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La réfutation des définitions du courage avancées dans le Lachès peut susciter chez le lecteur un sentiment de pitié à l’égard des interlocuteurs de Socrate dans la mesure où leurs propos ne paraissent pas entièrement dénués de fondement — comment en effet nier le lien du courage avec l’affrontement, ou le concéder sans réserve aux bêtes ? Telle a pu être l’impression d’Aristote ; il n’a certes pas rédigé ses deux traitements du courage[1] dans le but de réhabiliter Lachès et Nicias, mais quelques caractéristiques attribuées à cette vertu dans les éthiques indiquent qu’il prend au sérieux une partie des idées émises par les généraux, et par Socrate, bien entendu. Nous nous efforcerons, dans cette étude, de déterminer en quoi certains thèmes aristotéliciens constituent des répliques ou des objections qui, replacées dans le dialogue de Platon, permettraient de dénouer l’impasse, ou du moins d’orienter la discussion de manière à augmenter ses chances de réussite. Suivant l’ordre de progression du Lachès, nous examinerons d’abord le domaine du courage, le rôle qu’y jouent l’expertise, le caractère des bêtes et la distinction non-vertu/vice[2].

I.

Sitôt la première définition du courage émise — accepter de rester dans le rang et de repousser l’ennemi, 190e —, Socrate s’empresse de préciser qu’il recherche « ce qu’il y a d’identique en toutes les variétés de courage » (191e). Il explique à Lachès que l’exemple qu’il vient de citer ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble des cas manifestant cette vertu ; Socrate s’informe, auprès de son interlocuteur, de ce qu’il y a de semblable chez ceux qui sont courageux non seulement dans la pratique guerrière, mais face aux périls de la mer, à la maladie, à la pauvreté, à la vie publique, et encore chez ceux qui combattent les peines, les craintes, de même que les désirs et les plaisirs (191d). Avant d’établir tout rapport externe au Lachès, notons qu’une telle énumération contraste avec la réserve précédemment exprimée par Socrate lui-même : l’examen, dit-il en 190c-d, sera facilité s’il porte non sur la vertu entière, mais sur l’une de ses parties, celle que vise l’étude du combat en armes (dont il a été question au début du dialogue, 181e-184c). Lachès, en regard de cette intervention, est légitimé de caractériser le courage comme une vertu militaire, et c’est plutôt le raisonnement proposé par Socrate en 191d-e qui semble déplacé. Assignant au courage un champ aussi vaste, incluant des phénomènes psychiques, il l’assimile d’emblée avec une attitude morale autre que la vertu, nommément l’enkrateia. Or lutter contre des plaisirs ou des désirs et les maîtriser, considérant la doctrine socratique de la vertu-science (et la psychologie morale qu’elle implique[3]), constitue une attitude inutile et par suite inférieure à la vertu. L’introduction des désirs et des plaisirs parmi les circonstances du courage énumérées par Socrate peut donc être questionnée (l’argument concerne aussi les craintes et les peines). Ici l’erreur de Lachès consiste non à ignorer les vues de Socrate, mais à accepter sans examen sa proposition, ratant du coup l’occasion d’appliquer la réserve et de spécifier le propre du courage.

L’affaire n’a pas échappé au Stagirite qui nie que l’individu courageux s’illustre en combattant des sentiments ou des affections[4] ; la lutte intrapsychique caractérise aussi selon lui l’enkrateia, un pis-aller de la vertu morale (1128b34-35, 1145b1). Ainsi le courageux affronte l’effrayant, les choses redoutables, les dangers (τὰ φοβερὰ, 1115a24-25, 1228b10). Le premier souci d’Aristote, dans les deux éthiques, est de préciser le contexte objectif du courage, en prenant appui sur ce que fait l’agent. C’est vraisemblablement ce à quoi Socrate invitait Lachès avec son énumération : dans la majorité des cas nommés, le courageux est dit combattre (μάχομαι[5]) un certain péril. Il s’agissait d’abord de noter cette régularité afin de satisfaire au principe d’universalité de la définition ; le trait commun identifié, on peut ensuite passer à l’examen de l’objet de l’affrontement. Nous avons souligné que les « périls » d’ordre psychologique — les « ennemis » internes à l’âme, tels les peines, les craintes, les désirs et les plaisirs — sont à écarter selon la perspective même de Socrate ; reste maintenant à savoir si les périls physiques, qui se rencontrent sur mer, dans la maladie, la pauvreté, la vie publique, sans oublier la guerre, conviennent davantage. Lachès, pour sa part, admet les deux types de périls comme circonstances du courage, et ce faisant se complique la tâche. Sa définition, devant en effet expliquer l’ensemble de ces cas, péchera inévitablement par excès de généralité. C’est d’ailleurs ce que reproche Socrate à sa deuxième caractérisation : « […] ce n’est pas en vérité toute fermeté d’âme qui […] est à tes yeux du courage[6] ! » Ayant pris les énumérations de 191d-e et 192b au premier degré, le militaire manque la perche tendue par Socrate, qui insistait sur l’aspect de combat et visait possiblement un type de danger particulier. Sous le rapport du contenu, la deuxième définition représente une régression : elle évacue l’affrontement et le péril, alors que la première mettait ces éléments en lumière, quoique de façon insatisfaisante — c’est-à-dire trop particulière, dans la mesure où repousser et garder le rang constituent deux manières singulières de combattre, et l’ennemi, un danger très précis. Lachès, avec sa deuxième définition, répond certes à l’encouragement de Socrate à l’universalité[7], qui dit vouloir savoir ce qu’il y a d’identique dans toutes les variétés de courage (191e) ; toutefois le répondant jette le bébé avec l’eau du bain. L’objectif aurait été atteint par la globalisation de sa première définition, qu’il n’était pas nécessaire d’abandonner complètement, l’exemple constituant somme toute un point de départ adéquat. C’est donc moins Socrate qui induit Lachès en erreur que ce dernier qui, ne maîtrisant pas le procédé de généralisation, rejette des éléments de définition pertinents et universalise à outrance.

Il appert des propos de Socrate que la capacité identique dans tous les cas de courage énumérés consiste à affronter un péril, le tout étant de cerner quel type exactement, pari relevé par Aristote dans les éthiques. Il exclut, conformément à sa conception de la vertu (à l’image de ce qu’en principe fait Socrate), les périls de nature psychologique en tant que contexte du courage, mais ne s’en réserve pas moins la possibilité de parler du courage dans différents sens. Il explique que c’est par métaphore (κατὰ μεταφοράν, 1115a15) que certains parlent du courage dans le cadre de situations comme la pauvreté, la maladie, la mer ; ceux en effet qui se trouvent dans pareilles circonstances ressemblent au courageux. Certes Aristote fonde la ressemblance en question sur l’absence de crainte plutôt que sur l’affrontement, n’empêche qu’il parvient à rendre compte de la multitude de contextes redoutables rapportés par Socrate, tout en préservant au « vrai » courage une spécificité. Abstraction faite de cette nuance pour le moment, il se dégage un péril physique auquel on fait face à la guerre, sur mer, dans la maladie, la pauvreté et la vie publique : la mort. L’énumération du Lachès pointe le suprême redoutable pour l’être humain (et les souffrances associées), que le courageux affronte ; cette conception d’ailleurs n’est pas étrangère à Socrate, qui affirme s’être comporté de telle façon dans l’Apologie. Décrivant aux Athéniens son valeureux combat pour la justice (32a), Socrate rappelle que lors du procès des Arginuses, seul des prytanes il s’est opposé à une procédure illégale[8] en votant contre la proposition, faisant par cela face au péril, nommément celui de la prison et la mort (32c ; on l’a aussi menacé de poursuite et d’arrestation, 32b), et que ne cédant pas il avait mis sa vie en danger. Aristote donc reprend le péril suggéré par l’inventaire de 191d-e, à la différence qu’il le précise encore davantage, de manière à identifier le domaine par excellence du courage. Il ajoute en effet deux conditions au danger face auquel le courageux au sens fondamental du terme se révèle : quand le combat est de la partie, ou lorsqu’il est beau de mourir (1115b4-5), entendu que le courage est une belle chose (postulat de la morale grecque admis par Lachès et Socrate en 192c, d, 193d, affirmé par Aristote en 1115b21). Cette addition restreint le domaine propre du courage à la belle mort, consécutive aux dangers les plus grands et les plus beaux, ceux de la guerre — dans l’EN du moins (1115a30-35). Les passages mentionnés montrent comment l’ouverture du traitement nicomachéen du courage se situe dans le prolongement de la première définition de Lachès — en ce que pour Aristote, le courage, absolument parlant, relève de la sphère militaire —, mais plus encore dans la continuation de ce qui s’y trouve en germe et de « l’identique » présent dans chaque exemple donné par Socrate, l’affrontement du péril, plus exactement celui de mort. Il ne s’agit pas ici de nier les innovations d’Aristote (la principale étant la distinction des types de courage en regard de l’espèce de danger impliquée), ni de reprocher à Lachès de ne pas répondre comme un aristotélicien, non plus que de mettre dans la bouche de Socrate des propos qu’il n’a pas tenus, simplement de souligner les parallèles qui existent entre les passages de deux textes, qui semblent s’opposer, lorsque l’on considère uniquement les méthodes utilisées et contraste l’induction de Socrate avec la spécification progressive déployée par Aristote.

Si nous avons précisé « dans l’EN » c’est que l’EE ne distingue pas entre courage par métaphore et courage au sens fondamental du terme ; le propos d’Aristote y demeure à un niveau de généralité qui englobe les deux. Sa description du redoutable qu’affronte le courageux est plus abstraite : il retient la mort, mais pas d’emblée la belle mort, celle que l’on rencontre à la guerre, soutenant que le courageux a affaire aux périls causant une peine destructrice (1229b13-15). Comme une foule de choses peuvent engendrer pareille peine, Aristote limite les possibilités en posant que le courageux n’affronte les choses destructrices qu’à condition qu’elles soient belles (1229a8-9). Tels sont bien sûr les dangers de la guerre, et vraisemblablement un autre type nommé dans le Lachès, les périls inhérents à la vie publique. Si la réserve de beauté suffit à écarter du domaine du courage la mort que l’on trouve en naviguant sur mer et dans les maladies (comme elle le fait dans l’EN, reléguant ces contextes au courage par ressemblance), en revanche cette réserve laisse subsister la mort qui a pour théâtre la politique. L’EN ignore ce cas de figure : identifiant les plus beaux dangers à ceux de la guerre (1115a30) et ajoutant la condition de combat (ἀλκὴ, 1115b4), elle évacue en quelque sorte la pertinence de la question, la guerre dont il s’agit paraissant avant tout militaire. Or l’EE s’en tenant à la condition de beau sans nommer la guerre, inclut des affrontements de toutes sortes, y compris idéologiques, où la vie est menacée — rappelons le péril mortel couru par Socrate dans le cadre de son combat pour la justice (ou contre l’injustice[9]). L’EN, dont le propos reste concret, met en valeur le courage qui sied au guerrier, et l’EE, soucieuse d’une certaine généralité[10], concède par ailleurs le courage au philosophe — aucun des deux aspects n’excluant l’autre. Aristote, dans ses délimitations du domaine du courage, rend compte des exemples de 191d-e, preuve qu’il prend au sérieux l’opinion de ses prédécesseurs dont il a de bonnes raisons de croire qu’ils s’y connaissent en la matière, qu’ils soient militaire ou penseur.

II.

La discussion du second essai de définition de Lachès comporte aussi un élément récupéré dans les éthiques, le refus de considérer l’expert courageux, et d’ériger la connaissance technique au rang de vertu. Après que le général ait caractérisé le courage comme fermeté réfléchie de l’âme (καρτερία, 192d) avec l’aide de Socrate[11], ce dernier lui expose un cas où la fermeté irréfléchie est plus courageuse. Et le contre-exemple ne semble pas choisi au hasard : il s’agit d’une illustration guerrière, laquelle renvoie clairement à la première définition, indiquant l’importance de l’affrontement et du danger eu égard au courage. Socrate présente « un homme fermement décidé à se battre (μάχεσθαι), qui a tout calculé avec réflexion : la certitude qu’il a d’être secouru par d’autres, l’infériorité numérique et militaire de ceux contre qui il se bat, par rapport à ceux de son propre camp ; qui a en outre la supériorité de la position[12] […] ». Est-ce que cet individu, demande Socrate, dont la fermeté d’âme s’assortit de toutes ces réflexions et cette préparation, est plus courageux (ἀνδρειότερον) que celui qui, en face, a résolu d’être ferme ? Lachès répond par la négative, et Socrate amène trois cas supplémentaires, dont deux sont de nature militaire, où connaissance technique et infériorité en courage vont de pair, et à la suite desquels les interlocuteurs conviennent que ceux qui courent des risques en l’absence d’expertise de la matière concernée sont plus courageux. Ce bref passage (193a-c) figure les éthiques à quelques égards, et c’est pourquoi nous nous y limitons et mettons entre parenthèses le reste de la réfutation de cette seconde définition. Trois observations guideront la comparaison. La première : le dialogue entre Socrate et Lachès repose sur une donnée implicite. Quand en effet on déclare un tel plus courageux qu’un autre, il ne suffit pas de dire que la compétence diminue la vertu, encore faut-il préciser pourquoi elle le fait, sans quoi le choix de cet élément particulier reste arbitraire. Deuxième remarque : Socrate ne dit pas que l’expert n’est pas courageux, mais qu’il est moins courageux que celui dont la fermeté ne s’accompagne pas de technique (193a9, b6, c4), soulignant ainsi la possibilité pour le compétent de se rapprocher du courage. Dernier constat : l’idée est lancée que l’élément principal du courage (la fermeté, dans le cas qui nous occupe) peut bénéficier du secours d’un auxiliaire — c’est du moins ce que suggère l’emploi de la préposition μετά + génitif (193a7, b5, 9).

Aristote refuse, avec Socrate et Lachès, de tenir l’expert pour courageux, et son rejet explicite les trois réflexions ci-devant. L’expérience[13] professionnelle, dans les éthiques, constitue une forme de simili-courage ; c’est la disposition du soldat, qui par l’expérience des situations concrètes, a conscience des conditions sans péril à la guerre, et qui, apte à manier les armes et possédant les moyens pour avoir la supériorité, déploie une très grande capacité offensive et défensive, étant ainsi le plus combatif (1116b3-15). Or, poursuit Aristote, ces soldats qui affrontent le danger deviennent des lâches lorsque le péril surpasse leur prévision et qu’ils sont inférieurs en nombre et en équipement (b16-17). Il est manifeste, selon cet extrait, que le « profit » procuré par l’expertise ne tient pas au courage, mais à la suppression du danger. L’expérience enseigne au soldat que certaines situations, même à la guerre, sont sans danger, et qu’il est possible de « sécuriser » une circonstance périlleuse. Connaître les techniques de combat (en cavalerie, par exemple, 193b6), maîtriser le maniement des armes (la fronde et l’arc, 193b), savoir que l’on dispose de tout l’équipement nécessaire — ajoutons avec Socrate la certitude d’être secouru, celle de l’infériorité numérique et militaire de l’adversaire, 193a — a pour conséquence de dissoudre tout péril. Et c’est cet effet du savoir technique, de l’expertise qui amenuise la valeur de l’attitude de qui la possède. Il est clair dans l’EN que le professionnel, bien que combattant efficacement à la guerre, n’est pas vertueux, car il ne se trouve pas dans le contexte objectif du courage, où est présent le danger de mort[14] (autrement dit, se battre à la guerre ne suffit pas pour être courageux ; l’affrontement en plus doit impliquer un péril). Tributaire de la connaissance technique et d’une conscience de l’avantage (ou du désavantage de l’ennemi), la combativité de l’expert s’exerce en dehors de toute menace. Voilà pourquoi « celui dont la fermeté d’âme s’accompagne de la connaissance de l’équitation, dans un combat de cavalerie, sera inférieur en courage à celui qui est dépourvu de cette connaissance[15] ». Ainsi l’exposé nicomachéen sur l’expérience professionnelle rend compte de manière adéquate de l’accord entre Socrate et Lachès à propos de l’infériorité de l’expert[16], consensus vrai mais qui demeure sans explication dans le dialogue platonicien.

L’exposé eudémien fait la démarche à sa façon ; Aristote y précise que « ce n’est pas parce qu’ils connaissent les dangers que sont intrépides ceux qui savent monter aux mâts, mais parce qu’ils connaissent les ressources dont ils disposent dans le danger[17] ». Or connaissant les secours contre les dangers, les experts ne pensent pas qu’il y a danger ; cela peut faire d’eux des lâches, la preuve en étant que lorsqu’ils croient les secours inexistants et le danger proche, ils n’affrontent pas (1230a14-16). Comme l’EN, l’EE mise sur l’absence de danger pour expliquer le statut moindre de l’expérience face à la vertu. La saveur proprement eudémienne, outre l’insistance sur l’état subjectif de l’agent, consiste en une spécification eu égard au savoir. Aristote souligne, à l’intention de Socrate (1230a6-7), que ce n’est pas la connaissance des dangers, mais celle des secours qui est en jeu dans la compétence professionnelle et qui élimine le péril — comme si Socrate soutenait l’assimilation du courage avec le savoir technique des dangers. Certains commentateurs ont reproché au Stagirite cette attribution injuste[18] ; il est vrai, en effet, que Socrate refuse le courage aux experts (193c), et que sa thèse de la vertu-science ne réfère pas à une connaissance technique, sinon comme à un modèle. Supposant Aristote familier avec ces perspectives, comment alors comprendre le renvoi à son prédécesseur ? Ici un retour à l’EN s’impose : l’auteur y affirme que Socrate définit le courage comme une science à cause de l’expérience professionnelle (1116b4-5). Ces propos, semble-t-il, concernent d’abord la vertu-science en général, et identifient son origine : c’est l’analogie avec la technique qui porte Socrate à assimiler vertu et connaissance (théorique). Ensuite cet extrait vise le courage en tant que cas particulier de cette conception, Aristote indiquant que c’est le parallèle avec l’expertise militaire qui incite Socrate à caractériser le courage comme une science. Si donc on rapporte les lignes 1116b4-5 au Lachès, c’est moins à la deuxième définition qu’il convient de les relier — puisqu’elle illustre surtout, par sa teneur pratique, la provenance de la position de Socrate — qu’à la troisième, où Nicias, dans la foulée socratique, envisage le courage comme un savoir non technique[19] (194c et suiv.). Ainsi dans l’EN Aristote identifie la source de la position socratique, sans plus. Or dans l’EE il la questionne, déclarant qu’il en va au contraire de ce croyait Socrate quand il pensait le courage comme une science (1230a7-8). Ayant signifié son rejet de la vertu-science, Aristote critique en amont l’attitude qui la valide dans le cas singulier du courage et avec laquelle le commun[20] confond la vertu, c’est-à-dire l’expérience professionnelle. Celle-ci, prévient le Stagirite, n’est pas la connaissance technique des dangers, mais celle des secours, précision moins dirigée contre Socrate qu’envers ceux qui se méprendraient sur le mécanisme à l’oeuvre dans le simili-courage que constitue l’expérience professionnelle et qui supprime le danger. Reste à justifier la ligne 1229a15, où Aristote impute directement à Socrate une conception technicienne du courage : « […] le second est le courage militaire ; il est dû à l’expérience et au fait de connaître non pas, ainsi que l’a dit Socrate, ce qui est dangereux, mais les ressources qu’on aura dans le danger[21] ». Dans la mesure où cette phrase traduit une certaine méconnaissance du Socrate des dialogues de jeunesse dont on hésite à taxer le Stagirite, on peut arguer[22] qu’elle réfère non au Lachès, mais à la République, donc à Platon sous le nom de Socrate, puisque c’est bien ce dernier qui en 430b appelle courage la vertu à l’égard de l’opinion droite sur les choses qui sont ou ne sont pas à craindre. Sur quoi il appert que le refus eudémien de considérer la compétence comme courage va plus loin que son parallèle nicomachéen : il comporte un éclaircissement quant à la nature de l’objet de la connaissance technique impliquée (le secours plutôt que le danger) — ce qui ne l’empêche pas d’identifier l’absence de danger comme critère d’infériorité (1230a15), rejoignant lui aussi le Lachès.

Si Aristote refuse à l’individu expérimenté le statut de courageux, il faut voir qu’il ne l’exclut pas totalement du courage — ce qui nous mène à traiter de notre deuxième remarque. L’expérience professionnelle compte tout de même parmi les cinq attitudes qui, selon les deux éthiques, ressemblent au courage, et Aristote reconnaît à l’expert combativité (1116b14) et intrépidité (1230a9-10), traits utiles quand il s’agit d’affronter le danger. Ces deux concessions semblent refléter les dires de Socrate et de Lachès qui, en 193a-c, donnent à trois reprises le non-expert comme plus courageux que l’expert, signifiant par l’usage du comparatif une différence de degré et non une opposition. Le fait de ne pas dédaigner complètement l’habileté indique que si le courage ne s’y réduit pas, elle n’est pas non plus une mauvaise chose. Sans constituer une condition nécessaire du courage, l’expertise fournit à l’agent un bénéfice ; celui-ci ne réside pas dans l’élimination du danger (un tel effet se révèle plutôt un critère d’infériorité, comme nous l’avons montré ci-devant), mais dans le fait que la compétence concourt à la réussite de l’action, c’est-à-dire à la victoire lors d’un combat que de toute façon le courageux aurait entrepris. Elle est, dans cette perspective, surérogatoire : sa possession représente un atout, alors que sa privation, bien qu’elle puisse causer du tort au vertueux, ne dénature pas la vertu. C’est qu’en effet l’expérience professionnelle ne constitue pas une motivation du courage ; le courageux, même s’il la possède, ne prend pas appui sur elle pour exécuter son action. Selon Aristote, le courageux — comme tous les agents vertueux — agit en ayant en vue la beauté morale de son geste[23], et non parce que, compétent dans tel ou tel type de combat, il est assuré de l’emporter et d’avoir la vie sauve. Il n’est pas question de soutenir que la compétence rend systématiquement lâche (puisque l’expert affronte), mais de souligner qu’elle est une motivation qui fait choisir l’acte en vue d’autre chose que lui-même, ce qui l’écarte d’emblée de la vertu[24]. Ainsi, ce n’est pas parce que l’expertise se trouve hors de la vertu qu’elle se classe parmi les vices ; considérant qu’elle est moralement neutre, elle peut accompagner le courage tout autant que la lâcheté.

Aristote emploie le superlatif (ἀνδρειότατοι, 1116b14) pour signaler l’apparence de courage que revêt l’expérience professionnelle, ce qui lui permet de récupérer cette disposition et d’expliquer son aspect positif. L’empeiria, d’après lui, confère à l’agent « une très grande capacité offensive et défensive » ; cette capacité est telle que Aristote compare la situation des soldats expérimentés à un combat entre des adversaires armés face à d’autres désarmés (ou une compétition entre athlètes et simples particuliers, 1116b12-13). Ainsi la connaissance technique rend plus combatif (1116b14) et fait se battre avec intrépidité (1230a10-11), toutefois elle n’est pas courage pour autant. Jusque-là, le propos correspond au Lachès ; les éthiques s’en distinguent en franchissant une étape supplémentaire : elles affirment non seulement que les experts ne sont pas courageux (ou les plus courageux), mais aussi qu’ils deviennent, en certaines occasions, lâches (δειλοὶ, 1116b16, 1230a13). L’attitude des soldats aguerris peut rejoindre le vice par défaut associé au courage, la lâcheté ; il arrive que ces agents, en effet, fuient le danger au lieu de l’affronter. Cette défection survient lorsque les circonstances se révèlent dangereuses ; dans l’EN, Aristote affirme que les experts se sauvent lorsque le péril surpasse les prévisions (1116b17 ; ils affrontent seulement les situations qu’ils savent sans péril), et dans l’EE il écrit, conformément à la spécificité du traité, que les soldats n’affrontent pas quand ils croient n’avoir aucun secours et que donc le danger est imminent (1230a15-16). Aristote parvient, d’une part, à rendre compte de la ressemblance entre expertise et courage sur la base de la combativité ; d’autre part il marque leur différence, qui se manifeste dans les situations dangereuses. Ainsi l’expérience apparaît comme simili-vertu (car elle s’avère utile à l’affrontement) tout en rappelant aussi le vice (car l’expert adopte parfois le comportement du lâche, la fuite) ; cette dernière remarque indique que la connaissance détenue par l’expert ne constitue pas un élément définitoire du courage.

Cet élément premier, dans l’optique du Lachès, Socrate le nomme en 194a4[25] : il s’agit de la fermeté, καρτέρησις. Le courage, selon cet extrait, consiste prioritairement en cet état d’âme, et se conjugue, d’après le passage précédent, avec un autre constituant, dont on comprend au moins qu’il n’est pas la connaissance technique. Notre troisième remarque, relative à l’usage de la préposition méta en 193a-c, vise non à déterminer l’identité de cet auxiliaire dans le Lachès, mais à souligner que l’analyse nicomachéenne du courage reprend l’idée d’un soutien. Aristote en effet déclare que les courageux ont un caractère ardent, et que l’ardeur porte à faire face aux dangers (θυμὸς, 1116b25-27) ; cette affection, par l’impulsion qu’elle donne, sert d’auxiliaire aux courageux (συνεργεῖ, b30-31). Alors que dans le Lachès les compléments de méta, d’ordre cognitif[26], laissent entrevoir une connaissance comme appui du premier élément du courage, dans l’EN l’aide provient d’un constituant affectif. Cet auxiliaire[27], chez le Stagirite, a si peu à voir avec l’intellect que dans les sections le concernant[28], ceux qui en font preuve sont comparés à des bêtes. Il est expliqué, en 1116b23-25, que paraissent courageux les individus dont l’ardeur incite à se comporter comme des bêtes, fonçant sur ceux qui les ont blessés. Aristote établit ensuite une hiérarchie entre les conduites impliquant l’ardeur : il y a l’action du courageux, motivée par le beau et par l’ardeur à titre d’auxiliaire, le geste de l’ardent, causé par l’affection qui lui donne son nom, et le comportement des bêtes, mû principalement par la souffrance de concert avec l’ardeur (1116b30-35). La série indique à la fois l’utilité de l’affection dans le cadre du courage et son caractère secondaire. Le Philosophe reconnaît ainsi une part d’irrationnel — ou plus exactement de naturel, φυσικωτάτη, 1117a3 — dans la vertu, tout en affirmant qu’affronter à cause de son affection n’est pas courageux. Se comporter de telle manière donne certes une combativité voisine du courage mais ne s’y assimile pas, car le courageux a pour mobile le beau et agit de façon raisonnable (1117a6-9). L’ardeur, appropriée dans son rôle d’auxiliaire, ravale la conduite au rang de simili-courage quand elle tient lieu de motif principal, et au rang de « bestialité » quand elle seconde une autre affection (la souffrance dans le présent cas, 1117a6). Le courage nicomachéen, soutenu par l’ardeur, échappe par conséquent à l’intellectualisme tout en demeurant dans la sphère du raisonnable.

L’EE, pour sa part, envisage l’ardeur exclusivement comme un simili-courage ; Aristote, en 1229a21, répertorie la cinquième sorte qu’il attribue en général à un πάθος ἀλόγιστον, dont l’ardeur est un cas de figure (avec l’amour et la colère). Pas de nuance dans le traitement eudémien : l’ardeur, irrationnelle et naturelle (φυσικὴ, 1229a28), fait affronter les dangers à la manière de la témérité — vice par excès associé au courage — et jette l’agent hors de lui-même (ἐκστατικὸν, a25). Ce trait, ajoute Aristote, explique que les sangliers paraissent courageux, mettant de cette façon bêtes et êtres humains au même niveau, sans hiérarchiser (a25-26). En conclusion, le Stagirite se limite au monde animal et affirme que le « courage » dû à l’ardeur porte les bêtes à s’élancer au-devant des coups (1230a22-23) ; ainsi font les ardents, peut-on déduire. C’est sans doute la perspective davantage rationaliste de l’EE — en témoigne la discussion de la raison en tant que motif de l’action, 1229a et suiv. — qui justifie ce rejet du thumos hors de la vertu et la non-reconnaissance du statut d’auxiliaire que lui accorde l’EN, laquelle cherche non seulement à définir le courage, mais aussi à rendre compte du plus grand nombre de comportements possibles afin d’en déterminer le mérite moral (comme l’atteste l’ordre de classement des simili-courages). La question de l’auxiliaire posée dans le Lachès départage donc les éthiques au niveau du détail de la composition du courage, non sur le plan de l’essentiel, sur lequel elles se rejoignent, donnant toutes deux le courage comme une médiété.

III.

Ces considérations aristotéliciennes sur le thumos nous entraînent vers le troisième thème, le caractère des bêtes, traité en 196e et suiv. Avant de l’aborder, il importe de parcourir le cheminement qui y mène ; nous avons laissé Lachès et Socrate au moment où ce dernier constatait l’aporie en 194a, non sans signaler l’élément principal du courage, l’action[29] de démontrer de la fermeté — au combat, dans le cas qui nous occupe. Nicias, à son tour, est invité à formuler une définition, et s’exécute en 195a : le courage consisterait en « le savoir des choses qui méritent crainte ou confiance, aussi bien à la guerre que dans tous les autres cas » — le général ayant d’abord précisé qu’il ne s’agit pas d’un savoir technique particulier (ce n’est pas le savoir du flûtiste non plus que celui du cithariste, 194e). Cette réplique, dont le sens échappe à Lachès — qui a pourtant reconnu avec Socrate en 193c que l’expert est inférieur en courage — explique l’échec de sa tentative de réfutation. En effet, Lachès a (à son insu) tellement bien appris la leçon (selon laquelle le courage n’est pas une technique) qu’il essaie, en 195a-196b, de la refaire à Nicias, bien qu’elle ne s’applique pas à ses propos. Socrate reprend adroitement les rênes de la discussion en 196c, mettant la définition du général à l’épreuve en soulignant qu’elle refuse le courage aux animaux. De deux choses l’une — et Socrate spécifie qu’il ne plaisante pas (196e) : ou on ne peut attribuer de courage à la laie de Krommyon, ni à aucune autre bête fauve, ou on est obligé de reconnaître que pareille bête — de même que les lion, léopard et sanglier — détiennent un savoir que peu d’êtres humains possèdent (et, dans ce dernier cas, de placer à égalité, eu égard au courage naturel, tous les animaux, lion et cerf, léopard et singe). Lachès, auquel Socrate s’est associé pour mener son examen (196c), énonce à nouveau le dilemme en ces termes : soit Nicias prétend que « toutes ces bêtes fauves, que tout le monde s’accorde à dire courageuses, possèdent un savoir supérieur au nôtre », soit il ose s’opposer, seul, à tout le monde, et ne les appelle pas courageuses (197a). Cette formulation additionnelle mérite quelques remarques. Premièrement Lachès introduit un critère d’autorité discutable, le fameux « tout le monde » (πάντες, 197a3-4), alors que la question de Socrate ne comportait rien de tel. Au contraire, il se trouve chez Socrate — du moins concernant les règles de conduite — un certain mépris de l’opinion de la multitude en faveur du meilleur jugement, celui de l’expert[30] (moral). Si Lachès, en sa qualité de militaire, s’y connaît techniquement en matière d’affrontement, il en va autrement eu égard à son savoir théorique du courage ; son incapacité à défendre sa seconde définition reflète cette limite, ce qui possiblement explique son recours au grand nombre dans sa reprise des propos de Socrate. Deuxièmement, le stratège s’appuie sur le langage courant pour confondre Nicias, tandis que le penseur prend directement l’interlocuteur à partie, et parle d’attribuer le courage et du fait de convenir (de donner son assentiment, en quelque sorte, 196e4). Malgré ces deux maladresses dénaturant les paroles de Socrate, la seconde partie de l’alternative de Lachès contient des éléments propres au courage : l’action d’oser, et surtout celle de s’opposer, et l’indication qu’on fait preuve de courage de manière individuelle. Rappelons en effet que l’action principale du courageux, celle de combattre (voir 191a-d, ou celle d’affronter, selon les éthiques), constitue une manière particulière de s’opposer, et que s’élever seul contre la multitude est une autre sorte de lutte qui se mène parfois au péril de la vie (voir les passages cités de l’Apologie et de l’EE) — même dans le cadre d’une bataille au sein d’une armée, le courage reste l’affaire de chaque soldat.

Cela dit, Nicias répond à ses deux interlocuteurs en s’adressant à Lachès (197a6-c1) ; puisque la seconde option avancée par Socrate (la première par Lachès) est insensée, Nicias défend la première. Il n’appelle pour sa part aucune bête « courageuse » (197a6), sans pour autant renoncer à expliquer leur comportement, ni à rendre compte de l’appellation populaire. Il procède pour ce faire à des distinctions linguistiques, lesquelles seront mises en parallèle avec celles dont Aristote se sert dans les éthiques pour soutenir la même idée ; il déclare lui aussi que les bêtes ne sont pas courageuses, même si elles le paraissent (1116b33-34, 1229a25-26). La jonction entre le Stagirite et son prédécesseur se situe au niveau du pathos alogiston, qui dans les éthiques justifie la similitude ardeur/courage car un tel pathos fait affronter les dangers. Nicias n’emploie pas cette expression, mais un vocable du même champ sémantique, ἄνοια (197a7, b1), qui prend toute son importance dans le cas des bêtes. Le général dit ne donner le nom de « courageux » à aucun être qui, par absence de raison (ἄνοια), ne craint pas le danger, entendu que sa définition du courage implique le savoir des choses qui inspirent la crainte (195a) ; il s’agit là d’êtres impavides, ἄφοβος (197a8). L’absence de crainte, causée par l’absence de raison touchant un grand nombre d’hommes, de femmes, d’enfants et de bêtes, n’équivaut pas au courage (197b2). Dans l’optique de Nicias, les êtres par nature privés de raison ne connaissent pas le danger et par conséquent ne craignent rien, ce qui fait qu’elles ne sont pas courageuses (le savoir et la crainte étant les deux constituants du courage selon sa définition). L’idée trouve écho dans l’EN, où Aristote affirme que les bêtes, poussées par l’ardeur, un principe affectif, foncent au-devant du danger, ne prévoyant rien de terrible, donc ne craignant pas (1116b35) et n’étant pas courageuses. Le trait commun ici réside dans l’absence de raison, qui empêche d’avoir conscience du danger et par suite de craindre[31] ; l’irrationnel, dans les deux cas, exclut les bêtes de la vertu, bien qu’il prenne un visage spécifique à chaque fois (privation naturelle de raison et ardeur naturelle). L’EE traite de ce point en s’appuyant sur l’exemple du sanglier, moins en tant qu’animal dépourvu de raison qu’en tant qu’il est hors de lui-même (1229a25-27) ; l’ardeur en effet, qui affecte êtres humains et animaux, jette hors de soi-même (ἐκστατικὸν, 1229a25), faisant ainsi affronter les dangers[32]. Il n’est plus simplement question de ne pas percevoir le danger, mais de se trouver dans un état d’esprit altéré, excluant toute réflexion. Ainsi les trois ouvrages déclassent le « courage naturel » puisque la véritable vertu implique une forme de réflexion, que ce soit prudence (197b2), décision (1117a4-5) ou harmonie avec la raison (1229a1-2), dont les bêtes — laie ou sanglier — sont incapables. Le Lachès et l’EE ajoutent une catégorie en rapport avec ce critère, les enfants ; leur immaturité les écarte du courage, même s’ils paraissent en faire preuve, étant donné qu’ils ne craignent rien (197b1, à cause de leur absence de raison) et combattent très bien (1229a28-29, à cause de l’ardeur, affection irrationnelle).

Tandis que Lachès, avec la foule (οἱ πολλοί, 197b6), appelle ces comportements impavides (ἄφοβος, 197b4) « courageux », Nicias, lui, les nomme « téméraires » (θράσος, 197c1). Contre la multitude, il distingue habilement les mots, ce qui lui vaut les railleries de Lachès (197c-d). Si les nuances de Nicias sont dignes d’un sophiste, que dire alors de celles d’Aristote ? Le fait est qu’il établit des classifications encore plus poussées, qui lui permettent même de différencier aphobia (impavidité) et témérité. Pour Nicias, l’absence de crainte rend téméraire ; le Stagirite de son côté ne retient pas la relation causale, mais groupe dans l’EN les attitudes en les définissant comme deux extrêmes associés à la médiété de courage. L’excessif par absence de crainte, anonyme, est illustré par le cas des Celtes, eux qui ne craignent rien, ni tremblement de terre, ni raz-de-marée (1115b25-28) ; l’aphobia, ajoute Aristote, s’assimile à la démence ou à l’insensibilité. Il y a donc en jeu une certaine déraison, qui élimine la crainte, toutefois le comportement qui en résulte se distingue de la témérité. Le propre du téméraire, en effet, consiste à tenter d’affronter les mêmes dangers que le courageux en démontrant une intrépidité exagérée ; il ne parvient cependant qu’à l’imiter, se révélant finalement lâche (1115b28-31). Dans la perspective nicomachéenne donc, l’aphobia, loin d’engendrer la témérité, s’y oppose au sens où la dernière inclut la crainte. Reste que l’extrait répond bien au passage 197a-b en ceci que la vertu y est différenciée d’autres attitudes qui se produisent dans des circonstances dangereuses. L’EE, quant à elle, ne traite pas de l’aphobia ; elle s’en tient à la témérité[33], et rattache l’agissement des Celtes à l’ardeur (1229a28-29). Ainsi l’ardeur, du point de vue eudémien, appartient aussi bien aux bêtes (en général, 1230a22-23 ; aux sangliers, 1229a25) qu’aux êtres humains ; parmi ceux-ci, le pathos alogiston peut toucher autant un individu amoureux (1229a21-22), un enfant (a29) et des barbares (1229b29-30) — Aristote précisant dans le premier cas que l’amour rend téméraire et fait affronter plusieurs dangers. L’EE semble par conséquent mettre de l’avant deux sortes de témérité, l’une qui s’oppose au courage et inclut la crainte, l’autre qui provient de l’ardeur et, jetant l’agent hors de lui-même, l’incite à braver le péril. La typologie aristotélicienne des caractères, très développée, englobe celle de Nicias, plutôt générale, qui qualifie pareillement hommes, enfants et bêtes de téméraires et d’impavides. Le Stagirite distingue, face au courage, trois attitudes : aphobia, témérité et ardeur, et les distribue aux agents selon les explications mentionnées. Il innove encore en donnant les deux premières comme vices, la dernière comme simili-courage, distinction qui permet de tirer partie d’une affection qui en elle-même peut mener l’agent à sa perte. Nicias amorce un tableau que peaufine Aristote dans ses traités ; outre la supériorité du courage, chaque ouvrage reconnaît une part d’irrationnel dans la témérité, l’EN insistant sur l’aphobia, l’EE sur l’ardeur. La démarche contribue à départager le comportement animal de l’agir proprement humain, qui se situe surtout au niveau de la témérité ; l’aphobia caractérise en effet les barbares et l’ardeur est, dans le meilleur des cas, un auxiliaire (EN), sinon son aspect affectif, mis de l’avant dans l’EE, ravale au rang de bêtes les individus qui en font le mobile de leur comportement.

IV.

Toutes ces distinctions, pour subtiles qu’elles soient, n’en dépeignent pas moins des réalités exprimées par Nicias en 197a-b ; sa différenciation entre témérité et courage est juste, et d’ailleurs Socrate ne la réfute pas. Toutefois cette abstention ne repose pas sur le bien-fondé de la démarche du général, explicitement du moins ; en fait, Socrate briserait une règle de la dialectique en entreprenant la réfutation de la thèse avancée par son vis-à-vis. C’est que le répondant, Nicias en l’occurrence, doit, pour profiter des bienfaits de la méthode, répondre selon ce qu’il croit vraiment, ainsi que Lachès l’a fait ; or il se trouve que la distinction courage/témérité appartient non à Nicias, mais à Damon, lequel la tient du sophiste Prodicos (197d). Cet emprunt explique la mise en garde de Socrate, quand il dit à Lachès de ne pas s’aviser de répondre à son collègue (d1). Socrate remet ensuite la définition de 195a au centre de la discussion en affirmant que Nicias est digne que Lachès et lui examinent ce qu’il a en vue quand il pose le mot « courage » (197e1-3), puisqu’il croit en la valeur de ce qu’il dit (196c2). Il est à noter, concernant le passage 194b-197e, que si la norme dialectique « d’imputabilité » est respectée, en revanche celle des deux interlocuteurs est contournée ; l’entretien se déroule entre trois personnes, dans la mesure où Lachès ne se limite pas au rôle de faire-valoir de Socrate et intervient directement. D’abord quand Socrate entreprend la discussion avec Nicias (194b-c), Lachès dirige le débat (jusqu’en 196b) ; il pose les questions à Nicias, qui lui répond, et Socrate parle pour demander éclaircissements et opinions aux deux généraux (à Lachès, 195a3, d10 ; à Nicias, 195c3-4). Les trois protagonistes interagissent, et ce fait explique peut-être, au même titre que l’incompréhension de Lachès eu égard au type de savoir en jeu dans la définition de son collègue, l’échec de sa tentative de réfutation. Quant à savoir pourquoi Socrate se prête à un tel exercice, on peut suggérer que c’est l’occasion pour lui de monter les généraux l’un contre l’autre, de les faire s’affronter, bref d’éprouver leur courage de façon pratique, et bien ironique. Après cette impasse, Lachès souhaite cesser la discussion (196c), mais Socrate lui propose de se joindre à lui pour s’informer de ce que Nicias a en tête (196c-d). Lachès accepte, mais ne s’efface pas devant Socrate pour autant, allant jusqu’à formuler une des questions du penseur en des termes qui lui sont plus familiers (197a, passage traité ci-devant) ; Nicias, en conséquence, donne la réplique à Lachès (197a-b), lequel s’adresse à Socrate (197c), ce qui ne constitue pas un dialogue à proprement parler. Considérant que la réponse de Nicias (la distinction courage/témérité) est empruntée à Prodicos par l’intermédiaire de Damon, la conversation compte désormais beaucoup trop d’intervenants, d’autant plus que le véritable auteur de la distinction, participant virtuel, ne peut rendre compte de sa thèse. Il n’est donc pas étonnant de voir Socrate abandonner cette différenciation — et ce malgré sa justesse — pour réorienter le débat (197e-198a). La nuance est récupérée dans ses éthiques, et exploitée avec tout le détail qui convient, Aristote faisant de la témérité un vice par excès s’opposant au courage.

Quelques mots en terminant sur la caractérisation de la crainte, commune au Lachès et à l’EN. Énoncée par Socrate en 198b8-9, elle se trouve en 1115a9 : la crainte est l’attente ou l’appréhension d’un mal à venir[34]. Cette définition, dans le dialogue platonicien, sert d’amorce à la réfutation finale, alors qu’elle a, dans l’EN, une valeur positive. En effet, elle ouvre le traitement du courage, et constitue le fondement à partir duquel Aristote précisera les circonstances objectives de cette vertu en indiquant le mal qu’affronte le courageux — il s’agit des maux les plus grands et les plus beaux, savoir les dangers de mort à la guerre (1115a35). La définition de la crainte ne constitue pas un prolongement doctrinal du Lachès ; il s’agit d’un emprunt direct, qui témoigne de la capacité d’Aristote à reconnaître les idées vraies chez ses prédécesseurs, et s’accorde à sa méthode de validation des opinions autorisées qu’il utilise dans les éthiques. Bien qu’il critique maintes fois le dialogue — et plus sérieusement dans l’EE que dans l’EN, comme nous l’avons vu — cela n’empêche pas le Philosophe d’y puiser certaines thèses qu’il développe avec succès dans ses traités. Et ces idées ne sont pas toujours émises par Socrate, preuve que le Stagirite se préoccupe avant tout de la vérité des conceptions, et non de l’autorité de l’individu qui la propose. Ainsi de Socrate, il retient l’importance, pour la définition du courage, de l’affrontement du péril — que ce soit au niveau guerrier, comme le prétend Lachès (aspect mis en valeur dans l’EN), ou idéologique (aspect mis en valeur dans l’EE) ; il garde aussi la différence entre expertise technique et courage, et dans l’EN celle d’un auxiliaire à même de seconder l’élément principal du courage. Aristote conserve par ailleurs avec Nicias (et Prodicos, et possiblement Socrate, bien que ce dernier ne se commette pas de façon explicite) l’idée que les animaux ne sont pas courageux (tout au plus peuvent-ils faire preuve d’ardeur), et que le courage diffère de la témérité. Eu égard à ces thèmes, le Lachès exerce une influence certaine sur les éthiques, cependant les traitements aristotéliciens du courage ne s’y limitent pas — pensons ici à la doctrine de la médiété, originalité d’Aristote sur la question de la vertu. Même relativement aux thèmes communs, le Stagirite innove par rapport à ses prédécesseurs ; ses exposés distinguent en effet le courage de plusieurs comportements à ne pas confondre avec la vertu. D’abord les courages par métaphore (par opposition au courage au sens fondamental), qui font affronter des périls n’ayant pas à voir avec le danger de mort à la guerre ; ensuite les vices par excès (aphobia et témérité), qui peuvent présenter les traits du courage sans en être, à cause d’une part d’irrationalité ; enfin les courages par ressemblance ou simili-courages, qui font affronter les dangers en jeu dans le véritable courage, mais pour des mobiles non vertueux — ils sont au nombre de cinq, mais seules l’expérience professionnelle et l’ardeur ont été examinées ici. Toutes ces attitudes définissent le courage par la négative et sont complémentaires à la caractérisation première, qui s’appuie sur la notion de milieu ; elles assurent ainsi ses limites à la vertu.