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La recherche de plaisirs constitue l’un des moteurs importants de l’action humaine dans les sociétés occidentales. Elle intervient dans nos choix professionnels, nos préférences affectives, nos relations sociales, nos choix de consommation, nos habitudes de vie. « Faites-vous plaisir ! », « je me suis fait plaisir », « ça m’a fait (ou me ferait) plaisir », « fais-moi plaisir », sont autant d’expressions du plaisir dans la vie quotidienne. La consommation de cannabis n’échappe pas à cette recherche de plaisirs qui s’exprime dans le discours profane des consommateurs et se reflète dans les motifs[1] associés à cette consommation dans les grandes enquêtes. Ainsi, « relaxer », « se sentir bien» sont des raisons associées à la consommation par la grande majorité des consommateurs (Hathaway, 2004). Paradoxalement, les discours scientifiques et de santé publique se construisent largement et presque exclusivement autour des déplaisirs, des risques et des conséquences néfastes de la consommation, présentant la consommation de cannabis comme pathologique.

Au moment où le débat est rouvert sur le statut juridique du cannabis et de sa consommation dans la société canadienne, il nous semble important d’examiner la place que prend le plaisir dans ce débat. Compte tenu de l’importance que prend le plaisir dans le discours profane des usagers, nous posons l’hypothèse que la recherche de plaisirs devrait constituer un argument ou, du moins, s’intégrer dans des logiques argumentaires dans ce débat. Les travaux du Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites (Comité Nolin), qui avait pour mandat d’examiner la politique canadienne en matière de cannabis, constitue un matériau de choix pour aborder cette question. Les discours des témoins traduisent les diverses positions et argumentations dans le débat sur le statut juridique entourant le cannabis. Le plaisir émerge-t-il dans ces discours ? Quelle forme et quel sens prend-il ? À quoi est-il associé ? N’est-il évoqué que pour être révoqué ?

Lorsque nous envisageons les consommations de cannabis, il est classique de distinguer, d’une part, les consommations de cannabis dites « récréatives » et, d’autre part, celles ayant une finalité thérapeutique. Mais, comme nous allons le voir, la notion « d’usage récréatif » est polymorphe et ne permet pas de comprendre le sens et la variété des motifs entourant les consommations. Cette notion soulève en effet de nombreuses questions pour qui tente de la comprendre. Tout d’abord, certains chercheurs ne distinguent pas tant les finalités des consommations que les effets propres des produits. Les tentatives de définition des usages récréatifs seront ensuite abordées pour nous permettre de cerner le rapport aux plaisirs à travers ces usages. Parmi la recherche scientifique sur les usages des drogues, nous verrons ensuite que, malgré la convergence des travaux vers une construction « problématique » des consommations, lorsque les chercheurs tentent, à travers des recherches plus qualitatives, de comprendre les motifs que donnent les consommateurs de cannabis à leurs pratiques, la recherche des plaisirs devient centrale. Notons d’emblée que, même si certaines théories sur le plaisir nous ont inspirés, elles ne seront pas développées ici faute d’espace et surtout parce que le propos de l’article se veut avant tout une présentation des résultats d’une recherche empirique.

Les plaisirs et les usages récréatifs

Dans un régime prohibitionniste comme celui qui prévaut au Canada, les formes d’usages de drogues tendent à être réduites à une dichotomie entre abstinence (non-usage) et abus. Cette réduction dépasse la rhétorique juridique et marque aussi, tant au Canada, aux États-Unis ou en Europe (Albrecht, 1999 ; Quirion, 2000), les recherches épidémiologiques, cliniques ou en santé publique qui se concentrent davantage sur l’usage abusif et pathologique, ignorant ou effleurant à peine l’usage non abusif. Pour reprendre les propos de Nicolas Carrier et Bastien Quirion (2004), les modes de contrôle des usages se cristallisent autour de trois principes discursifs : la criminalisation (la consommation est un crime), la symptomatologisation (la consommation est un symptôme de pathologie biologique, psychologique ou sociale) et la périllisation (la consommation présente des risques, des périls). Pour Michel Rosenzweig (1998), « la diversité des recours aux drogues illicites est systématiquement occultée par l’unique catégorisation médico-juridique du malade/délinquant » (p. 17). Pourtant, les travaux anthropologiques et sociologiques ont abondamment mis en évidence des formes d’usage non pathologiques, liées à des rituels initiatiques ou à des traditions sociales ou culturelles (Furst, 1974 ; Dobkin de Rios, 1976 ; Schultes, 1992 ; Rosenzweig, 1998).

Substances ou pratiques récréatives ?

Pour certains auteurs, l’usage récréatif est indissociable de la substance. Ils distinguent les drogues en fonction de leurs finalités : certaines drogues seraient plus ou moins destinées à des usages récréatifs et d’autres seraient plus propices à des usages d’intégration (Ehrenberg, 1991 ; Peretti-Watel, 2005). Toutefois, si l’on se rapporte aux propos de certains consommateurs, les consommations d’un même produit peuvent tout autant avoir des fonctions récréatives qu’intégratives. Les répondants de la recherche d’Andrew Hathaway invoquent, après les motifs d’ordre « récréatifs », des motifs qui suggèrent que les consommations de cannabis peuvent également être considérées comme des « mécanismes d’adaptation » en permettant aux usagers de « se défouler », d’« être moins anxieux », de « voir le monde sous un nouveau jour » ou encore d’« oublier ses problèmes » (Hathaway, 2004). Par ailleurs, nous pouvons également nous demander si les fonctions « récréatives » et « intégratives » s’opposent.

Distinguer les produits en fonction d’une finalité qui leur serait propre revient à refuser de reconnaître les différences entre les usages. Et ceci est particulièrement bien éclairé lorsque nous prenons comme référence l’alcool qui est la drogue récréative occidentale par excellence, mais dont les consommations se situent sur un continuum entre l’abstinence et l’abus avec une importante diversité d’usages.

En 1953, Howard Becker proposait une définition de l’usage récréatif du cannabis :

« The most frequent pattern of use might be termed « recreational ». The drug is used occasionally for the pleasure the user finds in it, a relatively casual kind of behavior in comparison with that connected with the use of addicting drugs. The term “use for pleasure” is meant to emphasize the noncompulsive and casual character of the behaviour. It is also meant to eliminate from consideration here those few cases in which marihuana is used for its prestige value only, as a symbol that one is a certain kind of person, with no pleasure at all being derived from its use »[2].

1953: 235-236

Si le thème des « plaisirs » est utilisé explicitement dans sa définition, il s’agit d’une compréhension des usages récréatifs en termes d’opposition aux consommations compulsives et « habituelles », compréhension qui nous semble trop réductrice puisqu’une consommation « habituelle » peut ne pas s’opposer à une fonction récréative.

Dans son ouvrage sur les logiques propres des discours moraux sur les usages récréatifs de cannabis et d’ecstasy, Patrick Peretti-Watel (2005) tente de trouver une définition sociologique opératoire des usages récréatifs. Après avoir mentionné qu’il existe une palette d’usages situés entre les consommations récréatives et celles qui ne le sont plus, l’auteur distingue quatre attributs pour définir des premières. Ainsi, les usages récréatifs sont conventionnels (en opposition aux usages contestataires), festifs (et non utilitaristes), sociables (plutôt que solitaires) et maîtrisés (plutôt que compulsifs). Les deux premiers attributs (conventionnels et festifs) réfèrent au « pourquoi » des usages alors que les deux derniers (sociables et maîtrisés) se rapportent au « comment ». Patrick Peretti-Watel élargit ainsi la définition des usages récréatifs au-delà des profils (usages occasionnels/fréquents ; maîtrisés/compulsifs) et des motifs (plaisirs et festifs) pour y introduire la notion de contexte (social/solitaire). Toutefois, l’auteur reconnaît la difficulté de cantonner les usages en fonction d’une instrumentalisation stricte (usages récréatifs vs usages utilitaristes) ou en fixant une frontière entre différentes temporalités (temps de loisirs vs reste de l’existence), traduisant la complexité à circonscrire et à distinguer l’usage récréatif des autres usages.

Alors que les consommations récréatives de cannabis sont manifestement les plus nombreuses parmi les usages, les réalités auxquelles celles-ci renvoient sont complexes à circonscrire. Jusqu’ici, nous n’avons que peu de référence à la recherche des plaisirs lorsqu’il s’agit d’aborder les usages de cannabis alors que, comme nous allons le voir, la quête des plaisirs est très présente dans les discours des usagers de cannabis lorsqu’ils parlent de leurs motifs.

Plaisirs et consommations de cannabis

Il est reconnu, dans le sens commun, que les plaisirs sont indissociables des consommations d’alcool comme phénomènes sociaux puisque celles-ci renvoient à certaines formes de sociabilités et d’activités festives et de détente (Demers, 1995). Toutefois, lorsque ces consommations concernent les psychotropes catégorisés populairement sous le terme « drogues », nous avons observé que les plaisirs n’apparaissent que rarement dans les discours scientifiques.

Pat O’Malley et Marianna Valverde (2004) notent ce même silence autour des plaisirs recherchés à travers les consommations d’alcool ou de drogues dans les « discours officiels ». Ils constatent :

« (…) problematic activities are managed and discussed in ways that deny or silence the voluntary and reasonable seeking of enjoyment as warrantable motives. Governmental discourses about drugs and alcohol, in particular, tend to remain silent about pleasure as a motive for consumption, and raise instead visions of consumption characterized by compulsion, pain and pathology »[3].

2004: 26

Pourtant, lorsque les chercheurs se penchent sur les motifs de consommation des usagers, la recherche de plaisirs est constamment évoquée. Pour les consommateurs expérimentés (ayant consommé au moins à 25 reprises au moment de l’étude), interrogés par Andrew Hathaway (2004), les finalités des consommations de cannabis sont avant tout récréatives. Lorsqu’ils sont interrogés sur les motifs de leurs consommations, ce sont les effets positifs qui sont mis de l’avant. Selon les résultats de l’étude, les consommateurs sont capables de comparer les bénéfices de leurs consommations par rapport aux désavantages et les décisions de poursuivre sont prises en fonction du principe de « choix rationnel » :

« (…) Les cinq principales raisons [des consommations], par ordre d’importance, sont “relaxer” (89 %), “se sentir bien” (81 %), “apprécier la musique, le cinéma ou la télé” (72 %), “un remède contre l’ennui” (64 %) et “être inspiré(e)” (60 %) ».

Hathaway, 2004

Et s’ils reconnaissent la présence d’effets plus ambigus ou négatifs, lorsqu’il s’agit de classer les effets courants du cannabis, les usagers les citent bien après les effets positifs tels que les sensations de détente ou de bien-être (Hathaway, 2004).

Alors que dans l’étude de Howard Becker (1963), le plaisir s’acquérait à l’expérience renouvelée – les usagers n’éprouvant en général aucun effet lors de leurs premières tentatives de consommations, une étude plus récente reprenant le modèle de Becker montre que les sensations de plaisir sont présentes dès la première expérience (Hirsch et al., 1998 : 32). Outre le développement de techniques destinées à accroître le dosage pouvant être administré en une seule prise ou l’éventuelle augmentation du taux de THC[4], les auteurs proposent que les changements « d’attitudes culturelles » à l’égard du cannabis pourraient rendre le contexte des premières expériences moins stressant ou « anxiogène » puisque les pratiques sont moins souvent clandestines.

Le plaisir peut également être considéré comme dérivant des propriétés de la substance. En ce qui concerne les données sur les effets propres aux propriétés pharmacologiques du cannabis, Mohamed Ben Amar (2004) distingue les effets centraux et des effets périphériques. Pour ce qui est des effets centraux, l’auteur envisage deux phases dont la première est caractérisée par de l’euphorie et une série d’effets associés tels que :

« (…) la sensation de bien-être et de satisfaction, l’impression de calme et de relaxation, la loquacité, la gaieté allant jusqu’à l’hilarité, l’insouciance, la sociabilité, l’augmentation de la confiance en soi, l’altération de la perception du temps, de l’espace et de l’image de soi, l’accentuation des perceptions sensorielles et les pensées magiques (impression erronée de pouvoir s’acquitter plus facilement d’une tâche ou d’une responsabilité) ».

Ben Amar, 2004 : 1

Par ailleurs, les plaisirs associés aux consommations de cannabis peuvent être indépendants des propriétés de la substance, des motivations ou des contextes. Sophie Le Garrec (2002) fait ressortir différentes formes que peuvent prendre les plaisirs selon les consommateurs : certains tirent leurs plaisirs de l’image qu’ils véhiculent en tant que fumeurs de cannabis plus que de la consommation du produit lui-même ; d’autres recherchent explicitement le déplaisir afin de ressentir un contre-plaisir post-consommatoire dans leur quotidien ; enfin, pour d’autres, le plaisir est une utopie et ils persistent dans la consommation en espérant qu’il se manifeste. Sophie Le Garrec (2002) note également que, lors des premières tentatives, le plaisir réside pour plusieurs consommateurs dans le simple fait d’avoir essayé le produit. Le rapport aux plaisirs dans la consommation semble aller au-delà de l’usage lui-même.

À côté des distinctions d’usages, nous constatons donc, à travers les discours des consommateurs, qu’une diversité de plaisirs peut être recherchée et ressentie à travers la consommation de cannabis. Ces différences se retrouvent dans les distinctions entre les usages « novices » ou plus « expérimentés », dans les motifs des consommations eux-mêmes, dans les perceptions des consommateurs vis-à-vis des effets ou encore dans les contextes plus ou moins « festifs ». Ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est la présence constante de la référence aux plaisirs lorsque les consommateurs parlent de leurs pratiques.

Les recherches de plaisirs, quelles que soient les manières dont ceux-ci sont définis, sont au coeur des motifs de consommation lorsque les études s’attardent à saisir le sens que donnent les consommateurs à leurs pratiques. On pourrait donc s’attendre à ce que cette revendication se retrouve également dans les débats entourant la remise en question du statut juridique du cannabis. C’est ce que nous avons cherché à savoir en analysant les témoignages du Comité Nolin.

Méthode

Choix et description du matériau

Le 6 septembre 2002, le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites (également appelé le Comité Nolin du nom de son président, le sénateur Pierre-Claude Nolin), déposait un imposant rapport de plus de 700 pages, lequel concrétise plusieurs années de travail autour d’un éventuel changement du régime politique du Canada envers les drogues illicites. Ce rapport s’appuie tant sur des rapports scientifiques que sur l’audition de témoins tels que des citoyens désirant s’exprimer sur le sujet, des membres de la communauté universitaire de différents horizons disciplinaires ou encore des porte-parole d’associations ou d’institutions concernées à divers titres par la question[5]. Au total, ce sont 218 témoins qui ont été entendus tout au long des deux années de travail du comité. La presque totalité des auditions a été retranscrite et publiée. Nous avions donc un matériau intéressant pour notre analyse puisque l’espace ouvert des débats et des contestations constitué par le comité permettait de retrouver une variété et une diversité de points de vue représentatifs de l’ensemble des revendications et argumentations.

Notre analyse du discours s’est effectuée sur l’ensemble des 123 témoignages retranscrits[6] au cours de 26 journées différentes. La différence entre ces 123 témoignages et les 218 témoins provient d’une part du fait que les audiences publiques où s’est exprimée la majorité des témoins « à titre personnel » n’ont pas été retranscrites et d’autre part parce que certains témoins ont été entendus à deux reprises. Les consultations se sont étalées entre le 16 octobre 2000 et le 10 juin 2002. Elles ont eu lieu dans plusieurs villes du Canada : Ottawa, Vancouver, Regina, Richmond, Montréal, Mount Pearl, Windsor et Moncton.

Démarche d’analyse

La démarche d’analyse s’est effectuée en trois temps. Tout d’abord, nous avons recherché dans l’ensemble des témoignages, les occurrences du terme « plaisir ». Nous avons, au départ, recensé 96 occurrences. Toutefois, à la suite de nos premières lectures, nous nous sommes aperçus que de nombreuses occurrences concernaient tout simplement des formules de politesse. Les « il me fait plaisir d’accueillir », « c’est un plaisir pour moi d’être ici », « il me fera plaisir de vous faire parvenir… » sont nombreux. À la suite d’un tri pour éliminer ces discours, 38 occurrences du terme « plaisir » ont été retenues. À ce stade, une première constatation s’impose. Parler des consommations de cannabis ou en entendre parler procure un plaisir certain à de nombreuses personnes. Nous avons ensuite élargi notre recherche en y intégrant dix synonymes ou termes avoisinants[7] qui pouvaient avoir été utilisés pour évoquer les plaisirs. Nous avons retrouvé, au total, 88 passages évoquant les plaisirs, dont trois concernaient d’autres psychotropes que le cannabis.

À partir de cette première démarche, nous nous sommes servis du matériau récolté afin d’analyser le sens des termes reliés au(x) « plaisir(s) » lorsque ceux-ci sont employés par les témoins.

Pour en revenir à la démarche d’analyse, celle-ci a été intentionnellement inductive. Nous avons recherché, lors des premières lectures du matériau, une esquisse de catégorisation des discours pour en arriver ensuite à les organiser en fonction des dimensions abordées. Nous avons ainsi dégagé trois « lieux » de plaisirs : les plaisirs sont dans les motifs, les plaisirs sont dans la substance et les plaisirs sont dans les contextes. Enfin, suite à cette catégorisation, nous avons effectué une analyse au sein des catégories elles-mêmes.

Analyse

Les plaisirs sont dans les motifs

Comme nous l’avons remarqué antérieurement, lorsque les discours analysés relatent les expériences des consommateurs, la recherche des plaisirs est au coeur des motifs de la consommation. Toutefois, très peu de témoins de notre étude font référence à cette dimension. L’un des témoignages entendus lors de la commission rapporte les résultats de la recherche sur les motivations d’usagers expérimentés de cannabis que nous avons citée plus haut (Hathaway, 2004). Le témoin rapporte : « Je voudrais tirer quelques conclusions et formuler certaines recommandations à partir de ces données. Comme il fallait s’y attendre, les principaux motifs invoqués pour justifier la consommation de cannabis tendent à faire valoir le plaisir récréatif, la relaxation et l’amélioration des activités de loisir » (F2T3[8]). Sans se baser sur des travaux de recherche, un autre témoignage mentionne également la recherche des plaisirs parmi d’autres motifs expliquant les usages : « J’ai entendu ce témoignage peut-être une centaine de fois de personnes qui me disaient : Ah ! Moi, je fume du pot mais je ne touche à rien d’autre parce que j’aime la sensation, justement, de relaxation et de détente qui vient avec » (F18T78).

Enfin, un témoin s’exprime sur les motifs : « Pour finir, j’ai entendu toutes sortes de commentaires ici au sujet de la dépendance et de l’utilisation de la marijuana à des fins thérapeutiques. Les gens ont toutes sortes de problèmes dans leur vie, et pourtant la plupart des fumeurs de marijuana que je connais en prennent pour célébrer. Pour nous, c’est une expérience positive. Je n’ai aucune raison médicale de prendre de la marijuana, à part le fait que ça m’aide à me détendre et à me sentir heureux. Les gens consomment de la marijuana pour célébrer, pour jouir de la vie, pour améliorer leur vie » (F10T18).

Alors que les études conduites auprès des consommateurs de cannabis mentionnent clairement la recherche des plaisirs comme motif de leurs consommations de cannabis, très peu de témoignages mentionnent ce fait. Et lorsque c’est le cas, ces propos proviennent des usagers eux-mêmes. Il semble donc qu’il soit difficile de parler de ces quêtes de plaisirs en dehors des discours des consommateurs relatant les expériences elles-mêmes. Comme si à l’extérieur des pratiques, il est impossible d’envisager des motifs positifs désintéressés aux consommations de cannabis.

Par ailleurs, nous avons retrouvé, au sein de ces discours, plusieurs références qui soulignent le caractère « normal » des consommations dirigées vers la recherche des plaisirs en relevant soit qu’un nombre important d’usagers consomme dans ce but, soit en s’indignant que ce même nombre important de consommateurs qui recherchent des plaisirs à travers des usages de cannabis sont criminalisés : « D’après les derniers chiffres, 1,5 million de Canadiens utilisent le cannabis pour leur plaisir et environ 400 000 personnes l’utilisent à des fins thérapeutiques » (F4T1) ; « Je prends la parole aujourd’hui au nom des millions de consommateurs canadiens de cannabis qui sont las d’être pourchassés, poursuivis et qualifiés de criminels parce qu’ils consomment pour le plaisir une herbe légèrement euphorisante » (F16T3). Il s’agit ici de présenter la recherche des plaisirs à travers la consommation de cannabis comme une pratique « courante » dans la population générale, ce qui la légitimerait.

Enfin, un autre témoin, abordant la question de la dépendance, relève que le motif de la consommation de cannabis peut être identique à celui qui sous-tend d’autres pratiques divertissantes, moins stigmatisées : « S’il est vrai que l’accoutumance au cannabis peut se produire, elle n’est pas plus répandue, ni plus dangereuse que l’accoutumance au jeu, à la sexualité, à la nourriture, à l’informatique, et cetera. La liste est interminable. Si l’on utilise une définition raisonnable, force est d’affirmer que le cannabis est une drogue qui n’entraîne pas plus d’accoutumance que les 100 différents types de distractions auxquelles s’adonnent les gens dans leur vie et qui peuvent parfois devenir dangereux » (F1T1).

Que ce soit à l’aide de données épidémiologiques ou encore en se basant sur les propos des consommateurs, dans ces discours, les plaisirs sont au centre des motifs de la consommation de cannabis. Les témoignages tentent soit d’expliquer le recours à la consommation de cannabis dans le but d’atteindre des plaisirs, soit de légitimer la consommation de cannabis ou la recherche de plaisirs en les associant à la « normalité ».

Les plaisirs sont dans la substance

Plusieurs discours évoquent la recherche des plaisirs comme la cause implicite ou explicite de deux autres phénomènes : la théorie de la dépendance et la théorie de l’escalade. En effet, la recherche des plaisirs est une pratique à laquelle on peut « s’accrocher » ou encore qui peut, par un manque de limite du (jeune) consommateur, l’amener à des excès ou à l’expérimentation d’autres drogues : « On l’entraîne, d’une manière ou d’une autre, à avoir du plaisir. On lui donne de la dope pendant quelques jours et, éventuellement, elle reste accrochée. Ça, c’est s’il y a quelqu’un qui l’accroche » (F18T78) ; « Au début, la drogue est très séduisante. Elle procure du plaisir. Les jeunes n’ont pas tendance à se fixer des limites, et leur consommation tombe rapidement dans l’excès » (F16T456) ; « Si d’un seul coup votre vendeur commence à vendre du crack et si vous allez le voir et que ce jour-là vous voulez vous relaxer, vous faire plaisir ou passer un bon moment, vous déciderez peut-être d’essayer le crack » (F5T67).

Dans ces discours, la recherche des plaisirs à travers la consommation de cannabis a une nature intrinsèquement dangereuse. La consommation de cannabis devient, par les plaisirs qu’elle engendre, un facteur de risque dans l’étiologie de la dépendance ou un facteur explicatif de la théorie de l’escalade.

Lorsqu’il s’agit de décrire plus précisément les effets de la consommation de cannabis, les plaisirs sont évoqués à plusieurs reprises. Qu’il s’agisse de déterminer précisément les mécanismes du système nerveux central ou de décrire les effets physiques provoqués par la substance, les discours peuvent s’organiser autour des plaisirs qui seraient ressentis par les consommateurs et servir pour expliquer la consommation : « Nous avons dans le crâne un mécanisme que, faute d’une meilleure expression, j’appellerai “le système refaites-le”. Le cerveau est programmé pour faire certaines choses qui sont bonnes pour le corps ou pour l’espèce, comme manger, boire et avoir des relations sexuelles. On veut répéter ces actions. Le cerveau fait que vous voulez répéter cette activité. On l’appelle parfois “un centre de plaisir”, en fait, parce que l’expérience subjective de cette partie active du cerveau est euphorisante » (F19T3). On tente de localiser précisément la provenance des plaisirs : « (Q) Quel est ce centre des stimulus ? (R) Ce centre se retrouve dans la partie supérieure du bulbe rachidien. (Q) Et en quoi consistent ces stimulus ? (R) C’est le centre où sont censées se produire les réactions à des choses qui nous donnent du plaisir, telles que certaines drogues et certaines activités » (F4T3). Hormis ces considérations sur la localisation des plaisirs, d’autres discours concernent la description des manifestations physiques des plaisirs associées à la consommation : « Une faible dose produit généralement les effets qui font que les gens prennent plaisir à fumer de la marijuana. Il s’agit d’une euphorie douce, de détente, de sociabilité accrue et d’une baisse non spécifique de l’anxiété » (F4T4).

Nous avons également retrouvé, à travers les discours autour des plaisirs, deux références au caractère éphémère des plaisirs procurés par la consommation. D’une part, il s’agit d’évoquer le caractère évanescent des plaisirs lorsque ceux-ci sont recherchés à travers la consommation de cannabis : « le plaisir s’estompe avec le temps et les études rapportent que la grande majorité des utilisateurs de cannabis ne consomment que pendant une courte période » (F11T2). D’autre part, il s’agit de discours rapportant le caractère « temporaire » de la consommation dans les trajectoires de vie lorsque les motivations sont de l’ordre de la recherche de plaisirs : « Nous avons appris qu’au Canada les personnes qui consomment du cannabis pour le plaisir sont des consommateurs temporaires et occasionnels » (F14T4). Dans les deux cas, il s’agit de mentionner que les consommateurs qui recherchent leurs plaisirs à travers l’usage de cannabis ne persévèrent pas dans cette voie. Implicitement, il semble que la méthode utilisée pour rechercher des plaisirs ne soit pas efficace ou suffisante, du moins à long terme.

En résumé, nous sommes ici en présence de discours à travers lesquels les témoins tentent de saisir « l’être » des plaisirs. Et ceux-ci se trouvent dans la substance elle-même. Dans certains discours, les personnes considèrent les plaisirs comme étant dangereux de par leur nature même, elles en exposent les propriétés pharmacologiques et tentent de les décrire à travers les effets de la substance, ou encore attribuent un caractère éphémère aux plaisirs recherchés.

Les plaisirs sont dans les contextes

Enfin, notre typologie a fait apparaître les discours qui, parlant des plaisirs, les situent dans les contextes : « La culture populaire et les médias font voir aux jeunes que “se geler” est ce que font ceux qui ont du plaisir et qui font la fête » (F17T9) ; « C’est aussi un style de vie où la consommation, le plaisir, la drogue et la conduite à haute vitesse vont tous ensemble. C’est très intéressant pour un jeune qui cherche des sensations fortes d’avoir l’alcool, la drogue et les petits délits » (F12T2).

À côté de cette dimension contextuelle du plaisir recherché pour lui-même à travers des discours qui, implicitement, préconisent la retenue, nous trouvons un discours de contestation de la criminalisation d’une activité ludique : « Je ne voudrais pas non plus que vous vous fassiez arrêter pour cela. Je ne voudrais pas qu’on vous retire vos privilèges de citoyen ou qu’on vous empêche de faire une carrière. Je voudrais plutôt que vous restiez en santé et que vous puissiez continuer à vous adonner par plaisir à cette activité en toute sécurité. Et je demanderais à mon gouvernement de faire en sorte que les conditions vous le permettent » (F6T1).

La recherche des plaisirs est ici évoquée en lien avec le contexte de la consommation. Ce dernier est abordé soit pour contester la criminalisation d’une activité ludique, soit pour indiquer, implicitement, que les contextes dans lesquels les jeunes évoluent incitent ou impliquent des conduites problématiques. D’une part, le contexte prohibitionniste remet en question le caractère « sécuritaire » d’une poursuite de plaisirs à travers la consommation de cannabis. D’autre part, l’environnement social dicte une certaine recherche de plaisirs à travers la fête et les sensations fortes et cette recherche aboutit à la consommation de cannabis.

Conclusion

Les plaisirs sont utilisés, dans les discours que nous avons étudiés, avec parcimonie. Seules 85 occurrences du terme ou de ses synonymes ont été relevées. Dans le cadre des débats devant le Comité Nolin, les discours évoquant les recherches de plaisirs à travers les usages de cannabis sont donc négligés – et souvent présentés comme négligeables – par rapport à d’autres considérations telles que les dimensions médicale, évoquée 652 fois[9], ou économique, évoquée 480 fois[10].

À travers l’étude de ces discours, nous avons retrouvé trois « dimensions » à travers lesquelles s’expriment les plaisirs : les plaisirs sont évoqués lorsque les témoins abordent la question des motifs de la consommation, lorsqu’ils parlent de la substance ou encore lorsqu’ils décrivent les contextes de consommations. Ce sont sensiblement les mêmes considérations que nous avons retrouvées dans les travaux des chercheurs qui se penchent sur le cannabis et ses usages. Toutefois, alors que les références aux motifs ou aux contextes comme dimensions des plaisirs sont assez importantes dans ces travaux par rapport aux considérations liées à la substance, les plaisirs liés à la nature de la substance génèrent plus de discours dans les témoignages du Comité Nolin, tendant à faire ressentir la dimension « risquée » des usages ou le caractère « évanescent » des plaisirs recherchés à travers ces usages.

Pour Pat O’Malley et Marianna Valverde (2004) qui, comme nous l’avons mentionné précédemment, constatent également ce relatif silence entourant les plaisirs dans les documents officiels abordant les consommations de drogues et d’alcool, il s’agit du résultat d’une construction stratégique entourant la conception de la liberté dans les sociétés libérales. En effet, si les plaisirs sont au coeur de la constitution libérale des sujets poursuivant inlassablement leur bien-être à travers des calculs rationnels, la question des plaisirs légitimes auxquels peuvent prétendre ces individus est délicate. Il faut d’une part, en effet, que les individus s’identifient aux buts que le gouvernement cherche à atteindre afin que les plaisirs puissent s’aligner en conséquence et, d’autre part, il faut que ces plaisirs soient dissociés des finalités que le gouvernement considère comme « problématiques ». Le plaisir ne peut être trouvé que dans les activités qui s’accordent avec les exigences envers le « sujet libéral » telles que la responsabilité, la rationalité, la modération ou encore l’indépendance (O’Malley et Valverde, 2004).

Dans les témoignages que nous avons analysés, la notion de plaisir demeure pensée en lien avec la consommation de cannabis et non, plus globalement, dans une perspective de « rapport aux plaisirs ». Les raisons de ces difficultés à parler des plaisirs dans une perspective plus large peuvent, d’après nous, s’expliquer d’une part par la difficulté de saisir cette notion. D’autre part, tout comme le suggèrent Pat O’Malley et Marianna Valverde (2004), la recherche de plaisirs à travers la consommation de cannabis n’est pas socialement légitime et ne peut donc pas être « verbalisée » en tant que telle.