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Le désert des États-Unis est fort connu et très couru depuis plusieurs décennies, contrairement au désert australien dont il n’a guère été question jusqu’à tout récemment hors du pays lui-même, si l’on fait exception d’Uluru (Ayers Rock), le rocher le plus célèbre d’Australie et l’une de ses images les plus diffusées (Bonnemaison, 1987 ; Stewart, 2003). Pourtant, au cours d’un long séjour à la bordure du Great Sandy Desert, au nord-ouest de ce pays, il m’est clairement apparu que d’étonnantes similitudes existent entre le désert d’Australie et celui des États-Unis. Comme j’écrivais alors sur ce dernier, l’une parmi quelques inventions associées au paysage, à une affirmation qui se lisait comme suit : « L’apparition du désert états-unien est une histoire de conquête, l’histoire d’une sorte d’impérialisme de l’intérieur, celui de la frontière que l’on repousse vers l’ouest », j’ajoutai cette note, qui lui faisait écho :

Il en va de même pour l’Australie, où le désert est conquis selon des modalités et une orientation géographique similaires, à la même époque […]. La notion de frontière dans les deux pays suppose, avec l’avancée territoriale, le refoulement des peuples autochtones ou des « premières nations ». Nous réservons l’étude comparative de ces deux conquêtes pour plus tard.

Paquet, 2005 : 48

Une rencontre autour du thème de la géographie artistique me donna peu après l’occasion de réaliser l’engagement contenu dans cette note [1] et d’observer par quelles figures, grâce à quelles médiations artistiques, le désert a été constitué en un site fondamental de leur identité par les deux nations, tout particulièrement par les Australiens.

Centres et périphéries

La notion de géographie artistique est proposée par Enrico Castelnuovo et Carlo Ginzburg en 1979 [2]. Cette approche géographique des arts visuels considère la circulation des acteurs et des biens pour analyser la dynamique des échanges et des mouvements entre centre et périphérie non seulement en termes de pouvoir et de domination symbolique des centres, mais aussi en termes de résistance et d’écarts ou bien de « propositions alternatives valables » formulées en périphérie (Castelnuovo et Ginzburg, 1981 : 59). Il est évident que ces échanges et ces déplacements peuvent également être perçus comme autant de médiations opérées par les acteurs et les choses, des médiations qui prendraient le sens double de traductions et de translations à la façon dont l’entend Bruno Latour : « Parler de traductions d’intérêts signifie à la fois que l’on propose de nouvelles interprétations et que l’on déplace des ensembles » (Latour, 1995 : 284).

Ainsi, pour mieux dégager les modalités par lesquelles les formes artistiques ont pu contribuer à l’élaboration de mythes critiques aux fins d’inventer un pays (Mitchell, 1994 : 22), il s’agira ici de voir comment les objets et les faits se diffusent ou sont disséminés dans l’espace et dans le temps, d’observer de quelles manières, à quelles fins et par qui les choses sont recrutées, et comment en retour elles exercent leur action sur les acteurs, et à quels transferts de signification cela donne lieu. Il sera alors possible de mettre en évidence les événements déterminants par lesquels tel site ligué à telle figure (et réciproquement) se transforme en un modèle qui produit engagement et accord apparent, devenant « un point de passage obligé » (Latour, 1995 : 346), car « il est vrai que les sociétés humaines se définissent aussi dans le temps et dans l’espace, sur un territoire qu’elles s’approprient par le biais de ces constructions que l’on nomme représentations territoriales » (Lasserre, 2003a : 9). Plus que des représentations discursives ou des récits paysagers (Mercier, 2003 : 75), ce sont des images, picturales et photographiques, qui seront examinées.

La première partie de ce texte présente une brève analyse comparative montrant comment, à partir de l’exploration des confins de leurs territoires, une possession britannique et une colonie émancipée tentent de se démarquer de la métropole afin de définir un caractère national distinct grâce auquel la colonie et l’ex-colonie ne seraient plus périphériques, mais tiendraient une position centrale relativement à leur propre périphérie ; une périphérie pour ainsi dire interne, qui pourrait être dominée. À l’Empire britannique, les États-Unis et l’Australie opposeront leur propre frontière. Soulignons que ces zones, les confins désertiques dont il sera question, se situent dans les deux cas, pour ainsi dire au centre du pays.

En Australie tout comme aux États-Unis, les représentations paysagères de ces confins tiendront un rôle majeur dans le façonnement d’idéologies nationales à caractère géographique (Mitchell, 1994 ; Daniels, 1993 ; Attwood et Foster, 2003). À terme toutefois, de ces territoires et de leurs images s’élaboreront des usages fort différents d’un pays à l’autre. En effet, à la fin du XXe, siècle alors qu’aux États-Unis le désert est tenu pour une richesse symbolique parmi d’autres, le pays se posant lui-même comme centre du monde, en Australie il s’institue comme un centre culturel important quoiqu’il soit apparemment atypique.

Par ailleurs, dans le cas des États-Unis, figuration – au sens strict – et représentation du territoire demeurent liées car le mythe paysager se construit en grande partie par la photographie, dont on sait que l’adhérence de son référent est la qualité fondamentale [3]. En revanche en Australie, si le territoire (sa topographie, son paysage) reste la composante majeure d’une symbolique identitaire, à la longue ce territoire devra être figuré sans l’être. Ce curieux paradoxe en reflète un autre, soit le désir d’une modernité qui, même au-delà de l’art, autoriserait la nation à se distinguer de la métropole – où la norme moderniste en arts a pourtant son origine. Alors que le modèle européen suppose la rupture avec les traditions (picturales) et la recherche d’une autonomie qui se résoudrait en un ultime épisode d’auto-réflexivité imposant le refus du figuratif, en Australie l’aspiration à la modernité a ceci de particulier que le projet, tout en revendiquant une parfaite qualité de non-représentation, reste rivé ou agglutiné au territoire et admet sa condition d’objet concret, physiquement connaissable, repérable et descriptible.

En deuxième partie du texte, délaissant les États-Unis, nous verrons qu’en Australie la périphérie géographiquement située en son centre est à présent véritablement centrale, et pas seulement en termes allégoriques. Afin de mieux souligner l’action de l’art à cet égard, il s’agira d’étudier les modalités et les circonstances (ou l’enchaînement des traductions et des translations) par lesquelles le désert australien se constitue ou émerge comme une figure identitaire d’importance.

Wilderness et outback

Revenons à la frontière. Dans les années 1780, au moment où les premiers colons britanniques s’installent en Australie, après une guerre contre l’Angleterre, les États-Unis acquièrent leur indépendance. La nouvelle nation dont l’établissement est limité à la côte orientale achète bientôt la grande Louisiane à la France, s’annexe le Texas et obtient du Mexique la cession des territoires situés sur la côte occidentale. Commence alors l’exploration du centre du pays, question de trouver des voies de pénétration à travers des terres particulièrement hostiles (figure 1) ; de 1803 jusqu’à la fin du XIXe siècle, expéditions et surveys se succéderont.

Figure 1

Tracés des premières traversées des explorateurs aux États-Unis au XIXe siècle

Tracés des premières traversées des explorateurs aux États-Unis au XIXe siècle

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À partir de 1845, les Australiens tentent également d’explorer leur pays-continent. Après qu’ils se soient un peu plus tôt assurés des côtes, ils organisent des missions vers le centre selon les mêmes desseins qu’aux États-Unis : recherche de terres cultivables, de minerai et autres richesses naturelles (figure 2). Et dans les deux pays, une même certitude motive les premières expéditions importantes, celle qu’il doit y avoir une mer intérieure dans ces immensités incultes [4]. Que du désert pourtant, spécialement en Australie. Mais au-delà de cette déception, la découverte et la maîtrise des terres du centre, là où l’explorateur se mesure à de vastes étendues vierges et à l’occupant sauvage, est source d’orgueil pionnier et d’images constitutives de la nation pour les États-Unis et pour l’Australie. Le wilderness pour les uns et le outback pour l’autre seront la manifestation de leur unicité et de leurs particularismes.

Figure 2

Routes des explorateurs en Australie au XIXe siècle

Routes des explorateurs en Australie au XIXe siècle

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L’image du wilderness états-unien s’élabore grâce aux grands surveys, ces missions géologiques et géographiques qui opèrent entre 1867 et 1879 (Naef et Wood, 1975 ; Jussim et Lindquist-Cock, 1985). Des photographes font partie de ces expéditions et leur fonction est à la fois de répertorier les particularités physiques du centre et de propager la vision d’un arrière-pays où tout est immense et majestueux, à l’image même de la Manifest Destiny du peuple états-unien : le territoire de l’Ouest, représenté sous forme de paysages grandioses, est considéré comme un signe de la destinée, tout aussi grandiose, de la nation qui aura pour tâche de le maîtriser [5]. Les photographes des surveys de la frontière réalisent donc, d’une part, des inventaires à caractère scientifique qui sont à l’usage exclusif du commanditaire, le gouvernement fédéral, et d’autre part des stéréogrammes qui sont largement diffusés et font les délices et la fierté des armchair travellers de l’Est, qui les collectionnent avidement. Ces images photographiques sont certes des composantes essentielles des représentations territoriales états-uniennes, vecteurs d’une identité proprement américaine (Jussim et Lindquist-Cock, 1985 : 6). De plus, grâce à ces photographies, dès le XIXe siècle, la notion de monuments naturels, rapidement convertis en monuments nationaux voit le jour et ce, certainement en opposition au vieux continent où la nature sauvage n’existe pour ainsi dire plus, où ce sont les monuments architecturaux qui suscitent l’admiration (Schama, 1996 : 195).

Plus timidement ou moins promptement en Australie, où le centre n’a pas de monuments naturels, c’est-à-dire très peu de formations géologiques impressionnantes à offrir, l’image du outback se constituera de son extrême planéité. Celle-ci déterminant, semble-t-il, une perspective qui deviendra propre à l’art australien, témoignant là aussi d’un écart par rapport au vieux pays. Nous y reviendrons. Au XIXe siècle, ce que les Australiens représentent en peinture, c’est cette désespérante platitude topographique qui convoque les mirages, mais aussi des sentiments d’horreur et de fascination par lesquels ces paysages pourraient rivaliser de sublime avec l’Europe [6]. Et, de même que les photographes états-uniens accompagnant les surveys géographiques fabriquent des stéréogrammes largement diffusés auprès du grand public, les peintres australiens participant aux missions exploratoires produisent des porte-folios de lithographies qui sont distribués dans la population. Bien qu’à la fin du XIXe siècle quelques photographes prennent part aux expéditions vers le centre désertique, le paysage, en Australie, reste du domaine de la peinture.

Aux États-Unis, passée la période des grands surveys, les stéréogrammes et les photographies du désert, déposés dans diverses collections privées et dans les archives du gouvernement, sont peu à peu oubliés. Mais, par une curieuse réappropriation ou une reprise institutionnelle, les musées d’art, au XXe siècle, commencent à les exposer et à partir de ce moment leurs auteurs, de simples opérateurs ou photographes, deviennent, à titre posthume, des artistes (Krauss, 1990 : 37 ; Crimp, 1995 : 74). Ainsi, c’est par une médiation tardive que la carrière artistique de Timothy O’Sullivan débute, plusieurs décennies après sa mort, lorsque le photographe Ansel Adams et Beaumont Newhall, alors directeur du département de photographie du Museum of Modern Art de New York, découvrent en 1939 ses photographies, tout particulièrement Sand Dunes near Sand Springs, Nevada (1867), une image qui montre la roulotte et le cheval de O’Sullivan perdus parmi les dunes, alors que l’on peut voir les traces des pas de celui-ci que l’oeil suit jusqu’à l’emplacement d’où il prend la photographie. Newhall pose alors O’Sullivan comme le créateur de « prototypes de paysages photographiques modernistes » (cité par Snyder, 1994 : 192), puisque ses clichés montrent la photographie opérant (ou l’explorateur explorant) dans un paysage autrement sans caractère particulier que son vide immense. Le désert, même le plus aride et inhospitalier, entre ainsi de façon définitive, et grâce à la photographie, dans le grand spectacle du wilderness [7]. Toute une tradition photographique s’installe alors, dont Ansel Adams lui-même est la figure dominante.

Après la Seconde Guerre mondiale, tandis que la photographie de désert devient une sorte d’industrie artistique états-unienne [8], le destin grandiose et manifeste de la nation s’actualise en un retournement qui fait finalement de l’ancienne colonie une métropole économique et culturelle, une puissance impérialiste qui dominera la scène artistique internationale. Soulignons qu’au même titre que la photographie de désert, les oeuvres qui seront les plus célébrées et qui influeront sur l’art des autres pays prolongent, jusqu’à un certain point, la conception de sa Manifest Destiny si chère au peuple états-unien. Entre autres exemples, la monumentalité qui caractérise le land art, ainsi que son aspect pionnier, ne font qu’ajouter au fait que ces oeuvres s’incorporent à même le paysage du centre désertique. De même, les grandes colour field paintings des expressionnistes abstraits impressionnent par leur échelle et répercutent un effet d’immensité.

Un art des antipodes

Dans les années 1930, au moment même où les premières photographies des étendues désertiques des États-Unis sortent des archives et s’exposent comme des oeuvres d’art, en Australie, suivant des itinéraires analogues à ceux des conquérants, des peintres redécouvrent le désert.

Hans Heysen est vraisemblablement le premier peintre australien du XXe siècle à prendre le désert pour motif (Haynes, 1998 : 166). Dans les années 1920 et 1930 il se rend à maintes reprises à l’intérieur du continent dont l’austère géologie correspond exactement à l’expression d’un esprit moderne en art selon Heysen ; c’est donc cela qu’il faut peindre (Sayers, 2001 : 132). Également au début des années 1930, des artistes peintres travaillant dans les centres urbains de la côte est traversent le désert vers Hermansburg, une mission située au milieu du pays, près d’Alice Springs (Territoire-du-Nord). L’un d’entre eux, Rex Battarbee, parti à la recherche de motifs pour ses aquarelles, enseigne finalement ses techniques à un aborigène de Hermansburg, Albert Namatjira. Ce dernier deviendra à la fin de cette même décennie une célébrité nationale (McLean, 1998 : 96-104). Si Namatjira est le premier peintre aborigène à bénéficier de pareille notoriété, il peint toutefois le paysage du centre australien selon la tradition européenne, selon des « modèles stylistiques et iconographiques provenant du centre » (Castelnuovo et Ginzburg, 1981 : 64). Toujours à la fin des années 1930, des anthropologues se rendent en terre aborigène – à Arnhem Land au centre-nord du pays en particulier – où ils réunissent des artefacts créés par les Aborigènes, des objets d’utilité courante mais aussi des peintures sur écorce (bark paintings) qui seront subséquemment offerts à des musées australiens. Ces transferts de la périphérie désertique vers les centres urbains marquent l’entrée de l’art aborigène non européanisé dans les institutions artistiques (Sayers, 2001 : 150).

Tandis que les peintres blancs peu à peu pénètrent le désert central, de ces lointaines périphéries les créations aborigènes – celles de Namatjira comme les objets cérémoniels d’Arnhem Land – sont acheminées vers les cités littorales. Inévitablement des échanges doivent se produire. Les artistes blancs, mis en contact avec les techniques des Aborigènes, commencent à se les approprier. Margaret Preston peint en 1942 Flying Over the Shoalhaven River, un tableau dans lequel elle fait non seulement usage d’une palette aborigène composée de couleurs de terre, elle y dépeint aussi le paysage selon une vue aérienne. Andrew Sayers affirme, au sujet de ce tableau, qu’il démontre l’idée de Preston qu’un art national australien doit prendre sa source dans l’art aborigène (Sayers, 2001 : 147). L’angle selon lequel elle peint le paysage serait proche de la manière qu’ont les aborigènes d’exprimer leur rapport au territoire à partir d’une position verticale, d’une perspective, disons, icarienne, plutôt qu’horizontale. Il semble donc que l’expérience aérienne révèle à Preston un nouveau sens du paysage, proche de celui des premiers occupants du territoire. « Dans l’espoir d’abandonner les maniérismes d’un pays autre que le mien, je suis allée vers l’art d’un peuple qui n’a jamais vu ou connu autre chose que lui-même », déclare Margaret Preston au sujet des motifs aborigènes dont elle dit qu’ils sont le patrimoine des « individus qui, avec une connaissance consciente (c’est-à-dire de l’éducation), pourront faire usage de cet héritage, fondant ainsi un grand art national » (cité par Haynes, 1998 : 269). Preston, tout en énonçant la nécessité d’un écart par rapport au centre (l’Angleterre, ce « pays autre que le mien »), recrute thèmes et motifs aborigènes et se positionne ainsi à l’origine de la construction du fait art national : elle « est à la recherche d’un art […] qui sache exprimer les profondeurs d’une nation, sa raison d’être, et même jusqu’à son éternité » (Barou, 1993 : 45). Et, pour « construire un fait », il faut « recruter » choses et gens, convaincre certains acteurs, et « trouver une façon de diffuser l’énoncé et l’objet dans le temps et dans l’espace » (Latour, 1995 : 321). Margaret Preston, en plus d’utiliser et d’ainsi diffuser certaines techniques de l’art aborigène, contribue au rayonnement de ce dernier en écrivant à son sujet des articles élogieux, dont un pour le catalogue de l’exposition Art of Australia 1788-1941 qui circule aux États-Unis et au Canada en 1941. Mais Rosslyn Haynes soutient que si l’on examine l’attitude de Preston dans une optique post-colonialiste, force est de constater que l’artiste s’accapare l’art aborigène de « manière arrogante et insensible » (Haynes, 1998 : 269). En revanche, Haynes ne nie pas que Preston contribue grandement à la familiarisation des Australiens blancs avec les motifs aborigènes. Et ce n’est pas à Preston que Haynes attribue la découverte de la position icarienne en peinture mais bien à Sydney Nolan, qui l’aurait exploitée dans une série de toiles peintes à partir de 1948 (Haynes, 1998 : 283). Nolan étant l’un des peintres australiens les plus illustres (bien qu’il ait éventuellement émigré en Grande-Bretagne), il semble que Haynes opère une réattribution de la construction de l’énoncé « perspective aérienne égale spécificité australienne » au profit de Nolan dont les paysages peints à partir d’une position oblique sont pourtant plus tardifs que ceux de Preston. Haynes insiste d’ailleurs beaucoup sur l’importance de cette nouveauté qu’elle décrit comme une libération quant aux formules traditionnelles de la représentation paysagère européenne (Haynes, 1998 : 183).

Quoi qu’il en soit, il apparaît que, couplée à la connaissance des créations aborigènes, la possibilité de monter à bord d’engins volants pour observer le territoire donne le ton à une production nationale qui se veut originale par son rejet de la perspective légitime, convention européenne s’il en est. Cette notion de perspective rénovée mériterait d’être attentivement examinée en ce qu’elle s’oppose au « paradigme perspectif » – l’expression est de Hubert Damisch (1993 : 17) –, principe fondateur de la notion de paysage dans les pays de l’Occident tout autant que facteur déterminant de la formation du sujet occidental, ce sujet individuel ou collectif qui, à partir de son point de vue unique se pose à distance, devant un objet, qui est autre. Les nationalismes dériveraient également de ce point de vue caractéristique, si l’on en croit Marshall McLuhan (1962 : 220). Eu égard à l’attitude typiquement occidentale qui a marqué la conquête du centre australien au XIXe siècle, la position perspective nouvelle qui est proposée par les artistes apparaît comme ambivalente, pour dire le moins. Il en va en effet de l’Australie comme des États-Unis : pour pénétrer et occuper l’intérieur, l’on repousse et l’on dissémine l’autre, l’indigène duquel le conquérant se dissocie absolument. Dans les années 1940 aux États-Unis, s’il existe un art autochtone, les Blancs ne le considèrent, précisément, qu’en termes d’attraction touristique marginale. En revanche en Australie, l’appropriation avouée par les artistes blancs de pratiques aborigènes suppose, par-delà la conquête, l’absorption de l’autre ou bien la possibilité d’une identité qui serait duelle. Cette mixité définira vraisemblablement les conventions et les canons artistiques nationaux et de là, une certaine spécificité australienne.

À la lumière de ces déplacements, de ces interactions, des échanges, des recrutements successifs et autres réattributions, il est possible de dégager trois principes qui seraient constitutifs d’un art moderne ou d’un modernisme australien, définissant la singularité d’un art national différencié des productions du reste de l’Occident, un art des antipodes. Ces principes sont : premièrement, le désert du centre comme motif paysager essentiel, en soi moderne, et source d’inspiration constante ; deuxièmement, la représentation selon une perspective cartographique ; et, ce troisième terme étant lié avec le précédent, l’intégration ou le recrutement de certaines pratiques et manières aborigènes. Pourtant ce modernisme australien ne sera pas, bien au contraire, exempt de pressions extérieures. À la fin des années 1960, la production des peintres australiens est très manifestement inspirée par la peinture états-unienne de facture formaliste ou expressionniste abstraite, devenue canonique. Plusieurs de ces artistes tentent de concilier une matérialité proprement picturale et pas exactement figurative avec une vision du paysage qui serait typiquement australienne, permettant qu’un mouvement de field painting original émerge en Australie, selon cette idée, un peu curieuse, que le paysage du centre désertique pourrait être à l’origine d’une peinture pure (Sayers, 2001 : 183).

Dans les années 1970, les artistes australiens blancs veulent donc conjuguer invention d’une tradition picturale nationale et inscription dans le courant dominant, ce qui fait d’eux des provinciaux relativement à ce centre qu’est alors devenu New York (Smith, 1974). La décennie est par ailleurs marquée par une augmentation significative de la circulation d’objets et surtout d’oeuvres réalisées par des artistes aborigènes. Selon Sayers, ce mouvement signale le passage de l’art aborigène d’une position périphérique à une position centrale dans la production artistique australienne (Sayers, 2001 : 201). Des déplacements insolites se produisent. Des professeurs d’art, des artistes et plus tard des consultants et des marchands d’art blancs, plutôt que de se rendre au désert pour en revenir avec des oeuvres achetées à bas prix s’établissent, s’installent à demeure, dans le centre du pays où ils mettront sur pied, en collaboration avec les conseils indigènes, tout un réseau de centres de production et de diffusion d’art aborigène (Rothwell, 2003). Ce mouvement débute en 1971 alors que Geoff Bardon, artiste peintre de Sydney, arrive à Papunya (Territoire-du-Nord), une communauté où l’on tente de rassembler et de sédentariser plusieurs groupes d’aborigènes du désert central, où il doit donner des cours « d’instruction civique » (Barou, 1993 : 70-77). Il encourage bientôt les résidents de Papunya à peindre, non pas à la façon occidentale, mais suivant une symbolique qui leur est propre : « no whitefella colour, no whitefella perspective, no whitefella images » (Bardon, 1991 : xv). Ils entreprennent de dépeindre leurs terres (ou exprimer le rêve de leur groupe, c’est-à-dire le récit des origines spécifique à leur région), selon une manière traditionnelle qui est dérivée des pratiques cérémonielles de peinture corporelle et des mosaïques horizontales fabriquées à même le sol lors de rituels, et aussitôt détruites. Ces mosaïques de sol, aussi appelées peintures de sable, retraçaient les itinéraires sacrés suivis par les familles et les groupes aborigènes, traditionnellement nomades, sur les traces des voyages de leurs ancêtres du Dreamtime, les créateurs du pays – ou du paysage. D’où cette perspective cartographique que les artistes comme Margaret Preston ont assimilée à des vues aériennes.

Figure 3

Agnes Gimme (région de Balgo) Tjumundora

Agnes Gimme (région de Balgo) Tjumundora

Reproduit avec la permission de l’artiste et de Aboriginal Art Online

Source : www.aboriginalartonline.com

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Les mosaïques de sol faites de petites boulettes de sable aggloméré, réinterprétées, seraient donc à l’origine du dot painting, sorte de peinture pointilliste qui connaît un succès fulgurant en Australie (figure 3). Précisons que les non-aborigènes sont fascinés par la similitude apparente entre ces dot paintings et ce que l’on peut voir du désert lorsqu’on le survole. Une alliance nouvelle permet ainsi d’adapter une précédente appropriation : les artistes aborigènes, aidés en cela par les consultants blancs, se ressaisissent pour ainsi dire de cette perspective plane qui leur avait été empruntée dans les années 1940 et dont on avait fait un important attribut du modernisme australien.

Dans la foulée de l’expérience de Papunya, d’autres écoles voient le jour dans le centre du pays. L’art des communautés du désert devient une véritable industrie, structurée en un solide réseau de centres de diffusion et d’institutions artistiques [9] (figures 4 et 5). On compte autour d’Alice Springs pas moins de dix-sept centres d’art aborigènes vers lesquels les amateurs d’art se déplacent, en groupes organisés de style tout inclus ou en comités restreints. Et chaque année depuis 1992, l’exposition Desert Mob qui réunit à Alice Springs nombre d’artistes de tous les centres d’art du désert (Territoire-du-Nord, Australie-Occidentale, Australie-Méridionale), attire des foules étonnantes pour un endroit aussi peu peuplé [10]. Les oeuvres y sont vendues par centaines dès la journée de l’ouverture de l’exposition [11]. L’événement Desert Mob est, si l’on en croit ses organisateurs, un « moteur du développement économique de l’industrie de l’art indigène du centre » (Desert Mob 2003 : 1) ; l’art étant, il faut le dire, la seule industrie indigène. Le Alice Springs Cultural Precinct qui organise l’exposition possède une grande collection qui, depuis les oeuvres d’Albert Namatjira, duquel on souligne surtout la réussite professionnelle, jusqu’aux acquisitions annuelles, se veut représentative de l’évolution de l’art aborigène de l’Australie centrale (Desert Mob 2003 : 1-2).

Des consultants et des travailleurs culturels, des marchands d’art, puis des amateurs, suivis par un public peu spécialisé, se déplacent vers le désert, vers les oeuvres et les artistes, en un mouvement inaccoutumé. Les tableaux n’ont pas à être expédiés vers les centres urbains, ils sont vendus sur place aussitôt peints et de grandes collections voient le jour dans le désert même. La périphérie centrale devient effectivement un centre culturel et artistique majeur : la « circulation de produits artistiques à haut potentiel symbolique » (Castelnuovo et Ginzburg, 1981 : 64) s’effectue selon des itinéraires ou des modes de propagation inhabituels, de sorte que la périphérie peut devenir culturellement dominante.

Figure 4

Regroupements territoriaux des centres d’art aborigène, centre et nord de l’Australie

Regroupements territoriaux des centres d’art aborigène, centre et nord de l’Australie

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Le phénomène est si important qu’il entraîne des rivalités entre les différentes régions, à même le désert. Le dot painting réalisé à l’acrylique dans les communautés entourant Alice Springs est présenté par ses promoteurs comme la peinture emblématique de la contrée. Un peu plus au nord, dans des zones à peine moins arides (figure 6), se trouvent d’autres communautés où les intérêts artistiques se rassemblent autour de figures significatives locales, dont le style détermine celui des autres artistes et dont le succès commercial en inspire plus d’un. C’est le cas de Turkey Creek où, au centre d’art de la communauté de Warmun, une quantité non négligeable d’artistes peignent à la manière de Rover Thomas, dont les tableaux font partie de toutes les collections des grands musées nationaux et se négocient, depuis la mort de cet artiste en 1998, à des prix d’oeuvres canoniques internationales (Higson, 2005).

Figure 5

Communautés et groupes de langues aborigènes, centre de l’Australie

Communautés et groupes de langues aborigènes, centre de l’Australie
Source : Desert Mob 2003, page 11

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À Warmun, les artistes travaillent avec des pigments naturels, ocres, charbons, etc., et toujours à la manière de Thomas, dépeignant des aspects de leur environnement, des paysages créés par les ancêtres ou des lieux importants pour le groupe, comme par exemple Mistake Creek, site d’un effroyable massacre d’Aborigènes par les conquérants de la frontière (figure 7). L’utilisation de pigments naturels autorise les défenseurs du style de Warmun à dire qu’il y a là une peinture plus authentique que celle des régions où l’on use de pigments synthétiques. À Balgo, qui fait partie de ces dernières, l’on s’inscrit en faux par rapport à cette déclaration d’authenticité. James Cowan, consultant artistique qui a été directeur du centre d’art de Balgo il y a quelques années, allègue que l’art de cette communauté est le plus intègre, dans la mesure où Balgo, parce que très isolé, a su développer un style distinctif et exempt de toute influence extérieure et de considérations commerciales (Cowan, 1999 : 18) (figure 3). Ce qui est parfaitement discutable étant donné, justement, la présence de consultants blancs et tous les déplacements de spécialistes, mais aussi du public, que suscitent les centres d’art du désert, autant d’échanges et de médiations qui peuvent infléchir les techniques des peintres aborigènes.

Figure 6

Centres d’art aborigène des régions du Kimberley et de la terre D’Arnhem, nord de l’Australie

Centres d’art aborigène des régions du Kimberley et de la terre D’Arnhem, nord de l’Australie

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Figure 7

Gordon Barney (région de Warmun) Koomboowayn

Gordon Barney (région de Warmun) Koomboowayn

Reproduit avec la permission de l’artiste et de Warmun Art Centre

Source : www.warmunart.com

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Toutefois, sans égard au lieu d’origine des peintres, les spécialistes de l’art aborigène s’entendent sur une chose, que cet art s’inscrit au sein de mouvements modernistes, dans lesquels la recherche d’une spécificité proprement picturale est aussi essentielle, à la limite plus importante, que l’emploi de motifs ou de thèmes traditionnels. À tel point qu’en 1999 Cowan peut affirmer de l’oeuvre de l’artiste Emily Kngwarreye et de celui de Rover Thomas qu’ils révèlent une « nouvelle génération de peintres modernes abstraits aptes à rivaliser avec n’importe quel artiste occidental » (Cowan, 1999 : 24). Ne devrait-on pas plutôt conjecturer qu’il s’agit là d’une annexion par les artistes aborigènes du modernisme si cher à leurs concitoyens blancs, en un retournement symétrique à la précédente appropriation par ceux-ci de leurs motifs paysagers, ou plutôt territoriaux ? Une annexion qui serait de l’ordre d’une traduction, de celles qui se produisent lorsqu’un groupe modifie, serait-ce temporairement, ses objets ou ses intérêts afin qu’ils correspondent aux intérêts d’un autre groupe, de façon que les objets soient transmis ou diffusés : « Le premier moyen – et le plus simple – de trouver des gens qui vont immédiatement adhérer à l’énoncé, investir dans le projet ou acheter le prototype consiste à forger l’objet de façon qu’il corresponde à leurs intérêts explicites » (Latour, 1995 : 261 ; souligné par l’auteur). Car il est bien évident que c’est d’un marché ou d’une industrie dont les Australiens aborigènes ont besoin alors que les Australiens blancs, eux, sont en quête de leur identité depuis plus de deux cents ans.

Conclusion : le paysage partagé

Tant aux États-Unis qu’en Australie, les représentations territoriales et identitaires se sont construites en grande partie grâce à des images, des oeuvres d’art – bien qu’aux États-Unis les photographies devenues emblématiques aient été l’oeuvre d’artistes involontaires ou à retardement. En outre, en Australie, l’art tient certainement le rôle d’un médiateur important dans la réconciliation des nationaux blancs et aborigènes (McLean, 1998). Pour ces derniers, la peinture est une activité qui apporte rétribution et respect et pour les Blancs, collectionner l’art indigène s’avère vraisemblablement un moyen d’amoindrir une certaine culpabilité coloniale. De plus, en termes de marché de l’art, c’est maintenant la peinture aborigène qui est la norme. Pour le pays, cet art est l’une des monnaies d’échange les plus importantes dans le jeu culturel global, aux dires du commissaire et critique Djon Mundine (Mundine, 2002 : 25-26). Et comme on a pu le constater, si la peinture a été un vecteur essentiel de l’élaboration d’un caractère national qui serait duel sinon inclusif, c’est en regard de la position centrale du désert.

Conjugués à l’action des motifs et des pratiques aborigènes sur les artistes blancs et sur la vision d’un paysage moderne dont le désert serait le modèle parfait, suivant les translations et transmissions en série d’artefacts et d’oeuvres, les déplacements des divers acteurs et surtout les voyages du public (variété du tourisme culturel), il advient que les Aborigènes du centre s’approprient tout un pan de l’art australien, un modernisme qui n’a plus nécessairement cours ailleurs dans le monde, mais qui est là fortement associé au désert. Celui-ci devient ainsi un site revendiqué de part et d’autre, un lieu d’une grande importance tant pour les Australiens blancs que pour les Australiens indigènes, bref un point de passage obligé à la fois physiquement – le tourisme blanc – et symboliquement – la peinture aborigène et son immense succès. C’est donc un centre culturel, mais qui serait atypique, si l’on suppose que « la notion d’un centre exclusivement artistique est contradictoire », ne pouvant « être centre artistique qu’un centre de pouvoir extra-artistique, qu’il soit politique et/ou économique et/ou religieux » (Castelnuovo et Ginzburg, 1981 : 53-54). Le désert central de l’Australie n’est certes pas dominant en termes économiques, bien que l’activité touristique y étant en constante augmentation, il pourrait advenir qu’il surclasse à cet égard les cités littorales du pays, rendant caduque l’observation de Castelnuovo et Ginsburg. D’autant que l’on attribue désormais à tout ce qui est culturel ou artistique une importance croissante dans les échanges économiques mondiaux.

L’industrie de la peinture aborigène, combinée à celle du tourisme, plus traditionnelle, tend à faire du désert australien une destination de choix non seulement pour les voyageurs étrangers, mais aussi, de façon très marquée, pour un tourisme de l’intérieur que l’on pourrait associer, toutes proportions gardées, à cet impérialisme de l’intérieur pratiqué par les États-Unis avant qu’ils ne se tournent vers l’extérieur et ne deviennent la puissance envahissante que l’on sait. Pour bien des Australiens blancs en effet, le outback du centre et du nord-ouest se qualifie toujours comme la dernière frontière, de sorte qu’une certaine ambivalence persiste, le désert étant à la fois le motif d’une fierté nationale réconciliée et le territoire de l’autre.