnelle particulière. En soulignant les profils sociodémographiques des étudiants et des étudiantes en médecine, en génie et en dentisterie, des années 1910 aux années 1950 – ces disciplines regroupant alors le tiers de la population étudiante de l’Université de Toronto –, cet essai confirme l’existence de forces structurelles faisant en sorte que les familles de milieux d’affaires et de professionnels procurent une grande partie des effectifs universitaires au début de la période, que la représentation des milieux agricoles décline rapidement et qu’en fin de période l’accès paraît s’être élargi à des jeunes de milieux sociaux plus modestes en proportion significative. Les profils étudiants minutieusement tracés, qui varient encore suivant les trois disciplines professionnelles étudiées, ne suffisent pas cependant à déterminer, comme le relèvent les auteurs et les auteures, ce qui conduit les jeunes à se diriger vers ces disciplines. L’incidence de plusieurs autres facteurs est soulignée, dont les ambitions des mères et celles des pères, le soutien reçu des professeurs ou des professeures ou bien d’autres élèves, ou encore les intérêts personnels pour la formation, le talent, etc. Les différences sont aussi fortement caractéristiques entre les hommes et les femmes, notamment en génie où celles-ci représentent une proportion infime de la population de l’université. Il est également difficile de circonscrire les motifs précis qui font en sorte que la population juive boude pratiquement le génie, alors qu’elle est bien représentée en médecine. En ce qui concerne plus précisément les choix professionnels des femmes, Alison Prentice (« Women Becoming Professional Scholars : Historians and Physicists », p. 213-238), à partir des données d’une enquête orale menée auprès de deux cohortes de diplômées en histoire et en physique pendant la période 1930-1990, constate que les choix individuels paraissent avoir été plus déterminants qu’un quelconque modèle commun.

À l’issue de la lecture des dix essais composant cet ouvrage, on reste perplexe. En effet, on y trouve autant, sinon davantage, de questions que de pistes de réponse. On aurait souhaité, à la suite de chacun des grands ensembles thématiques de l’ouvrage, ou encore en guise de conclusion ou d’épilogue, un rappel des principaux questionnements du recueil et des pistes de conclusion dégagées parmi de nombreuses possibilités, pour esquisser des similitudes, des continuités, des changements, etc. À travers les chemins multiples, certains sinueux, d’autres à plusieurs voies, qui conduisent à l’exercice d’une profession, comment une personne devient-elle un professionnel ou une professionnelle? À travers la diversité des situations, des formes et des modalités, à travers les éléments structurels et le poids des contingences et des choix individuels, l’ouvrage Learning to Practise invite au bout du compte la lectrice ou le lecteur à faire ses propres observations et à tenter ses propres conclusions, l’introduction de l’ouvrage constituant en cela un excellent guide. Cette publication scientifique particulièrement fouillée est par ailleurs pratiquement dépouillée d’éléments figuratifs (de trop rares photos, tableaux et illustrations). A-t-on voulu rappeler par ce choix à quel point la formation à l’exercice des professions s’est voulue austère? On ne peut que saluer ici cet important recueil regroupant plusieurs textes de spécialistes incontournables sur une question aussi complexe qu’encore bien mal connue.