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Trois programmes de recherche en géographie urbaine constituent la matière de la présente section. Ces programmes posent d’emblée des questions centrales pour la pratique de la géographie urbaine aujourd’hui.

Richard Shearmur fait état des options épistémologiques et méthodologiques qu’il privilégie pour étudier la ville et, plus particulièrement, les navettes résidence-travail. On verra que ce thème des navettes est également assez central dans les travaux de Marie-Hélène Vandersmissen. Pour Richard Shearmur, certains aspects du réel sont bel et bien mesurables et, parfois, modélisables. Un objectif important de son programme est de mettre à nu des tendances à macro-échelle, souvent difficiles à percevoir. Son exemple portant sur Internet est révélateur à cet égard : les nouvelles technologies de communication favoriseraient la concentration géographique à l’échelle nationale et la dispersion à l’échelle intramétropolitaine. L’analyse quantitative s’avère, selon lui, fort utile pour déceler ces tendances. Face aux chatoiements des discours postmodernes, il fait l’éloge de la démarche scientifique qui aspire à la rigueur et à l’objectivité tout en sachant que ce sont des idéaux impossibles à atteindre.

Le programme de recherche de Marie-Hélène Vandersmissen porte sur des questions sociales urbaines assez cruciales. Situé à l’interface entre la géographie sociale qui se préoccupe surtout des structures socio-spatiales et la géographie des comportements qui se préoccupe des individus, son programme porte une attention particulière à la géographie des rapports sociaux entre les femmes et les hommes. La modélisation des comportements spatiaux des individus, à l’aide des techniques probabilistes développées au cours des vingt dernières années, constitue un pas en avant considérable. Maintenant, l’ajout d’une dimension spatiale à l’analyse longitudinale des transitions de vie basée sur des enquêtes rétrospectives et des panels ouvre des perspectives captivantes. Une des premières bases de données de ce type, constituée par Anne-Marie Séguin et Marius Thériault, est maintenant analysée (Thériault et al., 2002). Les travaux sur la mobilité géographique, l’accessibilité et, tout dernièrement, la motilité, définie comme capacité de se mouvoir (Kaufmann et al., 2004), confirment le caractère stratégique, sinon causal, du positionnement dans l’espace.

Le programme de recherche de Jhon Williams Montoya propose une relecture de la ville latino-américaine à travers l’étude des changements urbains et morphologiques à Bogotá. Pour lui, une telle entreprise ne peut pas « méconnaître la condition périphérique du tiers-monde ». Sa démarche est globale et fait une grande place à la théorie de la dépendance, lancée en Amérique latine, dans sa version structuraliste par Raoul Prebisch (1950), et dans sa version marxiste par André Gunder Frank (1972). Ses propos rappellent ceux d’Alain Touraine, le sociologue des mouvements sociaux, qui, dans Un désir d’histoire (1977), écrit qu’en France, il se bat pour les libertés ; mais qu’au Chili, il se battrait pour la liberté. La démarche de Jhon Williams Montoya fait une grande place aux phénomènes géopolitiques, alors que les programmes de Richard Shearmur et Marie-Hélène Vandersmissen focalisent surtout sur les phénomènes socioéconomiques. En géographie urbaine, la modélisation formelle semble être plus couramment utilisée pour l’étude de ces derniers qu’elle ne l’est pour l’étude des premiers.

La géographie politique urbaine pose de difficiles questions au sujet des approches à déployer pour analyser les comportements des acteurs. Les caractéristiques des navettes, qui sont au coeur des recherches de Richard Shearmur et de Marie-Hélène Vandersmissen, peuvent être structurées en matrices d’information à divers niveau d’agrégation. Ces matrices peuvent être soumises à des analyses statistiques où la taille des échantillons, entre autres, assure fiabilité et signification. Les personnes qui se déplacent en milieu urbain, constituent alors des classes statistiques, ce que Claude Raffestin (1980) appelle des acteurs paradigmatiques, ou atomisés. La modélisation de leurs comportements peut s’appuyer sur la loi des grands nombres.

Par contre, les organisations de toutes sortes, des plus structurées au moins structurées, des appareils d’État et des entreprises jusqu’aux mouvements sociaux les plus divers, ne forment-ils pas un autre type d’acteurs, ceux que Raffestin appelle les acteurs syntagmatiques, ou organisés, ceux qui ont un programme ? Comment étudier ces acteurs et, surtout, les interactions entre eux ? Jusqu’ici, il me semble qu’ils ont surtout été étudiés à la manière des historiens, c’est-à-dire par des narrations qui s’appuient sur la reconstitution minutieuse de leurs stratégies, de leurs actions et de leurs interactions. Cette démarche nous apprend beaucoup mais elle est terriblement difficile à pratiquer correctement. L’alternative, qui consisterait à modéliser le comportement des acteurs organisés comme nous modélisons celui des individus et des ménages est-elle possible ? Ces acteurs jouent un rôle déterminant dans la production des formes urbaines au sens le plus large. Les résultats de leurs actions et de leurs interactions produisent, en grande partie, l’environnement dans lequel les individus et les ménages mènent leurs vies quotidiennes.

À première vue, on peut penser que la question des navettes est trop spécifique pour asseoir un programme de recherche. Mais, quand on y regarde de plus près, on voit que les navettes résidence-travail mettent concrètement en contact la sphère résidentielle et la sphère de l’emploi, offrant par là une possibilité de recomposer les rapports entre la géographie économique et la géographie sociale. Une navette est une forme d’interaction spatiale. L’étude de l’interaction spatiale à l’aide de modèles inspirés de la physique (gravitation, entropie) a déjà beaucoup mobilisé les ardeurs des géographes. Les métaphores physiques sont encore courantes. On fait souvent référence aux forces économiques ou sociales. On ne se prive pas, non plus, de métaphores biologiques pour évoquer la ville, qui a un coeur et des artères qui irriguent le tissu urbain. Toutefois, le paradigme dominant aujourd’hui, en ce qui concerne la mesure des interactions spatiales, s’inspire des théories utilitaristes qui servent à la modélisation des choix de localisation et de mobilité. Une des conséquences de cette évolution a été de mettre au centre de l’analyse la question des comportements des acteurs urbains. Comment prennent-ils leurs décisions ? Cette approche a l’avantage de placer l’analyse carrément sur le terrain des sciences sociales, sans référence, même métaphorique, à la physique ou à la biologie. Elle réussit assez bien à intégrer l’économique et le social. Cependant, il me semble que le point de vue utilitariste ne sait pas encore très bien prendre la mesure des aspects culturels et politiques. Comment internaliser ces aspects dans les procédures de modélisation ? Est-il possible de faire cohabiter, dans le même modèle, les acteurs atomisés et les acteurs organisés ? Jusqu’ici, il me semble que nous avons surtout tendance à modéliser les comportements des premiers… quelquefois pour le compte des seconds.

En somme, nous avons ici trois programmes de recherche capables de nous en apprendre beaucoup sur les dynamiques urbaines. Parmi toutes les questions que fait surgir la lecture de ces programmes, j’en retiens trois qui me semblent avoir une grande portée pour l’évolution de la géographie urbaine :

  1. Comment traiter les rapports entre les structures sociospatiales et les comportements individuels ; comment, surtout, tester l’hypothèse générale selon laquelle les comportements influencent les structures ? À ce sujet, une étude classique, due à Janelle et Millward (1976), illustre bien le problème. La première phrase de leur texte se lit comme suit : « The existing and ever changing geography of the city and its region is the end-product of innumerable conflicts over locational issues ». Cet énoncé dit assez clairement que les conflits de localisation produisent les formes urbaines. Pourtant, l’analyse qui suit est basée sur la proposition inverse : les formes urbaines, ici la structure socioécologique, rendent compte de l’apparition et de la répartition des comportements d’acteurs au sein des conflits de localisation (Trudelle, 2005 : 15). Il semble beaucoup plus difficile d’investiguer les effets des comportements sur les structures que les effets des structures sur les comportements. La multiplication des études longitudinales, menées au niveau des individus, risque cependant de faire évoluer cet état de chose.

  2. L’ensemble de ce que nous considérons comme étant mesurable et modélisable, dans les dynamiques urbaines, s’est-il élargi au cours des dernières décennies ? Si oui, peut-être cela s’est-il produit en raison de la montée en puissance des variables dites qualitatives, c’est-à-dire les variables nominales et ordinales ? Les statistiques non paramétriques constituent sans doute un des domaines méthodologiques qui s’est développé rapidement au cours des dernières décennies. Les tests non paramétriques libèrent de l’exigence de normalité. La souplesse d’une technique comme la régression logistique est telle qu’elle fait craindre l’engouement incontrôlé manifesté jadis pour l’analyse factorielle.

  3. Est-il pertinent de tenter d’étudier les comportements des acteurs urbains organisés à l’aide de méthodes qui font appel à la mesure et à la modélisation ? Cette question en appelle une autre, en amont : est-il pertinent de mesurer et de modéliser ? Si, comme le pensent certains, et comme cela est souvent le cas, nos modèles ne font que nous renvoyer nos idées et, souvent, nos préjugés, on peut conclure que mesurer et modéliser ne sont pas des activités de recherche très pertinentes. Si, par ailleurs, nous adhérons au principe qu’un bon modèle doit surprendre, la démarche modélisante devient alors un excellent véhicule vers la découverte. Mais pourquoi un modèle doit-il surprendre ? Cette propriété des bons modèles ne s’appuie-t-elle pas sur le postulat de la complexité du réel (voir Charron dans ce numéro) ? Ne s’est-elle pas imposée clairement depuis que l’on construit des modèles de simulation sur ordinateur ? Gregory Bateson (1972 : 401) disait qu’un modèle de simulation est une métaphore rigoureuse, qui stimule l’imagination. Par exemple, ce type de modélisation permet d’étudier des interactions complexes entre des acteurs qui, en principe, sont capables d’énoncer les intentions à la base de leurs actions. Le modèle suit l’enchevêtrement des interactions d’une façon ; le cerveau le fait d’une autre façon. La confrontation des deux aide le chercheur à découvrir pourquoi ces interactions produisent, dans l’agrégat, des résultats souvent non intentionnels et surprenants du point de vue des acteurs. Le véritable intérêt des sytèmes d’information géographique (couplés aux modèles multiagents) pour la géographie humaine et les sciences sociales ne réside-t-il pas dans l’approche du développement des idées par la base (bottom up) qu’ils permettent de rendre opératoire ?

Raffestin (1983) a identifié trois névroses porteuses d’imagination géographique : le complexe d’Hérodote, ou la volonté de tout décrire débouchant sur l’illusion de tout savoir ; le syndrome de Newton, ou la tendance à s’organiser rationnellement et à se maîtriser à travers des algorithmes ; et la passion de Prométhée, ou la tentation holistique qui emprunte l’itinéraire marxiste ou celui du romancier. La géographie urbaine abordée autour de cette table ronde en représente au moins deux, ce qui est quand même pas mal !