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Voici comment on résume le contenu et le message de l’Évangile de Judas à l’intérieur de la jaquette de sa traduction anglaise :

[…] a gospel told from the perspective of Judas Iscariot, history’s ultimate traitor. And far from being a villain, the Judas that emerges in its pages is a hero. In this radical reinterpretation, Jesus asks Judas to betray him. In contrast to the New Testament Gospels, Judas Iscariot is presented as a role model for all those who wish to be disciples of Jesus. He is the one apostle who truly understands Jesus[1].

Cette présentation de l’Évangile de Judas et l’interprétation de la figure de Judas qu’on y trouve ont été largement reprises et amplifiées par la rumeur médiatique qui a accompagné et suivi la conférence de presse tenue à Washington le 6 avril 2006. Dans le présent article, je voudrais montrer que cette présentation de l’Évangile de Judas, inspirée d’une lecture superficielle des passages d’Irénée et d’Épiphane qui mentionnent un tel évangile[2], ne rend compte ni de son contenu ni de la figure de Judas qu’on y découvre, qui n’y apparaît nullement comme un modèle à imiter. En effet, si le Judas de l’Évangile de Judas est un héros, il est un héros de tragi-comédie, jouet de l’influence trompeuse de son étoile et objet des moqueries de Jésus. Le lecteur ne veut pas ressembler à cette figure. Certes, ce Judas sait que Jésus vient de l’éon immortel de Barbélô (35,17-18) et il peut se tenir debout devant Jésus, ce dont les autres disciples sont incapables, sans toutefois pouvoir soutenir son regard (35.2-13) ; cette connaissance ne lui sert de rien, ne lui permet ni d’échapper à l’influence trompeuse de son étoile (45,13-14), ni d’atteindre jamais le lieu réservé aux saints (45,14-19 ; 46,25-47,1). Et si gouvernement et royauté lui échoient en partage (46,19-24 ; 55,10-11), il les exerce dans les limites du monde inférieur, en tant que treizième (44,20-21 ; 46,19-20 ; 55,11). En conclusion, je situerai la réception de l’Évangile de Judas en ce début du xxie siècle et la méprise dont il a été l’objet dans le contexte de la transformation du mythe de Judas dans l’Occident contemporain.

Le texte copte de l’Évangile de Judas est disponible en ligne sur la page du National Geographic depuis avril 2006[3]. Il en existe déjà à l’heure actuelle, outre les trois traductions anglaise, française et allemande signées par l’équipe formée de Rodolphe Kasser, Marvin Meyer et Gregor Wurst[4], une traduction française provisoire publiée sur la toile par Pierre Cherix[5] ; il existe également de nombreuses traductions dans différentes langues modernes. Elles sont la plupart du temps l’oeuvre de traducteurs professionnels n’ayant pas accès au texte copte, qui ont travaillé à partir de la traduction anglaise de M. Meyer ; les quelques traductions qui sont l’oeuvre de coptisants demeurent fortement dépendantes de cette dernière[6]. Nous ne disposons actuellement ni d’une édition photographique, ni d’une bonne édition critique du texte, ce qui rend évidemment périlleuse toute entreprise de traduction et d’interprétation, qui ne peut donc être que provisoire. Le présent article s’appuie sur le texte copte divulgué par la National Geographic Society en avril 2006[7].

L’écrit a deux titres, un titre final, par lequel on le désigne généralement, L’Évangile de Judas (forme: 015755aro001n.jpg 58,28-29)[8], et un titre initial, plus long (33,1-6) :

Le récit secret de la révélation au cours de laquelle Jésus a parlé avec Judas Iscariote pendant les huit jours précédant les trois jours avant qu’il ne célèbre la Pâque[9].

Sur le plan de la forme littéraire, on peut classer l’Évangile de Judas parmi les dialogues gnostiques de révélation[10]. Outre Judas lui-même, les disciples, en tant que groupe, sont les interlocuteurs de Jésus. Hormis Judas, aucun n’est toutefois nommé. Ce n’est pas Judas qui rapporte ce dialogue, mais un narrateur anonyme, qui n’intervient jamais de manière personnelle dans le cours de son récit. Sur le plan strictement narratif, on ne peut donc nullement affirmer que ce texte prétend raconter l’histoire du point de vue de Judas.

Voici le plan de l’écrit tel qu’on peut le dégager des articulations du dialogue :

Titre (33,1-6)

Préambule narratif (33,6-22)

 Évocation du début du ministère de Jésus.

Premier dialogue de Jésus avec ses disciples (33,22-35,14)

 Jésus n’est pas le fils du dieu de ses disciples, qui ne le connaissent pas.

Premier dialogue de Jésus avec Judas (35,14-36,11)

 Judas connaît l’origine de Jésus : il provient de l’éon de Barbélô.

Deuxième dialogue de Jésus avec ses disciples (36,11-37,20)

 Une grande génération sainte est supérieure aux disciples.

Troisième dialogue de Jésus avec ses disciples (37,20-43,11)

 Les disciples voient en rêve une maison où se trouve un autel devant lequel se tiennent douze hommes ainsi qu’une grande foule en attente. Jésus interprète cette vision : les prêtres, ce sont les apôtres et le troupeau mené au sacrifice est la multitude qu’ils égareront.

Deuxième dialogue de Jésus avec Juda (43,11-47,1)

 Judas voit en rêve une maison qu’il ne peut mesurer, entourée de grands hommes et couverte de verdure, où se tient une foule et dans laquelle il veut entrer lui aussi.Réponse de Jésus : Judas est égaré par son étoile, il gouvernera mais n’accédera pas à ce lieu réservé à la génération sainte.

Révélation protogonique de Jésus à Judas (47,1-53,7)

 Révélation « séthienne ».

Reprise du dialogue entre Jésus et Judas, et sort final de Judas (53,8-57,26[?])

 L’un des deux protagonistes entre dans un nuage de lumière entouré d’étoiles.

Épilogue narratif (58,1[?]-26)

 Évocation des événements qui précédèrent l’arrestation de Jésus.

Titre final (58,27-28)

Voyons maintenant quelques passages qui permettent d’éclairer le rôle de Judas dans cet écrit. On comprendra que Judas se rend coupable de sacrifice humain, qu’il est un démon, qu’il est trompé par son étoile, qu’il n’accédera jamais au lieu de la génération sainte mais qu’il exercera le gouvernement sur ceux-là mêmes qui le maudiront.

I. Judas se rend coupable de sacrifice humain

Le premier de ces passages, celui qui est le plus souvent cité et où l’on veut lire une demande adressée par Jésus à Judas de l’aider à accomplir sa mission dit en réalité tout autre chose (EvJud 56,11-20)[11] :

En vérité, je te le dis, Judas, ceux qui offrent des sacrifices à Sakla[s quatre lignes manquent] toutes choses mauvaises. Quant à toi, tu les surpasseras tous, car l’homme qui me porte, tu le sacrifieras.

Voici comment Kasser et al. commentent ce passage :

Judas is instructed by Jesus to help him by sacrificing the fleshly body that clothes or bears the true spiritual self of Jesus. The death of Jesus, with the assistance of Judas, is taken to be the liberation of the spiritual person within[12].

Lu à la lumière de son contexte immédiat, on doit au contraire comprendre ce texte comme une condamnation sans appel de Judas par Jésus. Celui-ci dit en effet à Judas qu’il « les surpassera tous », ce qui traduit le verbe copte forme: 015755aro002n.jpg ce verbe, qui signifie littéralement « faire plus que », n’a en soi aucune connotation positive ou négative et doit être interprété à la lumière de son contexte. Or, il est dit que Judas surpassera tous les autres précisément parce qu’il sacrifiera forme: 015755aro003n.jpg l’homme qui porte Jésus. Pour déterminer le sens du verbe « surpasser » forme: 015755aro004n.jpg il faut donc comprendre quelle est la valeur du sacrifice dans ce texte. Or, dans l’Évangile de Judas, le vocabulaire sacrificiel, forme: 015755aro005n.jpg et forme: 015755aro006n.jpg a toujours une connotation négative. Aux disciples qui voient en rêve douze prêtres se tenant devant un autel, présentant des offrandes et sacrifiant leurs propres enfants et leurs épouses en invoquant le nom de Jésus (38,1-26), celui-ci explique que ces prêtres, ce sont eux-mêmes, et que les troupeaux menés au sacrifice, ce sont les foules qu’ils égarent (39,25-28)[13] ; plus loin, il leur enjoint de « cesser d’offrir des sacrifices » (41,1-2)[14]. Ce culte est rendu par les apôtres à leur dieu (« votre dieu », 34,10), le dieu des Écritures juives, assimilé à l’Archonte de ce monde, Saklas (56,12-13)[15]. Ainsi, sacrifices et offrande de sacrifices sont interprétés négativement, et il n’y a aucune raison de croire que « sacrifier l’homme qui porte Jésus » doive être interprété positivement. Désigner ainsi le geste de Judas l’inscrit plutôt dans la continuité du culte sacrificiel rendu au dieu des juifs. Cela est confirmé par le contexte qui précède immédiatement, qui, bien qu’endommagé, est clair sur ce point. Il y est en effet question de ceux qui « offrent des sacrifices » à Saklas et se termine sur la mention de « toutes choses mauvaises ». Dire que Judas les surpassera tous, c’est dire qu’il fera pire que tous les autres apôtres, puisqu’il sacrifiera l’homme même qui porte Jésus. Il ne répond donc pas à une demande de Jésus ni n’est exalté, ni blanchi. Pour l’auteur de l’Évangile de Judas comme pour celui du Témoignage véritable, le vrai Dieu, contrairement à Saklas, ne veut pas de sacrifice humain[16].

II. Judas est un démon

Dans un autre passage, après que Jésus eût interprété le rêve que lui avaient raconté les apôtres, il rit en réaction à une question que lui pose Judas et qualifie celui-ci de « treizième démon » (44,15-23)[17] :

Judas dit : « Maître, de même que tu les as écoutés, écoute-moi, moi aussi, car j’ai eu une grande vision. » Entendant cela, Jésus rit et lui dit : « Pourquoi rivaliser, ô treizième démon forme: 015755aro007n.jpg ? Mais parle toi aussi, je vais te supporter. »

Les premiers éditeurs du texte choisissent toutefois de traduire forme: 015755aro008n.jpg par « spirit » ou « esprit[18] » et justifient leur traduction par la note suivante :

Judas is thirteenth because he is the disciple excluded from the circle of the twelve, and he is a demon (or daemon) because his true nature is spiritual. Compare tales of Socrates and his daimōn or daimonion, in Plato, Symposium 202e-203a[19].

Pourtant, rien n’appelle ce rapprochement avec le démon de Socrate. Dans un apocryphe chrétien mettant en scène Jésus et ses apôtres, l’interprétation obvie du mot démon est celle que l’on trouve dans le Nouveau Testament et la littérature chrétienne. Or, les textes chrétiens canoniques, apocryphes ou gnostiques, sont unanimes à concevoir les démons comme des forces mauvaises agissant dans les êtres humains et les possédant[20]. Qualifier Judas de démon, c’est dire qu’il est le jouet d’influences démoniaques[21]. À cet égard, notre évangile applique à Judas le même processus de démonisation qui s’amorce dans les évangiles de Luc (22,3) et de Jean (13,27)[22], et qu’on retrouve notamment chez Épiphane[23]. Le fait que Judas soit dit le treizième démon indique qu’il y en a douze autres, qui doivent, selon toute vraisemblance, être identifiés aux douze autres disciples (ce qui anticipe le remplacement de Judas, Ac 1,15-26). Sa position de treizième le place au-dessus des douze, mais indique du même coup que ceux-ci participent aussi de la nature démoniaque ; elle ne l’exclut donc pas du cercle des disciples.

Dans le contexte de la mythologie séthienne, le monde inférieur compte treize éons[24], dont le treizième est l’éon supérieur, celui de l’Archonte, le gouverneur de ce monde. Judas étant le treizième, cela signifie qu’il est en quelque sorte assimilé à cet archonte ou gouverneur, ce que confirme l’annonce de son gouvernement en tant que « treizième » sur les générations qui le maudiront (46,14-47,4). Dans l’Apocalypse d’Adam, le treizième royaume correspond aux chrétiens psychiques[25], précisément ceux sur qui régnera Judas.

III. Judas est égaré par son étoile

Cette interprétation est confirmée par un autre passage dont voici le contexte. Après que Judas eût décrit la vision qu’il avait eue en rêve d’une maison entourée de grands hommes, il demande à Jésus de l’accepter lui aussi dans cette maison, à quoi Jésus répond par la négative. Voici ce passage (45,11-19) :

(Judas) : « Maître reçois-moi aussi avec ces hommes. » Jésus répondit et dit : « Ton étoile t’a égaré Judas ! Nulle descendance d’un humain mortel n’est digne d’entrer dans la maison que tu as vue. En effet, ce lieu-là, c’est aux saints qu’il est réservé…[26] ».

La réponse de Jésus indique explicitement à Judas que cette maison est le lieu réservé aux saints et que nul être engendré d’un humain mortel n’y peut avoir accès. On pourrait certes prétendre que Judas, échappe à la condition des humains mortels grâce à la connaissance qu’il détient, mais il n’en est rien puisque la première partie de la réponse de Jésus : « Ton étoile t’a égaré », indique implicitement que sa demande d’être reçu parmi les saints relève de sa condition inférieure, soumise à l’influence des astres. Si Judas est le jouet de l’influence trompeuse des astres, c’est en effet qu’il n’est pas digne d’entrer dans ce lieu. Il faudrait procéder ici à une analyse détaillée du rôle des étoiles, qui est essentiel dans ce texte[27]. Il suffira de dire pour le moment que les étoiles accomplissent toute chose (40,17 ; 54,17), qu’elles sont associées à l’erreur (πλανή, 45,13 ; 46,1-2 ; 55,16-17) et à l’exercice de la royauté (r ero e- 37,5 ; 55,10), et que chacun des apôtres a sa propre étoile (42,8)[28]. Nous reviendrons sur l’étoile de Judas. Retenons donc que la réponse de Jésus indique clairement que Judas est exclu du lieu réservé aux saints.

IV. Judas ne montera pas au lieu réservé à la génération sainte, mais il régnera néanmoins

Que Judas ne puisse avoir accès au lieu réservé à la génération sainte est confirmé à la page suivante, par un autre passage qui, bien que corrompu, ne laisse subsister aucun doute. Voici ce passage (46,14-47,4)[29] :

Lorsqu’il entendit cela, Judas lui dit : « Quel profit ai-je reçu puisque tu m’as mis à part de cette génération-là ? » Jésus répondit et dit : « Tu deviendras le treizième et tu seras maudit par les autres générations et tu les gouverneras. Aux derniers jours, elles te <…> et tu ne vas pas [ . . . ] en haut vers la gé[nération s]ainte » (trad. Painchaud).

La question de Judas et la réponse de Jésus sont doublement essentielles, sur les plans intratextuel et intertextuel, pour la compréhension de l’Évangile de Judas. Sur le plan intratextuel d’abord, malgré son caractère corrompu, cette péricope apporte une double confirmation à la lecture que nous avons proposée du passage précédent. Premièrement, en effet, la question de Judas, « Quel profit ai-je reçu puisque tu m’as mis à part de cette génération-là[30] ? », indique qu’il a bien compris que la réponse de Jésus à sa précédente question signifiait qu’il n’aurait pas accès au lieu réservé aux saints.

La formulation de cette nouvelle question soulève deux problèmes que nous aborderons rapidement : que signifie la formule forme: 015755aro009n.jpg et quel est le référent de « cette génération-là » forme: 015755aro010n.jpg La formule forme: 015755aro011n.jpg littéralement « quel est le plus » ou « quel est le surplus », dans le contexte, ne peut que signifier « quel est le profit », ou « quel est l’avantage[31] ». Le fait que Judas pose cette question indique qu’il a bien compris la réponse de Jésus à sa précédente question comme une rebuffade, il demande donc quel est son profit ou son avantage puisqu’il ne peut être reçu dans le lieu réservé à la génération sainte.

Quant à la deuxième partie de la phrase, « puisque tu m’as séparé de cette génération-là » (forme: 015755aro012n.jpg 46,17-18), on doit se demander à quoi elle se réfère exactement. On pensera d’abord à l’injonction que Jésus a adressée à Judas de se séparer des autres disciples[32], et il faudrait alors croire que « cette génération-là » désigne ceux-ci ; toutefois, l’expression « cette génération-là » (forme: 015755aro013n.jpg 37,3.5.8 ; 43,9 ; 57,13) désigne toujours, dans notre écrit, la génération sainte, c’est-à-dire les parfaits[33]. Or, la réponse qui précède immédiatement cette nouvelle question de Judas « sépare » précisément celui-ci de cette génération sainte (45,14-19)[34]. Il est donc normal que Judas demande à Jésus quel est son profit, puisque la réponse de Jésus « l’a séparé de la génération sainte ».

D’autre part, la réponse de Jésus à cette question confirme l’appréhension de Judas : certes, malgré qu’il sera maudit par les générations qui restent (c’est-à-dire les générations à venir), il exercera sur elles le gouvernement (46,21-24), c’est là son « profit », mais il n’aura pas accès en haut à la génération sainte (46,24-47,1). En effet, bien que le texte soit corrompu, il est clair qu’un verbe au futur négatif à la 2e personne du masculin singulier (forme: 015755aro014n.jpg- 46,25) précède les mots « en haut vers la génération sainte » (46,25-47,1)[35]. Ce passage indique donc que Judas exercera certes le gouvernement sur les générations qui le maudiront, mais qu’il n’accédera pas à la génération sainte et que son gouvernement restera confiné aux générations habitant le monde inférieur.

Que signifie ce « gouvernement » que Judas recevra en récompense de son geste ? C’est vraisemblablement sur le plan intertextuel, dans une allusion au patriarche Judas, que réside la réponse à cette question. En effet, la question posée par Judas forme: 015755aro015n.jpg rappelle celle que pose Juda le patriarche à ses frères en Gn 37,26-27 : « Quel avantage (lxx Τί χρήσιμον) y aurait-il à tuer notre frère et à couvrir son sang[36] ? » Or, ce même patriarche hérite du gouvernement en Gn 49,8-10[37], lot qui échoit également à Judas dans notre évangile : « tu les gouverneras » (forme: 015755aro016n.jpg [< ἄρχειν] forme: 015755aro017n.jpg 46,23), avec la royauté forme: 015755aro018n.jpg[38]. L’apôtre Judas pose dans cet évangile la même question que son homonyme le patriarche et comme lui, accède au gouvernement et à la royauté. Tout se passe comme si l’auteur de l’Évangile de Judas voulait télescoper ainsi les deux figures. Judas devient en quelque sorte le prince des apôtres tout comme son homonyme, le patriarche, hérita de la royauté.

En attribuant le gouvernement (ἄρχειν) et la royauté à Juda, le texte associe en outre celui-ci à l’activité des archontes (ἄρχοντες) (46,7 ; 51,24 ; 53,5.15 ; 57,8) et le dissocie de la génération sainte, qui est sans roi (53,24)[39], ce qui est parfaitement cohérent avec sa position de treizième. De plus, si le texte comporte une allusion à la question du patriarche Juda en Gn 37,26, cette allusion, en associant les deux figures, aurait pour fonction d’assimiler le gouvernement qu’exercera Judas sur les apôtres et les générations à venir à une continuation de la religion juive. Autrement dit, l’Évangile de Judas révèle à son lecteur qu’en réalité, celui qui gouverne le christianisme que nous qualifierons de proto-orthodoxe, c’est celui que ces chrétiens maudissent, Judas qui, en tant que treizième, règne sur les apôtres, leurs successeurs et la conception sacrificielle du christianisme qu’ils incarnent. C’est bien là le sens de la promesse de Jésus : Judas gouvernera précisément ceux qui le maudissent.

V. Qui entre dans un nuage lumineux entouré d’étoiles ?

À la fin du dernier dialogue entre Jésus et Judas, juste avant l’épilogue narratif, on peut lire ceci (57,16-26)[40] :

(Jésus) : « Lève les yeux et vois le nuage et la lumière qui est en lui et les étoiles qui l’entourent. Et l’étoile qui est dans son ascendant, c’est ton étoile. » Judas leva les yeux, vit le nuage et la lumière. Il y entra. Ceux qui se tenaient en bas entendirent une voix venant du nuage qui disait : [huit lignes manquent].

Le nuage lumineux rappelle deux nuages qui ont été mentionnés dans la révélation protogonique. En effet, on y apprend l’existence dans le grand éon illimité d’un nuage de lumière (forme: 015755aro019n.jpg 47,15-16) d’où sortira l’Autoengendré (47,5-20). Adamas se trouve dans ce premier nuage dit « de la lumière » (forme: 015755aro020n.jpg 48,22-23)[41]. Il existe également « un autre nuage » forme: 015755aro021n.jpg dont sont issus quatre anges pour assister l’Autoengendré (47,21-24). Du premier nuage, il est également dit que nul ange ne le vit parmi tous ceux qui sont appelés dieux (48,23-26). Il est impossible de déterminer s’il s’agit ici de l’un de ces deux nuages, ou d’un autre nuage de lumière, véhicule d’ascension céleste, comme en Zostrien 2,23.31.

La question cruciale est de savoir qui entre dans le nuage. En effet, le texte copte juxtapose une suite de trois verbes au parfait forme: 015755aro022n.jpg 57,21-23), le premier ayant pour sujet Judas, les deux suivants étant à la forme pré-pronominale de la troisième personne du singulier. Normalement, on s’attendrait à ce que les deux verbes à la forme pré-pronominale (…il vit… il entra…) aient le même sujet que le premier (Judas leva les yeux…). Ce serait alors Judas qui entrerait dans le nuage lumineux ; toutefois, il est plus vraisemblable que ce soit Jésus[42]. En effet, on observe parfois un changement de sujet dans ce type de séquence syntaxique, par exemple, pour nous en tenir au codex Tchacos, un passage de la (Première) Apocalypse de Jacques présente un phénomène comparable à celui qu’on observe ici, une suite de trois verbes au parfait au cours de laquelle intervient un changement de référent non explicité : « Soudainement, Jésus lui apparut, et il cessa de prier et il commença à l’embrasser en disant… » (17,20-22)[43]. Nous avons ici un premier verbe dont le sujet nominal est Jésus forme: 015755aro023n.jpg et dont le pronom objet « lui » forme: 015755aro024n.jpg réfère à Jacques, suivi de la conjonction « et » forme: 015755aro025n.jpg puis de deux autres verbes (forme: 015755aro026n.jpg et forme: 015755aro027n.jpg), dont le sujet est un pronom personnel de la troisième personne du singulier. C’est uniquement en raison du sens des verbes et du contexte, et non de la séquence des verbes et des pronoms, que le lecteur peut décider que ce n’est pas Jésus qui est apparu, a cessé de prier et a commencé à embrasser Jacques, mais bien que c’est ce dernier qui a interrompu sa prière et embrassé Jésus lorsque celui-ci est apparu[44].

Le passage qui nous occupe est ambigu en raison de la lacune qui suit la phrase ; le message de la voix émanant du nuage clarifiait peut-être la situation. Toutefois, dans le contexte plus général de l’Évangile de Judas, tout incite à croire que c’est Jésus qui entre dans le nuage. En effet, dans la description de la vision, Judas est lui-même représenté par son étoile comme étant à l’extérieur du nuage. De plus, la scène veut évidemment faire allusion aux récits de la transfiguration (Mt 17,1-8 parr.), où apparaît également un nuage de lumière dont sort une voix (Mt 7,5) délivrant un message au sujet de Jésus. En outre, l’ascension de Jésus dans ce nuage lumineux, laissant derrière lui l’« homme qui le porte » juste avant la conclusion narrative du texte serait cohérente avec la suite du récit alors que l’ascension de Judas impliquerait ou bien que celui-ci ait un double charnel, ou qu’il redescende pour accomplir son oeuvre. Enfin, l’ascension de Jésus (ou du Sauveur spirituel) avant la passion serait en accord avec la doctrine que l’on trouve dans d’autres traités comparables[45]. En tout état de cause, si c’est Judas qui entre dans le nuage, cet épisode ne pourrait être, à la lumière du reste du traité, un ravissement jusqu’à la génération sainte, mais seulement une ascension jusqu’au treizième éon, dont la voix qui sort du nuage révélait la signification[46].

Mais revenons aux étoiles qui entourent ce nuage : on peut sans doute les identifier aux apôtres (cf. 42,8) puisque l’une d’elle, qui est dans son ascendant, est l’étoile de Judas. L’expression employée ici, « l’étoile qui est dans son ascendant » forme: 015755aro028n.jpg renvoie au vocabulaire technique de l’astronomie et de l’astrologie. En effet, le verbe προηγεῖσθαι désigne l’ascension apparente d’une planète, son mouvement ascendant[47]. On pourrait voir dans cette étoile ascendante une simple illustration de l’ascension de Judas, mais étant donné l’importance du rôle des étoiles dans l’Évangile de Judas — ce sont elles qui accomplissent toute chose (40,17 ; 54,17), et l’étoile de Judas l’induit en erreur (45,13) —, il faut plutôt voir dans l’ascension de l’étoile de Judas la cause de sa propre destinée, qui est ainsi dévoilée au terme de la dernière révélation de Jésus. Si Judas est mis à part et jusqu’à un certain point exalté, c’est en raison de la fatalité astrale, une fatalité qui n’opère évidemment que dans les limites du monde matériel et sur ceux qui lui appartiennent[48].

Judas détient une connaissance, il sait que Jésus est issu de l’éon de Barbélô (35,15-21), mais cette connaissance ne suffit pas à le libérer de l’influence astrale ni à lui permettre d’échapper au monde inférieur. Cette connaissance et le rôle que jouera Judas l’amèneront certes au sommet du monde inférieur, et à cet égard, il y a quelque analogie entre l’ascension de Judas et l’exaltation de Sabaoth dans l’Écrit sans titre sur l’origine du monde (Ecr sT 103,32-106,17) : l’un et l’autre détiennent une certaine connaissance et sont instruits, Sabaoth par Pistis, Judas par Jésus, et l’un et l’autre exercent la royauté (Ecr sT 106,9-10 : Sabaoth exerce la royauté sur les cieux du chaos), mais ni l’un ni l’autre n’échappe au monde inférieur où ils sont appelés à exercer cette royauté[49].

On ne cherchera pas ici à expliquer ce paradoxe. Il suffira de noter que Judas, dans cet évangile, est le jouet de la fatalité astrale ; son étoile ascendante est la cause de son élévation. Comme son étoile régnera (55,10) sur le treizième éon, lui régnera aussi, mais ce règne est étranger à la génération sainte, qui est dite « sans roi » (53,24) et sur laquelle nulle armée angélique des étoiles ne règne (37,1-6).

Judas est le jouet de la destinée. La connaissance qu’il détient lui fait espérer de s’assimiler à la génération sainte, mais cette aspiration suscite le rire de Jésus. Bien que maudit, il régnera et deviendra, en quelque sorte, le Prince des apôtres comme la descendance du patriarche Juda(s) fut appelée à régner sur Israël. Dans le contexte de la seconde moitié du iie siècle ou du iiie siècle et des polémiques entre chrétiens gnostiques et proto-orthodoxes, cette relation établie entre l’apôtre Judas et le patriarche Juda(s), représentant éponyme du judaïsme, de même que l’association des apôtres à un culte sacrificiel et la désignation du geste posé par Judas livrant Jésus comme un sacrifice, ne peuvent avoir qu’une fonction : assimiler le christianisme se réclamant des apôtres au judaïsme, au culte d’un dieu réclamant des sacrifices, mais qui n’est pas le père de Jésus.

Lue dans cette perspective, la désignation du geste de Judas comme l’offrande d’un sacrifice humain veut dénoncer l’interprétation sacrificielle de la mort de Jésus[50] comme étant la continuation du culte du Temple de Jérusalem et de son dieu[51]. Plus encore, il est bien possible que, sous cette dénonciation du sacrifice dans l’Évangile de Judas, se cache un réquisitoire contre la théologie du martyre vu comme un sacrifice, qui va s’imposer dans le christianisme proto-orthodoxe et dont on sait par les témoignages indirects[52], et maintenant par un témoin direct, le Témoignage véritable, qu’elle ne s’imposa pas sans résistance de la part de certains groupes chrétiens, en particulier gnostiques[53].

En conclusion et pour résumer, le Judas de l’Évangile de Judas est un individu dont la destinée est déterminée par son étoile, qui exerce sur lui une influence trompeuse. La connaissance qu’il détient et la révélation que lui fait Jésus ne lui permettent pas d’échapper au monde inférieur ni d’atteindre le lieu de la génération sans roi. Il ne peut donc être le modèle du vrai disciple de Jésus. Au contraire, bien que maudit, il exercera sa domination sur les autres apôtres. Tout comme Épiphane[54] fait de Judas le père des juifs et le type même du judaïsme, tout se passe comme si l’auteur de l’Évangile de Judas faisait de ce même Judas le père d’un christianisme proto-orthodoxe qui, à ses yeux, trahissait le nom de Jésus en proposant une interprétation sacrificielle de sa mort, et perpétuait ainsi l’économie sacrificielle du judaïsme.

Ainsi, à la question figurant à la une de l’édition française du National Geographic Magazine de mai 2006, « Jésus a-t-il été trahi ? », les « révélations de l’Évangile de Judas » répondent par l’affirmative. Pour l’auteur de ce nouvel apocryphe, oui, Jésus a été trahi. Il a été trahi par les successeurs des apôtres qui ont proposé une interprétation sacrificielle de sa mort et qui ont utilisé son nom pour perpétuer le culte voué à « leur dieu », soit le dieu des Écritures, non pas le père de Jésus[55], mais Saklas, le dieu créateur et archonte de ce monde dans les textes gnostiques[56]. Et si le Judas de notre évangile, comme le patriarche éponyme du judaïsme, exerce un gouvernement, c’est sur les générations entraînées dans cette erreur.

On est bien loin du disciple par excellence, qui aide Jésus à accomplir sa mission salvifique que le battage médiatique entourant la divulgation de ce nouvel apocryphe nous a présenté. Comment cette lecture du Judas de notre évangile a-t-elle pu s’imposer ? Trois facteurs y ont contribué : d’abord, les attentes que suscite chez le lecteur un dialogue gnostique de révélation où, normalement, l’interlocuteur du Sauveur-révélateur est un modèle du parfait chrétien ; ensuite, les rapports des hérésiologues concernant cet évangile qu’ils n’ont pas lu et dont ils imaginent le contenu sur la base de la conception qu’ils se font de leurs adversaires ; enfin, la réception de la figure de Judas dans la seconde moitié du xxe siècle. Il existe en effet en Occident, un mythe de Judas autour duquel s’est cristallisé l’antisémitisme chrétien. Dans ce mythe, déjà parfaitement construit chez Épiphane de Salamine au ve siècle, Judas est possédé de Satan, fourbe et déicide, il est le père des juifs[57], rejoignant ainsi Juda(s) le patriarche.

Depuis la fin du xixe siècle, mais surtout après l’holocauste, l’imaginaire occidental révise cette image du juif déicide, fourbe, et, par conséquent, celle de Judas. C’est ainsi que dans la fiction comme dans les travaux des théologiens, des historiens et des exégètes, Judas a pris une place de plus en plus importante et acquis une aura variable, mais en général positive. Depuis le roman de Nikos Kazantzakis La dernière tentation du Christ, publié en grec (O Teleutaios Peirasmos) en 1951[58], jusqu’à la monographie de William Klassen[59] en passant par l’opéra rock Jesus Christ Superstar, on assiste en effet depuis une cinquantaine d’années à une véritable réhabilitation de la figure de Judas[60]. La mise au jour d’un « évangile de Judas » ne pouvait pas ne pas concourir à ce processus. On en a lu le texte à la lumière de la nouvelle figure de Judas que l’imaginaire occidental est en train de forger.

L’image de Judas compagnon fidèle auquel Jésus demande de le sacrifier, si elle plaît à l’Occident contemporain, résulte néanmoins d’une distorsion du contenu de ce nouvel apocryphe, qui nous parle non pas des événements historiques qui ont entouré la mort de Jésus, mais de débats cruciaux qui agitèrent le christianisme en formation plusieurs décennies plus tard : rapport aux Écritures juives, interprétation sacrificielle de la mort de Jésus et de l’eucharistie, et, sans doute, exaltation du martyre.