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L’automédication moderne[1] est une pratique très courante en milieu rural sénégalais.

Elle constitue le premier mode de recours aux soins que pratiquent les populations en cas de fièvres de l’enfant (Franckel 2004). Les médicaments utilisés sont parfois disponibles dans la pharmacie familiale, mais ils sont le plus souvent achetés au moment de l’épisode morbide hors du cadre formel du système pharmaceutique, dans les marchés, les boutiques ou auprès de marchands ambulants.

La question d’un marché du médicament qualifié de « parallèle », mais aussi de « clandestin », « illicite » ou « informel » (Fassin 1985, 1986 ; Jaffré 1999 ; Van Der Geest 1987) a été abordée par l’OMS de manière officielle en 1985[2]. Dans les faits, ces pratiques de vente et d’achat de médicaments modernes, sans respect des règles internationales de prescription biomédicale, sont apparues en Afrique de l’Ouest au début des années 1980 (Fassin 1992) ; leurs prémices remontent à la fin des années 1960 (Fassin 1986). Depuis, elles ne cessent de se développer à travers le monde et particulièrement dans les pays dits « du sud » où le faible pouvoir d’achat des populations favorise leur essor (Shakoor et al. 1997).

Ce marché parallèle[3] est mis en cause pour des raisons sanitaires, à cause des contrefaçons qui y circulent (Shakoor et al. 1997 ; Pennaforte 1999), des mauvaises conditions de conservation des médicaments et des conseils de traitement inadaptés que prodiguent les acteurs de la vente. Tout cela contribue au développement des chimiorésistances des agents microbiens à diverses classes de médicaments (antibiotiques, antifongiques, antimalariques) (Andremont 2001).

Au Sénégal, dès le milieu des années 1980, Didier Fassin mettait en relief l’importance tant quantitative que qualitative du marché parallèle du médicament (Fassin 1985, 1986). Aujourd’hui, nous disposons de données plus récentes sur des médicaments soignant des pathologies spécifiques comme le sida ou le paludisme (antirétroviraux, antipaludiques) (Egrot et al. 2002 ; Basco 2004), mais aucune étude n’a été récemment menée sur le fonctionnement de ce marché parallèle du médicament. Pourtant, il est primordial de comprendre le rôle qu’il joue dans le recours aux soins, notamment en milieu rural, où les médicaments distribués dans les structures officielles ne sont pas toujours disponibles ni accessibles (Souares et al. 2005). Pour cela, nous avons entrepris de décrire le marché parallèle du médicament, son organisation et les fonctions qu’il remplit auprès des populations dans une zone rurale au Sénégal.

Zone d’étude et méthode

L’étude s’est déroulée dans la zone de Niakhar[4], en bassin arachidier sénégalais, dans le département de Fatick, à cent trente-cinq kilomètres à l’est de Dakar. Son climat, soudano-sahelien, est marqué par une saison sèche de huit mois et par une saison des pluies de quatre mois (juillet à octobre). La zone de Niakhar comprend trente villages répartis sur une superficie de deux cent kilomètres carrés et compte une population d’environ 33 000 habitants, majoritairement de l’ethnie Sereer (96,4 %). Ces villages sont composés de plusieurs regroupements de concessions, appelés hameaux. La concession constitue l’unité de résidence.

Le système de soins de la zone de Niakhar est pluriel. Les médicaments pharmaceutiques modernes sont disponibles au sein des différentes structures de soins biomédicaux (deux postes publics de santé, un dispensaire privé catholique, deux cases de santé), ainsi que dans une pharmacie située dans l’un des villages. Il existe, par ailleurs, une offre importante de soins traditionnels ; on dénombre entre deux cents et trois cents tradi-thérapeutes en activité. À côté de ces secteurs de soins modernes et traditionnels, s’organise le marché parallèle du médicament.

Durant la saison des pluies de l’année 2002, nous avons mené une enquête ethnographique (observations directes et participantes, entretiens semi-directifs et informels) auprès des différents vendeurs auxquels les villageois s’adressent pour se procurer des médicaments. La première phase d’enquête a consisté en une immersion d’un mois au sein d’une famille de la zone. Puis nous avons réalisé une enquête systématique dans cinq marchés de la zone de Niakhar et de ses environs immédiats ainsi qu’auprès de toutes les boutiques de la zone et des marchands ambulants et autres acteurs repérés au cours de l’enquête.

Les acteurs du marché parallèle du médicament dans la zone de Niakhar

Nous avons repéré quatre catégories d’acteurs, en grande majorité des hommes, qui, dans la zone de Niakhar, composent le marché parallèle du médicament.

Figure

Les acteurs du marché parallèle du médicament dans la zone de Niakhar

Les acteurs du marché parallèle du médicament dans la zone de Niakhar

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Les boutiquiers

Les boutiques sont des commerces dans lesquels est proposée à la vente toute une série d’articles de consommation courante, alimentaires ou non, allant de la brosse à dents au savon, en passant par le sucre, le thé et le café. Elles peuvent se situer hors des concessions, dans des cases réservées à cette fonction ou se trouver au sein même des habitations, dans une pièce réservée à cet effet.

Au moment où nous avons mené notre enquête, parmi les trente villages de la zone, dix-neuf comptaient au moins une boutique vendant des médicaments (voir la carte). Plus de la moitié des boutiques répertoriées dans la zone (42/75) vendaient des médicaments.

Les marchands ambulants

Nous avons identifié trois catégories de marchands ambulants qui vendent des médicaments.

Les marchands ambulants de proximité spécialisés ne vendent que cela. Au moment de l’enquête, ils étaient quatre dans la zone de Niakhar. Soit ils sont originaires de la zone, soit ils y sont installés de longue date. Ils sont bien connus des autres villageois parmi lesquels ils vivent et qui les reconnaissaient comme étant des « docteurs ». Ils ont un emploi du temps précis de déambulations hebdomadaires. Chaque jour, ils visitent un ou plusieurs villages et sont attendus par les villageois.

Les marchands ambulants de proximité non spécialisés proposent des médicaments entre autres marchandises (sucre, tabac, thé, allumettes, sous-vêtements, etc.). Ces marchands sont également des villageois, originaires de la zone de Niakhar ou installés de longue date. Ils circulent de concession en concession, autour du village dans lequel ils habitent, selon un emploi du temps hebdomadaire relativement fixe. Les villageois les connaissent donc également bien. Ils étaient une dizaine dans la zone de Niakhar au moment de l’enquête.

Les marchands itinérants vendent également des médicaments entre autres marchandises (produits cosmétiques, encens, sous-vêtements, etc.), mais ils ne sont ni originaires ni habitants de la zone ; ils viennent de la région du fleuve Sénégal. Parcourant de grandes distances, au-delà des limites de la zone de Niakhar, et présents de façon irrégulière au cours de l’année (plus intensivement durant la saison sèche), ils sont peu connus des villageois qui n’attendent pas leur passage. Nous n’avons d’ailleurs pas pu comptabiliser leur nombre exact au moment de l’enquête.

Les commerçants « à la maison »

Ce sont des villageois qui achètent des médicaments et les revendent à leur voisinage. Ils les conservent dans leur chambre. Suivant la reconnaissance médicale que les villageois leur concèdent, ils ont une clientèle plus ou moins importante. Certains ne vendent qu’à leurs très proches voisins ; d’autres, dont la reconnaissance dépasse largement les limites de leur village, drainent plus de clients.

Au moment de l’enquête, nous avions dénombré neuf commerçants « à la maison » dans la zone de Niakhar.

Les vendeurs en marchés hebdomadaires

Les marchés hebdomadaires sont organisés par secteurs : celui des céréales, celui du pain, celui des poissons, celui des tissus, etc. et sont composés de plusieurs stands (Lombard 1999). En fonction de leur localisation, des voies de communication qui y mènent (pistes de sable, pistes en latérite, routes goudronnées) et donc du nombre de vendeurs et d’acheteurs qui s’y rendent, ces marchés hebdomadaires sont de taille variable.

Sur les petits marchés, les médicaments sont vendus dans un secteur que nous avons baptisé « boutique-cosmétique ». Il est composé d’une quinzaine de stands qui vendent les mêmes produits que ceux que l’on trouve dans les boutiques ainsi que des cosmétiques (baumes, shampoings, crèmes, eau de toilette). Une majorité de ces stands vend également des médicaments.

Des marchands ambulants non spécialisés vendent aussi des médicaments, parmi d’autres marchandises (allumettes, briquets, barrettes, stylos, encens, cadenas, etc.) Durant l’enquête, nous rencontrions deux à trois marchands ambulants à chaque petit marché.

Dans les grands marchés, la vente de médicaments prend une tout autre dimension. Ces grands marchés disposent également d’un secteur de type « boutique-cosmétique » qui compte de nombreux stands (jusqu’à une cinquantaine) et dont une majorité vend des médicaments.

La spécificité des grands marchés réside dans le fait qu’y sont présents des marchands ambulants spécialisés dans le médicament. Au moment de l’enquête, entre cinq et dix marchands déambulaient dans ces marchés. Ils viennent pour la plupart de grandes villes de la région et vendent les médicaments aux villageois venus dans les marchés, mais surtout approvisionnent les vendeurs sur stands, remplissant ainsi le rôle de grossistes.

Parmi les grands marchés que nous avons observés, celui de M’bafaye, l’un des plus importants de la région (Lombard 1999), possède, en plus des différentes catégories de vendeurs décrites précédemment, un secteur médicaments composé d’une quinzaine de stands qui proposent des médicaments comme une marchandise quasi exclusive et en grande quantité. Les vendeurs-grossistes ont une clientèle importante et prodiguent des conseils en matière de traitement. Ils viennent des environs de M’bafaye ou des grandes villes de la région.

Les médicaments disponibles dans la zone de Niakhar

Les acteurs non spécialisés dans le médicament proposent un nombre réduit de spécialités (comprimés de paracétamol, de fer, de Bactrim, d’Aspirine, comprimés effervescents d’Aspirine, gélules de Tétracycline et d’Indocide). Elles peuvent être regroupées en trois catégories : anti-pyrétiques, anti-inflammatoires, antibiotiques. Les perceptions populaires sur certaines spécialités ont été décrites dans la littérature anthropologique (Reynolds Whyte et al. 2002 ; Okumura et al. 2002). Ces médicaments permettent de répondre aux principales symptomatologies ressenties par les populations : fièvre, maux de tête, maux de corps, douleur articulaire, infections diverses (respiratoire, cutanée, dentaire), problèmes digestifs, fatigue, malaise général. Cela explique qu’ils aient été retenus, à travers le jeu de l’offre et de la demande, par les vendeurs et les acheteurs.

Les acteurs spécialisés dans la vente de médicaments proposent une quarantaine de produits qui font partie des antipyrétiques, des antibiotiques ou des anti-inflammatoires. Cependant, ils sont présentés sous différentes formes sur lesquelles s’appuient les discours et conseils des vendeurs, démontrant une fois encore l’importance de la galénique et de l’emballage sur les perceptions des populations (Akrich 1995 ; Fainzang 2001). Parmi les médicaments que proposent ces vendeurs spécialisés, on trouve également des traitements spécifiques pour certaines maladies (antipaludiques, corticoïdes, vermifuges, antiépileptique).

Une organisation précise qui assure un accès optimal aux médicaments

Des moins spécialisés aux plus spécialisés, les différents acteurs du marché parallèle remplissent ensemble des fonctions qui assurent l’omniprésence et la popularité du marché parallèle de médicaments dans la zone de Niakhar[5].

Malgré leur vente restreinte de médicaments, les acteurs non spécialisés – dont certains sont présents dans des lieux de sociabilité et de vie quotidienne par excellence (boutiques, marchés) – remplissent un rôle primordial, car, étant nombreux et divers, ils assurent le maillage de la zone dans laquelle des médicaments modernes sont disponibles partout, jusqu’au domicile même des populations (marchands ambulants). Dans les villages où les boutiques de médicaments font défaut, des commerçants vivent « à la maison » ou bien des marchands ambulants passent. Ces acteurs ont ainsi un rôle majeur de distribution de médicaments au sein de la population. Le fait qu’ils soient non spécialisés confère un caractère souple au commerce du médicament, qui s’adapte à la demande des populations. Certaines boutiques et des commerçants « à la maison » vendent des médicaments par intermittence, et de façon plus importante durant la saison des pluies, moment où les maladies sont plus fréquentes et les distances pour aller dans les marchés plus difficiles à parcourir.

Les acteurs spécialisés dans le médicament remplissent d’autres fonctions au sein du marché parallèle : le conseil thérapeutique et l’approvisionnement en médicaments. Les ambulants de proximité spécialisés fournissent aux populations des médicaments nombreux et variés. Ils sont attendus par les villageois qui comptent sur eux et les considèrent comme des spécialistes ; leur discours est médicalisé. Ils sont peu nombreux et ne touchent pas tous les villages de la zone (11/30), mais les populations peuvent, si elles nécessitent un conseil thérapeutique, se déplacer à leur domicile. Les vendeurs sur stands du secteur « médicaments » du marché de M’bafaye, ont également ce rôle de conseil auprès des populations qui les connaissent et leur font confiance.

Quant à l’approvisionnement en médicaments des acteurs non spécialisés, ce sont les marchands spécialisés qui s’en chargent en déambulant dans les grands marchés hebdomadaires. Par leur intermédiaire, les médicaments sont acheminés des grands centres urbains vers les régions.

Un fonctionnement qui s’adapte parfaitement au mode de vie des populations

Les populations de la zone de Niakhar recourent de façon importante au marché parallèle du médicament, qui présente pour elles de nombreux avantages, surtout quand elles les comparent aux structures de santé moderne (Reynolds Whyte et al. 2002).

Il offre des avantages économiques pour les populations qui ont du mal à mobiliser de l’argent pour leur santé, et ce d’autant plus que la période durant laquelle les besoins de santé sont les plus pressants est aussi celle de « soudure » entre les récoltes, durant laquelle les disponibilités monétaires sont les plus faibles[6]. Sur le marché parallèle, les populations peuvent acheter des médicaments modernes au détail, en fonction de l’argent dont elles disposent. Autre argument économique de poids, les acteurs du marché parallèle pratiquent tous la vente à crédit. Enfin, acheter les médicaments à proximité des domiciles évite les coûts directs et indirects des traitements prescrits dans les structures de santé (prix de la consultation, prix du transport et manque à gagner à cause de la suspension des activités) (Konradsen et al. 1997 ; Nur 1993).

Le marché parallèle du médicament présente également des avantages culturels et sociaux pour les populations. Les médicaments sont vendus sur les lieux de vie quotidiens (boutique, marché, concession) ; ils peuvent être achetés au moment des courses journalières. À ce sujet, Didier Fassin explique :

À la différence des pharmacies, espaces fermés (par des murs), étrangers (par leurs produits comme par leur conception architecturale) et fonctionnels (pour le seul commerce), les lieux de la vente illicite appartiennent à l’espace ouvert, familier et socialisé de la rue, des places et des marchés.

Fassin 1986 : 126

Les médicaments sont vendus par des commerçants qui sont socialement et culturellement proches des populations. Ce dernier aspect garantit que les vendeurs parlent la même langue que les villageois et qu’ils adhèrent aux mêmes représentations de la santé et des maladies, ce qui n’est pas forcément le cas des infirmiers des dispensaires, fonctionnaires venant souvent d’autres régions du pays. Ainsi sur ce marché, les vendeurs et acheteurs font correspondre les médicaments modernes avec les pathologies qu’ils diagnostiquent en fonction de leurs propres représentations des maladies (Jaffré et Olivier de Sardan 1999). « Ces médicaments “par terre”, sont avant tout des “médicaments de proximité culturelle”, instaurant une continuité parfaite entre une pathologie ou un problème ressenti et son traitement » (Jaffré 1999 : 36). Dans la zone de Niakhar également, il semble bien que par l’intermédiaire du marché parallèle, les médicaments modernes sont devenus populaires, ordinaires et familiers (Reynolds Whyte et al. 2002).

Questions théoriques et pistes de recherche

En matière de conclusion, nous souhaitons souligner les questions théoriques que soulève cette enquête. L’usage social que les populations font de ces médicaments nous paraît porteur de connaissances nouvelles et originales des sociétés africaines contemporaines.

Quelle place occupe le marché parallèle du médicament dans l’offre de soins existant aujourd’hui en Afrique sub-saharienne et à quel niveau se situe-t-il dans les itinéraires thérapeutiques qu’empruntent les populations pour faire face à un épisode morbide? Il importe de pouvoir situer ce recours aux soins par rapport à l’offre de santé moderne et traditionnelle officielle et officieuse. Il paraît nécessaire de pouvoir décrire et évaluer le poids effectif de ce marché parallèle dans la prise en charge thérapeutique de leurs problèmes de santé par les populations. Ces vingt dernières années, de nombreuses études anthropologiques ont porté sur le recours aux soins et les itinéraires thérapeutiques (Fainzang 1985 ; Vidal 1992 ; Jansen 1995), et le « pluralisme médical » des sociétés africaines est aujourd’hui largement reconnu (Benoist 1996). Il est néanmoins nécessaire de poursuivre la réflexion alors même que l’offre de santé évolue : le secteur officiel de santé moderne se heurte à de nombreuses impasses (Jaffré et Olivier de Sardan 2003), le marché parallèle du médicament prend de l’ampleur (Blitman 2006), des acteurs de la médecine traditionnelle, voire néo-traditionnelle, mettent au point de nouvelles stratégies de développement, empruntant des connaissances à la médecine moderne ainsi qu’à des médecines traditionnelles d’autres sociétés (indienne, chinoise) (Simon 2004). Il importe donc aujourd’hui de ré-interroger les liens qu’entretiennent ces différents types de recours entre eux, sans forcément prendre comme référent central le secteur officiel de santé moderne.

Les anthropologues du médicament ont à coeur de montrer, depuis une quinzaine d’années, que la description et l’analyse des usages que les populations font des médicaments et des perceptions qu’elles en ont permettent d’accéder aux représentations qu’elles ont des maladies et de la santé (Van der Geest et al. 1996 ; Desclaux et Lévy 2003). Il importe de se questionner sur l’évolution de celles-ci dans le contexte actuel de mondialisation (circulation accrue de multiples sortes de médicaments), d’urbanisation (interactions de différentes perceptions des maladies) et de réémergence de certaines pathologies (paludisme, drépanocytose, VIH-sida).