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Introduction

La revitalisation linguistique n’est pas un concept nouveau. Néanmoins, plusieurs langues se trouvent actuellement dans une situation précaire, malgré de nombreux efforts déployés pour les revitaliser, les renforcer et les maintenir. Les descriptions linguistiques des langues minoritaires et indigènes abondent, mais elles s’avèrent insuffisantes pour prévenir la disparition linguistique. Ce n’est que lorsque les projets d’aménagement ont l’appui de la communauté au sein de laquelle ils interviennent que de véritables changements linguistiques sont envisageables. Depuis les années quatre-vingt-dix, les efforts visant à mettre un frein à la disparition des langues ont fait l’objet d’une documentation de plus en plus impressionnante (Walsh 2005 ; Hinton 2003), et beaucoup de ces écrits ont porté sur les solutions pratiques visant à faire la promotion de ces langues. Mais la plupart des outils et exercices destinés à l’enseignement de ces langues ont été élaborés à partir de modèles culturels différents de ceux des langues menacées et sont, par conséquent, incompatibles avec les cultures auxquelles ces langues sont inexorablement liées. Le contexte culturel doit donc être au premier plan dans l’élaboration de projets de revitalisation linguistique. Les outils linguistiques doivent aussi pouvoir être utilisés et compris par des membres de la communauté d’horizons variés, les jeunes comme les moins jeunes.

Selon Fishman (1991) et Krauss (1998), les efforts de revitalisation linguistique doivent cibler les enfants, car ils sont plus susceptibles de transmettre la langue aux générations futures s’ils réussissent à la parler couramment. En effet, selon Krauss, la langue n’est à l’abri des pressions de la langue dominante que lorsqu’elle est apprise comme langue maternelle (1998). Cependant, la plupart du temps, les langues menacées sont apprises dans la salle de classe ou dans d’autres situations comparables d’enseignement formel. Dans les circonstances, il se peut que les outils utilisés pour l’enseignement de la langue aux enfants ne leur permettent pas d’apprendre de façon amusante ou socialement appropriée, ce qui rend la tâche de l’apprentissage d’autant plus difficile.

En essayant de nous éloigner de ces écueils de la revitalisation linguistique, nous discuterons dans cet article de la conceptualisation et de l’utilisation de Parcourir les sentiers de nos ancêtres[2], un jeu de société éducatif sur les noms de lieux. Ce jeu développé par des membres de la communauté de la Première Nation Tlingit de Taku River (PNTTR) dans le cadre d’un projet communautaire de revitalisation linguistique intègre les toponymes qui sont propres à la communauté[3], les histoires qui se rattachent à ces lieux, les ressources qui s’y trouvent et de l’information sur le territoire traditionnel de la Première Nation Ttlingit de Taku River. Pour ce faire, nous commencerons par situer la Première Nation Tlingit de Taku River ainsi que la langue tlingit à l’intérieur de la communauté. Par la suite, nous discuterons de l’importance des noms de lieux en tant que ressources culturelles pour la communauté. Nous esquisserons également l’élaboration du jeu à partir d’un corpus de noms de lieux et d’histoires recueillis dans le cadre d’un voyage en compagnie d’une aînée de la communauté autour du lac Atlin. Enfin, nous discuterons de l’utilisation actuelle du jeu au sein de la communauté et de l’importance du jeu dans l’apprentissage d’une langue à partir d’exemples tirés d’autres situations d’apprentissage linguistique en contexte minoritaire.

La Première Nation Tlingit de Taku River

Plusieurs communautés tlingits sont réparties sur le territoire nord-américain ; il s’en trouve au sud-ouest de l’Alaska, dans le sud du Yukon et dans le nord-ouest de la Colombie-Britannique. Le territoire traditionnel de la Première Nation Tinglit de Taku River s’étend du Yukon à la Colombie-Britannique en remontant la rivière Taku jusqu’à la côte de l’Alaska. Alors que jadis, les membres de la communauté parcouraient fréquemment le territoire en chassant ou en faisant la cueillette, la ville d’Atlin en Colombie-Britannique est depuis ce temps devenue le centre de la communauté. À l’origine, Atlin était un camp d’été pour les Tinglits qui venaient pêcher sur le lac Atlin. En tlingit, Atlin se traduit par Weinaa qui veut dire alcalin ou « le caribou y venait pour la pierre à lécher » en langue tlingit (Nyman et Leer 1993). Avec la ruée vers l’or de 1898, les Tlingits ont commencé à partager la région avec les mineurs.

La communauté compte environ 372 personnes (INAC profils des communautés, 2006). Néanmoins, rares sont ceux qui parlent couramment le tlingit et ils sont nombreux à considérer que la langue est menacée. À titre d’exemple, dans son analyse des langues autochtones du Canada en 1998[4], Norris écrivait que le tlingit était « l’une des plus petites familles de langues. Au Canada, seulement 145 personnes l’ont comme langue maternelle » (Norris 1998 : 9). Parallèlement dès 1991, Kinkade (1991) classait le tlingit dans la catégorie des langues menacées, et le recensement de Statistique Canada de 1996 rapportait que l’âge moyen de ceux qui avaient une connaissance du tlingit était de 45,5 ans (voir Norris 1998 : 13).

La situation est plus grave en Colombie-Britannique qu’au Yukon et en Alaska. Selon l’institut des langues Yinka Dene en Colombie-Britannique (BC Yinca Dene Language Institute 2006), des 575 locuteurs natifs du tlingit vivant aux Canada et aux États-Unis en 1995, seulement vingt habitent en Colombie-Britannique, où se trouve la Première Nation Tlingit de Taku River. Depuis, la population périclite avec le décès de certains aînés. D’après l’échelle des langues menacées de Bauman, la langue tlingit se classe comme menacée puisque moins de cinquante pour cent des adultes âgés de plus de trente ans la parlent (Bauman 1980). Même si les membres de la communauté de la Première Nation Tlingit de Taku River (PNTTR) n’apprennent plus la langue tlingit comme langue maternelle, ils s’en servent dans plusieurs contextes : panneaux d’affichage, toponymes et chants traditionnels. Les panneaux de signalisation routière en tlingit – Tlèyê (Arrêt) et Kagênáxh Ya_Gakhuxh (cédez le passage) ont fait leur apparition à la fin des années 1990, et les panneaux d’affichage avec les noms de rues de la réserve en tlingit ont été installés en 2003. La troupe de danse tlingit de Taku River a vu le jour en 2006 même si certains membres de la troupe avaient déjà dansé au sein d’autres troupes à Carcross, Teslin (des communautés tlingits au Yukon) et à Vancouver. La troupe de danse TRTFN (Taku River Tinglit First Nation) s’est rendue à Juneau en Alaska pour participer aux célébrations du Sealaska Heritage Institute en juin 2006. La communauté participe directement aux efforts de revitalisation de sa langue et travaille activement à l’élaboration de programmes d’enseignement de la langue. Le jeu Parcourir les sentiers de nos ancêtres ne constitue qu’un exemple de projets parmi plusieurs que la communauté a lancés.

Traditionnellement, Le peuple tlingit de Taku River s’est servi de son territoire pour assurer sa subsistance et sa survie à travers la chasse, la pêche et la cueillette de ressources alimentaires. Dans le résumé de Ha Tlatgi – Ha Kustiyi (nos terres – nos modes de vie) un document sur leur vision et leur gestion du territoire publié par le ministère des Terres et des Ressources, les membres de la PNTTR écrivaient :

À travers les âges, notre peuple s’est assuré que notre territoire avec sa faune et sa flore soit maintenu en santé. En retour, ces terres ont assuré notre survie en tant que peuple et en tant que nation.

TRTFN 2003 : 1

Il est évident que le peuple tlingit entretient une relation de proximité avec ses terres. Lorsque le projet minier de Tulsequah Chief dans le Nord-Ouest de la Colombie-Britannique et Redfern Resources ont voulu construire un chemin minier à travers le territoire – ce qui aurait eu des conséquences désastreuses sur l’environnement – les membres de la PNTTR se sont défendus lorsque la province de la Colombie-Britannique les a traînés devant les tribunaux. La cause s’est rendue jusqu’en Cour suprême et, même si la communauté a perdu le procès, elle sait qu’elle a créé un précédent qui profitera à d’autres premières nations du Canada, et elle continue de se battre pour protéger ses terres et son mode de vie. John Ward, porte-parole de la Première Nation Tlingit de Taku River pendant le procès[5], affirmait après la décision du juge : « Nous ne saurons être séparés de nos terres, et cette décision n’y changera rien. Nous, les membres de la nation tlingit de Taku River continuerons d’être les responsables de notre territoire, comme nous l’avons toujours été » (Ward 2004)

Le document sur la Vision et la Gestion précise aussi que « la gestion et la planification de l’utilisation des terres devront être enracinées dans les concepts et les valeurs tlingits et celles-ci devront porter l’empreinte de la langue tlingit » (TRTFN 2003 : 16). De plus, un des objectifs du PNTTR décrit dans la section portant sur la gestion du patrimoine et des valeurs culturelles est de « sensibiliser la population aux valeurs culturelles et patrimoniales et de promouvoir l’utilisation de la langue tlingit » (TRTFN 2003 : 70). Ce document, tout comme les noms de lieux en tlingit, témoigne du lien qui unit la langue au territoire. C’est pour cette raison qu’il nous a semblé important et tout à fait logique de lier ces deux concepts dans le jeu Parcourir les sentiers de nos ancêtres. En raison de la relation particulière qui unit le peuple tlingit à la terre, l’utilisation de noms de lieux dans un projet d’apprentissage et de revitalisation linguistique permet une mise en contexte des concepts de la langue tlingit que le cadre formel de la salle de classe ne permet pas. Puisque les êtres humains sont toujours situés dans un lieu précis, le lieu est une composante essentielle de la culture. Par conséquent, les noms de lieux constituent un outil important d’apprentissage. Selon Escobar, « compte tenu de la prédominance d’une perception incarnée, toujours nous nous retrouvons dans des lieux » (2001 : 143).

Pour Thomas Thornton, les noms de lieux tlingit en Alaska sont la pierre angulaire de l’éducation culturelle. Il affirme que :

L’enseignement de la langue centré sur le lieu part de la réalisation que pour les peuples autochtones, les terres traditionnelles et les ressources qui s’y trouvent sont leur ressource principale, une ressource qui leur fournit à la fois la nourriture, l’éducation et l’inspiration dont ils ont besoin pour se nourrir depuis des siècles sinon des millénaires. Ce genre d’enseignement reconnaît que les langues autochtones naissent des interactions prolongées avec des paysages et des territoires particuliers et que ces interactions sont commémorées et intégrées dans des noms de lieux, dans des narrations du lieu et autres genres du lieu.

Thornton 2003 : 34

Même si Thornton s’est surtout intéressé aux Tlingits du sud-est de l’Alaska, le mode de vie des Tlingits de Taku River en Colombie-Britannique ressemble beaucoup à celui des Tlingits de l’Alaska. Eux aussi dépendent de la terre pour combler leurs besoins physiques (alimentaires) mais aussi culturels. Néanmoins, les noms de lieux et les narrations du lieu sont propres à chaque communauté. Par conséquent, la langue qu’ils nous apprennent sera elle aussi propre et unique à chacune de ces communautés.

Sur les traces des ancêtres pour Parcourir les sentiers de nos ancêtres

L’idée de créer un jeu de société à partir de l’utilisation du territoire dans la communauté qui pourrait être utilisé dans les cours de langue des enfants avait été proposée aux Tinglits de Taku River en janvier 2005 dans une lettre adressée par Christine Schreyer au Conseil des Premières Nations du Yukon[6]. Schreyer offrait de travailler à titre de bénévole dans une communauté des premières nations pour pouvoir y mener sa recherche de doctorat (à paraître). La lettre a été transmise à Louise Gordon, directrice au ministère des Terres et des Ressources pour la Première Nation Tlingit de Taku River, qui s’est tout de suite intéressée à l’idée d’un jeu de société sur les noms de lieux du territoire tlingit de la rivière Taku, surtout autour du lac Atlin. Incidemment, Gordon avait elle aussi déjà eu l’idée de se servir d’un jeu de société pour enseigner la langue. Ensemble Schreyer et Gordon ont commencé à élaborer l’idée du jeu de société et à réfléchir à sa construction. L’été 2005 était l’échéance fixée pour l’achèvement d’un prototype afin que le jeu puisse être présenté à la communauté et plus précisément aux enfants dans le cadre du camp annuel culturel de la PNTTR avec l’aide de l’aînée Antonia Jack, la grand-mère de Gordon qui parlait couramment le tlingit.

Le mode de vie des Tlingits est profondément ancré dans la communauté et il mise sur la coopération. Par conséquent, la culture tlingit accorde davantage d’importance au groupe qu’à l’individu même si les contributions individuelles à la communauté sont toujours valorisées. Les aînés sont respectés puisqu’ils sont les gardiens des traditions orales, de la culture et de la langue qu’ils transmettent aux générations futures. L’aîné occupe une position de grande responsabilité à l’intérieur de la communauté. Antonia Jack, aînée reconnue et respectée dans la communauté, a travaillé fort pour transmettre les traditions orales, la langue et la culture à la prochaine génération du peuple tlingit, dont Louise Gordon. Pour transmettre les traditions orales à sa famille, Antonia Jack a dû investir beaucoup de son temps et de ses énergies à l’élaboration d’activités susceptibles de faciliter la transmission des connaissances à la prochaine génération. Naomi Mitcham, qui était à l’époque agente du Patrimoine pour la PNTTR, raconte l’enthousiasme d’Antonia à faire partie du voyage autour du lac Atlin en 1999 pour y enregistrer sur place les noms de lieux que les générations plus jeunes pourraient utiliser. Mitcham cite Antonia qui avait dit : « nous allons retracer les pas des ancêtres tout autour du lac Atlin » (Mitcham 1999 : 2). Malgré son âge, (elle avait alors 85 ans) et sa vue qui déclinait, Antonia a aussi aidé à monter et à défaire le camp à chaque fois que le groupe s’arrêtait pour la nuit. Au retour du groupe en ville, elle tambourinait au son de la mélodie qu’elle chantait en tlingit (Mitcham 1999 : 50). Les noms recueillis alors qu’Antonia retraçait les pas de ses ancêtres sont à la base du jeu de société Parcourir les sentiers de nos ancêtres.

Antonia Jack souhaitait aussi vivement enseigner aux enfants de la communauté. En 1969, elle est devenue éducatrice au centre communautaire Yukon Hall et s’est occupée d’un groupe de garçons qui ont souvent mis sa patience à rude épreuve (Schreyer 2005, notes de terrain). Elle était aussi très active dans l’enseignement de la langue tlingit et avait elle-même monté beaucoup de son propre matériel pour enseigner le tlingit de façon amusante.

Elle-même survivante des pensionnats autochtones, Antonia avait à un moment donné perdu sa langue. Ce n’est qu’en écoutant les membres de la famille de son mari – qu’elle aimait beaucoup – se parler en tlingit qu’Antonia a été en mesure de retrouver les compétences linguistiques qu’elle avait perdues (Schreyer 2005, notes de terrain). Malheureusement, au fil des années, nombre des outils qu’elle avait élaborés se sont égarés. Antonia était donc d’autant plus intéressée par le jeu « Parcourir les sentiers de nos ancêtres » qu’elle tenait à ce que ses connaissances des noms de lieux tlingits et des ressources du territoire soient transmises aux générations futures. Pendant l’élaboration du jeu à l’été 2005, elle a entrepris d’enseigner aux enfants les noms tlingits de plusieurs espèces de poissons qui constituent des ressources alimentaires importantes pour les Tlingits. Antonia s’est beaucoup investie dans l’aspect du jeu de mémorisation des noms de poissons, et elle a inventé de nouvelles activités de son cru à partir de celles mises sur pied par Christine Schreyer pour faciliter l’apprentissage de la langue par les enfants (Schreyer 2005, notes de terrain). Antonia était convaincue que les enfants apprendraient la langue plus facilement s’ils devaient le faire d’eux-mêmes et s’ils pouvaient y découvrir une utilité pratique, comme dans le jeu (Schreyer 2005, notes de terrain).

Figure 1

Madame Jack, photo prise à la boutique Northwest Passage Arts, Skagway, Alaska 2005.

Madame Jack, photo prise à la boutique Northwest Passage Arts, Skagway, Alaska 2005.

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L’objectif du jeu est d’arriver à traverser le territoire en essayant d’acquérir cinq différentes ressources, – en lançant le dé, ce qui incorpore des éléments de hasard dans le jeu, – et de revenir en ville le premier. Chaque fois qu’un joueur acquiert une ressource, il doit prononcer le nom de la ressource en tlingit. Parallèlement, chaque fois qu’un joueur atterrit sur une aire qui est associée à un nom de lieu, il doit prononcer ce nom de lieu à voix haute en tlingit. À la fin du jeu, lorsque le joueur est rentré en ville, il doit répéter le nom de toutes les ressources en tlingit ainsi que le nom de tous les lieux sur lesquels il a atterri pendant le jeu. D’après les essais menés auprès des jeunes à l’été 2005, il semble évident que le jeu remplit une fonction ludique outre sa fonction éducative – les joueurs essayant de recueillir les ressources qui leur plaisaient alors même que d’autres ressources se trouvaient plus proches de leur position dans le jeu.

Tout au long du jeu, il est possible d’enrichir le vocabulaire tlingit des participants en y ajoutant de nouvelles phrases encore plus complexes. En effet, pendant les essais de l’été 2006, on constatait déjà l’apparition de nouvelles occasions d’utilisation du tlingit dans le jeu. Par exemple, les participants comptaient leur déplacement sur la planche de jeu en tlingit, donnaient le chiffre sur le dé en tlingit et s’interrogeaient les uns les autres en disant « Dáa sáwé? » (qu’est-ce que c’est?) et en acquiesçant « Aaá » (oui) en tlingit lorsque le joueur prononçait correctement les mots. Les élèves commençaient également à essayer de lire les mots en tlingit sur les cartes de mémoire. De nouvelles phrases en tlingit pourraient éventuellement s’ajouter au jeu, posant ainsi un défi supplémentaire pour les élèves au fur et à mesure que leurs compétences linguistiques progressent.

Le jeu de société Parcourir les sentiers de nos ancêtres comprend une carte géographique du territoire traditionnel de la PNTTR, des cartes de noms de lieux, des cartes de ressources, un dé et des pions que les joueurs déplaceront sur la planche de jeu ou sur la carte. Le prototype du jeu a été élaboré à partir de six cartes du gouvernement fédéral à une échelle de 1 : 250 000 (105D, 105C, 104M, 104N, 104K et 104L réalisées entre 1988 et 1996 par le ministère de l’Énergie, des Mines et des Ressources) qui ont été fusionnées pour former le territoire de la PNTTR[7]. Une fois les cartes fusionnées, l’anglais a été effacé de la plus grosse carte afin d’amener à penser en termes de noms de lieux tlingits et de lieux importants. La grille des cartes du gouvernement a été maintenue comme grille du jeu et les couleurs de la carte ont été ombragées pour que les joueurs puissent plus facilement reconnaître les distinctions entre étendues de terre et étendues d’eau, montagnes et champs de glace, et s’orienter en conséquence sur la planche de jeu.

Les premiers essais du jeu nous ont permis de constater que pour pouvoir rattacher des noms de lieux à une région, nous avions besoin d’une plus grande carte. Cela s’explique par ce que les noms de lieux tlingits sont souvent densément répartis (voir Thornton 1997). Étant donné que la carte originale couvrait l’étendue du territoire traditionnel de la PNTTR, soit 18 000 kilomètres carrés, ce qui était sans doute trop pour les apprenants, nous avons choisi de nous concentrer plutôt sur la région du lac Atlin pour le jeu de société. Cependant, cela n’empêche en rien l’élaboration à l’avenir d’autres projets représentant d’autres parties du territoire. Les cartes sont souvent utilisées dans la communauté tlingit de Taku River pour l’orientation sur le territoire, pour la gestion de l’utilisation du territoire et pour indiquer des sites patrimoniaux et des sentiers. Elle recouvrent la quasi-totalité des murs du bureau du conseil de bande de Taku River. Les enfants se sont montrés très intéressés par la carte et, pendant qu’ils jouaient, nous leur avons demandé s’ils reconnaissaient la carte et s’ils arrivaient à s’y retrouver. Non seulement ils étaient capables de reconnaître les régions, mais ils arrivaient également à désigner d’autres lieux sur la carte qu’ils reconnaissaient comme la rivière Taku et le chemin qui mène à Whitehorse et la montagne K’iyán[8].

En plus du nom de lieu écrit en tlingit[9], une photographie représentant le lieu décorait les cartes de noms de lieux. Les photographies sur les cartes servaient d’indices visuels au sens des mots en tlingit pour les joueurs. Par exemple, Teresa Island qui est sur le lac Atlin s’appelle Jaanwu X’áat’i (Goat Island ou île de la chèvre) en tlingit (Nyman et Leer 1993). La carte pour ce nom de lieu porte le nom tlingit sur le devant avec une photographie d’une chèvre des montagnes comme il y a en a partout sur le territoire de la Première Nation Tlingit. De la même façon, la carte pour la montagne K’iyán qui veut dire « des pruches tout autour du pied de la montagne » en tlingit (Nyman et Leer 1993) est illustrée par une photo de la montagne. Gordon tenait à ce que les images soient de vraies photographies et non pas des illustrations ou des images du genre bande dessinée pour que les enfants puissent faire le lien entre ce qu’ils apprennent et ce qu’ils voient et leur environnement. Les traductions en anglais des noms de lieux ou le nom « officiel » sont inscrits à l’endos des cartes de lieux.

Même si les noms tlingits étaient traditionnellement des dispositifs mnémoniques pour des histoires et légendes du territoire, ce savoir, à l’instar de la langue tlingit, est en voie de disparition. Elizabeth Nyman a inclus quelques-unes de ces histoires rattachées aux noms de lieux dans son livre écrit en collaboration avec le linguiste Jeff Leer, et certains aînés les connaissent encore. Néanmoins, pour les générations actuelles, nombre d’histoires associées aux noms de lieux relatent leurs expériences personnelles plutôt que des histoires de source mythique ou historique. Même les enfants étaient en mesure de fournir des histoires associant leurs propres expériences avec certains des lieux autour du lac Atlin à partir des lieux qui figuraient sur la carte du jeu. Le jeu intergénérationnel, que le jeu de société a comme mission d’encourager et de favoriser, permet l’intégration à la mémoire de chaque joueur de nouvelles histoires rattachées aux noms de lieux.

Parallèlement, des photographies des ressources qui sont importantes pour la culture tlingit ornent les cartes ressources du jeu. Ici encore, ces représentations sont des photographies d’animaux et de plantes avec le nom tlingit de la ressource sur le devant de la carte. La traduction en anglais figure à l’endos de la carte. Dans le prototype original, utilisé pendant l’été 2004, les cartes ressources portaient essentiellement sur les ressources marines (les poissons). Au cours de l’été 2006, de petits et de gros animaux ainsi que des baies se sont ajoutés aux ressources du jeu. En y jouant, nous avons compris que les cases sur la grille de la carte de la planche de jeu devraient porter des photos correspondant aux cartes ressources pour indiquer où les joueurs peuvent tenter d’amasser les ressources en se servant du dé. L’emplacement de ces cases ressources sur la carte de la planche sera déterminé selon le savoir traditionnel écologique du peuple tlingit de Taku River. L’idée du dé a été empruntée à d’autres jeux contemporains qui sont populaires au sein de la communauté, tels que Risque et Monopoly. Enfin, même si les pions employés dans le prototype sont également empruntés à d’autres jeux contemporains, nous souhaitons à l’avenir fabriquer des pions en bois sculptés ou peints qui représentent les différentes maison des clans qui font partie de la culture tlingit dont les maisons de la corneille (Kookhittaan), Deisheetaan (du castor), Léeneidí (du saumon kéta), Ishkeetaan (de la grenouille) et la maison du loup (Yan Yeidí )[10].

On aura sans doute deviné à partir de cette description qu’un locuteur du tlingit doit être présent initialement pour enseigner aux joueurs la bonne prononciation des mots et les histoires qui se rattachent aux lieux ainsi que pour les guider dans des utilisations plus complexes de la langue. En 2005, Antonia Jack était présente pour aider les enfants (âgés de 4 à 10 ans) à jouer. Avant de commencer le jeu, elle a révisé avec eux les mots tlingits et leur a dit qu’ils devaient apprendre les mots pour jouer (Schreyer 2005, notes de terrain). Antonia est décédée le 3 février 2006, mais avant sa mort, elle était toujours aussi intéressée par ce projet, au point qu’elle le croyait capable d’aider les plus jeunes générations du peuple tlingit à en apprendre davantage sur leurs terres et leur langue. Le jeu a bénéficié de son apport et c’est avec beaucoup de respect que lui sera dédiée la version finale du jeu, alors même que les responsabilités d’enseigner les us et coutumes tlingits et les traditions orales seront transférées à la génération suivante.

Le jeu de société a été à nouveau mis à l’essai pendant son élaboration au cours de l’été 2006[11], mais pour diverses raisons, nommément le décès de Madame Jack l’hiver précédent, aucun locuteur de tlingit n’a pu être présent pour l’essai. Midori Kirby, une des monitrices de langue de la communauté, qui est elle-même toujours en train d’apprendre le tlingit, était tout de même présente pour faciliter la prononciation de base[12]. À Atlin, où les locuteurs du tlingit sont peu nombreux, il est souvent difficile d’en trouver un quand les gens veulent jouer. Il serait possible de résoudre le problème de l’absence de locuteur en ayant recours à un disque compact. Celui-ci est présentement en train d’être mis au point à partir d’entretiens réalisés auprès d’aînés tlingits de Taku River. La communauté considère également la possibilité de produire une version sur cédérom ou en ligne pour permettre aux gens d’apprendre la langue seuls, sans l’apport d’un locuteur natif. La carte du jeu de société sera affichée avec les photos des lieux et des ressources de la région dans la version électronique du jeu. Grâce entre autres à des enregistrements sonores d’aînés, surtout d’Antonia Jack, prononçant les noms de lieux en tlingit, la version électronique aura une composante interactive. Ces clips sonores seront accessibles lorsque les utilisateurs cliqueront sur un lieu particulier. Les noms de ressources et les histoires associées aux lieux pourraient également faire partie de la composante interactive du jeu.

Figure 2

Enfants tlingits de Taku River jouant à Parcourir les sentiers de nos ancêtres.

Enfants tlingits de Taku River jouant à Parcourir les sentiers de nos ancêtres.

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Depuis le début de la conception du jeu, l’intérêt qu’il a suscité au sein de la communauté n’a fait que croître au fur et à mesure que ses membres en apprenaient l’existence. La directrice du camp culturel, Violet Williams, souhaite que le jeu revienne au camp, malgré la difficulté de trouver un locuteur natif parmi les aînés. Notons également que même si l’utilisation du jeu en milieu scolaire est envisageable, Parcourir les sentiers de nos ancêtres a été élaboré au camp culturel où d’autres activités propres à la culture tlingit sont également enseignées telles que la confection de confiture ou la cuisson du pain bannock, la pose de filets de pêche, les danses et chants traditionnels. Nous espérons aussi qu’une fois le jeu au point, des familles seront prêtes à jouer ensemble. Certains parents se sont déjà montrés intéressés à en faire une activité familiale. Plus important encore, les enfants étaient intéressés par le jeu et voulaient savoir quand ils pourraient jouer à nouveau.

Les jeux de hasard tels que les jeux de mains font traditionnellement partie de la société tlingit, au même titre que d’autres formes de divertissement comme le chant ou la danse. Des histoires sont racontées par le biais de chansons, de danses et de costumes qui sont créés à ces fins et, souvent, ces histoires se déroulent dans un lieu précis. Un jeu qui porte sur le voyage perpétue cet aspect de la culture tlingit. Il est donc normal que pour gagner, un joueur doive être en mesure de décrire les lieux où il est allé dans le jeu et ce qu’il y a fait. Le divertissement à travers les péripéties du jeu et la narration à voix haute constituent deux aspects de Parcourir les sentiers de nos ancêtres qui assurent la continuité avec les traditions tlingits. Ce dernier point nous amène à discuter des avantages que représente pour l’apprenant le divertissement dans l’apprentissage des langues.

Jeux et divertissement dans l’apprentissage des langues

Fishman (1991) avait énuméré huit étapes pour renverser une tendance linguistique. Plusieurs de ces étapes se concentraient sur l’enseignement des langues menacées à l’école (Étapes 6 à 4). Néanmoins, pour beaucoup d’Autochtones, les pensionnats autochtones et leur personnel représentent un des facteurs les plus importants dans la quasi-disparition de leurs langues. Il est donc très ironique qu’aujourd’hui plusieurs enfants apprennent leur langue maternelle comme langue seconde à l’école. Les conséquences physiques et émotionnelles des pensionnats autochtones se font toujours sentir chez plusieurs survivants. Par conséquent, afin de surmonter ces souvenirs douloureux, de nouvelles méthodes doivent voir le jour pour que la langue maternelle soit à nouveau perçue sous un meilleur jour comme quelque chose d’amusant à apprendre.

Le divertissement comme méthode d’enseignement était une des idées derrière l’élaboration de Parcourir les sentiers de nos ancêtres. Cette idée avait aussi été explorée par Broner et Tarone (2001) dans le contexte de l’immersion en espagnol. Ces auteurs affirment que « la composante “ludique” du jeu linguistique favorise l’acquisition de la langue seconde puisque celle-ci devient amusante ou chargée de valeur affective. Grâce au jeu, les propriétés de L2 se font plus saillantes et par conséquent plus mémorables » (cité dans Smith 2006). Les deux fois où on nous avons joué à Parcourir les sentiers de nos ancêtres l’ambiance était amicale et les petits comme les plus grands ont aimé leur expérience du jeu. Souvent, dans le contexte autochtone d’acquisition d’une langue, les aînés corrigent et taquinent les plus jeunes apprenants. Quoique cette pratique soit culturellement acceptée au sein de la communauté, plusieurs jeunes apprenants peuvent se sentir gênés lorsqu’ils sont la cible de railleries et préférer ne pas parler la langue du tout pour éviter d’être ridiculisés (Hill 2001). L’ambiance amicale et coopérative du jeu a contribué à créer un climat propice à l’apprentissage intergénérationnel centré sur les besoins de l’apprenant. Dans le contexte de l’apprentissage intergénérationnel, l’apprenant (le plus souvent l’enfant) est en contact avec plusieurs locuteurs qui ont atteint différents niveaux de compétences dans la langue et il apprend à leur contact. Dans son article « The Development of “New” Languages in Native American Communities », Anne Goodfellow se penche sur les changements dans les pratiques linguistiques des plus jeunes générations de locuteurs de kwak’wala en Colombie-Britannique. Elle souligne que « les éducateurs et les chercheurs qui travaillent à la préservation des langues autochtones observent que les élèves ne parlent pas la vraie langue ou la langue pure » (Goodfellow 2003 : 49). Cependant, elle affirme que pour favoriser le maintien de la langue, l’utilisation courante de la langue au sein de la communauté ne doit pas être négligée au profit de la seule langue classique ou authentique, les deux doivent faire partie de la stratégie de revitalisation. Selon elle, étudier l’usage contemporain de la langue « peut s’avérer amusant pour les élèves […] peut-être se sentiront-ils moins gênés d’utiliser cette nouvelle langue dans leurs activités quotidiennes » (Goodfellow 2003 : 55, italique de l’auteure). De plus en plus, les concepteurs de programmes linguistiques commencent à comprendre l’importance de s’amuser en apprenant une nouvelle langue.

La création d’un jeu de Scrabble en langue dakotah, qui a attiré l’attention des médias récemment, constitue un bon exemple de l’intégration de la composante ludique dans l’apprentissage d’une langue. Le dakotah est la langue du peuple Sioux, et le jeu avait été élaboré par Tammy DeCoteau, la directrice de Language Programs (programmes linguistiques) de l’AAIA (Association on American Indian Affairs). Le premier tournoi de Scrabble Dakotah qui a eu lieu dans le cadre du Dakotah Language Bowl au Dakota Magic Casino tout près de Hakinson dans le Dakota du Nord a été organisé en réponse à la popularité du jeu[13]. On avait prédit la mort de la langue dakota – une langue menacée d’extinction – pour 2025, en même temps que la mort de son dernier locuteur. Néanmoins, Darrell DeCoteau, un membre du conseil scolaire de l’école Enemy Swim Day School avait affirmé : « avec ces initiatives, nous espérons prolonger [l’utilisation du dakotah] » (Winnipeg Free Press, le 26 mars 2006). Le tournoi a réuni des équipes venues de communautés du Dakota du Nord, du Dakota du Sud et du Manitoba, permettant par le fait même la création de liens transfrontaliers voués au maintien de la langue. Depuis, un dictionnaire officiel du jeu de scrabble en dakotah a vu le jour avec l’appui officiel de Hasbro, les éditeurs de Scrabble (article du Winnipeg Free Press, le 26 mars 2006). Toutes les pièces du jeu de scrabble sont sculptées et taillées à la main par des membres de la tribu dakotah[14] et ils se servent de l’orthographe dakotah standard. L’attention médiatique qu’a suscitée le tournoi de scrabble dakotah a donné lieu à la découverte d’un précédent pour le carrier, une langue autochtone parlée au Nord de la Colombie-Britannique. En 1994, la communauté carrier avait elle aussi mis au point un jeu de scrabble dans sa langue[15]. Néanmoins, contrairement au jeu de scrabble dakotah, le jeu en carrier n’avait pas reçu l’appui officiel de Hasbro et, par conséquent, l’initiative n’avait pas été aussi médiatisée.

Le programme « Français actif » du Campus Saint Jean de l’University of Alberta constitue un autre exemple de promotion de l’utilisation d’une langue par l’entremise du divertissement. « Français actif » est « est un programme qui allie des cours de langue dynamiques à des sessions d’activités qui permettent aux gens d’apprendre le français parlé dans un cadre amusant et décontracté »[16] L’idée avait été lancée par le doyen du campus Saint Jean, Marc Arnal, et Hugh Hoyles, le directeur à la retraite des activités récréatives du campus. Au sujet du programme, M. Hoyles affirmait que : « C’est une chose formidable que de pouvoir s’exprimer dans une autre langue et si on est en mesure de rendre l’apprentissage amusant, la courbe d’apprentissage nous semble moins raide »[17] Dans ce programme, il nous semble évident que l’accent est mis sur la composante ludique de l’apprentissage.

Enfin, en préparant du matériel éducatif bilingue, Phyllis Morrow et Chase Hensel ont aussi mis au point des jeux destinés à l’enseignement de la langue yupik au sein du district scolaire Lower Kuskokwim de Bethel en Alaska (Morrow 1987). Le jeu en langue yupik « Pitenqnaqsarq » ou « attraper et acquérir des choses » est semblable à « Parcourir les sentiers de nos ancêtres ». Selon Morrow, le jeu est utilisé pour « favoriser chez l’élève l’acquisition de connaissances de base du cycle de subsistance historique du peuple Yupik et des ressources contemporaines de leur propre village » (Morrow 1987 : 204). Elle affirme que le jeu met l’accent sur la relation entre les valeurs économiques et culturelles.

Dans chacun de ces exemples, la composante ludique ressort comme un facteur important du processus d’apprentissage. Dans Pitenqnaqsarq et Parcourir les sentiers de nos ancêtres plus précisément, l’accent qui est mis sur le divertissement est étroitement lié à la pertinence du jeu par rapport aux activités culturelles. Nous comptons approfondir cet aspect dans la section qui suit.

La pertinence dans l’acquisition linguistique

Souvent les langues deviennent menacées de par leur contact prolongé avec d’autres langues et cultures coloniales qui les influencent de diverses façons. Par conséquent, les projets de revitalisation linguistique doivent faire appel à des concepts et à des mots qui ont une pertinence pour la culture à laquelle appartient la langue menacée. Dans sa thèse de doctorat, Making the Best of Two Worlds : An Anthropological Approach to the Development of Bilingual Education Materials in Southwestern Alaska, Phyllis Morrow raconte son expérience dans l’élaboration de matériel pédagogique bilingue. Elle souligne que pour que le matériel soit efficace, les étudiants doivent eux-mêmes constater la nécessité de parler la langue et que « l’on apprend une langue pour pouvoir communiquer avec des gens et l’on communique avec des gens parce qu’on a quelque chose d’important à dire et/ou quelque chose d’important à apprendre » (Morrow 1987 : 141). Ces deux facteurs – la nécessité et la pertinence – sont intimement liés dans le contexte de l’immersion puisqu’on y ressent le besoin d’apprendre la langue pour pouvoir communiquer et parce que l’apprentissage se concentre sur ce qui est pertinent à une conversation donnée.

Souvent le matériel d’enseignement destiné aux enfants est élaboré à partir de contes et de chansons que les enfants connaissent dans la langue dominante et qui sont simplement traduits dans la langue menacée sans considération pour la pertinence de ces chansons et contes dans la culture où on les importe. Rob Amery qui a travaillé à la revitalisation de la langue karuna des Plaines d’Adelaïde en Australie fait état du problème de la traduction des histoires à partir d’une langue et d’un contexte culturel dans un autre contexte et une autre langue. Il est l’auteur d’une traduction en langue karuna d’un conte pour enfant Tucker’s Mob (Mattingley 1992). En commentant son propre travail de traduction, il affirme que « puisque l’histoire se déroule dans un contexte géographique avec un climat très différent, j’ai dû composer avec des réalités étrangères comme des bananiers et des patates douces pour lesquelles il n’existe évidemment pas d’équivalent en langue karuna dans les sources traditionnelles » (Amery 2001 : 192). L’absence de ces mots dans le vocabulaire karuna pose problème non seulement pour la traduction, mais aussi pour la compréhension du texte, puisque les enfants karunas n’auront jamais vu ni vécu ces réalités pour lesquelles il n’existe pas d’équivalent dans leur langue.

George Fulford fait état des mêmes lacunes du matériel d’enseignement destiné à une communauté crie du Nord de l’Ontario. Même si ce programme est destiné à l’enseignement de l’anglais à des enfants qui sont déjà compétents en cri, les mots qu’ils apprennent en anglais ne sont pas non plus rattachés à des concepts qui sont pertinents pour eux ou pour leurs valeurs culturelles. Au sujet du matériel didactique, Fulford écrit :

Comment, par exemple, un élève [de cette communauté crie] interpréterait-il une phrase comme celle-ci « Finding shrimp in his billfold upsets my father » ou celle-ci « our pet aardvark is wild about orange sherbet ». Il existe sûrement de meilleures façons d’enseigner le sens des mots his et about. Étant donné que la crevette et l’oryctérope ne font pas partie des réalités de la vie quotidienne sur la Baie James, le fait d’introduire ces mots inusités entraîne probablement un certain degré de dissonance cognitive dans le cerveau des élèves, rendant ainsi plus difficile leur maîtrise du mot cible.

Fulford 1997 : 6

Si l’on continue à exiger que les élèves apprennent des mots qui n’ont aucune pertinence pour eux, comment pouvons-nous nous attendre à ce qu’ils aiment ce qu’ils apprennent et prennent goût à la langue?

Le programme Maître-Apprenti (Master-Apprentice) créé par Leanne Hinton constitue un exemple de programme d’immersion fructueux dans le contexte d’une langue en danger de disparition. Dans ce programme, la relation entre le besoin que peut combler la langue et la pertinence des sujets traités est au premier plan. Hinton décrit ainsi les principes centraux du programme :

  1. L’anglais n’est pas toléré, le maître locuteur doit tenter d’utiliser sa langue en tout temps en présence de l’apprenti alors que celui-ci doit employer la langue pour poser des questions et répondre aux questions du maître […]

  2. L’apprentissage se fait dans des situations concrètes et réelles de la vie quotidienne […].

Hinton 2001 : 218

Le premier point concerne le besoin d’utiliser et de comprendre la langue, tandis que le second illustre l’importance de la pertinence de la langue dans la vie quotidienne de l’apprenant.

Dans le contexte de l’apprentissage – en dehors de l’immersion – d’une langue menacée, la pertinence et le besoin ou la nécessité sont tout aussi importants. Pour l’apprenant, le besoin ou la pertinence d’apprendre une liste de mots par coeur en vue d’un test éventuel peuvent ne pas paraître évidents. Robert Leavitt, qui a travaillé dans plusieurs communautés à l’élaboration de programmes de langue malécite et micmac dans les provinces maritimes du Canada, exprimait les mêmes réserves au sujet de l’apprentissage de la langue dans le contexte d’une salle de classe. Il affirme que les enseignants devraient :

[…] concevoir la salle de classe comme un espace où […] la langue autochtone (ou maternelle) quelle qu’elle soit, est utilisée à des fins précises, en contexte, dans le but de partager des idées. Il doit y avoir des situations significatives, vraies ou imitées dans lesquelles la parole joue un rôle fonctionnel. Les exercices et la mémorisation, les exercices de vocabulaire et de phrases et les analyses de mots doivent suivre et non pas précéder la parole.

Leavitt 1987 : 171

L’apprentissage d’une langue pour exécuter une tâche, telle que jouer, rend l’apprentissage nécessaire et justifié. Ainsi dans Parcourir les sentiers de nos ancêtres, la langue est pertinente non seulement pour la culture tlingit mais aussi dans l’expérience des joueurs. Les enfants qui y ont participé étaient très disposés à partager leurs expériences du territoire, par exemple où ils avaient voyagé et ce qu’ils y avaient vu et vécu. Ils ont également raconté des histoires se rattachant aux ressources trouvées sur l’étendue du territoire traditionnel, ce qu’ils avaient mangé ou cuisiné et ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas. Leavitt est partisan de l’utilisation d’exemples qui s’inspirent des expériences des enfants dans l’enseignement des langues. Il écrit que :

[Les enseignants] doivent partir de ce que les enfants savent et connaissent. L’impression que les enfants se font des gens et des autres êtres vivant autour d’eux est un élément important de leur sentiment d’appartenance au lieu. Par exemple, les animaux semblent être un des sujets préférés dans les programmes de langue autochtone. Néanmoins, trop souvent les animaux sont malheureusement enseignés ou présentés de façon inappropriée, dans des listes de vocabulaire par exemple. Les enfants doivent pouvoir parler des animaux en contexte. Les légendes, la chasse ou les activités du trappeur, la préparation et la cuisson de la viande et les activités entourant les soins des animaux domestiques et des bestiaux fournissent autant de raisons d’utiliser la langue et autant de concepts que les enfants peuvent exprimer.

Leavitt 1987 : 169

Quand l’apprentissage de la langue est pertinent pour l’apprenant, celle-ci devient intimement liée à ses propres expériences. L’apprenant se rappelle ainsi plus facilement ce qu’il a appris et il est davantage en mesure de s’en servir.

Conclusion

Les membres de la communauté de la Première Nation Tlingit de Taku River, y compris les enfants de la communauté, ont souvent vécu des expériences qui ont renforcé leur lien avec le territoire. Les situations d’enseignement de la langue permises par un jeu comme Parcourir les sentiers de nos ancêtres, qui relie le territoire à la langue tlingit, ont une pertinence culturelle à la fois pour les enfants et pour les adultes. Le jeu, en tant qu’outil d’apprentissage reflétant des situations et des environnements réels, rend l’apprentissage d’autant plus amusant et intéressant pour l’apprenant et permet la création d’un climat d’apprentissage intergénérationnel, essentiel dans les contextes de langues en voie de disparition. Le jeu exploite des connaissances recueillies auprès d’aînés qui sont décédés depuis et par conséquent, assure la transmission et l’utilisation de ces connaissances. Comme l’ont si bien dit Dauenhauer et Dauenhauer au sujet de la langue tlingit en Alaska : « La conservation, c’est l’art de préserver les baies en en faisant de la confiture ou le saumon en le mettant dans des boîtes de conserve. […] Les livres et les enregistrements peuvent conserver les langues, mais seuls les gens et les communautés peuvent les maintenir vivantes! » (Walsh 2005 : 301). Le jeu de société Parcourir les sentiers de nos ancêtres est un des moyens grâce auxquels la Première Nation Tinglit de Taku River tente de maintenir sa langue bien vivante.

Article inédit en anglais, traduit par Chantal White.