Corps de l’article

La véritable crise […] réside en ceci que les mortels sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter.

Heidegger, Bâtir habiter penser

Depuis son apparition, la société humaine est allée de crises en crises qui ont tant marqué son évolution qu’elles en ont bien souvent été le moteur. La crise actuelle se distingue toutefois en ceci que, prenant sa source dans nos modes de vie de plus en plus homogènes et insatiables, elle met en cause notre raison d’être et la pérennité de nos milieux de vie. Nous en voulons pour preuve la déroute environnementale, l’épuisement des ressources, puis la déshérence qui affectent un nombre sans cesse croissant de gens et de communautés. Autant de problèmes qui émaneraient principalement de l’érosion de la médialité de l’habiter entre le lieu et l’être (Berque, 2000 ; Massey, 2004), puis de la dissociation éthique entre les habitants et leur habitat, soit autant de conditions favorables à une perte de sens (Nancy, 1993), et donc à un mal-être de plus en plus répandu (Castoriadis, 1996).

Depuis la fin des années 1980, on cherche à contrer cette érosion et cette dissociation au moyen d’une critique radicale des idées de croissance, de richesse et de déterritorialisation (Augé, 1992 ; Badie, 1995) associées à la mondialisation et au mode de vie qu’elle convoie (Cary, 2003). C’est sans doute ce qui explique la forte demande sociale à l’égard du paysage alors que se pose de plus en plus la question du sentiment d’appartenance à un lieu pour nourrir notre identité. Quel acteur social peut aujourd’hui soumettre quelque aménagement d’un lieu sans faire valoir sa qualité paysagère pour appuyer sa démarche ? Le paysage n’est-il pas de toutes les rhétoriques et stratégies en matière d’aménagement du territoire et de protection des biens culturels ? [1]

Pour louable et juste que soit cette quête du paysage, elle demeure indéfinie. En attestent les conflits d’usage entre environnementalistes, institutions gouvernementales, promoteurs économiques et simples citoyens. Citons à titre d’exemples, au Québec, le cas de la zone d’exploitation contrôlée (ZEC) du Triton en Haute-Mauricie, où on n’arrive pas à s’entendre sur le rôle de sa forêt (développement versus préservation, modernité versus nature ou tradition), de la ligne à haute tension d’Hydro-Québec passant par le Val Saint-François en Estrie, du réaménagement de la côte aux Éboulements dans Charlevoix ou de la rue Notre-Dame à Montréal. Autant de controverses directement associées aux lectures divergentes qui sont faites du paysage, ses différents acteurs habitant un même lieu à défaut d’un même paysage. Il s’agit là d’une difficulté qui, selon nous, dépend de notre incapacité à nous défaire du paradigme cognitif et logique qui prévaut actuellement.

Limites et contraintes du paradigme moderne

Véritable onto-cosmologie (Berque, 2000) de l’Occident et de la Modernité depuis Descartes et Newton, ce paradigme propose en effet un mode de penser où le rapport Humanité/Nature, notamment, est tenu pour un rapport d’opposition. Des rapports de force antagoniques qu’encouragent l’individualisme et le matérialisme qui, portés au pinacle par le triomphe du libéralisme économique, nous obligent à détruire peu à peu le milieu naturel et le tissu social (Beck, 2001 ; Sen, 2003). Cela étant, notre mode de penser n’est-il pas en train de nous aliéner en valorisant le gain maximal, la consommation pour seul moyen de satisfaction ?

Comment pourrait-il en être autrement alors que notre existence et notre sens reposent, à la base, sur une compréhension intéressée de notre place et obtuse de notre rôle, d’où les nombreux problèmes qui aujourd’hui nous assaillent (Appadurai, 1996).

L’actuelle quête paysagère nous semble manquer de lucidité vis-à-vis de l’ampleur de la métamorphose à accomplir, de cohérence vis-à-vis de la complexité de tous les phénomènes que cette dernière incorpore, puis de souffle vis-à-vis de toute la charge de sens qu’elle interpelle. Trop souvent instrumentalisé au profit de finalités économiques et politiques, ou marqué par une rhétorique de type communautariste, le paysage devient la caution de leur authenticité ou de leur bonne conscience. Les artisans de cette quête ne semblent pas comprendre que sont en cause les principes et les modalités mêmes de nos relations au territoire et, somme toute, à l’Autre.

Au regard des coûts de notre mode de vie et des impasses de notre mode de pensée, n’est-il pas pourtant venu le temps de revoir nos valeurs ? N’avons-nous pas besoin d’un habiter plus conscient de la charge de signifiance de notre geste paysagère et plus conséquent vis-à-vis de la portée environnementale de nos pratiques paysagères ? Dans ces conditions, nous suggérons de raffiner notre intelligence de l’aménagement du territoire au moyen d’un projet de paysage qui concourrait à l’élaboration d’un savoir-habiter qui fasse sens pour tous.

Le rôle d’un projet de paysage

Le projet de paysage que nous appelons aurait pour principale fonction de participer étroitement à notre construction comme société s’inscrivant dans un territoire qu’elle façonne et qui la façonne en retour. Cohérent avec la dynamique des échelles et de tous les lieux qu’une population investit simultanément, ce projet de paysage proposerait par conséquent une sensibilisation et une mobilisation accrues de tous ses acteurs aux paramètres culturels, sociaux et environnementaux de leur aménagement du territoire. Ce projet de paysage aurait pour ambition de concourir à la re-territorialisation de notre culture.

De l’inéluctabilité d’un paradigme cognitif et logique autre-que-moderne

Ce projet de paysage doit être heuristique pour véritablement être fédérateur. Un souhait sans doute fort utopique tant cela exigera de travail d’éveil à l’ampleur de la problématique du paysage, puis d’éducation aux rouages de la démocratie participative, car tous les acteurs sont imputables de leurs actions paysagères. Tout cela nous semble néanmoins réalisable dans la mesure où ce projet de paysage procéderait de l’avènement d’un paradigme cognitif et logique autre-que-moderne, c’est-à-dire caractérisé par une intelligence relationnelle grâce à laquelle les rapports Humanité/Nature, Espace/Société et Territoire/Culture s’avèrent consubstantiels et dialogiques. Les univers que nous habitons ne sont-ils pas co-construits, inclusifs les uns des autres ? Il ne peut y avoir d’existence, et donc de sens, qu’à l’intersection de tous les univers qui nous sont constitutifs.

… à celle d’un renouveau éthique

Compte tenu du retour au sens total que pose cet autre paradigme, le projet de paysage auquel nous en appelons ici participerait simultanément d’un renouveau éthique [2], légitimé par la conviction que nous avons besoin d’un habitat où nous projeter et où nous ressourcer. Le projet propose une prise de conscience accrue de notre responsabilité environnementale puisque nous entretenons envers notre milieu de vie des rapports existentiels dont on ne peut faire l’économie. L’éthique du devoir environnemental est sous-jacente à nos décisions et nos discours, car nous devons toujours choisir entre diverses manières d’être et de faire. Le choix du bien commun qu’il incorpore renvoie lui à une éthique de la vertu sociale qui exhorte à une prise de conscience active de notre engagement envers la société et la primauté du bien-être collectif. À la différence de l’éthique du devoir environnemental, nous sommes ici en présence d’un pouvoir-être qui, émanant d’idéaux, nous engage à retrouver notre vivre-ensemble.

Les vertus d’un projet de paysage

Caractérisé par une intelligence herméneutique du monde et de soi désireuse de mieux comprendre le caractère fondateur des valeurs qui nous unissent les uns aux autres et qui nous lient à notre habitat, le projet de paysage ici exploré proposerait par conséquent un projet collectif opérationalisant la quête d’authenticité, de cohésion et de sens qu’appelle le malaise actuel afin de re-fonder notre territorialité.

Pour le projet de paysage, pourquoi ne pas s’employer à renouveler l’originalité des lieux et des gens qui les habitent en préconisant un habiter articulé autour des valeurs d’acceptation, de concertation, d’harmonie et d’intégration. Cultivant l’intention du paysage pour re-territorialiser la volonté aménagiste et les traits d’une société, cette dernière serait dès lors plus à même de s’affirmer et de se développer en harmonie avec l’esprit et la lettre du lieu comme avec ses forces sourdes sur le temps long, structurant les intérêts, perceptions et valeurs des uns et des autres au sein d’une entreprise de re-connaissance et de re-création du paysage comme milieu de vie et de sens (Bédard, 2004 et 2002).

La géographicité d’un projet de paysage

Les contextes, problèmes et solution ci-dessus rapidement esquissés s’apparentent, selon nous, à un vibrant plaidoyer pour la géographie. Une géographie qui, compte tenu de sa nature et de sa destinée – et plus spécialement la géographie culturelle au su de son expertise –, nous semble tout particulièrement habilitée pour contribuer significativement à l’entreprise ici proposée.

La co-construction des univers idéel et matériel, économique et environnemental, politique et culturel, naturel et social que nous habitons n’est-elle pas l’assise ontologique de la géographie ? Cette dernière n’est-elle pas en effet, par essence, relation, c’est-à-dire la rencontre, le mi-lieu des univers qu’interpellent les rapports Humanité/Nature, Espace/Société et Territoire/Culture par lesquels nous existons, signifiés et signifiants ? Et alors que pour la géographie, l’individu et le lieu sont dépendants, le devoir environnemental et la vertu sociale que pose la double exigence éthique du projet de paysage ne sont-ils pas le fondement épistémologique de la géographie ? Cette dernière ne préconise-t-elle pas un mode de connaissance où la co-constitution de ces mêmes rapports est systématiquement examinée et mise en évidence ? La géographie ne propose-t-elle pas une logique cognitive relationnelle apparentée au paradigme autre-que-moderne d’inclusion qu’appellent ce projet de paysage et ce renouveau éthique ? Enfin, la géographie culturelle ne s’intéresse-t-elle pas aux valeurs et perceptions qui modulent le sens du lieu et qui régulent notre sentiment d’appartenance ?

Pour être au diapason de la complexité et de la mouvance de nos relations au territoire, la géographie devra être plus ambitieuse que ce qu’elle a été récemment. En effet, pour des raisons d’acceptabilité scientifique et de reconnaissance socioéconomique, la géographie a dénaturé les rapports Humanité/Nature, Espace/Société et Territoire/Culture qui lui sont constitutifs et perverti son rôle (Hanson, 1999) en adhérant au paradigme de la Modernité. Cela étant, pourquoi la géographie ne ferait-elle pas sienne le projet de paysage ici exploré ? Ce dernier ne pourrait-il pas, compte tenu de sa matérialité et de sa double sensibilité environnementale et organisationnelle, aider la géographie à promouvoir un aménagement dynamique, une protection raisonnable et une mise en valeur recevable du territoire qui l’engagerait dans un projet politique non partisan (Taylor, 2003) propre à revigorer sa pertinence sociale ? La géographie ne pourrait-elle donc pas, en somme et à la suite de ce projet de paysage, re-proposer un savoir-habiter plus responsable, d’une part, à l’égard de l’environnement et du bien commun de la société et, d’autre part, plus engagé à l’endroit de sa propre ontologie et de sa propre épistémologie ?

Notre programme de recherche

Le projet de paysage ici présenté constitue un chantier prolixe tant pour la société que pour la géographie. Il a en effet ceci d‘attrayant qu’il conduit à poser un jugement sur la finalité de nos rapports Humanité/Nature, Espace/Société et Territoire/Culture, puis à proposer des choix en fonction de certaines valeurs de référence, ici le bien commun et le bien-être.

On ne peut nier le besoin pressant d’une connaissance plus aiguisée de tout ce qui participe de notre univers et du sens que nous y faisons. Une connaissance si et tant apparentée à la géographie que nous ne croyons pas outrepasser nos droits en avançant que celle-ci peut nous aider à mieux être, ici et là, au quotidien, comme individu et comme collectivité, peu importe le lieu ou la culture. Il reste que, pour y parvenir, la géographie doit se donner les moyens de ses ambitions. Et c’est à cette tâche que nous entendons nous consacrer alors que nous éprouverons, dans les années à venir, les vertus ici prêtées au projet de paysage comme à ses exigences éthiques et paradigmatiques.

Pour ce faire, nous réfléchirons sur la vocation géosymbolique des hauts-lieux et de la représentation des paysages, qu’il s’agisse d’artialisation ou de mise en image. Plus particulièrement, nous sonderons les structures symboliques afférentes à nos identités territoriales et les ressorts idéologiques de nos territoires, déconstruisant les rapports géoréférentiels qui se nouent entre ces identités et les paysages où elles se projettent. Autrement dit, nous chercherons à approfondir l’économie interne de notre rapport au territoire, étudiant la teneur de notre imaginaire géographique et cherchant à illustrer en quoi ce dernier, qu’il soit individuel ou collectif, propose un langage territorialisé et territorialisant. Chemin faisant, nous tenterons de dégager les moyens et modes d’analyse géographiques nécessaires au renversement des perspectives ici interpellées, c’est-à-dire d’esquisser comment pareil projet de paysage peut participer à la re-territorialisation de toute culture qui s’y engage [3].

***

La géographie a, en définitive, la capacité de rétablir l’aspect relationnel et éthique de notre présence sur Terre pour qu’il y ait à nouveau du sens. Il ne s’agit plus pour nous d’interpréter le monde mais de modifier fondamentalement l’intelligence que nous en avons et la nature des rapports que nous entretenons à son endroit pour en arriver à « un monde non pas idéal mais moins aveugle, peut-être un peu plus juste » (Lipovetsky, 1992 : 220). La question qui demeure est de savoir si nous saurons relever le défi de notre géographicité.