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Nos recherches actuelles portent sur la façon dont le milieu géographique influence le développement des individus, influence qui relève de ce que l’on appelle les effets de quartier. Elles s’inscrivent dans le cadre d’un projet de recherche qui vise à comprendre le rôle que tiennent la pauvreté et la désorganisation sociale d’un quartier dans le développement de problèmes de comportements antisociaux chez les enfants [1] (figure 1). Dans le présent texte, nous nous intéressons plus spécifiquement aux défis que constitue pour la géographie l’étude des effets de quartier.

Figure 1

Schéma conceptuel du projet

Schéma conceptuel du projet

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Les effets de quartier

Nous pouvons définir les effets de quartier de la façon suivante : le lieu où nous vivons a toujours un effet sur les possibilités qui nous sont offertes et, par conséquent, sur notre qualité de vie (Atkinson et Kintrea, 2001). Ces possibilités peuvent être positives ou négatives. Ainsi, chez les enfants, il se peut qu’un milieu géographique défavorisé ou marqué par la criminalité suscite des comportements antisociaux.

Les recherches sur les effets de quartier ont progressé, principalement dans le monde anglophone, durant les décennies 1980 et 1990, surtout dans les domaines de l’éducation, de la sociologie et de la santé publique. Étonnament les géographes ont très peu contribué à ces premières recherches qui, pourtant, concernaient au premier chef leur discipline. Nous pouvons penser à la conceptualisation et à l’opérationnalisation de l’espace (quartier, milieu, communautés), à la problématique de la mobilité des individus, aux aspects spatio-temporels des trajectoires des individus pouvant modifier les interactions entre ceux-ci et les milieux dans lesquels ils vivent, travaillent et se côtoient.

Les principaux défis des recherches sur les effets de quartier consistent, d’un côté, à trouver des moyens de décrire et d’expliquer comment l’environnement influence le développement des individus, et de l’autre, à conceptualiser et à opérationnaliser l’analyse géographique à l’échelle du quartier.

Les mécanismes des effets de quartier

Quels mécanismes trouve-t-on en amont des effets de quartier ? Plusieurs chercheurs ont montré l’existence de liens significatifs entre la désorganisation sociale, la pauvreté et le développement des individus (Bauder, 2002 ; Dietz, 2002). Pour notre part, nous tentons de voir si des liens existent entre la désorganisation sociale et les caractéristiques sociales des quartiers. Pour comprendre les mécanismes permettant de tisser des liens entre ces deux échelles géographiques (individuelle et locale), voyons tout d’abord en quoi consiste la désorganisation sociale.

La théorie de la désorganisation sociale a été développée par l’École de sociologie urbaine de Chicago (Shaw et McKay, 1942). En s’appuyant sur le modèle des zones concentriques, les auteurs tentaient de savoir pourquoi certains quartiers étaient davantage affectés par des niveaux de délinquance, de criminalité et de gangstérisme élevés. Ils suggéraient l’existence de relations entre les caractéristiques structurelles, ou facteurs exogènes (ex. : mobilité résidentielle, statut socioéconomique et hétérogénéité ethnique) et le niveau de délinquance et de criminalité juvénile d’un quartier. Les quartiers caractérisés par une forte mobilité résidentielle, un statut socioéconomique faible et une hétérogénéité ethnique élevée étaient considérés comme désorganisés socialement ; leurs communautés avaient de la difficulté à résoudre leurs problèmes et à partager des valeurs communes. En d’autres mots, les communautés locales ayant un certain mal de vivre ensemble seraient incapables de contrôler les comportements antisociaux des individus. Comme cette situation est difficile à mesurer, les chercheurs doivent recourir à des indicateurs de la désorganisation sociale. Dans la plupart des recherches, la capacité des communautés à s’organiser socialement est reflétée par des composantes sociales, dont le statut socioéconomique, l’hétérogénéité ethnique, la mobilité résidentielle, la structure familiale et la criminalité (Shaw et McKay, 1942 ; Sampson et Grooves, 1989).

Toutefois, la question de recherche demeure la suivante : pourquoi un quartier dont le statut socioéconomique est faible et dont l’hétérogénéité ethnique est élevée peut-il favoriser l’adoption de comportements violents ou antisociaux chez l’individu ? La plupart des recherches déduisent les mécanismes qui agissent entre les échelles locale et individuelle sans en vérifier l’existence directement. Pour résoudre le problème, Sampson et al. (1997) proposent un nouveau processus : l’efficacité collective. Une collectivité efficace serait marquée par une forte cohésion sociale (confiance mutuelle, relations de bon voisinage, connaissance de son entourage) et par un nombre élevé d’individus prêts à intervenir lorsque surviennent des événements malheureux dans la collectivité. Ces deux processus sous-jacents (cohésion sociale et participation des résidents) expliqueraient la relation possible entre la composition sociale d’un quartier (statut socioéconomique, mobilité résidentielle, hétérogénéité ethnique) et l’adoption de comportements antisociaux et violents par les individus.

Dans notre projet de recherche, afin d’analyser les effets des composantes sociales et des facteurs médiateurs de la désorganisation sociale des quartiers sur le développement des individus, des méthodes d’analyse multiniveau seront privilégiées. Les analyses à niveaux multiples sont des méthodes statistiques qui, bien que récentes, sont désormais utilisées dans plusieurs disciplines des sciences humaines. Elles sont utiles pour résoudre deux types d’erreurs d’interprétation encourus par des analyses statistiques habituelles : l’erreur écologique et l’erreur atomiste (Luke, 2004). L’erreur écologique peut se manifester lors d’analyses de données individuelles agrégées (groupes), par régression ou corrélation avec d’autres données provenant du contexte (quartier). Dans ce cas, l’erreur consiste à laisser penser que les différences entre les groupes s’appliquent à chaque individu (Robinson, 1950). L’erreur atomiste provient de l’interprétation de données individuelles étendue au niveau du contexte. Elle consiste à ne pas tenir compte du milieu dans lequel les individus évoluent. Ainsi, les analyses à niveaux multiples peuvent atténuer ces erreurs d’interprétation des résultats parce qu’elles prennent simultanément en considération les variables individuelles (niveau élémentaire) et celles du contexte (niveau d’agrégation). Ce genre d’analyses permet d’inclure plusieurs niveaux d’agrégation (familles, voisinages, quartiers, régions, entreprises, écoles, classes, professeurs, etc.). Enfin, ces analyses représentent l’une des meilleures solutions statistiques dans le traitement d’informations quantitatives à plusieurs niveaux d’emboîtements.

Conceptualisation et opérationnalisation du quartier

Par ailleurs, serait-il possible que certains effets opèrent seulement à certaines échelles spatiales ? Les processus liés à la désorganisation sociale seraient-ils plus significatifs à des entités spatiales plus larges, ou bien le contraire ? Les réseaux sociaux, les relations avec nos voisins, la participation à la vie sociale, le contrôle social des individus sont des processus difficiles à circonscrire spatialement. Sans compter que le quartier, comme espace de proximité, n’a peut-être plus autant d’importance sur le développement individuel. Il devient donc nécessaire de préciser la définition du quartier si l’on veut opérationnaliser des études pertinentes à ce niveau d’analyse.

Dans la littérature, il n’existe pas de consensus sur la définition d’un quartier. Ses définitions diffèrent en fonction de l’approche choisie. Les recherches adoptent généralement les points de vue écologique ou social (Germain et Gagnon, 1999 ; Morin, 2003). Selon l’apporche écologique, Morin (2003) stipule que le quartier se définit principalement par ses caractéristiques physiques et socioéconomiques. C’est un espace objectivé qui s’individualise au travers de la trame urbaine par un nom, une histoire, des traits et des limites physiques. Notons que la plupart des recherches quantitatives sur les effets de quartier adoptent une approche écologique. De son côté, la perspective sociale définit le quartier en se basant sur l’existence d’un réseau de relations sociales entre les individus d’une aire géographique donnée. En ce sens, le quartier se rapproche de la notion de communauté. Selon la terminologie de Morin (2003), c’est un espace subjectivé défini par le vécu et la représentation de la population y résidant (expériences, trajectoires résidentielles, pratiques spatiales, perceptions et représentations). Aussi intéressante que soit cette dernière perception, elle reste toutefois difficile à opérationnaliser un territoire subjectivé.

En général, dans les recherches, la prise en compte du quartier est essentiellement guidée par la facilité d’accès aux données à certaines échelles spatiales. Pickett et Pearl (2000) ont recensé plus de 25 études portant sur les effets du contexte socio-économique sur la santé des individus. La population des unités spatiales sélectionnées dans ces études variait de 500 à plus de 150 000 personnes. La plupart de ces recherches utilisaient des unités statistiques plutôt que de créer de nouvelles aires géographiques. Les secteurs de recensement sont les unités territoriales les plus utilisées. Or, selon certains, associer les quartiers à ces unités statistiques ne serait pas une solution optimale (Germain et Gagnon, 1999 ; Séguin et Divay, 2002). Dans un sens, les individus possèdent leur propre idée de leur quartier, idée qui est fonction de leur statut social, de leurs activités quotidiennes et de leur mobilité. Dans le cas d’une définition statistique des quartiers, ceux-ci ne correspondent que très rarement à l’espace vécu d’un individu. Par exemple, deux familles peuvent partager le même réseau social, parce qu’elles habitent l’une en face de l’autre, sans habiter le même quartier. Dans ce cas, une frontière artificielle créée par un découpage territorial ne reflète pas la réalité sociale de ces deux familles.

La mobilité quotidienne des individus devient aussi problématique dans l’étude des effets du quartier. La plupart du temps, nous attribuons à un individu un contexte particulier. Toutefois, le contexte comprend des limites territoriales que l’individu peut transgresser. Ce qui est souvent le cas lorsqu’un jeune commence à fréquenter l’école seondaire. Son espace vécu s’agrandit progressivement. Ainsi, ces individus peuvent être influencés par différents espaces de proximité. Dans ce cas, un autre aspect à considérer dans les prochaines études sur les effets de quartier serait l’influence des quartiers limitrophes aux quartiers de résidence (Dietz, 2002 ; Sampson et al., 2002). À ce propos, il serait intéressant d’utiliser certaines techniques d’analyse spatiale afin de voir si les quartiers environnants peuvent avoir des effets sur les individus.

Conclusion

Il est important, selon nous, que les géographes participent à l’étude des effets de quartier. Soulignons que la plupart des grandes enquêtes nationales et régionales prennent peu en considération le contexte dans lequel les individus évoluent, ce qui rend difficile la mise en relation des éléments individuels et contextuels dans l’analyse des données. Lors de la préparation de ces enquêtes, il faudrait établir un volet individuel et un volet quartier auquel les géographes pourraient grandement contribuer. À l’étape des analyses, les systèmes d’information géographique et les analyses spatiales, soient des méthodes propres à la discipline géographique, seraient alors encore plus performants dans la description et l’exploitation des effets de quartier.