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En 1999, le Conseil supérieur de la langue française (CSLF) – mais pas nécessairement du français supérieur[1] – a testé un nouvel indicateur statistique pour mesurer les effets de la législation linguistique québécoise, la « langue d’usage public », mais sans rallier certains démographes et nationalistes (deux espèces réputées chicanières), qui persistent à considérer la langue parlée à la maison comme le seul signe probant d’une conversion réussie des immigrants, sinon des anglophones de naissance. La vitalité du français à Montréal, où tout se joue, prête aussi flanc au contentieux : pour la chiffrer, faut-il s’en tenir aux seuls résidents de l’Île, densément anglo et hétérophone, ou leur agglomérer tous ceux de la couronne métropolitaine, largement francophone – qui envahissent quotidiennement la ville centre, n’est-ce pas ?

Soupçonnant que ces résistances dépassaient la validité technique d’un instrument de collecte, le CSLF a demandé au sociopsychologue Michel Pagé, de l’Université de Montréal, de faire le point (enjeux fondamentaux et recherche à jour) sur la place actuelle et l’avenir du français au Québec. Les réactions écrites d’une douzaine d’experts à ce document de réflexion, révisées après un symposium de deux jours, sont ici sandwichées entre une préface idoine de Nadia Assimopoulos, présidente du Conseil, et une synthèse très efficacement condensée de son directeur de l’administration et de la recherche, Pierre Georgeault, sans pour autant engager officiellement l’organisme, of course.

Tous les auteurs sollicités, pourtant chevronnés par ailleurs, s’inscrivent avec une modestie disciplinée dans la problématique proposée par Pagé[2] au chapitre I, « Le français en tant que langue de la communication publique » (comprenant un adjuvant méthodologique du sociologue Paul Béland, solidement ferré[3]), de sorte que leurs propos s’enchaînent du début à la fin, contrairement à bien des recueils du genre ; II- « Reconnaissance mutuelle de la majorité et des minorités dans le Québec de langue officielle française. Approche sociopolitique » (j’y reviens à l’instant) ; III- « Le français, passerelle des rencontres interculturelles. Approche socioculturelle »[4] ; IV- « La dynamique des rapports entre groupes linguistiques dans le Québec plurilingue à dominante française. Approche sociopsychologique ».[5].

Les auteurs et les lecteurs me pardonneront de concentrer le regard sur « l’approche sociopolitique », préalable en ce qu’elle met en jeu les conceptions mêmes du Nous québécois, c’est-à-dire l’incorporation idéologique des diverses parties plus ou moins volontairement prenantes à une formation sociohistorique dont la « distinction » propre repose d’autant plus sur sa dimension française que la concurrence de l’anglais y est aussi installée à demeure sous la forme d’une composante intégrale, nombreuse et institutionnalisée, sans mentionner la force d’attraction continentale et internationale de l’anglais pour quiconque habite ici au présent.

L’exclusion exclue, Pagé dégage de sa revue documentaire trois « modèles de société » inclusifs, désormais en perte de vitesse selon lui : 1) « l’assimilation » des minoritaires à la majorité ethnoculturelle française de souche canadienne ; 2) une francophonie commune « sans assimilation culturelle », n’exigeant pas de « renoncer à d’autres identités sociales particulières, comme une identité ethnique ou une identité anglophone » ; 3) le français, simple véhicule de la participation républicaine à une « culture commune procédurale », aveugle à toute espèce de loyauté première. Il parie plutôt sur un quatrième modèle actuellement en émergence : « l’inclusion par intégration à une identité québécoise francophone culturellement plurielle », un « parcours particulier dans l’américanité » aboutissant à une « nation sociopolitique » (sans égard au cadre constitutionnel de son autonomie, naturellement). Pagé admet toutefois que ces vues de l’esprit « cohabitent » dans la réalité actuelle ; preuve de plus, à mon sens, qu’elles n’y sont pas mieux tranchées ou mutuellement exclusives que les définitions qu’il en donne.

Bien que sachant lire avec beaucoup de finesse, généralement, Pagé reprend néanmoins un bobard grossier sur le pire épouvantail de circonstance, l’assimilation : « La conception unitaire à base ethnique de Fernand Dumont est l’expression claire de ce modèle ». Voyons donc ! Dumont n’a jamais entretenu une vision unitaire du Québec, et encore moins pure laine ethnique du pays (terme trop réducteur à son goût, négligeant l’absorption de recrues ancestralement diverses dans le noyau de base, et surtout, la conscience historique de former un sujet collectif, un acteur politique polyvlent tout en restant lui-même). Il affirmait l’exact contraire : que le Québec contemporain ne formait pas une nation, mais une communauté politique associant irrémédiablement trois principaux « groupements par référence » de type nationalitaire : de mémoire-souche canadienne-française, canadienne-anglaise et aborigène, dans l’ordre démographique sinon de séniorité historique. Par-delà ses propres attachements (« Vous ne m’enlèverez pas ma nation ! », répliquait-il aux chantres d’un Québec français du bout des lèvres « civiques »), le sociologue chez Dumont tenait pour évident que la francisation de la Cité québécoise ne trouvait son sens que dans les « raisons communes » de sa principale nationalité – une banalité empirique confirmée par tous les sondages (voir Les raisons fortes, de Gilles Gagné et Simon Langlois, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002), et que ne renient d’ailleurs point la plupart des auteurs ici rassemblés, quoique dans un vocabulaire exquisément respectueux de la bienséance idéologique courante (political correctness en grec hégémonique, pensée unique en latin sur le déclin).

Leigh Oakes, professeur à l’École des langues modernes de l’Université de Londres, par exemple, lorsqu’il rappelle, en empruntant les mots de Dominique Shnapper, que « les différentes nations sont toutes ”ethniques“ et “civiques” [à la fois], mais […] différemment » (citée p. 110)[6]. Au Québec contemporain, la langue a remplacé la religion comme marqueur d’identité, mais « l’ethnicité canadienne-française » demeure « une des motivations agissantes pour le maintien de la langue française en Amérique du Nord », occasionnellement rejointe par les anciens ou les nouveaux Autres, d’abord pour des raisons « instrumentales », puis « intégra tives ou sentimentales » – ce qui réduit sans doute « le coefficient d’ethnicité de la langue », mais sans pour autant le priver de légitimité : « à l’heure du respect pour les identités multiples – autour du genre, de la religion, de l’orientation sexuelle, etc. – on voit mal pourquoi on doit réprimer, voire supprimer, la dimension ethnique de son identité ». Oakes tend ainsi la main à Michel Seymour : « Il nous faut reconnaître que les traits caractéristiques de la majorité nationale sont en même temps à la base de l’identité civique commune de l’ensemble de la population québécoise » (cité p. 122). Il faudrait vérifier ce « sont » et cet « ensemble de la population » auprès des centaines de milliers d’Anglos de plus ou moins longue date, mais enfin, le fond de l’argument est le même.

Ou auprès du sociologue Jacques Beauchemin[7], qui préfère quant à lui parler de « traits identitaires » porteurs d’une « subjectivité historique » singulière, celle des « Québécois d’héritage canadien-français », dont l’affirmation collective lui semble non seulement compatible avec « la pluralité identitaire et linguistique dans les sociétés complexes et fragmentées », mais d’autant plus « légitime et nécessaire » dans la nôtre. La conscience historique d’une communauté de destin, avance-t-il, combine trois dimensions indissociables : une « mémoire » vécue, faite d’attachements affectifs à toute une symbolique séculairement accumulée , idiomatique et autre, une « matière brute du rapport au passé » soumise en retour à la critique de l’historiographie savante ; une « intention », un désir de durer en signant son monde à sa manière, désormais représenté ici par la langue ; un projet « politico-éthique », enfin, explicitant les « modalités de réalisation » de l’intention, donc susceptible d’évoluer dans le temps et de comparaître sans cesse « au tribunal de la raison » – entre autres, de nos jours, pour accueillir démocratiquement les « demandes de reconnaissance portées par des contre-narrations ». Plus que jamais, « le projet éthique d’une collectivité nécessite la référence à un sujet collectif surplombant les divisions », capable d’incarner à sa façon « l’universel de la condition humaine » en temps et lieux donnés, c’est-à-dire en l’occurrence, dans une « certaine manière d’habiter l’Amérique »… en français. Pour l’heure, conclut Beauchemin, « le vivre ensemble québécois souffre [… encore…] de ne pas pouvoir se placer sous un sujet collectif réconcilié » (Canada, Québec, les deux ?), mais « dans les débats qui viendront, les Franco-Québécois ne devraient pas hésiter à invoquer les arguments relatifs à leur désir de durer dans l’histoire ni renoncer à la poursuite d’un parcours dans lequel ils reconnaissent légitimement une continuité ». Et l’archange Dumont d’applaudir à pleines ailes du haut des Cieux.

C’est justement parce que l’imposition officielle du français comme langue civique du Québec est inséparable de la décolonisation réussie des Canadiens français domiciliés, reprend autrement Jocelyn Maclure, de la Faculté de philosophie de l’Université Laval, que l’État québécois ne peut pas retourner sa veste et plaider désormais une neutralité strictement républicaine devant la diversité culturelle en général… maintenant que celle de la majorité est consacrée en fait et en droit[8]. Avec le statut de Maîtres chez nous vient la responsabilité d’aménager raisonnablement en droit positif la reconnaissance identitaire de ses minorités ; alors seulement devient-il justifiable d’attendre en retour de leur part un « engagement à contribuer au visage français du Québec », encore qu’il serait à la fois inéquitable et inefficace (risques de braquages) d’en faire un critère formel d’admission. Les habitudes du coeur, pour emprunter à Tocqueville, ne sont pas de celles que l’on tire de force… par la langue. En tant que province canadienne, le Québec peut en effet difficilement faire de la connaissance de sa langue officielle et de ses « choix de société » une condition légale de naturalisation, comme le font les États-Unis, libérale terre d’accueil s’il en fut, en imposant un test d’anglais aux immigrants de moins de 50 ans et à tous un serment d’allégeance à la Constitution (d’ailleurs renouvelé dans bien des écoles chaque matin, la main sur le coeur). Tout en admettant que l’immigrant doive sauter dans un train en marche, poursuit Maclure, « on ne peut raisonnablement lui demander de se laisser emporter perpétuellement vers des destinations choisies par d’autres sans qu’il ait jamais voix au chapitre ». Les nouveaux arrivants se sentiront d’autant plus subjectivement solidaires de notre société qu’on réduira les obstacles objectifs à leur insertion : la discrimination sur le marché du travail ou du logement, la sous-représentation dans les partis politiques, les institutions officielles, la fonction publique, etc. « C’est pourquoi la ”nouvelle“ politique linguistique québécoise doit maintenant passer […] par la mise en oeuvre d’une véritable politique d’intégration civique. » L’auteur ne dit pas clairement à quel point sa doctrine embrasse les « Néo-Québécois » qui n’ont pas eu à déménager pour changer sociologiquement de place : les Autochtones et surtout, les Anglochtones.

Prenant le relais, Michel Seymour écarte à son tour les premiers habitants, « parce qu’une majorité d’entre eux ne se représentent pas encore comme membres du peuple québécois », mais assume volontiers le fait anglais en mettant au plus que parfait du subjonctif le même argument. Le philosophe de l’Université de Montréal emploie indifféremment « peuple » ou « nation », « comme s’il s’agissait de synonymes », car ces deux termes désignent à ses yeux une « culture sociétale », combinant une « structure de culture » (institutions officielles, langue incluse, histoire publique), un « carrefour d’influences » (un certain espace-temps concrètement signé de main d’homme), et un « contexte de choix » (idées, valeurs, moeurs proposées à quiconque y vit). La première de ces dimensions serait primordiale, si j’ai bien compris : sans égard à l’autodéfinition « métaphysique » des peuples / nations, continue en effet Seymour, c’est autour d’une « identité institutionnelle minimale » qu’ils rassemblent d’abord leurs membres comme « participants à part entière dans l’arène politique ». D’un autre côté, « une culture sociétale nationale » en serait circulairement une dont « la population entretient une conscience nationale », encore qu’il existerait bien des façons de s’y inscrire : « ethnique » (même origine ancestrale, factuelle ou imaginaire) ; « civique » (même cadre constitutionnel) ; « culturelle » (symbolique partagée) ; « sociopolitique » (minorités / majorités réflexivement associées) ; « diasporique », soit territorialement contiguë, soit discontinue (immigrants). Non seulement ces diverses modalités d’identification se croisent-elles couramment dans les États modernes, tous plus ou moins hétérogènes, mais celles qui prétendent les convier globalement sont en constante transformation : ici, par exemple, nous serions actuellement en transition d’une vision « culturelle » vers celle d’une « communauté politique inclusive composée d’une majorité nationale francophone, d’une minorité nationale anglophone (entendue au sens d’extension de la majorité nationale voisine et non au sens de nation minoritaire) et des groupes issus de l’immigration ». De nouveau, on croit entendre l’écho d’un ange dans nos campagnes : Ai-je bien entendu « communauté politique », condominium de diverses souches nationalitaires ?

Si la rigueur conceptuelle n’est pas toujours son fort, Seymour ne manque ni de pétillance intellectuelle, ni de logique avec lui-même, ni d’« estime de soi », comme on dit. « Il importe de souligner à cet égard », écrit-il, « l’originalité et l’audace de la solution proposée » (la sienne) : compte tenu « de la préférence de la vaste majorité des citoyens anglophones de préserver des liens politiques étroits avec le Canada », et pour les rassurer, il faudrait consacrer leurs droits acquis (institutions communautaires subventionnées tant que le nombre le justifie, etc.), « dans un texte ayant une portée constitutionnelle » (Seymour n’explicite pas comment, dans le contexte juridique actuel). Mais en ajoutant au contrat social une clause qui rejoint celle que Maclure imposait aux immigrants : « Si les Anglo-Québécois refusent de se représenter comme membres de la nation québécoise, on ne peut forcer le peuple québécois à adopter une politique de la reconnaissance formelle des droits minoritaires en faveur de cette minorité ». Nos Anglochtones ne feraient donc pas nécessairement partie du « peuple québécois » en mesure de leur accorder des « faveurs » s’ils se conduisent bien ? Ne chicanons pas sur les détails « métaphysiques », comme la possibilité de « forcer » ou non des millions de personnes à agir de concert dans une démocratie libérale : on aura compris, en gros.

Pour comprendre encore mieux, je ne saurais trop recommander de lire les chapitres dont je n’ai pas parlé de cet ouvrage très étoffé qui permettra à n’importe lequel amateur de rattraper l’intelligence actuelle des questions linguistiques au Québec.