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Alors qu’au cours de la dernière décennie, plusieurs ouvrages tentant d’élucider la problématique autour de la gestion, des structures, des stratégies et de l’impact des entreprises multinationales ont vu le jour, ce collectif réussit à se distinguer par son originalité et susciterait autant l’intérêt des chercheurs avertis que des lecteurs qui voudraient en savoir un peu plus sur le sujet. Écrit sous la direction d’Alfred Chandler, Jr. et de Bruce Mazlish, cet ouvrage se concentre sur le rôle des multinationales dans l’histoire de la mondialisation. Il est constitué de neuf chapitres regroupés en trois parties. La première partie fait état de l’importance des multinationales dans le monde. La deuxième partie s’attarde à leurs incidences culturelles et sociales. La troisième partie examine la gouvernance au sein de ces entreprises.

Dédiée à l’examen de l’ampleur du phénomène des entreprises multinationales, la première partie de l’ouvrage est constituée de quatre chapitres. Le premier chapitre, par Brian Roach, tente d’expliquer le phénomène de développement et de croissance des multinationales. L’auteur présente, dans un premier temps, un aperçu du nombre et de la distribution géographique des entreprises multinationales en se référant aux publications des Nations Unies. Il s’attarde ensuite à une description de l’étendue du développement de ces entreprises en répertoriant les entreprises du magazine Fortune 500. Les raisons explicatives du phénomène de croissance des multinationales sont ensuite identifiées. L’intérêt du chapitre réside essentiellement dans la partie vouée à expliquer comment le comportement des multinationales est façonné selon l’étendue de leur influence sur les pouvoirs politiques et selon leur conception de leur responsabilité sociale. L’auteur illustre plusieurs cas d’intrusion de la part de ces entreprises dans les campagnes électorales qui résultent souvent dans la promulgation de législations qui leur sont favorables. Quant aux responsabilités environnementales et sociales des multinationales, l’auteur reconnaît leur grande influence sur les systèmes économiques et sociaux des pays dans lesquels elles sont représentées. Ce développement prend fin sur une affirmation réjouissante qui veut que des normes élevées de performance sociale et environnementale ne résultent pas en une réduction de la performance économique. En appui à ces allégations, l’auteur cite des études qui confirment que jusqu’aux années 2000, la performance des multinationales était tributaire de leur comportement de bon citoyen corporatif. Il déplore cependant le fait que des études plus récentes n’aient pas réussi à systématiquement confirmer ce lien. La fin du chapitre évalue le rôle des accords internationaux dans la régulation des échanges internationaux ainsi que l’influence de la société civile sur le comportement des multinationales. L’auteur conclut à une certaine paralysie de ces deux forces étant donné les nombreux enjeux internes qui limitent leurs interventions.

Le chapitre deux, par Mira Wilkins, jette un regard historique sur l’évolution des multinationales depuis le Moyen Âge jusqu’aux années 1930. Elle relate leurs transformations tout au long du xve au xixe siècle. L’intérêt majeur de ce développement est de montrer les types d’activités au coeur de la pérennité des multinationales comparativement aux activités ayant causé la disparition de certaines entreprises multinationales d’envergure. Une partie importante du chapitre est ensuite consacrée à l’étude du modèle américain. L’intérêt de ce chapitre est d’apprendre à connaître les multinationales à travers leur évolution historique et, notamment, à travers l’identification des ressources, des types de produits et des changements dans la demande qui, à chacune des époques étudiées, ont joué un rôle primordial dans leur essor. Tout au long du chapitre, l’auteure accorde une place privilégiée aux entreprises multinationales manufacturières. Le chapitre prend fin sur l’examen de la période de l’après-première guerre mondiale et sur l’établissement du statut des multinationales dans les années qui ont précédé la grande dépression.

Le chapitre trois constitue une suite logique du précédent et examine les entreprises multinationales entre les années 1930 et 1980. Rédigé par Geoffrey Jones, il relate, toujours selon une perspective historique, le passage des multinationales à travers des périodes cruciales, notamment les années de la grande dépression et les deux guerres mondiales. Dans un premier temps, l’auteur exprime l’importance du rôle que les pays en voie de développement ont joué dans l’essor des multinationales américaines. Puis il énumère les difficultés, mais aussi les perspectives d’avenir pour ces entreprises ayant émergé des années qui ont suivi la grande dépression ainsi que les deux guerres mondiales. La fin du chapitre trois relate la construction de la nouvelle économie mondiale. Ce développement revêt un intérêt majeur permettant au lecteur de comprendre les enjeux de l’époque et les occasions saisies par les entreprises multinationales et qui ont contribué à leur essor. À travers une comparaison des réactions et de l’évolution des multinationales américaines et européennes, le rôle de celles-ci dans la construction de cette nouvelle économie qui a débuté à la fin de la deuxième guerre mondiale devient très explicite.

Le chapitre quatre se penche sur les multinationales japonaises. Il est rédigé par Sei Yonekura et Sara McKinney et porte sur les formes innovantes de ces entreprises. À l’instar des deux chapitres précédents, il débute par un aperçu de l’évolution historique du marché du travail au Japon pour expliquer ensuite la naissance et l’évolution des multinationales japonaises. Conformément aux attentes du lecteur, le rôle joué par ces entreprises dans la période de l’après-deuxième guerre mondiale est longuement décrit. Les auteurs abordent, de façon détaillée, le regain effectué par les multinationales dans chacun des secteurs, notamment industriel, textile, manufacturier, commercial et technologique. La fin du chapitre accorde une attention particulière à certaines entreprises multinationales japonaises possédant des caractéristiques particulières, notamment Honda. Les stratégies ayant amené Honda à produire ses véhicules aux États-Unis y sont exposées. Les auteurs soulignent que certaines entreprises japonaises innovantes comme le Soga Shosha et Honda sont, à bien des égards, différentes des schémas classiques de développement et d’évolution des autres entreprises multinationales. Il n’en demeure pas moins que plusieurs entreprises japonaises revêtent des caractéristiques correspondant à des modèles d’entreprises multinationales plus traditionnels. Les auteurs en arrivent à la conclusion que les modèles innovateurs devraient être perçus comme représentant des stratégies complémentaires et non dichotomiques illustrant ainsi l’évolution des multinationales.

La deuxième partie du livre s’attarde aux implications culturelles et sociales des multinationales. Elle est constituée de deux chapitres. Le chapitre cinq, rédigé par Neva Goodwin, met l’emphase sur les impacts sociaux des multinationales. En fait, il en présente les enjeux économiques tout en mettant l’accent sur les conditions de travail. Partant de l’idée que le spectre qui hante toutes les entreprises demeure celui de la parfaite compétition, la multitude d’enjeux qui se posent aux divers acteurs est établie. Alors que les consommateurs peuvent accueillir très favorablement cette compétition puisqu’elle aura comme effet de réduire les coûts des produits et des services, les travailleurs peuvent, au contraire, haïr cette compétition qui vient gruger leurs conditions de travail. Bien évidemment, les travailleurs sont également des consommateurs. Cependant, c’est davantage à titre de travailleurs et de producteurs qu’ils en viennent à craindre la compétition. Ce chapitre explique autant les effets positifs que négatifs de la présence des multinationales sur le développement des différents pays dans lesquels elles opèrent. L’auteur note qu’à certains égards, ces impacts sont difficiles à évaluer étant donné l’urgence des priorités à court terme comparativement au temps requis pour que les investissements portent fruit et produisent des bénéfices. L’incidence des multinationales sur la qualité des emplois créés est également évaluée. On constate que plusieurs bons emplois ont connu une certaine dégradation entre les années 70 et 80. Les études citées montrent que le nombre d’emplois dans les entreprises multinationales a augmenté : certes cette augmentation n’est pas à la mesure de l’envergure de l’essor des multinationales et de l’abondance de leur richesse. La recherche de la flexibilité dans les coûts demeure un incitatif à l’impartition. L’auteur souligne également que les salaires ayant connu les plus grandes augmentations sont ceux des hauts-dirigeants. Référant aux conditions de travail, l’auteur offre ensuite un très intéressant développement sur les relations des multinationales avec leurs fournisseurs ainsi que les pressions qu’elles exercent à leurs égards. Deux cas sont présentés : Nike et Home Dépôt. Des suggestions sur l’utilisation des surplus des entreprises multinationales pour améliorer les milieux de travail closent le chapitre.

Le chapitre six, sous la plume de Bruce Mazlish et d’Eliott Morss, s’intitule « L’élite mondiale ». Il s’intéresse plus particulièrement à la question de savoir si des individus en particulier, un réseau d’individus ou certains groupes d’individus peuvent être considérés comme les dirigeants du monde. Ainsi, le chapitre s’attarde essentiellement à une seule question : Qui dirige les multinationales et autres institutions mondiales ? Les auteurs suggèrent que la réponse réside dans l’examen de deux idées. La première, d’ordre méthodologique, consiste à identifier les perspectives ou approches en recherche qui permettent de répondre à cette question. La deuxième idée vise à comprendre le comportement de cette élite, une fois son existence confirmée. Dans ce chapitre, les auteurs définissent, dans un premier temps, la notion d’élite comme étant un groupe socialement supérieur. Sont énumérées ensuite des citations en provenance de hauts-dirigeants d’entreprises multinationales pour tenter d’identifier si les multinationales américaines se considèrent avant tout comme américaines ou mondiales au vrai sens du terme. Selon les auteurs, les multinationales américaines continuent de nommer prioritairement des dirigeants américains à leur conseil d’administration et la nomination d’un dirigeant détenant une citoyenneté autre est considérée une exception. Dans le but de mieux définir le concept d’élites mondiales, les auteurs en arrivent à en identifier quatre types. Un premier découle du statut social et des antécédents familiaux. Le second correspond aux personnes qui ont réussi à développer et à implanter des idées concurrentielles ayant assuré le succès de leur organisation. Le troisième type est attribué systématiquement aux personnes qui détiennent la plus importante position dans une entreprise multinationale. Le quatrième correspond aux gestionnaires d’entreprises multinationales qui sont généralement diplômés de grandes écoles de gestion et qui possèdent une éducation, des goûts, un style de vie et des objectifs de carrière comparables. Ce chapitre suscite également la question de la détermination du pouvoir de cette nouvelle élite mondiale et de sa capacité à influencer les univers économiques, politiques, sociaux et culturels. En conclusion, l’auteur semble poser comme défis les mêmes questions qui ont suscité notre intérêt pour la lecture de ce chapitre.

La troisième partie de ce livre est dédiée à la gouvernance des multinationales. Trois chapitres constituent cette partie. Le premier s’intitule gouverner l’entreprise multinationale et il est rédigé par Robert Monks. Il jette un regard particulier sur l’émergence des systèmes mondiaux d’actionnariat (global shareowners). Dans un premier temps, l’auteur explique les caractéristiques des actionnaires mondiaux. Dans un deuxième temps, il évoque les responsabilités des propriétaires d’actions. Dans un troisième temps, il examine l’activisme des actionnaires, leurs valeurs et la transmission de celles-ci dans les multinationales. Les tiraillements entre les intérêts des bénéficiaires et les intérêts commerciaux sont souvent à l’origine des situations de conflits d’intérêts des dirigeants d’entreprises multinationales et font l’objet d’un quatrième développement. Un problème majeur, celui de faire la preuve de l’implication des actionnaires dans les processus politiques et gouvernementaux qui bénéficient aux multinationales, n’est pas toujours évident à déceler et il est examiné dans un cinquième temps. Finalement, le pouvoir des entreprises multinationales comparativement au pouvoir étatique fait l’objet du dernier développement. Un exemple pertinent, celui de l’industrie du tabac, illustre bien les propos de l’auteur qui voudrait faire la démonstration qu’une pression continue sur les entreprises multinationales permettrait à un moment donné de les contraindre à opérer à l’intérieur d’un cadre éthiquement et publiquement acceptable. L’auteur conclut en appelant à la nécessité de changer l’étendue des législations existantes afin de trouver un équilibre entre les tensions créées par le management, d’une part, et l’actionnariat, de l’autre. L’idée sous-jacente est celle d’encourager un concept plus large d’actionnariat qui transformerait les multinationales en des citoyennes plus responsables.

Résolument économique, le chapitre huit nous entretient de la révolution financière du xxe siècle, mettant les multinationales au coeur des événements. Premièrement, Zhu Jia-Ming et Elliott Morss décrivent la révolution institutionnelle du xxe siècle en expliquant comment un certain nombre d’entreprises multinationales ont joué un rôle de courtiers passifs avec peu d’impact sur les développements mondiaux alors que d’autres ont joué des rôles très actifs, notamment en tant qu’agents de contrôle de l’économie globale. Deuxièmement, ce chapitre s’attarde à la capacité des multinationales de limiter les risques de leurs investissements. Troisièmement, il traite des mécanismes de change. Les auteurs notent, entre autres, que la facilité de transférer des fonds enfreint la capacité des gouvernements à contrôler l’inflation. Le quatrième développement fait état des changements de critères quand vient le temps d’évaluer ce qui constitue un bon investissement ou encore une monnaie forte. La crise économique asiatique de 1997, principalement causée par de mauvais prêts bancaires ainsi que les restrictions sur la propriété étrangère imposées par les Chinois, illustre les propos des auteurs. Le chapitre se termine par une section consacrée au xxie siècle. Cette partie recense les attentes et spécule sur l’importance des investissements ainsi que des changements structuraux anticipés pour les prochaines années.

Le chapitre neuf clôt la troisième partie et, sous la plume de Stephen Kobrin, analyse les entreprises multinationales, les mouvements de protestation et le futur de la gouvernance mondiale. Dans un premier temps, l’auteur analyse les enjeux et les fondements des mouvements antimondialisation. Il souligne la disparité géographique des individus et des groupes qui sont liés grâce aux nouvelles technologies d’information et de la communication. L’auteur note que la présence de réseaux mondiaux et a-territoriaux est en fait à la base du problème de légitimité et de pouvoir des institutions internationales. Par ailleurs, il attire notre attention sur le fait que ce même système lie inexorablement à la fois les entreprises internationales et les mouvements antimondialisation. L’auteur présente les différents arguments des tenants des mouvements antimondialisation. Il enchaîne ensuite en mettant l’emphase sur les protestations antimondialisation contre le pouvoir des multinationales. L’imputabilité et le contrôle démocratique font l’objet d’un développement qui explique que le monde fait face à de sérieux problèmes qui sont davantage internationaux que nationaux, notamment le sida, le trafic de drogue, la prolifération nucléaire et la paix mondiale. Or, faire face à ces enjeux requiert des accords multilatéraux ainsi que des institutions internationales. Restreindre les interventions à un niveau national serait loin d’être suffisant. Le développement sur la mondialisation, la surconsommation et l’homogénéisation retient que la mondialisation et les entreprises multinationales sont plus visibles qu’avant. La mondialisation est souvent associée à la croissance des habitudes de consommation américaine à travers le monde qui résulte en une augmentation de l’homogénéisation des biens en remplacement des produits locaux par des produits de masse largement publicisés. Existe-t-il des approches alternatives ou un pouvoir susceptible de contrebalancer celui des multinationales ? Pour répondre à cette question, l’auteur examine le mouvement syndical et son déclin précipité aux États-Unis, la mobilité des capitaux compromise par le pouvoir de négociation des gouvernements nationaux et la dépendance des gouvernements nationaux à l’égard des entreprises multinationales. En terminant, l’auteur observe l’existence de certains désaccords sur la nature de la mondialisation entre les différents mouvements antimondialistes, alors que tous s’accordent pour déplorer la pauvreté, les iniquités et les abus environnementaux causés par la dominance des entreprises multinationales.

Cet ouvrage est sans doute d’un grand intérêt pour toute personne qui s’intéresse au phénomène des multinationales. Son approche essentiellement historique le démarque de plusieurs livres récents traitant du même sujet et lui donne une surprenante profondeur d’analyse. Même si on peut noter certaines inégalités entre les chapitres, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un ouvrage à la fois de référence et de réflexion qui apporte un regard différent sur les multinationales et leur rôle qui façonne l’histoire de la mondialisation.