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Introduction

En France, les enseignants de l’école primaire sont dits « polyvalents » en ce sens qu’un maître unique enseigne à ses élèves toutes les disciplines au programme. Depuis le début des années 1990, le discours institutionnel concernant cette polyvalence a évolué, tout en conservant une tonalité très valorisante. Encensée avec démesure et sans fondements scientifiques dans le rapport de l’Inspection générale de l’éducation nationale (IGEN ) de 1997, elle est l’objet d’un discours contradictoire dans la « Charte pour l’École du xxie siècle », ainsi que dans les textes ultérieurs. Ces textes prônent en effet la constitution d’équipes pédagogiques orchestrées par le maître, tout en insistant sur le maintien de la polyvalence intégrale dont les mérites sont réaffirmés.

À l’ambiguïté du discours institutionnel répond l’ambiguïté des comportements des enseignants du premier degré. Malgré un consensus apparent en faveur de la polyvalence, il y a un écart entre les discours et les pratiques, ce que montrent les résultats de l’enquête menée par le Groupe de recherche sur les pratiques professionnelles des enseignants (GRPPE) en 1997 (Baillat, Espinoza et Vincent, 2001) : les enseignants recourent massivement à des pratiques qui réduisent leur polyvalence réelle. Plus de la moitié des enseignants du primaire font en effet appel à des interventions extérieures. Celles-ci sont plus fréquentes dans certaines disciplines, telles que l’éducation physique, la musique et les langues étrangères. Cette enquête montre aussi que dans plusieurs disciplines, lorsque les maîtres enseignent seuls, les horaires sont significativement inférieurs aux horaires prescrits, les interventions extérieures contribuant à normaliser cette situation, sauf en éducation physique.

Devant ces résultats, il nous est apparu nécessaire de mieux comprendre ce paradoxe entre un attachement déclaré à la polyvalence et des pratiques qui s’en éloignent. Cette étude présente une partie des résultats d’une enquête destinée à explorer la manière dont les maîtres conçoivent et vivent leur polyvalence.

Problématique

L’une des raisons qui ont été à l’origine de notre intérêt pour la polyvalence des enseignants du premier degré est la fréquence avec laquelle le terme de polyvalence est utilisé depuis le début des années 1990 dans les textes émanant des autorités ministérielles, ainsi que leur éloquence pour décrire les vertus de la polyvalence, « ardente obligation républicaine », « générosité du coeur et de l’esprit » (Rapport IGEN, 1997, p. 70). Un tel enthousiasme interroge, car s’il faut faire tant de publicité à la polyvalence, serait-ce pour masquer les difficultés qu’elle pose dans la réalité quotidienne ?

Selon la définition du Dictionnaire de la langue française du 19e et du 20e siècle, « un professeur polyvalent est un professeur qui enseigne plusieurs disciplines relevant de spécialités différentes » (1988, p. 743). Si cette définition du dictionnaire a le mérite de souligner le rapport de l’enseignant à la pluralité des disciplines, elle souffre par ailleurs d’une imprécision remarquable qui génère une grande variété d’interprétations (Prairat et Retornaz, 2002). Nous en resterons ici à une acception descriptive du travail enseignant : dans l’enseignement primaire, la polyvalence implique que ce soit le même maître qui dispense à sa classe l’ensemble des enseignements au programme.

Contrairement à une image assez répandue dans l’opnion publique, cette situation n’est pas naturelle, mais bien le produit de l’évolution historique de l’école. En effet, le maître du 19e siècle n’est pas polyvalent au sens où nous l’entendons aujourd’hui. De fait, il se doit d’enseigner avant tout les apprentissages fondamentaux du « lire, écrire, compter », véritable « noyau dur » de l’acculturation des petits français au xixe siècle. Ce n’est que très progressivement que de nouveaux domaines de connaissances (l’histoire, la géographie, les sciences, etc.) sont venus s’ajouter à ce noyau dur, conséquence de la volonté politique de donner à tous les petits français un « viatique pour la vie ». Cette évolution ne s’est pas faite sans susciter des réticences, tant de la part des instituteurs qui craignaient que les élèves ne se mettent à négliger l’essentiel, que de la part des catégories sociales dirigeantes qui voyaient d’un mauvais oeil cet enrichissement des objectifs de l’école du peuple[1]. Ce n’est d’ailleurs que depuis relativement peu de temps (1972) que le terme de polyvalence est utilisé à propos des enseignants du premier degré (Bouysse, 1997), ce qui illustre le caractère non « naturel » d’une question devenue progressivement une question d’actualité.

Aujourd’hui le champ des disciplines qui sont du ressort de l’enseignant du primaire ne cesse de s’élargir, en même temps que l’évolution du concept de polyvalence alourdit les exigences de sa mise en oeuvre : dans le rapport de 1997 de l’IGEN, elle est en effet définie comme « la maîtrise par un maître unique des procédures d’enseignement et des techniques d’évaluation, telle qu’elle permette, conformément aux programmes de l’école primaire, la construction cohérente des compétences disciplinaires et transversales attendues des élèves » (p. 70). La définition est cette fois saturée de significations relevant de registres différents puisqu’on y trouve tout aussi bien la question de la maîtrise des contenus et celle des techniques d’apprentissage, le problème de la cohérence de ces apprentissages ainsi que celui de la transversalité. À la lecture de ces lignes, une question surgit quant à l’expertise de l’enseignant du premier degré : peut-on raisonnablement tout attendre d’une même personne et notamment la maîtrise épistémologique nécessaire à la conduite de tous les apprentissages, tels qu’ils sont requis dans les programmes ?

L’hypothèse de départ de notre étude est que les enseignants vivent leur polyvalence d’une façon très ambivalente. D’une part, ils y sont attachés comme élément de leur identité professionnelle qui contribue à les différencier de leurs collègues du secondaire ; ils font facilement leurs les justifications institutionnelles : le maître polyvalent peut appréhender l’enfant dans sa globalité et présenter les savoirs dans leur unité. D’autre part, dans la réalité concrète et quotidienne de la classe, la polyvalence leur est pesante, ce qu’atteste la multiplication des décloisonnements, échanges de services, appel à des intervenants extérieurs, pratiques qui marquent toutes un écart par rapport à la polyvalence théorique prescrite dans les textes. Les contradictions internes au discours officiel récent qui, d’un côté, continue à faire l’éloge de la polyvalence intégrale et, d’un autre (voir la Charte pour l’école du xxie siècle), favorise la constitution de collectifs de travail, ne sont pas propices à la résolution de ce conflit.

Méthodologie

La population étudiée

Un échantillon de 183 enseignants de l’école primaire (123 du niveau élémentaire et 60 de maternelle) a répondu au questionnaire. Cet échantillon est représentatif de la population des enseignants du premier degré au plan national en ce qui concerne le sexe (71 % de femmes, 27 % d’hommes), l’âge (âge moyen 42,3 ans), le type de formation (majoritairement en écoles normales ou sur le terrain), l’expérience professionnelle (18,4 ans d’ancienneté en moyenne) et le cycle d’enseignement (cycle 1, n = 53 ; cycle 2, n = 71, cycle 3, n = 59). Les Professeurs des écoles et instituteurs maîtres formateurs (PEIMF) sont surreprésentés (10 % de l’échantillon). Si l’on met à part ce cas, notre échantillon est représentatif du point de vue des caractéristiques des personnes. En revanche, il ne l’est pas pour plusieurs variables concernant le contexte de l’exercice professionnel, telles que la taille et la localisation des écoles. Les écoles rurales (n = 29), en particulier les classes uniques[2], sont sous-représentées tandis que les écoles de grands ensembles et de Zone d’éducation prioritaire[3] (ZEP) (n = 72) sont surreprésentées, tant en maternelle qu’en élémentaire. La longueur du questionnaire et le caractère contraignant de sa passation expliquent qu’il était difficile de corriger un échantillonnage basé sur le volontariat.

Le questionnaire

Il comporte trois parties comprenant des questions ouvertes et fermées : seules les données collectées à l’aide de la première partie du questionnaire sont traitées ici ; elle est destinée à évaluer l’attachement des enseignants à la polyvalence et à mettre en évidence les raisons de cet attachement. L’attachement personnel de l’enseignant à la polyvalence est distingué du bénéfice escompté pour les élèves. Deux questions portent spécifiquement sur les arguments les plus fréquemment avancés en faveur de la polyvalence et de l’unicité du maître : la possibilité d’établir des « ponts » entre disciplines et l’influence positive sur le développement de la personnalité de l’enfant. La pertinence des questions a été pré-testée.

La passation du questionnaire

Les enseignants ont été sollicités par l’intermédiaire des directeurs d’école. Les passations ont eu lieu dans chaque école en dehors des heures de classe, en présence de l’un des chercheurs de l’équipe qui recueillait immédiatement les questionnaires remplis. La passation durait environ 45 minutes et a été réalisée au cours de l’année 1999-2000.

L’analyse des réponses et les modalités de traitement

Les questions ouvertes ont été soumises à une analyse de contenu à partir du codage de catégories ouvertes (Huberman et Miles, 1991), codage consistant à dégager les différents thèmes évoqués dans chaque réponse. Une équipe de plusieurs chercheurs s’est réunie pour ce travail ; la catégorisation des réponses est donc le résultat des décisions interjuges, après discussion pour les cas litigieux. Une étude parallèle en double aveugle a permis pour certaines questions sensibles de redoubler la fidélité du codage des réponses (90 % d’accord entre les juges). La catégorisation n’était pas prédéterminée, mais construite au fur et à mesure de la lecture des réponses, jusqu’à ce que la grille de lecture du corpus de données soit jugée à la fois suffisamment exhaustive et satisfaisante. La catégorisation a cependant été élaborée à partir des hypothèses de la recherche ; c’est ainsi, par exemple, que des dix catégories permettant de regrouper les arguments relatifs aux raisons de l’attachement des enseignants à la polyvalence, deux groupes sont distingués : le premier réunit sept catégories d’arguments relatifs aux avantages, le second en réunit trois[4].

Chaque réponse évoquant en général plusieurs thèmes, le nombre de citations des thèmes retenus est supérieur au nombre de répondants (nombre d’observations). Chaque thème n’a été enregistré qu’une seule fois par répondant (présence/absence).

Le traitement statistique de l’ensemble des réponses a été réalisé à l’aide de tests de χ2 (comparaisons de répartitions). Dans les tableaux de résultats, les nombres en caractère gras sont ceux qui s’éloignent significativement des valeurs attendues (à p = 0,05). Les signes « + » ou « – » figurant à droite indiquent le sens de ces écarts.

Résultats

Le degré d’attachement qu’un enseignant déclare vis-à-vis de la polyvalence peut être référé à l’évaluation qu’il fait de ses bénéfices potentiels, soit pour lui-même, soit pour les élèves. Deux éléments du questionnaire visaient à identifier ces enjeux différents.

Attachement personnel à la polyvalence

Degré d’attachement 

Une grande majorité des enseignants se déclarent personnellement attachés à la polyvalence (58 % « assez attachés » et 28 % « très attachés »). Seuls 14 % n’y sont que peu ou pas attachés. Les résultats montrent donc une grande uniformité de pensée dans l’ensemble de l’échantillon.

Aucune donnée personnelle ne peut être mise en relation avec le degré d’attachement à la polyvalence, pas même le type de poste occupé : parmi les quatre enseignants qui déclarent n’être « pas du tout attachés » à la polyvalence, trois sont des directeurs d’école. On pourrait penser que cela est lié à la nature de leur fonction qui entraîne une décharge partielle. Toutefois, à l’opposé, huit IMF sur les dix-neuf de l’échantillon se déclarent « très attachés » à la polyvalence, alors que leur statut les oblige également à déléguer une partie des enseignements à un modulateur.

Arguments invoqués

Les enseignants justifient leur degré d’attachement personnel à la polyvalence par un ensemble d’arguments dont certains concernent ses bénéfices supposés tandis que d’autres pointent ses inconvénients.

Les arguments concernant les bénéfices estimés de la polyvalence peuvent être regroupés dans les catégories suivantes :

  • Pédagogie globale (27 % des répondants) : l’enseignant se réclame d’une pédagogie interdisciplinaire, par projets ou par thèmes, ou bien il insiste sur l’importance des compétences transversales et du transfert.

  • Variété (22 % des répondants) : l’enseignant déclare que la polyvalence favorise l’ouverture d’esprit, la culture générale, le maintien de la motivation et l’évitement de la routine.

  • Globalité de l’enfant (21 % des répondants) : l’enseignant fait appel à l’unité de l’enfant, à la possibilité qu’a le maître unique de le connaître globalement, dans des activités diverses, et ainsi de mieux le valoriser.

  • Identité (11 % des répondants) : l’enseignant fait référence au caractère institutionnel de la polyvalence qui définit un aspect identitaire important des enseignants du premier degré, en particulier par opposition à ceux du secondaire.

  • Référent unique (8 % des répondants) : l’enseignant invoque le postulat selon lequel une personne unique servant de référence à l’enfant permet un développement plus équilibré de sa personnalité et garantit une meilleure cohérence de l’action éducative. Sont aussi recensées dans cette catégorie les réponses soulignant la relation particulière qui existe entre un enseignant et sa classe.

  • Souplesse (3 % des répondants) : l’enseignant justifie son attachement à la polyvalence en tant qu’elle permet une organisation souple des enseignements, en particulier en ce qui concerne l’emploi du temps.

  • Divers (4 % des répondants) : cette catégorie rassemble des réponses non classables et peu fréquentes.

Les arguments concernant les inconvénients de la polyvalence peuvent être regroupés dans les catégories suivantes : 

  • Incompétence (25 % des répondants) : l’enseignant exprime la difficulté pour une seule personne de maîtriser toutes les disciplines du programme.

  • Avantage spécialisation (10 % des répondants) : l’enseignant fait état de l’intérêt de faire appel à des intervenants spécialisés dans une discipline.

  • Travail en équipe (5 % des répondants) : l’enseignant souligne l’intérêt du travail en équipe avec les autres enseignants de l’école.

Degré d’attachement personnel et arguments invoqués

On peut se demander dans quelle mesure l’utilisation des arguments que nous avons relevés est liée au degré d’attachement à la polyvalence de celui qui les utilise. Le Tableau 1 montre la répartition des arguments en fonction du degré d’attachement à la polyvalence. Les pourcentages sont calculés en colonne par rapport au nombre des sujets, mais le total des citations est supérieur à cause des réponses multiples.

Les enseignants qui sont « très attachés » à la polyvalence invoquent surtout la « globalité de la pédagogie » et la « variété de l’activité d’enseignement ». Ce sont essentiellement des justifications d’ordres pédagogique et didactique qui sont avancées. Les réserves par rapport à la polyvalence que quelques-uns mentionnent cependant (« l’incompétence » et le « travail en équipe ») appartiennent elles aussi aux registres pédagogique et didactique.

Tableau 1

Croisement entre degré d’attachement et arguments invoqués

Croisement entre degré d’attachement et arguments invoqués

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Les enseignants qui se déclarent « assez attachés » à la polyvalence représentent la majorité de la population. Les arguments qu’ils utilisent sont les mêmes que précédemment, bien qu’ils citent plus fréquemment la « globalité de l’enfant » et le « besoin d’un référent unique », ce qui les situe davantage dans une perspective relationnelle.

On peut penser que les enseignants « très attachés » ont vraiment répondu à la question posée qui portait sur leur degré d’attachement personnel, raison pour laquelle la variété de l’enseignement est un argument très important. Par contre, un certain nombre de ceux qui se déclarent « assez attachés » à la polyvalence se sont probablement déjà situés dans la perspective de la seconde question portant sur les bénéfices pour les élèves.

Toutefois, ce qui différencie le plus les deux groupes, c’est la fréquence d’apparition de l’item « incompétence » : seulement trois maîtres sur les 51 (6 %) « très attachés » à la polyvalence estiment qu’il est impossible pour une seule personne d’être également compétente dans toutes les disciplines. Cette restriction apparaît chez 23 maîtres sur les 106 (22 %) « assez attachés » à la polyvalence.

À ces pourcentages (en excluant les doubles réponses) s’ajoutent ceux qui soulignent les avantages de la « spécialisation ». La proximité des items « incompétence » et « avantage de la spécialisation » sur la carte factorielle incite en effet à penser que ce sont probablement deux façons d’exprimer la même représentation : le maître polyvalent s’estime moins compétent que l’intervenant spécialisé, d’où l’intérêt de faire appel à lui.

L’examen des justifications fournies par les enseignants « peu ou pas attachés » à la polyvalence montre que ceux-ci ne lui trouvent aucune des vertus mentionnées par ceux qui lui sont attachés : une seule réponse signale l’intérêt d’une pédagogie globalisante. Par ailleurs, ils avancent massivement l’argument d’incompétence à l’encontre de la polyvalence : il est évoqué par seize maîtres sur les vingt-deux enseignants « peu attachés » à la polyvalence (72,7 %) et par trois enseignants sur les quatre qui ne se déclarent « pas du tout attachés » à la polyvalence, le dernier relevant les avantages de la spécialisation.

Intérêt de la polyvalence pour les élèves

Estimation des bénéfices pour les élèves 

La répartition des réponses à la question : « Pensez-vous que la polyvalence des enseignants soit très, assez, peu ou pas du tout profitable aux élèves ? » est presque identique à celle de la question portant sur l’attachement personnel des enseignants. La conception selon laquelle la polyvalence est profitable aux élèves (56 % « assez profitable » et 32 % « très profitable ») emporte une adhésion encore plus forte que l’attachement personnel à la polyvalence. Seuls 12 % des enseignants pensent qu’elle n’est que peu ou pas du tout profitable.

Arguments invoqués

Les arguments avancés par les enseignants en faveur des bénéfices escomptés pour les élèves sont les suivants :

  • Référent unique (27 % des répondants) : voir la définition donnée précédemment pour « référent unique ».

  • Transferts, cohérence (22 % des répondants) : l’enseignant postule que l’unicité du maître polyvalent assure une meilleure cohérence des apprentissages et facilite les transferts de connaissances d’une discipline à une autre. Cet argu--ment, qui justifie la pédagogie globale, a déjà été rencontré précédemment.

  • Globalité de l’élève (13 % des répondants) : l’enseignant met en avant le fait que le maître polyvalent connaît l’élève dans de nombreux contextes disciplinaires différents. Il porte donc sur lui un jugement plus juste que s’il ne le connaissait que dans le contexte d’une seule discipline. Cet argument recoupe en partie celui de la globalité de l’enfant énoncé plus haut.

  • Culture générale (8 % des répondants) : l’enseignant postule que le fait d’avoir un maître unique polyvalent est une situation particulièrement favorable au développement culturel complet des élèves. Cet argument correspond, pour les élèves, à l’argument « variété » invoqué précédemment.

  • Motivation, sens (5 % des répondants) : l’enseignant est d’avis que le maître unique polyvalent peut plus facilement donner du sens aux contenus d’apprentissage.

  • Différenciation (4 % des répondants) : l’enseignant souligne que le maître unique peut aider plus efficacement les élèves en difficulté et différencier sa pédagogie.

  • Souplesse (1 % des répondants) : voir la définition de « souplesse » donnée plus haut.

Les arguments concernant les inconvénients de la polyvalence pour les élèves peuvent être regroupés autour des thèmes suivants : 

  • Incompétence (17 % des répondants) : voir la définition d’« incompétence » donnée précédemment.

  • Intérêt intervenant (15 % des répondants) : l’enseignant signale l’intérêt qu’il y a à faire intervenir dans la classe des personnes extérieures pour plusieurs raisons : leur spécialisation, l’intérêt de « changer de têtes », et celui de se préparer au mode de fonctionnement du collège (recoupe en partie le point « avantage spécialisation » donné ci-avant).

  • Juxtaposition (1 % des répondants) : l’enseignant signale que le fait qu’il y ait dans les classes primaires un enseignant unique et polyvalent ne prémunit pas automatiquement contre la tendance à cloisonner et à juxtaposer les enseignements disciplinaires.

  • Légalité (1 % des répondants) : l’enseignant souligne que la polyvalence est avant tout une exigence institutionnelle. Il est intéressant de constater que le même argument était clairement invoqué en faveur de la polyvalence (énoncé concernant l’identité), alors qu’il est ici connoté comme réserve, du point de vue des élèves.

Il est intéressant de remarquer le parallélisme entre les arguments invoqués à titre personnel et ceux qui concernent les élèves. On pourrait faire l’hypothèse que des mécanismes de projection et d’identification aux élèves sous-tendent les réponses des maîtres.

Bénéfices estimés pour les élèves et arguments invoqués

Le Tableau 2 montre la répartition des arguments en fonction du bénéfice estimé de la polyvalence pour les élèves.

Les enseignants qui pensent que la polyvalence est « très profitable » pour l’élève invoquent surtout la possibilité de « faire des ponts entre les disciplines » (« transfert, cohérence »), et le fait que le maître polyvalent est un référent unique.

Les enseignants qui déclarent que la polyvalence n’est « qu’assez profitable aux élèves » représentent la majorité de l’échantillon (103 sur 183). Leurs arguments principaux sont les mêmes que ceux des enseignants qui pensent qu’elle est très profitable. Mais le poids accordé aux conséquences cognitives et affectives de la polyvalence semble à nouveau différent : ceux qui déclarent que la polyvalence est « très profitable aux élèves » mentionnent plus fréquemment des bénéfices cognitifs tels que les « possibilités de transfert et la cohérence de l’enseignement », ainsi que les apports à la « culture générale » des élèves. Ceux qui pensent que la polyvalence n’est « qu’assez profitable aux élèves » soulignent plus souvent l’influence favorable du maître polyvalent sur le développement de la personnalité de l’élève, en tant que repère-référent unique stable.

Tableau 2

Croisement entre bénéfices estimés pour les élèves et arguments invoqués

Croisement entre bénéfices estimés pour les élèves et arguments invoqués

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Comme dans le cas de l’attachement personnel, les maîtres qui pensent que la polyvalence a un intérêt pour les élèves émettent néanmoins des réserves. Celles-ci sont plus fréquentes parmi ceux qui pensent que la polyvalence n’est qu’« assez profitable aux élèves ». En particulier, la fréquence de l’argument d’incompétence est bien supérieure chez eux (17 % contre 2 % des maîtres qui pensent qu’elle est « très profitable ») ainsi que la mention de l’intérêt des intervenants (15 % contre 5 %).

Quand les enseignants pensent que la polyvalence est « peu ou pas profitable aux élèves », les justifications qu’ils fournissent font à nouveau ressortir le sentiment d’incompétence comme étant l’argument principal : cet argument est évoqué par 12 des 19 maîtres « peu attachés à la polyvalence » (63 %).

Attachement personnel et bénéfices pour les élèves

L’étude de la relation entre l’attachement personnel des maîtres à la polyvalence et leurs convictions quant aux bénéfices qu’en tirent les élèves montre que les deux variables sont souvent appariées, mais sans l’être toujours.

Quatre profils d’enseignants émergent :

  • Les concordants : 112 enseignants sur 183 (61 %) émettent des évaluations strictement concordantes en ce qui concerne leur degré d’attachement personnel à la polyvalence et les bénéfices estimés pour les élèves.

  • Ceux qui évaluent la polyvalence plus favorablement par rapport aux élèves que par rapport à eux-mêmes : 26 enseignants jugent la polyvalence « très profitable pour les élèves » mais n’y sont qu’« assez attachés personnellement ». Neuf personnes « peu attachées » à la polyvalence pensent néanmoins qu’elle est « assez profitable aux élèves ».

  • Ceux qui évaluent la polyvalence plus favorablement par rapport à eux-mêmes que par rapport élèves : vingt enseignants « très attachés personnellement » à la polyvalence pensent cependant qu’elle n’est qu’« assez profitable » pour les élèves. Sept enseignants qui sont « assez attachés » à la polyvalence la trouvent « peu profitable » aux élèves.

  • Les discordants : certains enseignants adoptent des positions qui semblent paradoxales : deux sur les quatre qui ne sont « pas du tout attachés à la polyvalence » pensent néanmoins qu’elle est « assez profitable aux élèves ». Trois enseignants « peu attachés à la polyvalence » pensent qu’elle est quand même « très profitable aux élèves ». On trouve même deux enseignants qui se déclarent « très attachés personnellement à la polyvalence » tout en pensant qu’elle est « peu ou pas du tout profitable aux élèves ».

Dans la plupart des cas de non-concordance, l’argument d’incompétence apparaît dans les réponses.

La polyvalence permet-elle de « faire des ponts » ?

« Faire des ponts », une expression plébiscitée

De manière quasi unanime, les enseignants interrogés pensent que la polyvalence permet de « faire des ponts entre les disciplines ». Néanmoins, lorsqu’on demande de justifier cette adhésion, le consensus disparaît et l’on distingue alors quatre types de réponses :

  • Oui sec (39 % des répondants) : adhésion sans justification.

  • Oui justifié (21 % des répondants) : la réponse inclut au moins un argument en faveur de l’idée selon laquelle la polyvalence permet de faire des ponts, et aucun argument à son encontre.

  • Oui nuancé (27 % des répondants) : la réponse ne comporte aucune justification et inclut au moins un argument atténuateur ou mentionne des conditions restrictives (« oui, à condition que… »).

  • Oui justifié et nuancé (7 % des répondants) : la réponse inclut au moins un argument en faveur et un argument atténuateur ou mentionne des conditions restrictives.

Sept pour cent des enseignants n’ont pas répondu à la question.

La proportion importante de « oui sec » témoigne de la difficulté à justifier une opinion pourtant massivement partagée. De même, la fréquence des arguments atténuateurs met en évidence les difficultés de mise en oeuvre.

Arguments invoqués

Les justifications que les enseignants fournissent à l’appui de l’idée selon laquelle la polyvalence du maître permet de faire des ponts entre les disciplines peuvent être regroupées dans les catégories suivantes :

  • Pédagogie globale (17 % des répondants) : le découpage disciplinaire est artificiel, car la réalité forme un tout. Il importe d’en montrer l’unité à l’élève par la pratique de l’interdisciplinarité. Cet item est le même qu’évoqué plus haut, mais il renvoie ici à des explicitations sur les fondements des pratiques globalisantes en pédagogie.

  • Sens, motivation (5 % des répondants) : faire des ponts entre les disciplines donne du sens aux apprentissages.

  • Indispensable (3 % des répondants) : l’argumentaire, faible, se résume ici à un simple volontarisme.

  • Globalité de l’enfant (2 % des répondants) : à la globalité du savoir répond la globalité de l’enfant qui n’est pas considéré comme fonctionnant en compartiments séparés. Cet item est le même qu’énoncé plus haut, mais il renvoie ici à un fonctionnement psychologique de l’enfant supposé holistique.

  • Apprentissages fondamentaux (1 % des répondants) : lorsqu’on fait des « ponts », les différentes disciplines sont mises au service des apprentissages fondamentaux en mathématiques et en français.

  • Entrées variées (1 % des répondants) : faire des ponts entre les disciplines permet d’aborder un concept par des entrées variées.

  • Difficile en équipe (1 % des répondants) : il est difficile, voire impossible, de pratiquer l’interdisciplinarité lorsqu’on fonctionne en équipe.

Les réserves qui sont exprimées dans les réponses se regroupent autour des thèmes suivants :

  • Maternelle CP (9 % des répondants) : la pédagogie globale s’impose, mais surtout pour les élèves les plus jeunes.

  • Limites du transversal (5 % des répondants) : l’enseignant exprime des réserves vis-à-vis des pédagogies globalisantes telles que la pédagogie par thèmes : il y a danger de tourner en rond, de ne pas traiter les concepts disciplinaires.

  • Difficile (5 % des répondants) : faire des ponts est difficile.

  • Occasionnellement (4 % des répondants) : faire des ponts n’est possible qu’occasionnellement.

  • Doute théorique (3 % des répondants) : l’enseignant exprime des doutes sur l’existence de véritables ponts et sur leur pertinence.

  • Pas suffisant (2 % des répondants) : la polyvalence ne garantit pas que l’enseignant fasse effectivement des ponts (cet item recoupe la « juxtaposition » donnée précédemment).

  • Pas nécessaire (2 % des répondants) : il n’est pas nécessaire d’être polyvalent pour faire des ponts entre disciplines.

  • Possible en équipe (2 % des répondants) : on peut aussi faire des ponts quand on travaille en équipe avec des intervenants (cet item recoupe le précédent).

Le Tableau 3 ci-dessous montre comment ces différents items se répartissent entre les trois catégories d’enseignants qui expliquent leurs réponses.

Tableau 3

Croisement entre type de justification et arguments invoqués

Croisement entre type de justification et arguments invoqués

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Tous les enseignants interrogés expriment l’opinion selon laquelle la polyvalence permet de réaliser des ponts entre les disciplines. Cependant, les arguments qu’ils avancent, hormis celui de la difficulté à pratiquer une pédagogie interdisciplinaire en équipe (1 % des réponses) se bornent souvent à affirmer et à tenter de justifier la nécessité d’une telle pédagogie sans toujours la mettre en relation avec la polyvalence. On trouve la même déviation des réponses dans les arguments négatifs : seuls les arguments « pas suffisant », « pas nécessaire » et « possible en équipe » répondent bien à la question posée.

Le principal argument en faveur des « ponts » est la globalité de la pédagogie. Toutefois, les nombreux arguments négatifs témoignent des difficultés, des réticences et des doutes quant à la possibilité de faire de tels « ponts » entre les disciplines. On remarquera l’importance de l’argument de l’âge des élèves chez ceux qui nuancent leur adhésion : faire des ponts est surtout nécessaire en maternelle. Nous retrouvons ici un des résultats de notre première enquête : les enseignants de cycle 1 ont l’impression de faire « de tout », tout le temps.

Globalement, on a l’impression que les enseignants sont convaincus de l’utilité de faire des ponts, mais qu’ils éprouvent des difficultés à passer de cette croyance à l’action.

Les types de ponts proposés

Lorsqu’on demande aux enseignants de donner des exemples des ponts qu’ils font entre les disciplines, 23 ne répondent pas (13 %) et les indications fournies par beaucoup d’autres se limitent à une flèche, d’interprétation délicate, entre deux disciplines.

Néanmoins nous avons regroupé les exemples de ponts proposés, très divers, dans les catégories suivantes (les pourcentages d’enseignants ayant donné chacun des types de réponses sont indiqués entre parenthèses. Un enseignant peut avoir cité plusieurs types de pont) :

  • Outil (34 % des répondants) : une discipline réputée « fondamentale » (math ou français) est utile pour l’enseignement des autres disciplines. Par exemple, des compétences mathématiques dans le domaine de la lecture de graphiques sont utiles en géographie.

  • Thème (25 % des répondants) : l’enseignant déclare organiser son enseignement autour de thèmes ou de projets fédérateurs permettant de mettre en oeuvre plusieurs activités dans des disciplines différentes : on travaille sur le cirque en musique, en lecture, en EPS, etc.

  • Juxtaposition (21 % des répondants) : l’enseignant juxtapose deux disciplines, sans autre explication (par exemple : mathématiques-EPS).

  • Prétexte (20 % des répondants) : le travail dans une discipline est utilisé comme prétexte pour réaliser un apprentissage dans une autre discipline (pédagogie du détour, au bénéfice de disciplines « fondamentales »). Par exemple : quand on fait de l’EPS on fait des maths parce qu’on évalue quantitativement les performances.

  • Concepts communs (8 % des répondants) : l’enseignant cite un terme utilisé dans plusieurs disciplines (par exemple : l’espace en géographie, en mathématiques, en EPS, en arts plastiques).

  • Activité commune (5 % des répondants) : une procédure commune est appliquée dans des activités appartenant à des disciplines différentes (par exemple : la rotation de rubans en EPS et le geste graphique pour la formation de boucles ; tartiner de la confiture et étaler de la colle).

  • Vie réelle (2 % des répondants) : l’enseignant souligne que ce qu’on fait à l’école est réutilisable en dehors de l’école (par exemple : travailler sur le calendrier, les anniversaires).

  • Divers (2 % des répondants).

  • Doutes (1 % des répondants) : voir la définition de « doutes » donnée précédemment.

Les indications fournies dans les exemples témoignent de conceptions très diverses quant aux ponts que les enseignants estiment possible de faire entre les disciplines. Pour certains, en effet, une simple juxtaposition peut en tenir lieu ; les catégories « outils » et « prétexte » renvoient effectivement à l’interdisciplinarité, mais dans une perspective de hiérarchisation entre les disciplines citées. Quant à la catégorie « thème », elle relève plus de la pluridisciplinarité des objets étudiés que d’une démarche interdisciplinaire.

Le maître unique est-il favorable au développement de la personnalité de l’enfant ?

Sur cette question, nous avons en premier lieu évalué si la réponse était plutôt positive, négative ou indécise :

  • Réponse positive (18 % des répondants) : l’unicité du maître est considérée comme une situation favorable au développement de la personnalité de l’enfant.

  • Réponse négative (15 % des répondants) : l’unicité du maître est considérée comme une situation défavorable au développement de la personnalité de l’enfant.

  • Réponse indécise (63 % des répondants) : cette catégorie, largement majoritaire, regroupe plusieurs types de réponses :

    • le répondant n’a pas d’opinion précise ;

    • il considère que l’unicité du maître constitue une situation plutôt favorable au développement de la personnalité de l’enfant, mais il émet néanmoins des réserves ;

    • il pense que c’est une situation favorable pour certains enfants, mais défavorable pour d’autres.

Quatre pour cent des enseignants n’ont pas répondu à la question.

Nous avons ensuite classé les arguments développés qui sont présentés dans le Tableau 4.

Les arguments avancés pour justifier les réponses positives peuvent être classés dans les catégories suivantes :

  • Référent unique (21 % des répondants) : voir la définition de « référent unique » donnée précédemment.

  • Liens affectifs (15 % des répondants) : l’unicité du maître permet la création de liens affectifs forts entre maître et élèves.

  • Reconnaissance de l’enfant (8 % des répondants) : même argumentaire que celui relatif à la « globalité de l’enfant ».

Les arguments exprimant des réserves vis-à-vis de l’influence favorable de l’unicité du maître sur le développement de la personnalité de l’enfant sont les suivants :

  • Limites référence unique (23 % des répondants) : l’enseignant met en avant les limites du maître unique comme seul référent et comme seul modèle, le fait qu’il n’est pas bon que cette situation dure trop longtemps, et l’intérêt pour l’enfant de rencontrer d’autres intervenants.

  • Mieux pour les petits (16 % des répondants) : même argumentaire que « maternelle-CP ».

  • Si compatibilité maître-élève (14 % des répondants) : l’unicité du maître n’est favorable au développement de la personnalité de l’enfant que si la relation entre eux est bonne.

  • Favorable pour les enfants perturbés (6 % des répondants) : l’unicité du maître est surtout favorable aux enfants perturbés, aux enfants en difficulté.

  • Nombre limité d’intervenants (4 % des répondants) : il n’est pas indispensable pour le développement de la personnalité de l’enfant que celui-ci ait un maître unique, mais le nombre d’intervenants doit être limité.

  • Non si cohérence (3 % des répondants) : il n’est pas indispensable pour le développement de la personnalité de l’enfant que celui-ci ait un maître unique, mais il doit y avoir cohérence entre les différentes actions éducatives.

  • Non si stabilité ( 2 % des répondants) : il n’est pas indispensable pour le développement de la personnalité de l’enfant que celui-ci ait un maître unique, mais il faut un environnement suffisamment stable.

Tableau 4

Arguments invoqués relatifs au développement de la personnalité de l’enfant

Arguments invoqués relatifs au développement de la personnalité de l’enfant

-> Voir la liste des tableaux

La question de la référence unique est un argument structurant de l’ensemble des réponses : son effet bénéfique est l’argument majeur de ceux qui pensent que le maître unique favorise le développement de l’enfant, alors qu’ils mentionnent significativement moins souvent les limites d’un tel référent ; celles-ci constituent au contraire l’argument principal de ceux qui donnent une réponse négative ou indécise. Deux autres arguments sont significativement plus utilisés par ceux qui donnent une réponse positive : l’importance des liens affectifs, d’une part, la reconnaissance de l’enfant, d’autre part. Les indécis sont ceux qui témoignent de la plus grande richesse argumentaire. Ils soulignent le problème de la compatibilité entre le maître et l’élève, et le fait que cette unicité du maître est surtout bénéfique pour les enfants les plus jeunes et les plus fragiles. Ils proposent aussi des alternatives au maître unique qui préservent l’équilibre personnel de l’enfant : un environnement stable, cohérent, assuré par un nombre limité d’intervenants.

Discussion

Le questionnaire dont les résultats ont été présentés visait à mettre en évidence les représentations d’ordres cognitif et affectif des enseignants du premier degré vis- à-vis de leur condition polyvalente.

Le premier constat est l’écrasante majorité des réponses plutôt favorables à la polyvalence. Les enseignants s’y déclarent attachés tant pour eux-mêmes (86 %) que pour les élèves (88 %). Personnellement, ils apprécient surtout la variété de leur enseignement et la possibilité de mettre en oeuvre une pédagogie interdisciplinaire. Pour les élèves, ils soulignent principalement l’importance d’avoir un référent unique, la possibilité de donner une meilleure cohérence aux apprentissages et l’avantage qu’il y a à avoir une connaissance globale de l’élève. Ces résultats sont cohérents avec ceux qui sont généralement constatés dans les enquêtes auprès des enseignants. Le récent rapport Bottin (2002) rappelle encore l’image très positive de la polyvalence chez une majorité des enseignants.

Néanmoins, nos données montrent aussi que l’adhésion à la polyvalence est le plus souvent nuancée. La plupart des enseignants s’y déclarent seulement « assez attachés » (58 %) et pensent qu’elle n’est qu’ « assez profitable » aux élèves (56 %). Seulement 29 sur 183 (16 %) y sont à la fois « très attachés » personnellement et la jugent « très profitable » pour les élèves. Tous les autres émettent des réserves.

Au premier rang de ces réserves on trouve l’expression de la difficulté pour une seule personne à maîtriser toutes les disciplines au programme[5]. Ce sentiment d’incompétence apparaît de plus en plus fréquemment dans les réponses au fur et à mesure que le degré d’adhésion à la polyvalence diminue. Il est évoqué à la fois comme une gêne personnelle et comme une limitation aux bénéfices de l’unicité du maître pour les élèves. La plupart des enseignants (61 %) donnent d’ailleurs des évaluations concordantes de leur attachement personnel à la polyvalence et des bénéfices supposés pour les élèves. Dans les réponses de ceux qui donnent des évaluations discordantes, le sentiment d’incompétence est à nouveau un argument central : il y a ceux qui soulignent le plaisir qu’ils tirent de la variété de leur enseignement tout en reconnaissant que leur incompétence dans certaines disciplines peut causer du tort aux élèves ; il y a ceux qui, à l’inverse, vivent mal le sentiment d’incompétence dans certaines disciplines mais pensent néanmoins que les bénéfices de la polyvalence pour les élèves dépassent ces éventuels inconvénients. Ces données sont à rapprocher des résultats du sondage commandé par le principal enseignant pour l’enseignement primaire, montrant que si les enseignants s’estiment en très grande majorité compétents pour enseigner le français et les mathématiques, la proportion de ceux qui se sentent insuffisamment préparés dans les autres matières est importante, allant de 17 % pour l’instruction civique à 77 % pour les langues vivantes (SOFRES, 1999).

Les réponses des enseignants ne se laissent pas facilement classer en quelques profils types, car plusieurs logiques traversent souvent une même réponse, traduisant de multiples tensions : tension entre une logique de l’élève et une logique de l’enfant, tension entre la globalisation et la spécialisation des savoirs, tension entre les avantages du référent unique et ceux du travail en équipe, etc.

Dans une seconde partie du questionnaire, deux questions pointaient plus préci-sément les avantages supposés de la polyvalence : la possibilité de faire des ponts entre les disciplines et les effets positifs du maître unique sur le développement de la personnalité de l’enfant. On peut remarquer qu’il s’agit bien des arguments spontanément avancés dans la première partie par les enseignants interrogés.

Très logiquement, les enseignants qui se prononcent sur la première question (7 % ne répondent pas) souscrivent unanimement à l’idée selon laquelle la polyvalence permet de « faire des ponts entre les disciplines ». Mais derrière cet accord de façade autour d’une formule convenue, on trouve en réalité des avis nuancés : 39 % ne justifient pas leur opinion. Beaucoup d’autres répondent à côté de la question : leurs arguments portent en effet sur l’intérêt de la pédagogie interdisciplinaire en soi et non pas sur le fait que la polyvalence facilite la mise en oeuvre d’une pédagogie interdisciplinaire. Les quelques enseignants qui répondent vraiment à la question ont d’ailleurs des avis très partagés : certains pensent qu’il est difficile de pratiquer l’interdisciplinarité en équipe mais d’autres pensent que c’est possible et qu’il n’est ni nécessaire ni suffisant d’être polyvalent pour le faire.

L’examen des autres réponses montre que seuls 21 % des enseignants adhèrent sans réserve à la pédagogie interdisciplinaire et justifient leur adhésion par au moins un argument positif. Les autres nuancent leur jugement, mentionnant la difficulté de faire des ponts, les limites des pédagogies globalisantes et quelques- uns émettent même des doutes sur la possibilité de l’existence de ponts.

La difficulté à mettre en oeuvre l’interdisciplinarité se confirme lorsqu’on demande aux enseignants de citer des exemples de ponts qu’ils font entre les différentes disciplines. Beaucoup ne répondent pas à la question (13 %) ou se bornent à juxtaposer deux disciplines (21 %). Les exemples fournis par les autres révèlent des conceptions extrêmement variées de l’interdisciplinarité. Les exemples de type « outil » (34 %) et « prétexte » (20 %) témoignent de la hiérarchisation des disciplines scolaires dans l’enseignement primaire, hiérarchisation qui a également été soulignée par Lenoir (1998).

Les exemples relevant de l’enseignement par thèmes montrent la confusion qui existe dans les esprits entre l’interdisciplinarité et la pluridisciplinarité. La première est une démarche visant « à mettre en relation deux ou plusieurs disciplines scolaires […] afin d’établir des liens de complémentarité ou de coopération, d’interpénétrations ou d’actions réciproques entre elles sous divers aspects (objets d’études, concepts et notions, démarches d’apprentissage, habiletés techniques etc.) en vue de favoriser l’intégration des processus d’apprentissage et des savoirs chez les élèves » (Lenoir, 1995, p. 46). La seconde, qui est mise en oeuvre dans l’enseignement par thèmes et qui consiste à « faire » successivement du français, des arts plastiques, de l’histoire, etc. à propos du même objet d’étude, potentiellement multidisciplinaire, ne permet en revanche aucune intégration réelle des disciplines et des savoirs, le seul lien étant constitué par l’objet d’étude qui leur reste extérieur.

Les exemples des catégories « concept commun » et « activité commune », plus conformes à la définition de l’interdisciplinarité donnée par Lenoir, sont rares et peu variés. Ils nous amènent inévitablement à nous poser la question de savoir si un même concept peut vraiment être partagé par plusieurs disciplines. Par exemple le géomètre, le plasticien, le sportif, le géographe parlent-ils du même « espace » ?

Nos résultats montrent que l’on doit approfondir la réflexion sur le concept d’interdisciplinarité et sur ses possibilités de mise en oeuvre dans la classe. Une telle réflexion a été engagée par l’équipe canadienne de Lenoir. Une de ses conclusions (Lenoir, 1997) est la nécessité de penser l’interdisciplinarité dans le cadre scolaire du haut vers le bas : seule l’organisation interdisciplinaire du curriculum peut permettre l’émergence d’une didactique et d’une pédagogie interdisciplinaires. L’interdisciplinarité ne peut être inventée par les maîtres : c’est bien ce que montrent les réponses à notre questionnaire.

En ce qui concerne le deuxième avantage supposé de la polyvalence, son influence positive sur le développement de la personnalité de l’enfant, les avis ne sont pas aussi tranchés qu’on aurait pu le penser au vu de la place privilégiée de l’argument « référent unique », spontanément évoqué par de nombreux enseignants en début de questionnaire pour justifier leur adhésion à la polyvalence. Lorsqu’on les interroge directement sur ce point, les maîtres répondent majoritairement (63 %) qu’avoir un maître unique est une situation qui peut être favorable ou défavorable selon les cas : « cela dépend ». Les arguments négatifs sont d’ailleurs plus variés que les arguments positifs.

Conclusion

Au total il ressort de nos résultats que, lorsque l’on interroge les enseignants du primaire globalement sur leur polyvalence, ils répondent par un discours assez conventionnel : ils « aiment » leur polyvalence et ils sont convaincus qu’elle est bénéfique pour les élèves, qu’elle leur permet de pratiquer l’interdisciplinarité et d’être un repère-référent utile au développement personnel des élèves.

Pourtant, lorsque l’on reprend chacun de ces thèmes de façon plus approfondie, l’unanimité se fragmente, les certitudes s’effritent, de multiples doutes affleurent : doute sur leur compétence à enseigner toutes les disciplines, doute sur les conditions de mise en oeuvre d’un enseignement interdisciplinaire et sur la pertinence même de la notion d’interdisciplinarité, doute quant aux effets d’une relation avec un maître unique sur le développement personnel des élèves. Ces doutes sont à rapprocher des constats alarmants qui sont faits depuis quelques années : un certain nombre d’enseignants n’accordent que peu (voire pas du tout) de temps aux apprentissages qu’ils ne jugent pas importants ou pour lesquels ils ne se sentent pas suffisamment compétents (Baillat et al., 2001 ; Bottin, 2002 ; Rapport IGEN, 1997). La conséquence est que les élèves ne reçoivent pas des enseignements qui sont pourtant considérés comme indispensables dans le cadre du curriculum officiel. Surtout, dans le cadre actuel d’un système éducatif unifié dans lequel les apprentissages du primaire sont considérés comme préparatoires aux apprentissages ultérieurs du second degré, de nombreux élèves accumulent des lacunes qui leur sont dommageables tout au long de leur trajectoire scolaire. Dans un autre ordre d’idée, et si l’on admet l’importance du sentiment de compétence dans l’attitude de l’enseignant face aux apprentissages, force est de constater qu’une partie importante de notre population se trouve en difficultés de ce point de vue. Ce constat ne peut qu’interpeller le champ de la formation des enseignants, à un moment où la question du niveau et de la nature de leur formation initiale et continue est posée dans plusieurs pays.

On pourrait penser qu’après avoir répondu à ce questionnaire, les enseignants seraient troublés en percevant les contradictions entre les croyances affichées au départ et la mise en évidence ultérieure des difficultés objectives. Cela n’a pas été perceptible aux yeux des enquêteurs. La prise de conscience métacognitive qui aurait pu entraîner chez les enseignants interrogés la remise en question d’une identité professionnelle fondée sur la polyvalence n’a pas eu lieu. Il faut croire que celle-ci représente pour les enseignants du premier degré beaucoup plus que le simple fait d’enseigner tout un ensemble de disciplines aux mêmes élèves.

Le coeur a ses raisons…