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Dans son essai, Paul Guyonnet part de l’hypothèse, que d’autres avant lui ont déjà parcourue, que le langage dit plus qu’il est supposé dire et que, à travers les mots, c’est l’inconscient qui suppure, ou comme il l’écrit : « Le langage est ainsi constitué d’une instance chargée de réitérer, silencieusement, à chaque acteur les règles du jeu social et les diffuse de manière incessante sous des formes symbolisées. […] Cette instance normative pourrait jouer pour le groupe le rôle qu’assure le sur-moi freudien pour l’individu » (p. 208). L’hypothèse est certainement audacieuse. Ce qui distingue vraiment notre auteur de ces prédécesseurs, c’est que, s’il se place sur le terrain du social, Guyonnet revendique à la suite de Freud que le « procès culturel de l’humanité et le procès de développement ou d’éducation de l’homme individuel […] sont (tous les deux) de nature très semblable. […] On est en droit d’affirmer […] que la communauté, elle aussi, produit un sur-moi […] » (p. 208). C’est ainsi que, par le discours, Guyonnet part à la recherche des structures de la société.

Pour aussi pertinente que soit la démarche conceptuelle, le passage de la théorie à sa confrontation avec le réel nous semble beaucoup moins engageant.

Ainsi, pour étayer son argumentation, Guyonnet expose quatre productions du discours : le Front national, la pédophilie, le clonage, le terrorisme. « Mais que peuvent bien avoir en commun tous ces événements […], dit-il en introduction, sinon de provoquer une certaine effervescence sociale et d’enclencher des mécanismes de consensus collectifs […]? » (p. 11).

S’ensuit alors une analyse de ces thèmes à partir de la production journalistique française des années quatre-vingt. Ce corpus, publié in extenso en fin d’ouvrage, est un florilège de phrases ou de petits paragraphes, quelquefois de titres, piochés ici ou là dans les articles.

On pourrait déjà s’étonner de la non-argumentation des quatre thèmes choisis, on pourrait s’étonner encore plus du choix de la presse française comme terrain d’enquête. D’une part, parce que le discours produit par les médias est un certain type de discours parmi beaucoup d’autres, et d’autre part, parce que l’exposition des citoyens au discours de la presse française est limitée. Enfin, on ne sait rien du point de vue méthodologique sur ce qui a prévalu, d’une part aux choix des titres, d’autre part à leur utilisation. On pourrait admettre à la rigueur que des quotidiens nationaux voisinent avec des quotidiens régionaux ou des magazines de fin de semaine, mais pourquoi ceux-là et pas d’autres? Pourquoi Le Canard enchaîné ou Le Monde diplomatique ne sont-ils jamais cités, alors même qu’ils abordent les thèmes choisis? Pourquoi certains journaux sont-ils largement exploités (Le Monde, Libération, France Soir), et d’autres très, très peu (Le Matin, La Voix du Nord)? Pourquoi, selon les thèmes, les journaux sont-ils plus ou moins utilisés? Bref, la méthode aurait mérité une sérieuse explication.

Quant à l’analyse du corpus, elle entend mettre en évidence, au-delà des tournures langagières employées, les « opérateurs du langage », base de la fonction normative du langage. Guyonnet en note quelques-uns : humanité – infra-humanité ; propre, sain – souillé, malsain ; ordre – désordre, anomie ; bien – mal ; eux – nous ; légal – illégal, etc. L’auteur pointe aussi un élément qui « irrigue tous les discours » : la représentation du groupe social d’appartenance et la menace permanente qui pèse sur lui. Cela exprimerait alors « le repli du groupe social en des limites fondées sur une idéologie de base fondamentalement conservatrice et défensive » (p. 205).

On peut alors se demander à quel groupe social d’appartenance il fait référence. Est-ce celui du journaliste? Est-ce la société française dans son ensemble? Est-ce autre chose? De fait, l’argument perd en consistance et si le décryptage des journaux choisis apporte son lot de connaissances, le pas semble être grand entre l’analyse de ces discours et la démonstration de la normativité perçant sous ces discours. D’autant plus, et on ne peut que le regretter, que la fonction dramaturgique de l’écriture journalistique n’est pas même effleurée. L’analyse de Bourdieu (sur la télévision en 1996), était cependant éclairante : « Les journalistes ont des “lunettes” particulières à partir desquelles ils voient certaines choses et pas d’autres […]. Ils opèrent une sélection et une construction de ce qui est sélectionné. Le principe de sélection, c’est la recherche du sensationnel, du spectaculaire » (p. 18).