Corps de l’article

Introduction

La chute des régimes communistes en Europe de l’Est (1989) a entraîné, entre autres, la transformation des rapports entre l’État et la famille. Le passage d’un système centralisé et planifié à un système démocratique implique aussi la réorganisation de l’intervention publique dans la sphère privée et la redéfinition de ses fondements. Les formes de régulation politique et juridique de la famille se transforment, tout comme les pratiques familiales. De quelle manière les nouvelles formes familiales issues des transformations sociales sont-elles codifiées sur les plans législatif et politique? Dans ce texte, une analyse de la transformation des régulations de la famille dans un contexte de changement sociopolitique est proposée. L’analyse porte sur le cas de la Roumanie. Tout d’abord, une synthèse des connaissances sur les politiques destinées aux familles dans le régime communiste (1948-1989) est présentée. Cette partie est basée sur plusieurs sources pertinentes en fonction de la validité de leurs démarches. Même si les études portant sur les politiques familiales du régime communiste en Roumanie sont encore rares, il n’en demeure pas moins que leurs approches méthodologiques sont diverses et complémentaires et que leurs résultats convergent pour la plupart. Ensuite, les transformations durant la transition démocratique (1990-2006) sont examinées afin de faire ressortir les éléments de continuité et de rupture entre ces deux périodes.

Régulation politique de la famille pendant la période communiste

Dans les pays socialistes du bloc de l’Est, l’intérêt pour la famille et la fécondité est communément affirmé. L’instauration des régimes communistes à la fin des années 1940, poursuivant la destruction systématique des structures sociales, politiques et économiques de l’ancien régime, a favorisé l’accélération des transformations démographiques. Les taux de mortalité déclinent, l’espérance de vie augmente et les taux de natalité diminuent. Cette dernière tendance est particulièrement inquiétante pour le régime socialiste qui considère que le déclin de la natalité défavorise, voire nuit, au développement économique. Selon la vision communiste, la force de la nation est directement liée à sa taille (Keil et Andreescu, 1999). La dénatalité représente, ainsi, un signe de faiblesse, et mine les efforts de modernisation de la société (Kligman, 1998)[1].

Les analyses comparatives réalisées récemment sur les politiques familiales appliquées par les régimes communistes de l’Europe de l’Est (Blum, 2003; Lefèvre, 2005) s’interrogent sur la pertinence de la notion de politique familiale socialiste pour analyser les politiques liées à la population dans ces pays et sur l’existence d’un modèle familial socialiste (soviétique) importé dans tous ces pays à partir de l’URSS. Bien que des différences régionales se remarquent et que les mesures varient d’un pays à l’autre, des tendances similaires s’observent en ce qui concerne les pratiques familiales et les politiques destinées aux familles.

All of the East European countries had one thing in common: they used certain highly symbolic aspects of family policy to express their difference from non-socialist states. Divorce, abortion, and a policy of support for pregnant women and mothers very soon became the three mainstays of a social policy that often instigated by the U.S.S.R., a policy that expressed a new political aim and increased intervention by the state in the private lives of its citizens. This use of deliberate management of family issues by the state was both symbolic, because of the publicity surrounding it, and practical, because of its consequences. For 40 years, this very directive policy distinguished the Eastern bloc from its Western counterpart. But once this collective difference had been affirmed, sharply contradictory and deep-seated political and social reactions to some of the forms taken by the family model set in, revealing substantial national autonomies.

Blum, 2003: 227

L’analyse porte sur la Roumanie où une régulation stricte de la famille a été mise en place dès l'instauration du régime communiste, en 1948. La famille, vue comme l’élément central de la structuration du social, était considérée comme la clé de la transformation profonde que le communisme se proposait de réaliser, soit le changement de l’organisation sociale de classes par l’homogénéisation de la population et l’effacement de toutes les différences entre les catégories sociales. Le contrôle de la famille est alors l’un des moyens de création d’un nouvel ordre social. La famille, considérée comme agent principal de la construction de la nouvelle organisation sociale, devient graduellement pour le régime communiste une priorité de l’État, un objet d’intervention principalement visé (Kligman, 1998).

Plusieurs périodes peuvent être distinguées dans la mise en place d’une régulation politique de la famille. Dans un premier temps, l’intérêt du régime communiste pour la famille est motivé par le fort besoin en main-d’oeuvre induit par le développement planifié de l’industrie[2]. C’est ainsi que la famille devient responsable de l’épanouissement de la patrie, en fournissant une descendance nombreuse. La politique pronataliste des années 1940-1950 vise l’accroissement de la population par l’augmentation de la natalité. Elle utilise comme moyen principal l’interdiction de l’interruption volontaire de la grossesse (1948) (IVG), considérée le mécanisme principal de contrôle de la natalité, dans les pays de l’Europe de l’Est, affectés plus tôt par la transition démographique. La vision communiste du développement social et économique avance ainsi une solution démographique et idéologique aux problèmes d’ordre économique (Mezei, 1997; Baban, 2000).

Au milieu des années 1950, les besoins du développement économique extensif entraînent une nouvelle orientation politique : l’émancipation des paysans et des femmes afin de satisfaire aux besoins de force de travail dans l’industrie. Au début des années 1960, un relâchement des mesures visant les familles s’observe : la légalisation de l’avortement (1957) et une législation du divorce plus permissive. L’émancipation des femmes se réalise par la généralisation de l’éducation et par leur implication dans les activités politiques et économiques, alors que l’émancipation des paysans s’effectue par la collectivisation de l’agriculture qui entraîne un important exode rural. Jusqu’en 1962, la nationalisation de l’industrie et la collectivisation de l’agriculture sont accomplies en bonne mesure. Les femmes et les paysans sont les catégories ciblées pour participer à ce processus par leur engagement sur le marché du travail. En même temps, les familles aux prises avec les problèmes quotidiens continuent à réduire leur natalité.

Une autre initiative du régime communiste en matière familiale comprend l’institution d’un nouveau cadre légal de la famille, le Code de la famille (1953). L’introduction de ce fondement législatif de la famille fait partie des mesures de modernisation que le régime communiste tente de mener (Mezei, 1997; Blum, 2003). C’est un cadre nécessaire pour développer le modèle socialiste de la famille, fondé sur l’égalité entre les hommes et les femmes, et symboliquement opposé au modèle traditionnel de la famille, visant à affaiblir la solidarité familiale et la remplacer par une solidarité sociale contrôlée par des mécanismes étatiques (Mezei, 1997 : 295-297).

Depuis l’accession au pouvoir de Nicolae Ceausescu en 1965, une période plus sévère commence et une politique pronataliste très stricte est mise en place. Motivée par l’évolution « dramatique » des indices démographiques, cette politique est un cas de figure extrême par les mesures draconiennes employées et leur longue durée d’application. Le taux de croissance de la population avait atteint en 1955 son plus haut niveau, 15,9 pour 1000, pour baisser ensuite jusqu’en 1965 quand il atteint 6 pour 1000. Durant cette période, le taux de natalité avait aussi diminué de 25,6 à 14,6 pour 1000 et le taux de fécondité de 2,87 à 1,90 (Keil et Andreescu, 1999 : 481). La dénatalité est imputée aux déficiences de la législation, qui sont « corrigées » rapidement, par un décret d’interdiction de l’interruption volontaire de grossesse. Cette mesure introduite en 1966 est restée en vigueur jusqu’en 1989. Elle prévoit que l’IVG est possible seulement si la grossesse met en danger la vie de la femme, si elle a des handicaps physiques, psychologiques graves ou une maladie héréditaire, si la femme a plus de 45 ans, si elle a plus de quatre enfants ou si la grossesse résulte d’un viol. Une commission médicale devait déterminer l’éligibilité à une IVG de chaque femme qui en faisait une demande (Kligman, 1998 : 54). Des mesures de surveillance et de contrôle pour les femmes enceintes sont prévues afin de les empêcher de mettre fin à leur grossesse; l’utilisation des contraceptifs est déconseillée et l’accès aux différents moyens contraceptifs est très limité. En même temps, les couples infertiles sont encouragés à suivre des traitements de fertilité (Kligman, 1998; Keil et Andreescu, 1999). Une mesure qui pénalise les adultes de plus de 25 ans, célibataires ou mariés, sans enfants, est aussi introduite; ceux-ci sont chargés d’une taxe, prélevée sur leur salaire (Keil et Andreescu, 1999 : 481).

L’autre moyen de contrôler la famille et de renforcer la stabilité familiale est la législation du divorce. Continuellement révisée pour devenir de plus en plus restrictive, la législation admet seulement le divorce-sanction (le divorce pour faute ou dans les cas où des maladies graves empêchent la vie en commun), et exclut le divorce-remède, le principe du consentement mutuel étant graduellement éliminé de la législation. De plus, les procédures de divorce sont longues et compliquées, et incluent une période obligatoire de médiation familiale, menée par un juge afin de favoriser la réconciliation (Kligman, 1998 : 50-52; Blum, 2003 : 229).

Quelques mesures incitatives sont également avancées, notamment pour les familles nombreuses (de plus de trois enfants) qui reçoivent des avantages sociaux supplémentaires pour chaque nouvelle naissance, ont priorité dans l’allocation des logements, bénéficient de congés de maternité prolongés (Keil et Andreescu, 1999 : 482). Plusieurs dispositifs universels sont aussi prévus : des allocations familiales pour chaque enfant, un réseau très développé de services de garde (dont certains sont organisés dans le cadre des entreprises) et des congés maternels, tous subventionnés par l’État.

La politique pronataliste est consolidée durant les années 1970-1980. Pour contrecarrer la tendance à la baisse de la natalité, le régime communiste a renforcé le caractère restrictif de sa politique par de nouvelles mesures (1974, 1983) concernant l’éligibilité pour une IVG (plus de restrictions pour les cas admissibles), ainsi que les formes médicales et légales de contrôle. Dans les entreprises, ont été introduits des contrôles systématiques pour déterminer les grossesses et des suivis périodiques pour les femmes enceintes; les salaires des médecins étaient établis en fonction de la réalisation des quotas de natalité fixés par l’État. Tous les médecins qui pratiquaient des IVG étaient strictement surveillés et emprisonnés s’ils aidaient les femmes à mettre fin à une grossesse sans l’autorisation des responsables politiques (Baban, 2000 : 228). Les procédures de divorce étaient rendues encore plus longues et compliquées, pratiquement seul le divorce pour faute étant admis. Parallèlement, d’autres mesures visant à contrôler la vie privée et à la limiter sont introduites : la semaine de travail de six jours est généralisée, le dimanche est souvent consacré aux « travaux patriotiques » (Harsanyi, 1993).

Ces mesures ont entraîné une hausse significative du taux de fécondité d’abord entre 1967 et 1969; les cohortes correspondant à ces années sont doubles par rapport aux années précédentes. Par la suite, la fécondité reprend sa tendance à la baisse jusqu’en 1974 quand elle augmente encore, puis un autre pic est enregistré en 1986-1987 (Keil et Andreescu, 1999 : 484).

La justification de ces politiques se fonde sur la conception relative à la famille socialiste comme unité fondamentale de la construction d’une société socialiste (« la famille est la cellule de base de la société ») – la famille doit être intacte, à la fois forte et nombreuse, parce qu’elle est l’agent de la construction du socialisme. Cette idéologie est nationaliste (promotion de l’épanouissement de la nation roumaine par l’augmentation de la natalité chez les roumains), paternaliste[3] (domination de l’État, qui s’assure de dicter et de contrôler les actions et les choix des individus, qui détermine les comportements corrects et qui punit les fautifs), normative (la seule forme familiale légitime est la famille conjugale intacte, à descendance nombreuse, de préférence; d’autres formes familiales, comme l’union libre, les couples homosexuels et la famille monoparentale sont considérées comme marginales, éliminées du discours et de la législation).

Dans la vision communiste, la politique démographique est subordonnée au développement économique et aux impératifs idéologiques. Le passage au développement économique intensif nécessitait l’élimination du chômage et du sous-emploi, par la participation massive des femmes au marché du travail. Même la promotion professionnelle était conditionnée par des considérations politiques. Ainsi, pour les femmes surtout, la conformité avec ce modèle familial était un devoir citoyen (Harsanyi, 1993).

La logique de ces réglementations et les exigences du régime envers les femmes sont contradictoires. D’une part, le travail des femmes est encouragé, l’entrée massive des femmes sur le marché est même exigée, et s’accompagne de politiques d’éducation visant à éliminer l’analphabétisme. D’autre part, le rôle principal de la femme est lié à la reproduction et à la maternité, campé dans le modèle familial conjugal. Cette conception des rôles des femmes et de la famille socialiste reprend des valeurs traditionnelles, patriarcales, ce qui est en contradiction avec la modernisation structurelle promue par le communisme dans l’économie et la vie sociale (Keil et Andreescu, 1999 : 489; Baban, 2000).

L’analyse du discours communiste à propos des femmes, à partir de la propagande formulée par les instances supérieures du Parti-État[4], met en évidence plusieurs contradictions. Comme le montrent Gal et Kligman (2000b), dans le discours officiel, l’égalité entre les hommes et les femmes s’impose comme un impératif urgent, l’image de la femme comme travailleuse prédomine. Par contre, dans toutes les instances sociales, politiques et économiques, ainsi que dans la famille, les inégalités persistent et sont renforcées par différents moyens comme les débats médiatisés concernant les rôles et les idéaux des femmes, les effets destructeurs du divorce et l’importance des différences naturelles entre les sexes.

En fait, l’engagement des femmes sur le marché du travail devient une obligation. En 1973, des mesures législatives prévoient l’obligation du travail pour les femmes et instituent des quotas de participation féminine dans toutes les structures administratives, politiques, économiques, etc., y compris dans les positions de direction. Ce type de réglementation imposée « de haut » ne repose pas sur un support concret dans la vie quotidienne et ne fait qu’imposer d’autres contraintes (celles des normes professionnelles) et une exigence supplémentaire aux femmes car en même temps, les femmes subissent une forte pression à accroître le taux de fécondité. À l’intérieur de la famille, le partage inégal des tâches demeure, les femmes étant toujours principales responsables des tâches domestiques et parentales (Harsanyi, 1993). Par conséquent, les femmes sont surchargées d’une triple tâche, professionnelle, domestique et maternelle, dans des conditions de pénurie économique (Baban, 2000 : 226).

Quant à l’efficacité de la politique pronataliste communiste, les analyses (Keil et Andreescu, 1999 : 488) aboutissent à la conclusion que son impact sur la natalité est dû uniquement aux réglementations législatives et au système de contrôle, très strictes, mis en place pour exercer une pression excessive sur la population. Plusieurs institutions (les systèmes médical et juridique, la police) y sont impliquées, d’une manière plus prononcée que dans les autres pays est-européens (Keil et Andreescu, 1999 : 489-490). L’augmentation significative de la fécondité en 1967 et 1968, puis en 1974 et en 1983, est l’effet temporaire de l’introduction des mesures restrictives relatives à la réglementation de l’avortement. Après une brève période d’augmentation – variant généralement d’un an à trois ans (Blum, 2003 : 230) –, le taux de natalité rechute. D’ailleurs, l’effet des mesures contraignantes visant à contrecarrer la dénatalité est de plus en plus faible, comme le montre l’analyse réalisée par Keil et Andreescu (1999). La fécondité ainsi obtenue est quand même supérieure à celle de la période de transition quand les mesures pro-natalistes ont été abrogées.

Cette dynamique s’explique par la diminution de la capacité de contrôle de l’État ce qui rend peu efficaces à long terme les mesures coercitives (Keil et Andreescu, 1999). En fait, le régime essaye d’imposer par la force la régulation politique des comportements familiaux soumise à des impératifs idéologiques, en contradiction avec la régulation économique de la famille, ce qui contribue à l’établissement de relations antagoniques entre l’État-Parti et la population. La population s’adapte aux mécanismes de contrôle et s’y oppose par la mise en oeuvre de stratégies de résistance, recourant à des pratiques traditionnelles et informelles afin de contourner les normes du régime. Ces stratégies s’appuient sur des réseaux informels.

Dans un contexte de pénurie, ces pratiques informelles étendues à diverses sphères de la vie permettent la survie et conduisent à la mise en place d’une économie informelle, parallèle à l’économie officielle, centralisée et planifiée par l’État. Surtout dans les années 1980, une période d’austérité survient; les importations sont réduites, les exportations augmentent, les biens de première nécessité (aliments, eau, essence, etc.) sont rationnés et rarement disponibles sur le marché officiel. Sur le marché noir circulent les ressources interdites ou manquantes sur le marché public, permettant aux familles de surmonter les difficultés économiques auxquelles elles doivent faire face (Gal et Kligman, 2000b : 49-51). Pour combler les manques, les familles produisent des biens ou des services pour leur usage personnel ou pour échanger dans le cadre de réseaux sociaux fondés sur les relations de parenté, d’amitié ou de travail. Les échanges dans le cadre de ces réseaux sont fréquents et multiples pour suppléer les limitations des ressources dans le système formel. À titre d’exemple, les membres de la parenté qui habitent à la campagne fournissent à ceux habitant en ville des produits alimentaires, comme la viande ou le lait, qui sont très rares dans les magasins de l’État, en échange des biens qui ne se trouvent pas dans les villages, comme les divers produits de ménage (Kligman, 1998 : 38-39). Les paysans déplacés en ville comme ouvriers cultivaient un lot dans leur village pour fournir des produits dans la ville (Szelenyi, 1998). Parfois même des produits des entreprises étaient utilisés comme biens échangés afin d’acquérir d’autres services ou biens.

L’État tolérait certaines de ces activités de production et services informels, non-enregistrés, entre les individus, même si illicites ou illégaux, parce qu’elles rendaient possible la survie économique et allégeaient la pression sur les familles[5]. Ce type d’activités a conduit à l’expansion de la corruption par la généralisation des pratiques de népotisme et d’attribution des privilèges et des services spéciaux, contre récompense, aux connaissances et aux membres de la famille. Les abus des fonctionnaires publics à tous les niveaux de la hiérarchie de l’État et l’utilisation des ressources publiques à des fins personnelles sont devenus des comportements usuels. Les conséquences de ces politiques démographiques sont multiples. Tout d’abord, le contrôle excessif de l’espace privé par des normes politiques a conduit à la réorganisation de l’espace privé, limité à la famille et séparé de l’espace public. Une duplicité se construit ainsi, deux représentations différentes prédominent en référence à l’espace public et privé : dans l’espace privé, l’individu se considère « maître de son petit monde », alors que dans l’espace public, « il se perçoit comme instrument d’un maître absolu et tout-puissant » (Mezei, 1997 : 296). Un écart fondamental se creuse entre l’État, « eux », les puissants dirigeants qui conduisent le pays, et la famille, « nous », qui subit des répressions. Par opposition à l’espace public où la communication est censurée et doit se conformer au discours officiel, l’espace familial est fondé sur la solidarité affective des réseaux de parenté permettant des activités économiques informelles. Des principes moraux différents régissent ces deux espaces. L’honnêteté et la responsabilité envers la famille contraste avec la méfiance, la duplicité et la manipulation interpersonnelle dans les relations avec la bureaucratie, l’administration politique (Kligman, 1998 : 30-33).

Puisque tous les individus participent aux deux sphères (la bureaucratie d’État, les réseaux d’échange), cette double référence entraîne des conséquences importantes comme l’instrumentalisation des relations interpersonnelles, la faible participation des citoyens aux affaires civiques, le manque de confiance dans les institutions de l’État (Kligman, 1998).

Les conséquences sociales des politiques pro-natalistes sur la vie familiale sont importantes : la diminution radicale du niveau de vie des familles – les prestations sociales étant plutôt symboliques; la dégradation de l’état de santé de l’ensemble de la population en raison de nombreuses lacunes du système médical et des conditions de vie précaires; les relations asymétriques à l’intérieur de la famille par la surcharge de la femme avec des rôles professionnels et familiaux. L’augmentation forcée de la natalité a entraîné la hausse du nombre d’enfants non désirés, ce qui a conduit à l’amplification des problèmes liés à l’éducation et à la vie familiale : négligence, santé précaire, malformations, abandon, carences au niveau de l’éducation, des soins et de la qualité de vie des enfants. Les politiques pro-natalistes entraînent ainsi des conséquences anti-familiales puisque c’est l’appareil bureaucratique qui est mandaté pour prendre des décisions concernant la reproduction des familles et le système policier a des pouvoirs illimités afin d’imposer ces réglementations. Le nombre d’enfants non désirés, négligés, abandonnés et institutionnalisés a ainsi augmenté de manière considérable (Kligman, 1998; Baban, 2000).

Pour les femmes, les conséquences de la politique pronataliste sont encore plus désastreuses. Un nombre inconnu de femmes est décédé à la suite de traitements médicaux inadéquats et d’avortements illégaux réalisés dans des conditions sanitaires précaires. Un nombre important de femmes ont des problèmes de santé de longue durée à cause des accouchements peu espacés et du manque de soins appropriés. L’accent mis sur le rôle de mère a renforcé les valeurs patriarcales, ancrées dans les mentalités traditionnelles bien avant la période communiste (Keil et Andreescu, 1999). La conception « puritaine »[6] de la vie familiale prônant seulement la sexualité à des fins de reproduction biologique, combinée à l’absence de la contraception, a conduit à l’instrumentalisation du corps de la femme et de la conjugalité qui doivent servir les intérêts de la patrie (Harsanyi, 1993; Hausleitner, 1993).

Les disparités entre les hommes et les femmes se manifestent aussi dans la ségrégation sur le plan des occupations. Les occupations féminisées sont reliées aux secteurs des services, de l’enseignement, de la santé, de l’administration et de l’agriculture où se retrouvent les emplois moins valorisés, moins rémunérés et ne constituant pas une priorité comme l’industrie lourde et les domaines techniques où les hommes sont surreprésentés (Gal et Kligman, 2000b : 49).

Dans le contexte est-européen, la Roumanie n’est pas le seul pays qui s’intéresse à sa situation démographique, mais c’est un cas extrême pour sa politique pro-nataliste coercitive dont l’élément central est la réglementation draconienne de l’avortement et du divorce, appliquée avec obstination par un appareil de répression excessivement développé auquel participent le système médical, juridique et policier. Les politiques démographiques du régime communiste en Roumanie se distinguent par leur caractère excessif, par leur durée (plus de vingt ans en vigueur) et par les implications négatives à long terme qu’elles ont entraînées. Les politiques développées à l’égard des familles et de la vie privée sont définies comme politiques démographiques ou politiques de population, et non comme politiques familiales car elles ne visent pas la famille proprement dit, mais ont des objectifs différents : l’augmentation de la natalité, l’emploi des femmes (Blum, 2000).

Après la chute du régime communiste en 1989, des transformations démographiques et sociales importantes ont lieu à la suite de la restructuration des rapports entre l’espace public et privé. L’institution de la famille demeure très valorisée, presque sacralisée (Gal et Kligman, 2000a) parce qu’elle représente un refuge sécurisant et fournit un soutien important à ses membres, cette fois non plus face aux interventions agressives et au contrôle de l’État, mais face aux incertitudes de la transition (le chômage, l’inflation, l’instabilité du marché du travail).

La régulation de la famille durant la période post-communiste

Plusieurs périodes dans la transformation des régulations juridiques et politiques de la famille peuvent être distinguées : au début des années 1990 – des corrections visant à abolir les abus de la législation mise en place par le système communiste; du milieu des années 1990 jusqu’au début des années 2000 – la définition des politiques sociales; depuis le début des années 2000 – l’introduction des mesures visant les familles s’approchant davantage d’une politique familiale.

Comme le montre Zamfir (1999a) dans son analyse des politiques sociales, les réformes législatives dans l’ensemble sont, au début des années 1990, de type réparateur visant à corriger les abus des politiques communistes. Les mesures restrictives des politiques pronatalistes concernant les réglementations de l’avortement, du divorce et de la contraception, sont abrogées. L’avortement est rendu accessible sur demande; il n’existe plus de mesure législative réglementant les examens pré et postnataux, bien que certains examens soient couverts par la Caisse nationale d’assurances de santé. La contraception est rendue disponible et accessible pour tous. Le suivi médical obligatoire des femmes enceintes et des nouveau-nés est aboli. Le divorce par consentement mutuel est également introduit. Le droit civil est ainsi révisé. Les principales réglementations modifiées, prévues dans la Constitution (modifiée et adoptée par référendum en 1991) et dans le Code de la famille (modifié par la loi 59 de 1993 et par la loi 23 de 1999), visent l’introduction du divorce par consentement mutuel et ses réglementations[7], la reconnaissance du statut de l’enfant né hors mariage égal à celui né dans le cadre du mariage et les démarches à suivre par la mère en cas de non-reconnaissance de la paternité. La libéralisation de la législation en matière familiale permet dorénavant aux femmes de décider librement de leurs comportements reproductifs.

Dans la même optique, d’autres réglementations abusives, telles que le rationnement des biens de base et la non reconnaissance du chômage, sont abolies; des mesures concernant la libéralisation des importations sont prises et des compensations sont accordées aux victimes politiques.

Le système de protection sociale développé par le régime communiste étant suffisamment élaboré, des modifications majeures n’ont pas été jugées nécessaires; seuls des ajustements visant la correction des anciennes réglementations sont apportés. Les principaux dispositifs, soit les allocations pour les enfants, les services de garde et le congé de maternité, ont été conservés, ainsi que leur universalité (Lefèvre, 2005). Le système d’éducation et celui de la santé demeurent principalement gratuits et généralisés, mais des investissements pour le développement et la modernisation de l’infrastructure existante sont nécessaires.

En échange, certains éléments de protection sociale spécifique à l’économie de marché ont dû être élaborés. Par exemple, l’aide sociale pour les personnes en chômage qui est un phénomène nouveau. En effet, une autre caractéristique des réformes législatives en Roumanie concerne la compensation des effets négatifs de la transition et la stimulation de la réorientation de la main-d’oeuvre. La direction suivie par les réformes visait également à changer le rapport entre les revenus directs et les transferts sociaux afin de diminuer ces derniers. En même temps, la Roumanie a adhéré à plusieurs conventions internationales, comme la Convention de l’ONU sur les droits des enfants, la Convention européenne sur l’adoption, celle sur le statut juridique des enfants nés hors mariage, etc. Une série de lois et de décrets concernant la protection de l’enfant et le système d’assistance sociale découle du besoin d’harmoniser la législation roumaine avec la législation internationale.

Dans l’ensemble, les modifications législatives apportées expriment un retrait du droit, un refus de l’ingérence et de toute intervention dans les rapports familiaux et les comportements démographiques. Les mesures concernant différents aspects de la vie familiale s’inscrivent dans une optique d’opposition visant à se délimiter de l’interventionnisme du régime communiste, refusant toute interférence dans la vie privée. Les réformes législatives ne suivent pas un programme bien défini, elles sont plutôt mises en place en fonction de divers problèmes identifiés graduellement et inscrits sur l’agenda politique; étant conçues davantage comme des réponses à des problèmes précis et limités sans impliquer une vision d’ensemble, des objectifs précis et clairement affirmés. De cette manière, le droit de la famille se présente plutôt comme un ensemble hétérogène de mesures adoptées en fonction de la nécessité d’une protection sociale se faisant ressentir en conditions d’instabilité.

La politique sociale en Roumanie dans les années 1990 se caractérise surtout par l’absence d’une conception stratégique et le manque de cohérence, ce qui lui confère un caractère réactif et assez conservateur (Zamfir, 1999b : 63). Ce type de réforme aboutit rapidement à une crise, à la suite de l’épuisement des ressources de l’État, de l’amplification des revendications et des pressions sociales. Cette crise conduit à la reconnaissance du besoin de concevoir un nouveau cadre législatif de la politique sociale.

Vers le milieu des années 1990, la reforme du droit social se met en place; les mesures successives sont axées surtout sur la protection de diverses catégories vulnérables, comme les enfants, les personnes avec handicap, les chômeurs, etc. La plus importante prestation et la seule qui soit universelle est l’allocation pour enfant à charge (Loi 61 de 1993). C’est une prestation mensuelle, non imposable, accordée à tous les enfants jusqu’à 16 ans, sous condition de fréquentation scolaire, et aux enfants handicapés jusqu’à 18 ans. Le titulaire de l’allocation est l’enfant qui peut toucher le montant à partir de 14 ans; pour l’enfant mineur, l’allocation est payable à l’un des parents.

D’autres prestations sont :

  • Le congé de maternité – comprend 112 jours de congé pré et postnatal, rémunéré à 65 % du salaire; est accordé aux femmes qui ont un emploi officiel et contribuent au système d’assurance sociale.

  • Le congé maternel (Loi 120 de 1997) – comprend 14 jours, accordé à la demande de la femme pour soins de l’enfant jusqu’à deux ans; est accompagné d’une indemnisation qui représente 80-85 % de leur salaire.

  • Le congé paternel (Loi 210 de 1999) – 5 jours de congé payé sont accordés au père, à la demande, durant les 8 semaines suivant la naissance de son enfant.

  • L’indemnisation de naissance (Loi 67 de 1995, modifiée en 1997) – est accordée à partir de la deuxième naissance, une fois pour chaque naissance (un montant fixe).

  • L’aide sociale pour les familles en difficulté (Loi 67 de 1995, modifiée en 1997) – prestation mensuelle, non imposable, accordée aux familles et aux personnes seules dont le revenu familial est inférieur au revenu minimum garanti (son montant est calculé en fonction du nombre de membres dans la famille).

  • L’aide aux femmes dont le conjoint est appelé à faire le service militaire obligatoire (Loi 67 de 1995, modifiée en 1997) – prestation mensuelle, non imposable, accordée aux femmes ayant des enfants de moins de 7 ans et ayant des revenus inférieurs au revenu moyen garanti par le gouvernement (complément de salaire).

  • L’allocation supplémentaire pour les familles avec plus de deux enfants (Loi 119 de 1997) – prestation mensuelle, non imposable, accordée aux familles biparentales et monoparentales, avec plus de deux enfants âgés de moins de 18 ans, sous condition de fréquentation scolaire ou s’ils sont déclarés handicapés ou invalides (son montant est fixé en fonction du nombre d’enfants).

  • L’allocation pour enfant en placement familial ou à la charge d’un assistant maternel (ordonnance gouvernementale 26 de 1997)[8].

Malgré leur diversité, les dispositifs de transfert social restent inefficaces et n’apportent pas nécessairement une compensation des charges familiales en raison de leur dévalorisation continuelle et du financement insuffisant. À titre d’exemple, l’allocation pour enfant, considérée le plus important instrument de réduction de la pauvreté des familles avec enfants, diminue constamment pour atteindre en 2000 son plus bas niveau. Si cette allocation représentait 10 % du salaire hebdomadaire moyen dans les années 1980, elle n’atteint plus que 3 % du salaire moyen en 2000. Ce dernier a, par ailleurs, été réduit de manière substantielle par rapport à la période précédente. L’introduction de l’allocation supplémentaire pour les familles avec plus de deux enfants tâche à réduire cette dévalorisation (Situatia saraciei in Romania, 2001 : 39).

Une nouvelle orientation en matière de réglementation visant la famille s’observe depuis 2000 : la diversification des mesures destinées aux familles, ainsi que des formes de protection sociale qui s’approchent davantage d’une politique familiale. En 2004, deux nouveaux dispositifs sont introduits[9] (loi 41de 2004) :

  • L’allocation complémentaire est une prestation mensuelle accordée aux familles ayant un revenu familial inférieur au revenu familial national minimum garanti par économie.

  • L’allocation pour le soutien des familles monoparentales est une prestation complémentaire accordée mensuellement aux parents monoparentaux, sous condition de revenu.

Ces deux prestations qui ne sont pas cumulatives s’adressent uniquement aux plus pauvres familles compte tenu des conditions d’attribution.

Ensuite, deux autres dispositifs sont créés en 2005 (OUG 148/2005) :

  • Le congé maternel est étendu jusqu’à deux ans et rémunéré par une indemnisation (ayant un montant fixe) équivalant du salaire moyen par économie. De cette mesure en application depuis janvier 2006 peuvent bénéficier les mères ayant un emploi officiel 12 mois avant la naissance et contribuant au système d’assurance sociale.

  • L’allocation maternelle est accordée mensuellement aux mères ayant des enfants âgés de moins de 2 ans et qui travaillent et sont assurées au système public d’assurance sociale. L’allocation, introduite depuis janvier 2006, comprend un montant fixe (2,7 moins élevé que l’indemnisation accordée pour le congé maternel).

Le développement du dispositif congé maternel encourage le retour au foyer des mères après une naissance, alors que l’allocation maternelle encourage le travail des mères ayant une activité professionnelle régulière. Bon nombre de femmes ne peuvent pas bénéficier de ces deux prestations qui s’adressent seulement aux femmes ayant un emploi enregistré, alors que les situations les plus précaires se retrouvent chez les personnes ayant des emplois non enregistrés (dans l’économie informelle).

L’introduction de ce type de mesure dénote le passage à une autre étape de la réforme du droit de la famille : la création d’une politique familiale basée sur une combinaison de mesures universelles et sélectives. Favoriser la sélectivité des prestations familiales au détriment de l’universalité concorde avec l’orientation actuelle des politiques familiales européennes, notamment en France et en Suède (Dandurand et Kempeneers, 2002). Le développement d’autres dispositifs (congés parentaux et maternels, services de garde) indique aussi une préoccupation relative à la conciliation travail-famille, bien que cet objectif n’est pas explicitement affirmé. Il est à noter aussi la conception reconnaissant la diversité des formes familiales présentant des risques socioéconomiques particuliers. Toutefois l’interprétation de ces réformes doit tenir compte du contexte économique caractérisé, en Roumanie, par l’instabilité et l’appauvrissement des familles avec enfants.

D’autres initiatives sont mises en place dans les années 2000. Premièrement, une législation dans le domaine de l’égalité des chances entre les femmes et les hommes et la protection de la maternité. Une commission consultative interministérielle dans le domaine de l’égalité des chances a été créée en 1999 et travaille depuis à la création d’un cadre législative et d’action dans ce domaine[10].

Deuxièmement, la reforme du système de la protection de l’enfant (loi 272 de 2004)[11] comprend l’élaboration d’un cadre législatif réglementant les droits des enfants à la protection indépendamment de leur situation familiale, les droits et les obligations des parents, le rôle complémentaire de l’intervention de l’État. Ces réglementations visent à harmoniser la législation roumaine avec la Convention de l’ONU (terminologie, mesures prévues) afin de faire valoir les liens de parenté. Sont introduites l’obligation des autorités locales d’accorder l’assistance spéciale à l’enfant afin de prévenir et d’éliminer les situations qui peuvent conduire à la séparation de son milieu familial, ainsi que des services plus diversifiés au niveau local et des nouveaux instruments de travail, soit le plan individualisé de services et le plan individualisé de protection. Sur le plan institutionnel, les structures administratives centrales et locales sont aussi réorganisées. Ainsi l’Autorité nationale pour la protection des droits de l’enfant[12] est définie comme structure centrale, subordonnée au ministère du Travail, de la Solidarité sociale et de la Famille. La Direction pour l’Assistance sociale et la protection de l’enfant englobe dorénavant les structures locales de protection de l’enfant. De plus, l’Office roumain pour l’adoption est crée comme organisme spécialisé de l’administration publique centrale, ayant comme objectif de gérer les adoptions nationales et internationales.

La réforme de la protection de l’enfant poursuit quelques orientations principales : la décentralisation des services et des allocations (création des services sociaux au niveau de chaque unité administrative – municipalité, ville), l’augmentation de la responsabilité des communautés locales favorisant le partenariat social (création d’un conseil communautaire consultatif, organisme indépendant formé de volontaires), l’intégration sociale des jeunes institutionnalisés, la spécialisation et la professionnalisation du personnel travaillant dans les services sociaux afin d’améliorer la qualité des services offerts, la collaboration avec les organisations non gouvernementales et l’institutionnalisation des pratiques innovatrices. Une autre orientation poursuivie vise à diminuer et à prévenir l’institutionnalisation des enfants et à favoriser le placement dans des familles d’accueil. Ce type de service a été d’abord élaboré par des organismes non gouvernementaux comme, par exemple, Bethany Social Services Foundation.

Par conséquent, l’infrastructure institutionnelle subit aussi des transformations. Le ministère du Travail, de la Solidarité sociale et de la Famille[13] est réorganisé afin d’inclure plusieurs institutions spécialisées : l’Autorité nationale pour les personnes avec handicap, l’Autorité nationale pour la protection des droits des enfants, l’Agence nationale pour la protection de la famille, l’Agence nationale pour l’égalité des chances entre les femmes et les hommes, l’Office pour la migration de la force de travail. Les Directions de travail, solidarité sociale et famille sont créées au niveau des municipalités.

Enfin, un autre acquis de la réforme du droit social est la création d’un cadre législatif concernant la violence familiale. L’Agence nationale pour la protection de la famille[14], créée en 2003, est l’institution destinée à gérer ce volet; une loi (217 de 2003) pour la prévention et la lutte contre la violence familiale a été formulée. L’Agence a pour objectifs principaux l’élaboration des programmes et des plans d’action pour une stratégie nationale de prévention et de lutte à la violence familiale, l’élaboration de mesures afin d’harmoniser la législation roumaine avec celle internationale, l’élaboration d’instruments de suivi et d’évaluation pour coordonner les politiques et les programmes nationaux dans ce domaine. Sa structure comprend deux instances : le Centre d’information et de consultation pour la famille et le Centre-pilote d’assistance et de protection des victimes de violence familiale.

Les réformes du droit de la famille sont influencées par la dynamique sociale et économique au cours de seize années de transition. Après les modifications correctives de la législation antérieure, apportées dans les années 1990, les réformes actuelles se réalisent selon un processus graduel où plusieurs acteurs entrent en jeu. Les organismes internationaux, les médias et les diverses organisations de la société civile jouent un rôle essentiel dans l’identification de différents problèmes sociaux. Par les débats publics suscités, les études financées et diffusées[15], les programmes mis en place, ils ont contribué à la mise sur l’agenda politique de plusieurs questions : les droits et la protection des enfants, l’abandon des enfants, l’adoption, les congés maternel et paternel, et plus récemment, la violence conjugale.

Le processus d’intégration dans les structures de l’Union européenne a amené plusieurs organisations internationales (UNICEF, PNUD, etc.) à s’impliquer dans ces questions et à collaborer avec le gouvernement roumain à l’élaboration des plans d’action et d’intervention[16]. Les exigences et standards des institutions internationales ont balisé les façons de faire et les orientations des réformes, ont stimulé la mise en place des réformes. Le rôle des organisations non gouvernementales est également important pour l’émergence des pratiques d’intervention. Quelques initiatives de la société civile visent à combler partiellement les lacunes du système gouvernemental d’assistance sociale. Par exemple, des organisations non gouvernementales internationales et locales (Bethany Social Services Foundation, World Vision, Holt International Children’s Service, Save the Children, etc.), ont mis en place divers programmes d’aide aux familles démunies et aux enfants à risque, avant que d’autres programmes publics soient développés. Cela incite actuellement le gouvernement à développer des partenariats public-privé afin de mettre à profit l’expertise développée par ces organismes.

Enfin, le parti social démocrate, au pouvoir pendant huit années, a eu un rôle déterminant en ce qui concerne l’orientation et la mise en place des réformes législatives. Durant la transition, la famille en tant qu’institution ne fait plus partie des préoccupations de l’État, ce sont plutôt des catégories d’individus qui font objet de l’intervention politique, les enfants, les handicapés, les orphelins. De cette manière, les mesures législatives prises avant 2000 s’inscrivent davantage dans une politique sociale que dans une politique familiale (Hantrais et Letablier, 2005).

Sur le plan de la mise en pratique, les structures déficientes n’offrent pas un cadre adéquat d’application des réglementations existantes : l’infrastructure de l’assistance sociale comporte de nombreuses carences à la suite du financement insuffisant; le personnel n’a pas toujours de formation adéquate; les services dispensés ne répondent pas à tous les besoins de la population. Les centres d’hébergement, les centres d’accueil, les orphelinats, les garderies disponibles ne fournissent pas des services suffisants en nombre et en qualité. Un manque de coordination entre les diverses institutions (police, direction de la protection de l’enfant, école) mine le fonctionnement du système de protection sociale. Ces carences sont particulièrement graves dans les cas de violence conjugale et des abus envers les enfants qui ne bénéficient pas d’une véritable protection.

Les transformations sociodémographiques de la famille

L’affaiblissement du contrôle de l’État sur la famille a favorisé la transformation des pratiques familiales. Quelques indicateurs démographiques sont présentés afin d’illustrer ces transformations[17]. Le déclin accéléré de la natalité est la transformation la plus remarquable : le taux de fécondité a diminué de 56,2 pour mille femmes, en 1990, à 40,6 pour mille femmes en 1997. L’indice synthétique de fécondité a baissé de 2,19 en 1989 à 1,83 en 1990 et 1,17 en 1998 (Keil et Andreescu, 1999 : 484). Par contre, les naissances hors mariage ne cessent d’augmenter passant de 17,0 % de toutes les naissances vivantes en 1993 à 29,4 % en 2004, ce qui représente un peu moins que la valeur estimée pour les pays de l’Union européenne, soit 31 %[18]. En même temps, l’âge moyen à la maternité augmente constamment passant de 24,94 ans en 1991 à 26,10 ans en 2002, ce qui est tout de même inférieur à l’âge estimé pour les pays de l’Union européenne (environ 30 ans). Cette diminution de la natalité peut s’expliquer par le recul de l’âge à la première naissance et la réduction du nombre d’enfants par famille.

Le taux de mariage diminue aussi. En 1990, il était de 8,3 pour mille personnes, alors qu’en 2003, il chute à 6,16 pour mille personnes, ce qui est légèrement au-dessus du nombre enregistré pour l’Union européenne (4,7 en 2003). Bien que l’âge au moment du mariage augmente constamment, le modèle du mariage précoce demeure encore très répandu : en 2002, l’âge moyen au mariage était estimé à 24 ans pour les femmes et 27 ans pour les hommes, ce qui contraste avec le modèle tardif des pays européennes (28 ans pour les femmes et 30 ans pour les hommes). Le taux de divorce est l’indicateur le plus stable : après une augmentation en 1991, il se situe autour de 1,5 pour mille personnes depuis 1995.

La libéralisation de l’interruption volontaire de grossesse, pendant le premier trimestre de la grossesse, sur demande[19], a entraîné une augmentation substantielle du nombre d’avortements au début des années 1990 : si, en 1989, on enregistrait 0,52 avortements pour un enfant né vivant, en 1990 et 1991, on a enregistré 3,15 avortements pour un enfant né vivant (Familia si copilul in Romania, 2001). Cette tendance s’estompe au cours des dernières années : en 1997, on enregistre 1,47 avortements pour une naissance vivante, alors qu’en 2004 ce rapport est de 0,08[20]. Le recours à l’avortement comme méthode de contrôle de la fécondité était très fréquent, au début des années 1990, en raison du manque d’éducation à la vie sexuelle et à la santé. Même si la production, la vente et l’importation des contraceptifs ont été légalisées et tous les moyens de contraception sont facilement accessibles, une réticence à l’utilisation des méthodes contraceptives modernes est enregistrée (Baban, 2000). Le coût de l’IVG a continuellement augmenté (pour atteindre, à présent, 12 % du revenu mensuel moyen) afin de diminuer son utilisation.

De plus, le taux de mortalité infantile demeure élevé, malgré une certaine baisse depuis 1990 alors qu’il était de 26,9 pour 1 000 naissances vivantes à 22,0 en 1997 et de 16,8 en 2004[21]. Cet indicateur est environ quatre fois plus élevé que celui des pays de l’Union européenne où il est estimé à 4,5 en 2004. Cette situation a conduit à la mise en place de plusieurs initiatives visant la diffusion des connaissances relatives à la santé, à l’éducation familiale et aux moyens de contraception[22].

En ce qui concerne les formes de vie familiale, les données du dernier recensement (2002) confirment la prédominance du modèle familial conjugal. Du total des foyers composés d’un noyau familial, les couples avec enfants représentent 56,2 % (à la baisse depuis 1992) et les couples sans enfants 30,9 % (à la hausse). Si la majorité de la population est mariée (47 %), les célibataires constituent une importante proportion (39,7 %), alors que les divorcés représentent 3,7 % de la population et les veufs, 8,75 %. De plus, 3,8 % de la population vit en union libre[23], dont plus de la moitié en milieu rural. La plupart des personnes qui déclarent vivre en union libre sont célibataires (73,6 %) ou divorcées (17,9 %) et âgées de 20-34 ans.

Entre les deux derniers recensements (1992, 2002), une autre tendance notable est la diffusion de la monoparentalité à la suite de l’augmentation des naissances hors mariage et des divorces. La proportion des familles monoparentales dans l’ensemble des familles passe de 10,6 % en 1992 à 12,9 % en 2002. Du total, 68,3 % des familles monoparentales ont un enfant, et 22,9 %, deux enfants.

Quelques éléments d’analyse contextuelle des transformations familiales

Cette dynamique des comportements familiaux est certainement influencée par le relâchement sur le plan législatif qui permet des pratiques antérieurement interdites, comme l’IVG ou le divorce par consentement mutuel, mais aussi par les conditions économiques qui se détériorent constamment, après une faible croissance en 1990. La privatisation de l’économie entraîne des conséquences tant sur le plan macroéconomique, qu’auprès des acteurs sociaux. L’augmentation du chômage, l’inflation qui entraîne la hausse des coûts des logements, des biens de base, ainsi que le déclin du pouvoir d’achat, la crise des logements, l’instabilité du marché, la prolifération de l’emploi non-enregistré et de l’économie informelle, l’insécurité des emplois représentent des risques de la transition post-communiste. Si, en 1991, 44 % des ménages affirmaient pouvoir subvenir à leurs besoins avec leurs revenus d’emploi régulier, cette proportion avait diminué à 16 % en 1998, ce qui indique l’augmentation de l’économie informelle pour assurer la survie d’une partie importante de la population (Neef, 2002 : 301). En 2000, presque 45 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, le chômage est d’environ 10 % et l’inflation se maintient à un niveau élevé (35 %), selon les estimations de la European Bank for Reconstruction and Development[24]. L’instabilité économique s’accompagne aussi d’une forte demande d’adaptation des individus aux nouvelles exigences de mobilité et de diversification des compétences requises sur le marché du travail.

À ces difficultés économiques, s’ajoutent les carences des infrastructures insuffisamment développées et financées autant dans le domaine des services sociaux que de la santé. Par exemple, le budget accordé aux allocations pour enfants en 1994 atteint seulement 23 % du montant alloué en 1989 (Baban, 2000 : 234).

Les conditions de vie instables ont influencé la décision du mariage et du nombre d’enfants désirés. La rationalisation du comportement de reproduction fait partie des stratégies d’adaptation au contexte de la transition. Les naissances de troisième – cinquième rang ont diminué le plus, alors que les naissances de premier et deuxième rangs se maintiennent à un niveau relativement constant au cours des années 1990. Par contre, les naissances de huitième rang ou plus sont à la hausse (Zamfir, 1999c). La paupérisation de certaines strates de la population s’aggrave ainsi, les familles avec plus de trois enfants se situant sous le seuil de pauvreté plus souvent que les familles avec un ou deux enfants (Zamfir, 1997).

De plus, nombre de ces familles nombreuses adoptent des comportements déviants, comme l’abandon des enfants qui a généré le phénomène des « enfants de la rue », difficilement contrôlable et ayant des répercussions dramatiques sur la santé des enfants. Une solution de rechange pour les enfants abandonnés est l’institutionnalisation, mais les orphelinats et les « casa de copii » (centres d’hébergement) offrent des conditions peu favorables au développement des enfants. Une autre pratique très répandue est l’exploitation des enfants, utilisés comme sources de revenus, en les faisant mendier, voler ou se prostituer (Keil et Andreescu, 1999). Même si la natalité a diminué, le nombre d’enfants abandonnés et institutionnalisés a augmenté, et la délinquance juvénile s’accroît de manière continue (Cace, 2000; Familia si copilul in Romania, 2001).

Ces phénomènes ainsi que la précarisation des conditions de vie quotidienne des familles en Roumanie durant la période de transition s’expliquent partiellement par les effets à long terme entraînés par les politiques du régime communiste[25]. Ces dernières ont influencé la structuration des rapports entre les sphères publique et privée, modelée par le paternalisme de « l’État-Parti » communiste (Mezei, 1997). Le rapport entre l’État et l’individu ou la famille est imprégné par le rôle de l’État dans la redistribution des ressources, selon une idéologie égalitaire. La monopolisation de l’espace public par le pouvoir discrétionnaire de l’État a conduit au repli de l’individu dans l’univers familial et à la consolidation de l’écart entre la sphère privée et la sphère publique. Le paternalisme étatique a comme corollaire « l’infantilisation de la société » (Mezei, 1997 : 299), un manque d’engagement et d’initiative citoyennes. Les difficultés qui ont entouré l’émergence de la société civile en Roumanie découlent aussi de cette faible « participation des individus aux affaires publiques » associée à un manque de confiance dans les institutions de l’État (Mezei, 1997 : 297-298).

De plus, les politiques démographiques communistes ont eu des nombreuses conséquences sur la situation des femmes. Plusieurs études montrent que les inégalités entre les hommes et les femmes demeurent autant dans la sphère privée que publique au cours de la transition post-communiste. Selon l’enquête menée par Baban (2000), nombre de femmes considèrent que leur situation s’est aggravée dans les conditions de la transition. Même si les réglementations restrictives et les pressions politiques sur les femmes ont été abolies, les pressions sociales et économiques sont encore nombreuses. Cette auteure note que le rôle de la femme comme épouse et responsable des tâches domestiques et parentales domine l’image de la femme contemporaine dans le discours public mettant l’accent sur des valeurs traditionnelles liées à la famille et la religion. Ce constat s’inscrit en continuité avec la situation observée pendant la période communiste quand l’égalité entre les hommes et les femmes, promue officiellement sur le plan social, politique et économique, reste formelle, n’étant pas accompagnée de mesures facilitant sa mise en pratique et se trouvant en décalage avec les pratiques familiales et les exigences différenciées selon le sexe. Cette dynamique explique aussi l’absence d’un mouvement féministe ce qui renforce les inégalités sociales et des conceptions traditionnelles en matière familiale. Selon Harsanyi (1993), « the achievement of the state was to leave women, as a social group, totally disorganized, and to severely damage and tarnish the image of the politically engaged women » (p. 49).

Malgré une forte valorisation du mariage et de la maternité (le rôle maternel reste très important, voire essentiel pour l’identité féminine), les femmes affirment une satisfaction maritale très faible, marquée par la mentalité traditionnelle selon laquelle il est du devoir de la femme de se sacrifier pour sa famille, de garder l’intégrité de sa famille (Baban, 2000). Par exemple, nombre de femmes sont victimes de la violence conjugale qui constitue d’ailleurs la cause principale de divorce en Roumanie. Les carences du cadre législatif et de l’infrastructure de protection des victimes de la violence aggravent cette situation (Baban, 2000 : 245). Le plus souvent, les femmes sont encouragées par les instances avec lesquelles elles entrent en interaction (police, personnel médical, psychologues, etc.) à tolérer les comportements violents et sont dissuadées d’envisager une séparation. D’ailleurs, la séparation les plonge souvent dans une situation économique instable, ce qui influence beaucoup de femmes à perpétuer une relation conflictuelle afin d’assurer un foyer pour leurs enfants[26].

Des inégalités s’observent également sur le marché du travail. La famille à double revenu est une nécessité afin de subvenir aux besoins quotidiens, dans le contexte d’instabilité économique de la transition. Avoir deux ou trois emplois, parfois non enregistrés, afin de pouvoir toucher un salaire convenable n’est pas une situation rare. Dans les années 1990, 66 % des femmes sont âgées de 15-64 ans, et plus de 70 % de ce groupe d’âge participe au marché du travail; les femmes représentent 47 % de la main-d’oeuvre (Keil et Andreescu, 1999 : 490). Pourtant, le chômage est 2,5 fois plus élevé chez les femmes que chez les hommes; elles occupent des postes de niveaux inférieurs aux hommes, sont plus souvent licenciées et sous-employées. En 1999, le revenu moyen des femmes représente 81,9 % du salaire moyen (Raportul national al dezvoltarii umane, 2001). Le salaire des femmes est en moyenne de 11 % inférieur à celui des hommes et même dans les secteurs féminisés, les positions supérieures sont détenues par les hommes (Baban, 2000 : 230).

Selon Gal et Kligman (2000b), les secteurs féminisés[27] demeurent principalement publics, financés par l’État, et par conséquent susceptibles de réductions permanentes, ce qui explique aussi le taux de chômage plus élevé chez les femmes. L’emploi dans ces secteurs ayant moins d’exigences permet de mieux concilier le travail professionnel et la famille. Par contre, les hommes sont davantage engagés dans le secteur privé, entrepreneurial, où les emplois sont mieux rémunérés, mais demandent davantage de flexibilité et de mobilité (Gal et Kligman, 2000b : 37-62).

Enfin, les inégalités entre les hommes et les femmes se manifestent aussi par une faible représentation des femmes dans la vie politique et sociale, surtout dans les années 1990. Les études notent une diminution de la participation des femmes à la vie politique, régie principalement par le stéréotype que l’homme est plus apte à la vie politique (Gal et Kligman, 2000b : 33; Baban, 2000 : 230). En ce qui concerne l’implication dans la société civile, les femmes participent autant que les hommes dans les organismes communautaires et non gouvernementaux[28]. Selon une étude de Grunberg (2000), le rôle et l’impact des organisations des femmes en Roumanie sont pourtant marginaux parce que leurs objectifs sont peu précis et ne réussissent pas à promouvoir la conscience de genre ni à faire valoir la contribution des femmes aux questions civiques. Dans un climat général où le désintérêt pour les questions féminines et le refus du féminisme prédominent, ces organisations répondent peu aux préoccupations et aux besoins des femmes, parce que leur discours imitant des modèles occidentaux n’attire pas d’intérêt et du soutien (Grunberg, 2000).

En conclusion

Nous assistons aujourd’hui en Roumanie à la redéfinition de l’intervention de l’État à la suite de la restructuration des rapports entre l’espace public et le privé. Ce processus se déroule lentement, ponctué de plusieurs difficultés, dans une dynamique de continuité et de rupture entre les réformes actuelles et la régulation politique du régime communiste. Si la politique familiale a été « la grande oubliée » des années 1990 (Lefèvre, 2005), un processus de création de politiques à l’égard de la famille se met en place depuis 2000. Des catégories d’intervention sont graduellement définies : les enfants à risque, les victimes de la violence familiale, etc. Les transformations sociales sont progressivement identifiées, tout comme les problèmes sociaux qui en découlent et qui sont codifiés sur le plan législatif. Notons, également, la reconnaissance des nouvelles formes familiales, comme la famille monoparentale, auparavant absente dans le droit civil en Roumanie. Avant l’élaboration des politiques, des réponses sociales multiples émergent au cours de ces seize années de transition post-communiste, ce qui contribue à la redéfinition de la responsabilité et du soutien publics. Dans cette dynamique sociale, le rôle de la société civile, des organismes non gouvernementaux et internationaux, est central pour l’identification des problèmes sociaux et la mise en place de solutions. Encore à leurs débuts, les réformes sociales représentent un enjeu important car elles adressent une question d’importance cruciale, l’avenir et le bien-être des familles et des enfants.