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Ce texte fait état de notre recherche doctorale sur l’expansion de la ville de Bogotá. Dans un premier temps, il sera question du rôle de la géographie et de sa pertinence dans l’étude de l’urbanisation en Amérique latine. Dans un deuxième temps, le propos portera plus spécifiquement sur notre recherche et les résultats obtenus jusqu’à présent. Enfin, en guise de conclusion, la réflexion se tournera vers les défis qui restent encore à relever.

Géographie et étude de l’urbanisation latino-américaine

Milton Santos a sévèrement critiqué la géographie telle qu’on la pratique dans le tiers-monde (Santos, 1991). Santos déplore son incapacité à proposer des solutions aux problèmes les plus aigus, ses emprunts théoriques souvent injustifiés auprès des autres disciplines de la connaissance, ainsi que la minceur des résultats obtenus. Toujours selon Santos (1991), les élites du tiers-monde se seraient servies de la géographie pour accroître leur contrôle de la population au moyen de l’aménagement du territoire. Enfin, dans leurs travaux, les géographes n’auraient pas suffisamment tenu compte de la position périphérique des pays latino-américains par rapport aux pays développés du centre, position qui nous aurait pourtant maintenus durant des siècles dans la dépendance vis-à-vis des intérêts des pays développés.

Parce qu’ils adoptent les approches scientifiques à la mode, les géographes ignorent notre réalité proprement latino-américaine ce qui les a amené, par exemple, à délaisser l’utilisation de la théorie de la dépendance qui, dans les années 1970-1980, s’est pourtant avérée centrale pour comprendre la géographie du tiers-monde. De nos jours, les géographes préfèrent se réfugier dans l’empirisme pour éviter toute réflexion théorique au prétexte d’une pratique appliquée que justifieraient les discours néolibéraux et postmodernes [1]. En Amérique latine, cette tendance s’est étendue aux études urbaines où l’on cherche plus à découvrir ce qui différencie les grandes villes latino-américaines de celles des pays développés. Pourtant, le processus d’urbanisation dans le tiers-monde s’insère dans le contexte plus large du développement du mode de production capitaliste, de sorte qu’à l’instar des grandes villes des pays du centre, la grande ville latino-américaine adopte les traits de la modernité tout en enfonçant ses racines dans une société de type traditionnel (Robert, 1995). En conséquence, contrairement à l’économie des grandes villes postindustrielles des pays développés, celle de nos villes n’est pas essentiellement de type tertiaire, puisque l’Amérique latine demeure avant tout une région productrice de matières premières [2].

Tout comme ailleurs dans le tiers-monde, l’urbanisation en Amérique latine a été marquée par un passé colonial qui explique en bonne partie la forme du réseau des villes ainsi que la morphologie des villes (Massiah et Tribillon, 1988). De plus, la position périphérique des pays d’Amérique latine soumet leur développement aux exigences des pays développés en leur attribuant des rôles qu’ils n’ont pas choisis (Kay et Gwynne, 2000). Une division régionale du travail en découle qui s’explique par la dépendance (Santos, 2000). Par exemple, en Amérique latine on constate qu’il y a :

  1. création d’activités manufacturières de type léger (maquilla) ;

  2. quasi-absence de transferts technologiques depuis les pays développés ;

  3. accueil de capitaux spéculatifs en quête de profits immédiats ;

  4. obligation de fournir des garanties aux investisseurs étrangers, ce qui empêche de mettre au point des politiques économiques qui soient véritablement nationales ;

  5. nécessité de s’appuyer sur le capital étranger pour assurer l’investissement dans les économies nationales ;

  6. dépendance face au prix des matières premières qui sont fixés sur des marchés internationaux (Gwynne et Kay, 2001).

Bref, comme le soulignent Clarke et Howard (2001), « l’ancien colonialisme est devenu du néo-colonialisme s’appuyant sur la dépendance économique ».

Notre projet de recherche

Dans notre recherche, nous effectuons une analyse géopolitique de l’expansion de Bogotá en nous penchant sur les principales transformations que cette ville a subies au cours des deux dernières décennies. Premièrement, nous étudions les discours dominants sur la ville latino-américaine en insistant sur l’importance de recourir aux thèses néo-marxistes pour bien saisir sa dynamique de transformation propre. Deuxièmement, nous soutenons que la morphologie de Bogotá est en bonne partie héritée du passé en étudiant ses transformations en fonction de deux échelles géographiques discinctes. Troisièmement, nous montrons que l’expansion récente de cette ville (1980-2003) résulte d’interventions d’acteurs qui ont marqué à la fois l’aspect ainsi que la société de Bogotá. Enfin, quatrièmement, en nous appuyant sur nos résultats de recherche nous pourrons porter un regard critique sur les processus contemporains d’expansion, de métropolisation et de conurbation.

Selon Vilagrasa (1991), il existe en géographie trois principales façons d’étudier les transformations de morphologie d’une ville comme Bogotá, soit celles qui proviennent de l’école allemande de géographie, de l’école de géographie historique anglo-saxonne et de l’école culturelle nord-américaine. À cette liste, il conviendrait aussi d’ajouter celle de l’école française de géographie, à la suite des travaux pionniers de Raoul Blanchard en géographie urbaine (Berdoulay et Soubeyran, 2002 ; Roncayolo, 2002). Selon nous, quatre dimensions paraissent nécessaires dans l’étude de Bogotá :

  1. l’analyse des paysages urbains et de leurs modes de perception ;

  2. l’identification des intervenants et du rôle qu’ils ont joué dans la transformation de son espace ;

  3. l’étude du bâti à Bogotá en fonction des différents cycles de construction ;

  4. enfin, une étude géopolitique montrant que la morphologie urbaine de Bogotá résulte de la confrontation d’intérêts divergents (Hulbert, 1994 ; Mercier et Mascolo, 1995).

Soulignons que dans notre recherche nous privilégions les volets 3 et 4.

Ce projet de recherche importe au moins pour deux raisons. Premièrement, il palie la faiblesse à la fois théorique et méthodologique des études disponibles sur Bogotá. Deuxièmement, notre projet rend comte des transformations récentes de cette ville, une tâche qui n’a pas encore été faite de façon satisfaisante. En effet, les connaissances à ce sujet possèdent une portée très limitée. Par exemple, si Barco (1998) étudie certains processus urbains à la lumière des discours urbanistiques comme nous le faisons, il faut remarquer les limites de son analyse de la conurbation et de la hiérarchisation urbaine, de même que la mauvaise qualité de la cartographie qu’il utilise à l’appui de ses propos. D’autre part, les études récentes n’abordent pas les transformations de l’espace de Bogotá survenues depuis 1993. Ainsi, notre étude s’avère une mise à jour des connaissances sur les transformations de cette ville en montrant comment elle a été marquée à la fois par la crise économique, la croissance de sa population et des politiques urbaines récentes.

Problématique de recherche

D’après Roncayolo (1997), les problèmes des villes du tiers-monde seraient dus : 1) à une croissance rapide et désordonnée, à la déconcentration et au polycentrisme ; 2) à la polarisation sociale, la pauvreté et la marginalité ; 3) au manque d’accessibilité et à la déficience des moyens de transport en commun. Dans notre recherche, nous soutenons que ce désordre apparent qu’invoquent les urbanistes pour justifier leurs interventions est plutôt la réponse de l’espace urbain à la fois à des formes d’occupation héritées du passé et aux interventions d’acteurs contemporains.

Plus précisément, nous voulons répondre aux questions de recherche suivantes :

  1. Dans quelle mesure les théories contemporaines de l’urbanisation rendent-elles compte des transformations de la ville latino-américaine en général, et de Bogotá en particulier ?

  2. Quelles formes adoptent la croissance de Bogotá ? Ces formes peuvent-elles s’expliquer par l’activité des acteurs urbains ?

  3. La structure urbaine de Bogotá constitue-t-elle une réponse à des forces exogènes ou à des forces endogènes ? Dans la dynamique de changement urbain, comment les interdépendances se traduisent-elles aux niveaux local, régional, national et mondial ? À l’instar des grandes villes du monde, est-il exact que la forme de Bogotá réponde davantage à des processus mondiaux, plutôt que locaux ou régionaux ?

  4. Est-il possible d’isoler les forces qui agissent sur la ville ? Quels groupes contrôlent ces forces et quel est leur rôle respectif dans l’édification du domaine bâti ? Comment l’influence de ces intervenants se traduit-elle au plan de la forme et de la croissance urbaine ?

Nos hypothèses à cet égard sont :

  1. Les théories contemporaines de la ville ont été élaborées à partir d’observations effectuées dans les grandes métropoles des pays développés (Chicago, New York, Paris, Londres, etc.). À tort, on assume ensuite que ces théories sont en mesure de rendre compte de la dynamique des grandes villes du tiers-monde, dont celles d’Amérique latine. Ces théories peuvent donc servir à justifier la mise en place de politiques urbaines inadéquates.

  2. L’organisation de l’espace urbain de Bogotá ainsi que celle de sa société sont marquées par des siècles d’histoire.

  3. À Bogotá, l’aménagement urbain est aujourd’hui marqué par une confrontation entre les élites locales et les groupes d’opposition issus de la société civile.

  4. À l’encontre d’une vision selon laquelle la mondialisation gouvernerait la croissance des grandes villes, nous soutenons que la dynamique sociospatiale de Bogotá dépend d’abord de processus dont les modalités s’articulent en fonction des échelles locale, régionale et nationale.

Bogotá comme objet d’étude

Notre étude porte sur la ville de Bogotá et ses deux municipalités contiguës, Soacha et Usme, de même que sur Bogotá au sein des 21 villes qui l’entourent, de là les deux échelles d’analyse que nous privilégions, soit l’échelle locale et l’échelle régionale.

Bogotá est la capitale de la Colombie. Selon le recensement DANA de 1993, cette ville comptait alors 4 945 000 habitants, et 6 423 000 en 2000, cette fois d’après les estimations du Bureau de planification du district (Departamento Administrativo de Planeación Distrital). Le Plan d’aménagement du territoire de 2002 avance pour sa part le chiffre de 8,5 millions d’habitants, en incluant ceux de quelques villes entourant Bogotá. Celle-ci fait partie d’une région appelée Sabana de Bogotá, qui s’étend sur un plateau situé à plus de 2500 m d’altitude. La ville est construite en zone marécageuse, là où des travaux de remplissage ont dû être effectués, ainsi que dans les zones inondables des rivières Bogotá et Tunjuelito, qui traversent la région. L’expansion de la ville est limitée par la présence de deux massifs montagneux, celui de Sumapaz à l’est, auquel s’accrochent des quartiers populaires, alors que l’élite du pays tend à se faire construire des habitations cossues à même le flanc des montages qui bordent la ville du côté ouest.

Notre objectif consiste à étudier les transformations que Bogotá a connues au cours des vingt dernières années, soit depuis qu’une période de tertiarisation de son économie succède à l’industrialisation intense qu’elle a connue durant les années 1970.

Défis pour la géographie

Selon une nouvelle approche de la ville latino-américaine, il importe de l’aborder à la fois en tant que ville industrielle et que ville du tiers-monde, c’est-à-dire en tant qu’espace marqué par les transformations récentes du mode de production capitaliste. En effet, la ville latino-américaine peut être considérée premièrement comme une ville industrielle dont la forme est déterminée par la mondialisation (Castells, 1996, 1999) et le recours aux nouvelles technologies (Capel, 2004). Ainsi, l’objectif que visent les aménagistes qui s’inspirent de cette approche consiste à obtenir une insertion réussie de la grande ville latino-américaine dans le processus de la mondialisation (Borja et Castells, 1997 ; De Mattos, 2002).

Selon une deuxième approche dite néo-marxiste, la ville latino-américaine occupe, dans la nouvelle division spatiale du travail, une position périphérique, donc inégale, par rapport à celle des grandes villes des pays développés du centre. Selon cette seconde approche, l’étude des quartiers résidentiels fermés et du rôle qu’ils jouent dans la marginalisation et la ghettoïsation des habitants des villes ne s’inspire plus du discours habituel sur le ghetto. Par ailleurs, la gentrification revêt elle aussi un nouvel intérêt puisqu’elle serait un produit de l’urbanisme néolibéral (Smith, 2002) [3]. Enfin, cette approche permet également d’étudier la nouvelle métropolisation de la pauvreté (Brito et de Souza, 1998), de même que l’urbanisation informelle en tant qu’éléments spécifiques aux villes du tiers-monde.

Le défi consiste à faire en sorte d’éviter que seule la première approche soit utilisée pour étudier les transformations de la ville latino-américaine. En recourant en même temps à la deuxième approche, il devient possible de mettre au point une théorie de la ville latino-américaine capable de saisir non seulement les impacts des nouvelles formes d’économie et de l’utilisation des nouvelles technologies sur la ville latino-américaine, mais aussi ceux des processus historiques qui sont à l’origine de la reproduction de l’inégalité et de la polarisation. Le géographe acquiert alors un rôle de premier plan dans ce genre d’études qui adoptent une perspective spatiale.

Se posent également des défis d’ordre méthodologique. Dans le cadre de notre recherche, nous recourons aux ouvrages d’histoire pour retracer les divers discours tenus sur la ville ainsi que les facteurs qui ont été à l’origine des conflits urbains à travers le temps. Mais si les ouvrages d’histoire permettent de reconstituer le développement de la ville en fonction de diverses échelles spatio-temporelles, il ne faut pas se limiter à décrire les seules transformations qu’a connues Bogotá. Il importe de découvrir les logiques spatiales sous-jacentes aux diverses transformations et aux jeux des acteurs qui en sont responsables (Finnegan, 1998). L’objectif est de bien saisir des processus lents de mise en valeur de l’espace. D’autre part, les discours sur la ville et la société qui l’habite doivent être étudiés de près parce qu’ils sont ceux des élites de diverses époques. Ces discours auraient pour but de contrôler le développement urbain en fonction des intérêts de ces élites dans la confrontation avec ceux d’autres groupes.

Selon Almandoz (2002), ces discours urbanistiques ont grandement influencé le développement de la ville latino-américaine. Ainsi, de nos jours, ce sont les discours sur la modernité qui justifient les transformations de la ville [4]. Il s’agirait donc d’interpréter les transformations de Bogotá à la lumière des discours des élites. À titre d’exemple, signalons le rôle d’une élite conquérante qui, depuis plus de 300 ans, contrôle la propriété de la terre et oriente le développement de Bogotá en fonction de ses intérêts fonciers (Carrasquilla Botero, 1989) [5]. Ainsi, divers groupes hégémoniques ont influencé ou profité des différents cycles économiques qu’a connus le pays, notamment par l’entremise des mines d’or considérées jusqu’en 1850 comme le rempart de l’économie nationale et du commerce, de l’activité manufacturière et des retombées fiscales. Ces mines ont en effet fourni les capitaux qui ont alimenté le développement de Bogotá et en ont fait la capitale de la Colombie.

Pour terminer, signalons que deux problèmes sociaux sont omniprésents dans les villes de l’Amérique latine, soit le gigantisme et la criminalité. En effet, un gigantisme menaçant, oppressant et impossible à mesurer caractérise les grandes métropoles d’Amérique latine (Carlos, 2004 : 68), des villes incapables d’offrir un niveau de vie décent à leur population. Cette démesure résulte des accroissements de productivité en agriculture qui pousse les populations rurales vers les villes, ainsi que de l’adoption de politiques privilégiant l’exportation plutôt que le développement endogène. C’est pourquoi il nous semble que la question urbaine devrait être intégrée à celle du développement régional pour éviter de la ramener uniquement à l’étude de l’aménagement urbain.

Deuxièmement, Portes et Roberts (2005) considèrent la criminalité comme étant un autre attribut de la ville latino-américaine contemporaine. En effet, la délinquance est devenue une réponse à la marginalisation économique qui entraîne ensuite une détérioration de la qualité de vie urbaine en général. Les villes latino-américaines sont donc confrontées à une paupérisation croissante allant de pair avec une augmentation de la criminalité internationale. De ce point de vue, l’avenir s’annonce difficile d’autant plus que la rhétorique de la sécurité efface dans l’esprit des gens la question de l’inégalité et de la pauvreté.

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Notre recherche veut accroître la pertinence de la géographie urbaine dans un contexte latino-américain. Il s’agit d’une entreprise de longue haleine à laquelle notre recherche se veut une modeste contribution. Dans un premier temps, elle propose une relecture de la ville destinée à empêcher que les nouvelles approches scientifiques ne voilent notre compréhension de la réalité latino-américaine en écartant des approches qui ont déjà fait leur preuve à cet égard dans le passé. Dans un deuxième temps, nous voulons mieux définir la contribution de la géographie dans ce domaine. Ainsi, elle devra mettre l’accent sur la compréhension du politique dans le développement de Bogotá dans un temps long. Cette approche pourra ainsi contrer les travaux qui alimentent le développement inégal et injuste à Bogotá, soit des travaux qui renforcent l’exclusion sociale.