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De larges segments de nos vies sont sujets à une surveillance étroite exercée par une multitude d’organisations. D’innombrables transactions sont conservées en effet dans des dossiers, le plus souvent informatisés, permettant aux organisations, en particulier l’État et l’entreprise privée, d’établir des profils, de détecter des conduites anormales, de dégager des tendances, de trouver des responsables quand ça va mal, d’évaluer l’impact de nos décisions et de réaliser bien d’autres activités stratégiques. Avec l’informatisation des dossiers et leur mise en réseau, les organisations peuvent désormais exercer une surveillance à distance de plus en plus instantanée et étroite sur de larges populations (Boudreau, 2003 ; Callens, 2002 ; Lyon, 1994, 2001 ; Webster et Robins, 1993). La société serait-elle devenue une prison sans mur, comme le font remarquer Cohen (1985) et Marx (1988) ? À tout le moins, il semble de plus en plus difficile de préserver son intimité et de rester anonyme face à des organisations friandes d’informations qui utilisent des infrastructures technologiques de plus en plus performantes, dont Internet. La surveillance, en tant qu’activité de collecte et de traitement d’information pour orienter les conduites d’individus, constitue le principal instrument du pouvoir administratif des organisations modernes (Dandeker, 1990).

Cependant, contrairement à ce que laissent entendre la majorité des auteurs qui ont traité de la surveillance, celle-ci n’est pas qu’un instrument de domination qui, par un pouvoir administratif croissant, réduirait toujours plus l’autonomie de l’administré. Elle peut aussi être un instrument d’autonomisation et de résistance pour l’administré. Qu’il s’agisse de citoyens, de consommateurs, d’assurés ou d’employés, l’administré et ses représentants peuvent en effet se transformer en agents de surveillance et les organisations en agents surveillés.

La présente recherche est la première qui traite de façon théorique et empirique du caractère dualiste de la surveillance, c’est-à-dire un instrument de pouvoir administratif utilisé par des organisations ainsi qu’une forme de pouvoir exercée par les administrés eux-mêmes et par leurs représentants pour affirmer leur autonomie, pour limiter et orienter le pouvoir des organisations ou pour l’étendre. Afin de montrer de façon plus concrète la multipolarité de la surveillance, j’examine les activités de surveillance qui sous-tendent la gestion des médicaments au Québec, en particulier dans le cadre du régime d’assurance médicaments.

Typologie de la surveillance

Avant d’aborder la multipolarité de la surveillance dans la gestion des médicaments, il convient de se doter d’outils théoriques appropriés. Or, aucun auteur n’a proposé jusqu’ici d’éléments théoriques qui permettent de saisir la multipolarité de la surveillance. Tandis que la majorité des auteurs insistent sur les aspects de domination et de contrôle social de la surveillance, quelques-uns l’abordent sous l’angle de l’autonomisation et de la résistance. Lyon (2001) est un des rares auteurs à souligner cette dualité, sans toutefois la systématiser sur le plan théorique ou l’étudier de façon empirique. Afin de combler cette lacune théorique, nous proposons ici une typologie de la surveillance qui s’appuie sur les travaux de différents auteurs considérés comme des autorités dans le domaine de la surveillance (voir figure 1). Du côté de la domination et du contrôle social, nous retrouvons des travaux de Weber (1971) et de Foucault (1975, 1976). Du côté moins sombre, celui qui laisse place à l’autonomie et à la résistance, nous retrouvons des travaux menés par Giddens (1990, 1991, 1992, 1993, 1994a, 1994b), par Beck (1990, 1992) et par Castells (2001).

Surveillance de type bureaucratique

À la lumière des travaux de Weber sur la bureaucratisation de la société moderne, la surveillance renvoie à une utilisation rigoureuse de l’information grâce à une gestion rationnelle des dossiers par des experts dûment qualifiés. « Le grand instrument de supériorité de l’administration bureaucratique est le savoir spécialisé » (Weber, 1971, p. 229). La surveillance de type bureaucratique se caractérise par une centralisation des instruments de surveillance dans les organisations et, plus particulièrement, par la concentration de l’expertise et des dossiers à l’intérieur de leur appareil administratif (voir aussi Dandeker, 1990). Le pouvoir administratif des organisations bureaucratiques est fonction de la concentration des instruments de surveillance. La surveillance de type bureaucratique permet aux organisations et à leur appareil administratif de voir à l’application de règles formelles et de sanctions légales. Dans le monde moderne, la bureaucratie serait devenue une forme de domination « tout bonnement inévitable de par les besoins de l’administration de masse (des personnes et des biens) » (Weber, 1971, op. cit.). Démocratie de masse et surveillance bureaucratique irait de pair (voir Giddens, 1987 ; Dandeker, 1990). Nous sommes ici en présence de surveillants tout-puissants du genre « Grand frère » (Big Brother).

Surveillance de type biopolitique

La surveillance de type biopolitique, telle que conceptualisée par Foucault (1975, 1976), est un instrument de domination et de contrôle social. Cependant, contrairement à la surveillance de type bureaucratique, elle se caractérise par une dispersion des foyers de surveillance. Tout le monde surveille tout le monde, y compris soi-même. La surveillance de type biopolitique agit sous le couvert du bien-être de l’individu ou de celui de la collectivité. Elle normalise plutôt qu’elle ne légalise. Administrer, c’est l’art de diriger en douceur les capacités des individus. Le biopouvoir n’est donc pas en position d’extériorité face à l’individu. Il investit celui-ci et l’utilise afin d’en faire son principal véhicule : « la discipline se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments de son exercice » (Foucault, 1976, p. 172). Les dossiers revêtent une grande importance chez Foucault. En amassant de l’information sur les populations qu’il administre, l’État garde trace de ses actions et rend visible l’efficacité de ses interventions. Le surveillant devient alors à son tour un agent surveillé. C’est l’effet dialectique du Panoptique (voir aussi Boudreau, 2003). Pour Foucault, le biopouvoir renvoie à un système de domination où tout le monde est surveillé, aussi bien celui sur lequel s’exerce ce pouvoir que celui qui l’exerce. La cage de verre remplace la cage de fer. Nous sommes en présence de surveillés dociles et de surveillants surveillés. Le Grand frère aurait des petits frères et des petites soeurs.

Surveillance individuelle de type réflexif

La surveillance n’est pas qu’un instrument de contrôle social. Abordée sous l’angle de la réflexivité individuelle, telle que définie par Giddens, la surveillance peut être vue comme un instrument d’autonomie pour les individus. Exposé à une diversité d’options dont plusieurs comportent des risques, l’individu en situation de modernité avancée[1] est forcé de faire des choix et de les évaluer par un monitorage continu de ses décisions et de leurs conséquences dans sa vie de tous les jours. Giddens conceptualise le corps et l’identité de soi à la manière de Goffman, c’est-à-dire comme des entités qui doivent être créées et soutenues sur une base régulière par l’individu dans ses rapports avec lui-même et avec les autres. Pour Giddens, l’individu est fondamentalement un agent compétent qui peut exercer une surveillance réflexive sur les conditions de son existence et les conséquences de ses choix. La surveillance individuelle de type réflexif s’inscrit dans un phénomène d’individualisation basé sur la capacité de l’individu à organiser sa vie et à s’approprier des connaissances pour faire face à la complexité et aux incertitudes de la vie contemporaine. Nous sommes en présence d’autosurveillants compétents.

Surveillance de type sous-politique ou communautaire

La résistance est un autre aspect important de la surveillance, comme l’ont montré les travaux de Beck sur le sous-politique (1992) ainsi que ceux de Castells sur la société en réseaux et, plus particulièrement, sur la résistance communautaire (2001). Selon ces auteurs, l’organisation fait de plus en plus l’objet de surveillance et de résistance par des éléments de la société civile dont la portée dépasse souvent les frontières des États-nations. La force de frappe de ces agents sociaux est, entre autres, tributaire de l’utilisation qu’ils font des médias d’information, comme la presse écrite, la télévision, la radio et Internet. L’influence de ces agents réside aussi dans l’expertise qu’ils maîtrisent ainsi que dans l’incapacité des organisations, aussi bien l’État que l’entreprise privée, à gérer les risques et problèmes contemporains dont elles peuvent être la cause. La surveillance de type sous-politique ou communautaire est d’autant plus mobilisatrice que les agents dans la société civile se sentent intimement concernés par les conséquences des décisions prises par les organisations ou par les risques et enjeux qu’ils découvrent. Nous sommes en présence de surveillants surveillés et de surveillés vigilants.

En somme, si la surveillance est le fondement du pouvoir administratif des organisations modernes, ce pouvoir ne dépend pas uniquement de l’efficacité des appareils administratifs, mais des conduites des administrés qui, par leurs propres activités de surveillance, peuvent limiter ce pouvoir, l’orienter ou l’étendre.

Figure 1

Types de surveillance

Types de surveillance

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Méthodologie

La gestion des programmes de santé et des soins financés par l’État québécois est un secteur propice aux activités de surveillance. Afin de montrer de façon empirique la multipolarité de la surveillance, j’examine de façon plus particulière les activités de surveillance déployées dans le cadre du nouveau régime d’assurance médicaments par divers agents, dont la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), le ministre de la Santé et des Services sociaux, les pharmaciens, les médecins, les ordres professionnels, les consommateurs et les groupes communautaires. Pour ce faire, je m’appuie sur cinq sources documentaires : des débats en commission parlementaire, des articles de journaux, des rapports annuels, des documents légaux et des documents techniques. Une partie importante de mes matériaux provient de débats qui ont eu cours lors de trois commissions parlementaires sur les médicaments (1996a, 1996b, 2000)[2] ainsi que sur les mémoires qui y ont été déposés. Ces commissions parlementaires ont, entre autres, mis en évidence la diversité des acteurs qui exercent ou peuvent exercer de la surveillance lors de l’utilisation clinique des médicaments dans l’intérêt du consommateur et de son bien-être. Une autre portion importante des matériaux de recherche est constituée d’articles sur le nouveau régime d’assurance médicaments publiés dans quatre quotidiens, Le Devoir, La Presse, Le Soleil et Le Droit, depuis la conception de ce régime en 1995 jusqu’à son évaluation dans le cadre de la dernière commission parlementaire, en mars 2000. Quelque 500 articles ont permis de retracer les agents de la société civile qui ont surveillé de près l’évolution du nouveau régime d’assurance médicaments et ses impacts afin d’en influencer le cours. Les autres sources documentaires, c’est-à-dire les rapports annuels de la Régie de l’assurance maladie[3], les lois et règlements relatifs aux médicaments[4] et certains documents techniques[5], ont permis de mettre au jour la nature et la capacité des instruments de surveillance que déploie l’État pour assurer la gestion courante de ses programmes de santé, en particulier le régime d’assurance médicaments.

J’ai utilisé un logiciel d’analyse qualitative, Nudist, pour coder les nombreux matériaux afin d’en faciliter le traitement. Dans un premier temps, un codage sommaire des matériaux m’a permis de faire ressortir huit champs d’activités importants dans la gestion des médicaments que j’ai regroupés autour des trois domaines de gestion suivants :

  1. Gestion courante des programmes de santé, dont celui des médicaments

    • traitement de la rémunération des professionnels ;

    • vérification de l’admissibilité des assurés ;

    • fixation des prix des médicaments vendus aux pharmaciens.

  2. Gestion clinique des médicaments

    • prescription par des médecins ;

    • dispensation par des pharmaciens ;

    • consommation des médicaments.

  3. Gestion stratégique du nouveau régime d’assurance médicaments

    • élaboration du projet de loi n33 sur le régime général d’assurance médicaments ;

    • évaluation du nouveau régime.

L’ensemble des activités de surveillance entourant la gestion des médicaments a ensuite été classé sous l’un ou l’autre de ces domaines et sous-domaines de gestion. En m’appuyant sur la typologie de la surveillance élaborée précédemment, une analyse plus approfondie des domaines de gestion m’a permis de dégager les types de surveillance qui prévalent dans chacun des domaines afin de mettre en lumière la multipolarité de la surveillance.

Bien que je m’appuie sur de nombreux matériaux relatifs au régime d’assurance médicaments, il ne s’agit pas ici d’une monographie de ce régime, pas plus que d’une étude exhaustive sur les activités de surveillance qui sous-tendent la gestion des médicaments au Québec. La présente étude vise plutôt à mettre en lumière le caractère dualiste et polymorphe de la surveillance dans la gestion des médicaments.

Gestion courante des médicaments

La RAMQ est un appareil administratif de l’État qui occupe une place centrale dans la gestion des programmes de santé au Québec. Créée en 1969, la RAMQ gère aujourd’hui près d’une quarantaine de programmes, dont les deux principaux sont le régime d’assurance maladie et le régime d’assurance médicaments. La mission première de la RAMQ consiste à recevoir, à traiter et à payer des demandes de paiement que lui transmettent les professionnels de la santé pour des services qu’elle assure. Les nombreuses règles formelles qui fixent la rémunération des professionnels et l’admissibilité des assurés sont informatisées.

La RAMQ transpose ces modalités [de paiement] en règles informatisées auxquelles sont systématiquement assujetties toutes les demandes de paiement. Ainsi, plus de 6 millions d’éléments de validation informatique permettent de vérifier l’exactitude des sommes versées. Parmi les principaux aspects qui sont vérifiés figurent, entre autres, l’admissibilité de la personne assurée et celle du dispensateur, le caractère assuré d’un service et le montant des honoraires tel qu’il est fixé dans les documents officiels.

RAMQ, Rapport annuel 1998-1999, p. 27

La RAMQ traite et emmagasine un important volume de transactions qui n’a cessé de croître au fur et à mesure que s’ajoutaient de nouveaux programmes. Depuis 1998-1999, le nombre de demandes de paiement dépasse les 100 millions annuellement. Les pharmaciens et les médecins, à eux seuls, acheminent à la RAMQ environ 98 % de l’ensemble de ces demandes. Depuis l’avènement du nouveau régime d’assurance médicaments en janvier 1997, le nombre de demandes de paiement par les pharmaciens dépasse désormais celui des médecins.

Jusqu’à l’instauration du nouveau régime d’assurance médicaments, le 1er janvier 1997, l’autorisation de paiement par la RAMQ n’était connue par le pharmacien que plusieurs jours après qu’il ait rendu son service et dispensé un médicament à l’assuré. Avant d’autoriser le paiement des services professionnels et des médicaments, la RAMQ soumettait les demandes de paiement à une série de vérifications afin de s’assurer que les honoraires réclamés étaient conformes aux lois, aux règlements et aux ententes. Chacune des demandes était alors confrontée aux règlements du programme ainsi qu’aux données de plusieurs fichiers de validation : liste des médicaments assurés, fichier d’inscription des pharmaciens et des médecins, fichier d’inscription des bénéficiaires, listes des patients d’exception et des médicaments d’exception, historique des services dispensés ou reçus, contributions des assurés, etc. C’est ce que la RAMQ appelle la validation. Les demandes de paiement des pharmaciens étaient acheminées par lots à la RAMQ, le plus souvent sur support magnétique, puis traitées massivement sur un cycle de deux semaines.

Avec l’instauration du régime d’assurance médicaments, le gouvernement introduit de nouvelles règles financières que l’on retrouve habituellement dans le secteur privé de l’assurance, à savoir une prime, une franchise, une coassurance et un plafond. Désormais, les médicaments assurés par la RAMQ ne sont plus gratuits pour personne. Ces nouvelles règles forcent la RAMQ à passer d’un système de traitement par lots à un système de communications interactives capable d’autoriser les demandes de paiement au moment même où les services sont dispensés par les pharmaciens. Plus précisément, le système de communications interactives permet de :

1) vérifier en direct l’admissibilité du bénéficiaire concerné ; 2) donner au pharmacien une autorisation [de paiement] pour la réclamation qu’il soumet ; l’autorisation est donnée en temps réel après que la réclamation ait été confrontée aux règles d’application ou de paiement en vigueur et confrontée aux fichiers valideurs (pharmacies, pharmaciens instrumentants, prescripteurs, liste des médicaments, historiques des bénéficiaires, contributions et autres) ; 3) gérer en direct la mesure de franchise et de coassurance avec le plafond ; 4) indiquer au pharmacien, par le biais de l’autorisation en temps réel, quel montant la Régie paiera pour la réclamation, quel montant le pharmacien doit réclamer au bénéficiaire et, s’il y a lieu, quels sont les motifs d’un refus de paiement ou d’un paiement différent de celui demandé.

RAMQ, 1996, p. 17-18

Ainsi, la transmission des réclamations, leur validation et l’autorisation de paiement sont devenues une opération quasi instantanée.

Toutes les vérifications et les validations sont faites au moment même où le service est offert, de même que la détermination des montants payables au pharmacien par la personne assurée. Ces activités sont accomplies en cinq ou sept secondes, en moyenne.

RAMQ, Rapport annuel 1996-1997

L’État réglemente non seulement les conduites des professionnels et des assurés, mais aussi celles des fabricants et des grossistes en fixant le prix des médicaments inscrits sur la liste des médicaments assurés par la RAMQ (ci-après Liste) et vendus aux pharmaciens[6]. Le 1er janvier 1993, le gouvernement du Québec instaure le prix de vente garanti, toujours en vigueur aujourd’hui. Cette mesure repose sur l’engagement légal des grossistes et des fabricants à respecter les prix de vente des médicaments qu’ils déclarent au moment de leur inscription sur la Liste. Depuis l’instauration du prix de vente garanti, chaque fabricant doit transmettre à l’État, en particulier le Conseil consultatif de pharmacologie, le prix qu’il entend vendre le médicament aux grossistes et aux pharmaciens du Québec. Autrement dit, le prix de vente inscrit sur la Liste doit correspondre au prix réellement payé par le pharmacien. Par cette mesure, l’État vise à prévenir les rabais, les ristournes et les primes, que les fabricants accordaient aux pharmaciens, et ainsi à faire cesser une pratique courante tolérée jusqu’en 1993. Depuis l’introduction du prix de vente garanti,

le Conseil [consultatif de pharmacologie] procède à des vérifications périodiques du prix soumis par le fabricant et de la marge bénéficiaire du grossiste. Le Conseil vérifie également le bien-fondé de toute plainte qu’il reçoit quant au manquement possible d’un fabricant ou d’un grossiste à l’engagement qu’il a souscrit pour être reconnu par le ministre.

Conseil consultatif de pharmacologie, 1996, p. 10

Depuis le 1er janvier 1994, une autre mesure, la méthode du prix le plus bas, s’ajoute au prix de vente garanti. La méthode du prix le plus bas consiste à rembourser le prix de vente garanti le moins élevé pour un même médicament, c’est-à-dire une même molécule, qui est inscrit sur la Liste depuis au moins 15 ans. Ce même médicament doit être produit par au moins trois fabricants. Le 1er janvier 1996, le gouvernement apporte des modifications aux règles d’application de la méthode. Désormais, celle-ci s’applique dès que deux fabricants, et non plus trois, produisent le même médicament ou molécule. Le délai de 15 ans, quant à lui, est maintenu.

L’État québécois et ses appareils administratifs, en particulier la RAMQ et le Conseil consultatif de pharmacologie, réalisent des activités de gestion courante dans un environnement fortement réglementé. Ils voient à l’application d’un ensemble de règles formelles, que ce soit au moment de traiter des demandes de paiement, d’inscrire des personnes à un programme de santé, de vérifier leur admissibilité, de fixer leur contribution au régime d’assurance médicaments, de rembourser les pharmaciens propriétaires pour les médicaments dispensés et de vérifier si le pharmacien à payé le prix de vente garanti. Pour s’acquitter d’un tel mandat, ces appareils administratifs se sont vu conférer le pouvoir légal de collecter et d’entreposer des renseignements sur des assurés, des professionnels, des fabricants ou des détaillants, de les évaluer en fonction de règles formelles et, au besoin, de sanctionner les fraudeurs, bref d’exercer de façon légitime une surveillance de type bureaucratique.

Par ailleurs, on constate que les capacités de surveillance de l’État dans la gestion des médicaments sont étroitement liées au développement des technologies de l’information, notamment dans le cas de la facturation des professionnels et de la vérification de l’admissibilité. Grâce à un système de communication interactive, un appareil administratif comme la RAMQ peut désormais procéder en temps réel à la collecte, à l’enregistrement et au traitement de renseignements relatifs aux conduites de nombreux assurés et professionnels de la santé afin d’autoriser ou de refuser le paiement, donc d’exercer de façon instantanée une surveillance de masse de type bureaucratique. Devant l’augmentation constante du nombre de transactions à traiter dans un contexte fortement réglementé, il y a tout lieu de croire que la centralisation de l’information, propre à la surveillance de type bureaucratique, demeurera un trait dominant de la gestion courante des médicaments au Québec.

Gestion clinique des médicaments

Les données de facturation ne servent pas qu’à traiter des demandes de paiement ou à vérifier l’admissibilité des assurés. Elles permettent aussi d’évaluer des profils de pratique et de consommation au regard de normes, en particulier des profils moyens. À ce propos, la RAMQ est tenue par la loi de vérifier la pertinence des actes facturés par les professionnels sous l’angle de la fréquence afin de s’assurer que ces actes ne sont pas dispensés plus souvent que ce qui est cliniquement requis[7]. L’analyse des données de facturation pour détecter les profils de pratique déviants suit la démarche suivante :

Dans un premier temps, il faut établir un profil de groupe pour chaque catégorie de professionnels […] Le profil de chaque professionnel de la santé peut alors être comparé au profil du groupe auquel il appartient. Cela permet d’évaluer son comportement par rapport à celui de ses confrères de même spécialité exerçant essentiellement dans des conditions semblables […] Les efforts de contrôle portent ainsi sur les anomalies les plus importantes et la Régie peut ensuite prendre les mesures correctrices appropriées.

RAMQ, Rapport annuel 1978-1979, p. 38-39

À la suite de l’examen d’un profil de facturation anormal et des explications fournies par le professionnel concerné, la RAMQ peut décider de soumettre le dossier à un comité de révision qui décide si elle doit payer ou se faire rembourser. La RAMQ surveille non seulement les profils de pratique individuels, mais aussi les profils de pratique collectifs.

La Régie canalise de plus en plus ses efforts vers la détection de phénomènes collectifs déviants qui se manifestent dans la facturation, autant que possible dès que ceux-ci se produisent. Par la suite, des démarches sont faites auprès des autorités visées pour trouver des solutions efficaces, soit par la modification des règles du jeu déjà existantes, soit par l’application de nouvelles règles qui ont un effet dissuasif sur le comportement des professionnels quand ils préparent leur facturation. C’est ainsi que la Régie préfère agir en amont plutôt qu’en aval dans l’exercice de la surveillance.

RAMQ, Rapport annuel 1997-1998, p. 26

La RAMQ surveille également les profils de consommation de ses assurés. C’est le cas des prestataires de la sécurité du revenu pris en charge par le programme mécanisme de surveillance et de suivi de la consommation des médicaments. Dès la première année d’application de ce programme, en 1989,

au-dessus de 1 000 prestataires de la sécurité du revenu ont été identifiés comme faisant une consommation irrationnelle et 397 d’entre eux ont dû se choisir un « pharmacien désigné » chez lequel ils doivent faire exécuter toutes leurs ordonnances.

RAMQ, Rapport annuel 1989-1990, p. 26

Face aux profils de facturation et de consommation, la RAMQ détient des dossiers électroniques qui lui permettent d’exercer une surveillance que l’on peut qualifier de biopolitique dans la mesure où elle vise à détecter les conduites déviantes par rapport à des normes de pratique et à discipliner les écarts de conduite aussi bien sous l’angle de l’offre que sous celui de la consommation. Cependant, la RAMQ n’est pas l’unique, voire le principal, agent de surveillance dans la gestion clinique des médicaments. Plusieurs autres agents interviennent, à commencer par les professionnels de la santé. La majorité des organismes entendus dans les trois commissions parlementaires sur les médicaments souhaitent d’ailleurs un resserrement de la surveillance exercée par les professionnels de la santé sur l’utilisation des médicaments pour des raisons cliniques ou pour des motifs économiques. Divers instruments de surveillance sont alors envisagés. La revue d’utilisation des médicaments (RUM) en milieu ambulatoire, à l’image du RUM en milieu hospitalier[8], en est un qui semble faire l’unanimité parmi les organismes intéressés à la gestion clinique des médicaments. La RUM est un mécanisme de surveillance par les pairs qui permet

de déterminer les tendances en pharmacothérapie, de détecter les problèmes liés à l’efficacité des médicaments, de vérifier si un traitement est conforme aux guides de pratique reconnus et, enfin, de déterminer les médicaments ou les classes de médicaments qui devraient faire l’objet d’un guide de pratique.

Comité d’experts sur l’assurance médicaments, 1996, p. 143

En plus de confronter les profils de pratique à des normes cliniques reconnues, la RUM prévoit des stratégies non coercitives pour discipliner et réduire l’écart entre la conduite et la norme. La RUM vise à induire en douceur un effet d’autodiscipline : informer le professionnel sur sa propre pratique et sur ses écarts de conduite l’inciterait à devenir son propre surveillant. C’est du moins ce que laisse entendre le président directeur-général de la RAMQ en commission parlementaire à propos de la RUM en milieu ambulatoire[9].

Le Collège des médecins et l’Ordre des pharmaciens ne s’opposent pas à ce qu’il y ait un resserrement de la surveillance auprès des professionnels de la santé. Au contraire, ils se proposent d’exercer eux-mêmes une surveillance plus serrée sur leurs membres. Mais, précisent-ils, les mécanismes de surveillance doivent être principalement de nature à informer et non à punir. Le Collège des médecins et l’Ordre des pharmaciens ne se sont d’ailleurs pas opposés à la création d’un comité de RUM[10] à l’échelle provinciale, tel que prévu dans le projet de loi no 33 sur l’assurance médicaments déposé le 15 mai 1996, pour autant que ce comité soit indépendant de l’agent payeur.

En plus d’être favorables à un comité de RUM en milieu ambulatoire dans lequel leurs membres occupent la majorité des sièges, les ordres professionnels recommandent que les médecins et les pharmaciens accèdent en direct à l’ensemble des médicaments prescrits ou délivrés. À cet égard, le président du Collège des médecins suggère, trois ans après l’entrée en vigueur du nouveau régime d’assurance médicaments, qu’il y ait un amendement à la Loi afin de « permettre à la Régie de l’assurance maladie de constituer un fichier permanent où tout médecin pourrait y accéder, conformément bien sûr au consentement du malade, pour connaître toute la médication que celui-ci est censé prendre, qu’elle soit couverte par le régime public ou les régimes privés »[11].

En ayant accès à un tel fichier centralisé, « les médecins disposeraient d’une connaissance globale des médicaments déjà utilisés par leurs patientes ou leurs patients, ce qui pourrait leur éviter de prescrire des médicaments non appropriés »[12].

Le Collège des médecins est aussi favorable à ce que les médecins prescripteurs utilisent un logiciel, appelé aviseur pharmacologique, qui, en se connectant au dossier du patient, permettrait aux médecins de détecter en direct des problèmes d’utilisation de médicaments et d’orienter le traitement en fonction de normes cliniques reconnues, autrement dit d’exercer une surveillance normalisatrice instantanée. Un tel aviseur est déjà présent dans la majorité des pharmacies du Québec, tant à l’hôpital que dans la communauté. Le Collège des médecins espère voir ce système expert s’étendre à l’ensemble des médecins prescripteurs. En somme, la RUM, le fichier central des médicaments dossier et l’aviseur pharmacologique constituent des instruments qui permettraient aux médecins prescripteurs d’exercer une surveillance de type biopolitique plus serrée en facilitant la détection automatique des conduites déviantes et en privilégiant des mesures disciplinaires non coercitives.

Cependant, le choix d’un traitement médicamenteux approprié ne peut être entièrement assujetti à des normes cliniques prédéterminées. Comme le soutient le président de l’Ordre des pharmaciens du Québec, ce choix ne peut se réduire « à l’adoption d’une série d’algorithmes ou de recettes prédéterminées d’application virtuelle »[13], « [C]e n’est pas comme un bas culotte, grandeur universelle »[14], ajoute le vice-président du conseil d’administration d’Ostéoporose Québec, aussi spécialiste en médecine nucléaire. Compte tenu que l’efficacité d’un même médicament peut varier d’un individu à un autre, le professionnel doit souvent adapter le traitement à la situation particulière du patient à partir d’une démarche par essais et erreurs afin de minimiser les risques. C’est le cas des individus qui consomment plusieurs médicaments. Dans ce contexte d’incertitudes et de risques, le monitorage des effets des médicaments est souvent nécessaire pour évaluer l’efficacité du traitement et pour ajuster celui-ci en conséquence. Ainsi, l’utilisation appropriée des médicaments implique non seulement une surveillance de type biopolitique basée sur l’application rigoureuse de normes, mais aussi une surveillance individuelle de type réflexif qui amène les professionnels à adapter ces normes. « De nombreuses circonstances peuvent justifier une dérogation par rapport à ce qui est “normal” […] Il y aura toujours des situations exceptionnelles justifiant des dérogations à la norme » (Chevalier, 1998).

Quant au patient, il doit lui aussi s’engager d’une manière réflexive dans l’organisation de sa santé. Il est souvent forcé à faire des choix parmi une multiplicité d’options thérapeutiques provenant de diverses sources. De plus en plus exposé à des informations souvent contradictoires, le consommateur pose des questions et cherche des réponses à ses problèmes de santé. Selon la présidente et directrice générale du Réseau québécois pour la santé du sein, « [d]e passif, le consommateur est devenu actif et averti. Il veut faire des choix éclairés en fonction de ses besoins. Ce patient est mieux éduqué, plus exigeant, méfiant puis plus intéressé »[15].

Des groupes communautaires, comme la Société d’arthrite, informent leurs membres afin qu’ils exercent une surveillance vigilante sur ce qu’on leur propose comme traitement.

[L]’arthrite […] c’est la belle maladie pour être, si vous voulez, victime de charlatanisme […] avec le programme PIPA destiné à l’éducation des arthritiques, on va leur donner une grille d’analyse par rapport à ça pour être justement moins victimes de tous ces produits dits miraculeux qu’ils pourraient être tentés d’utiliser[16].

Le consommateur de médicaments peut aussi, de son propre chef, entreprendre une recherche d’information pour en savoir davantage sur sa maladie et ses traitements en consultant divers experts, en contactant des organismes communautaires[17] ou en utilisant des médias d’information, comme Internet. « Aujourd’hui on ne fait plus confiance d’une façon aveugle. Nous voulons de l’information. Sur l’Internet, il y a beaucoup d’information » (Huguette Martin, 28 mars, 2000).

Les incertitudes, les risques et les nombreuses options liés à la gestion clinique des médicaments entraînent les professionnels et les consommateurs à exercer une surveillance individuelle de type réflexif qui prend d’une certaine façon « la forme d’une expérimentation quotidienne, de péripéties dont les résultats ne sont jamais déterminés à l’avance » (Giddens, 1993, p. 32).

Gestion stratégique des médicaments

Les banques de données de la RAMQ, créées pour assurer la gestion courante des programmes de santé, peuvent aussi servir à la surveillance d’activités cliniques. Mais là ne s’arrête pas l’utilité de ces banques. Celles-ci permettent aussi de surveiller l’impact des programmes que la RAMQ administre afin d’exercer une gestion stratégique sur le système de santé. C’est le cas du nouveau régime d’assurance médicaments qui, depuis son instauration le 1er janvier 1997, a fait l’objet d’un monitorage serré afin de « déceler les effets non souhaités, pouvant porter préjudice aux personnes, et à effectuer des ajustements au régime au fur et à mesure de sa mise en application » (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 1999, p. 3).

Cependant, l’histoire du nouveau régime, depuis sa phase de conception en 1996 jusqu’à sa révision en commission parlementaire en l’an 2000, montre que les modifications apportées à ce régime ne résultent pas uniquement d’activités de surveillance exercées par l’État. Plusieurs de ces changements, en particulier les allègements financiers, sont aussi une réponse du gouvernement à une surveillance et une résistance exercées par divers agents sociaux, comme nous allons le voir maintenant.

Les paramètres du nouveau régime furent rendus publics pour la première fois le 16 avril 1996 au moment de la diffusion du Rapport du comité d’experts sur l’assurance médicaments (1996), présidé par l’ancien ministre libéral de la Santé, Claude Castonguay, alors président du conseil d’administration de la Banque Laurentienne. Un mois plus tard, le ministre de la Santé et des Services sociaux, Jean Rochon, dépose à l’Assemblée nationale le Projet de loi n33 qui reprend dans les grandes lignes les recommandations du comité Castonguay. Les prestataires de la sécurité du revenu et les personnes âgées d’au moins 65 ans recevant le montant maximum du supplément de revenu garanti devront désormais débourser une partie des coûts des médicaments d’ordonnance tandis que les autres personnes âgées payeront davantage. La RAMQ double aussi le nombre de ses assurés du fait que les 1,5 million de Québécois qui n’ont aucune assurance médicaments doivent désormais s’inscrire à ce nouveau régime.

La majorité des 44 organismes invités à la commission parlementaire sur le Projet de loi n33 sur l’assurance médicaments réagissent favorablement à la proposition du gouvernement. Cependant, plusieurs organismes trouvent trop élevées les contributions financières exigées des moins fortunés. Les organismes de personnes âgées et les organismes voués à la défense des prestataires de la sécurité du revenu se montrent particulièrement virulents dans leur dénonciation du nouveau régime. Au terme d’une commission parlementaire mouvementée, le ministre Rochon annonce, le 10 juin 1996, des allègements financiers. La franchise, la coassurance et le plafond se calculeront sur une base trimestrielle plutôt que sur une base annuelle. La contribution maximale des personnes âgées bénéficiant du supplément de revenu garanti maximum et celle des prestataires de la sécurité du revenu passeront de 300 $ par année à 50 $ par trimestre.

Insatisfaits de cet allègement, des centaines de personnes âgées et des dizaines de prestataires de la sécurité du revenu descendent dans la rue, mais le ministre Rochon ne cède pas à ces pressions, au contraire. Il annonce, le 3 juillet 1996, qu’il devancera de quatre mois l’entrée en vigueur du nouveau régime pour les personnes âgées et pour les prestataires de la sécurité du revenu.

Parallèlement aux manifestions publiques, une autre forme de résistance s’organise, moins bruyante celle-là, mais politiquement plus efficace. Des cliniciens viennent prêter main forte aux groupes communautaires contestataires. Les arguments se raffinent et les cibles se précisent. Des pharmaciens affirment à des journalistes que, faute d’argent, plusieurs de leurs clients ne renouvelleront pas leurs prescriptions. L’Ordre des pharmaciens du Québec et l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires craignent aussi pour les consommateurs peu fortunés. Des psychiatres, quant à eux, dénoncent publiquement la contribution financière exigée des personnes aux prises avec de sévères problèmes de santé mentale. Ces dénonciations finissent par porter fruit puisque le ministre Rochon annonce un autre allègement : pour les personnes aux prises avec de sévères problèmes de santé mentale, la franchise et le plafond sont ramenés sur une base mensuelle.

Ce dernier allègement n’est toujours pas suffisant, proteste le Protecteur du citoyen. Celui-ci demande d’étendre la mensualisation de la franchise et du plafond à l’ensemble des personnes âgées et des prestataires de la sécurité du revenu. La résistance s’organise aussi du côté des organismes et médecins oeuvrant auprès des personnes atteintes du sida. Ils exigent eux aussi un étalement mensuel de la franchise et du plafond pour éviter que leurs membres ou leurs patients cessent leur traitement. L’Ordre des pharmaciens du Québec revient à la charge, le 19 décembre 1996, en rendant publics les résultats d’une enquête, menée auprès de ses membres, qui révèlent des problèmes de sous-consommation de médicaments auprès des assurés peu fortunés. La riposte de la RAMQ est immédiate. Elle dénonce le manque de rigueur méthodologique de l’étude et réplique par d’autres statistiques, extraites de ses données de facturation, qui montrent une hausse de consommation des médicaments assurés auprès des personnes âgées. Toutefois, elle reconnaît qu’il y a baisse de consommation des médicaments parmi les prestataires de la sécurité du revenu, mais « nul ne peut conclure à une sous-consommation sans conduire des études scientifiques permettant de le démontrer » (Paré, 1996).

Malgré une opposition grandissante, le gouvernement demeure inflexible. Il implante, le 1er janvier 1997, le régime tel que proposé dans le Projet de loi no 33, à l’exception de la mensualisation de la franchise et du plafond accordée à certaines personnes atteintes de problèmes sévères de santé mentale. Les plaintes continuent à déferler au bureau du Protecteur du citoyen. Leur nombre dépasse 800 après neuf mois de mise en oeuvre du nouveau régime. Après s’y être opposé pendant un an, le ministre Rochon se résigne, le 6 juin 1997, à ramener sur une base mensuelle la franchise et le plafond pour l’ensemble des assurés du nouveau régime.

Un an et demi plus tard, soit le 12 octobre 1998, deux quotidiens montréalais, La Presse et The Gazette, publient, en pleine campagne électorale au Québec, les résultats préliminaires d’une étude sur l’impact du nouveau régime commandée par le ministre Rochon à une équipe de chercheurs de l’Université McGill, dirigée par le Dr Robyn Tamblyn. L’étude fait la manchette de tous les journaux du Québec, le lendemain. Sur la base des données de facturation de la RAMQ, le rapport préliminaire soutient que des prestataires de la sécurité du revenu et des personnes âgées ont réduit leur consommation de médicaments. Cette baisse serait la cause de 1946 « événements indésirables » durant les dix premiers mois du nouveau régime. Par événements indésirables, les chercheurs entendent des hospitalisations, des admissions en centre hospitalier de soins de longue durée ou des décès. Le nouveau régime semble affecter de façon particulière les prestataires de la sécurité du revenu souffrant de troubles mentaux sévères. Le gouvernement devrait apporter des allègements financiers, précisent les chercheurs. Après une journée de campagne électorale éprouvante, le Premier ministre Bouchard s’engage à ce que des mesures correctrices soient apportées dès que l’étude de l’équipe du Dr Tamblyn sera complétée.

Le 26 mars 1999, la nouvelle ministre de la Santé et des Services sociaux, Pauline Marois, rend public le Rapport d’évaluation de l’impact du régime d’assurance médicaments de l’équipe du Dr Tamblyn. Le rapport confirme qu’il y a une baisse de consommation de médicaments essentiels chez les prestataires de la sécurité du revenu aux prises avec des problèmes sévères de santé mentale. En revanche, la baisse de consommation de médicaments non essentiels auprès des personnes âgées aurait permis d’éviter 18 120 visites médicales. L’étude permet de cibler les clientèles pour lesquelles un allègement de la contribution financière est nécessaire. La ministre Marois annonce, le 11 juin 1999, que les prestataires qui présentent des contraintes sévères à l’emploi en raison de problèmes de nature physique ou mentale pourront bénéficier d’une gratuité complète des médicaments assurés. Par contre, « [d]ans le cas des personnes âgées, l’effet positif pour un grand nombre de cas a été beaucoup plus grand que les effets indésirables parce qu’on a évité la consommation ou même la surconsommation de médicaments qui n’étaient pas essentiels. Et parce qu’on l’a évité, on a évité aussi des visites à l’urgence, des consultations chez le médecin »[18].

En somme, on constate que d’innombrables agents ont surveillé les effets du nouveau régime d’assurance médicaments et, du coup, l’efficacité des décisions gouvernementales. En tant que concepteur et promoteur du nouveau régime, le gouvernement s’est souvent retrouvé sur la sellette, obligé de justifier ses choix et, parfois, de rectifier le tir. De ce point de vue, la résistance d’éléments de la société civile au régime d’assurance médicaments s’apparente à de la surveillance de type sous-politique (ou communautaire). Paradoxalement, cette surveillance de type sous-politique est rendue possible grâce, entre autres, à l’exploitation des banques de données de la RAMQ. D’une certaine façon, les instruments de surveillance mis en place par l’État, en particulier les banques de données, se retournent contre celui-ci. L’étude du Dr Tamblyn et de son équipe est éloquente à cet égard. Pour résister aux décisions gouvernementales ou pour les orienter, les agents de la société civile ont aussi eu recours à d’autres instruments de surveillance. Par exemple, des organismes communautaires et l’Ordre des pharmaciens du Québec ont mené des enquêtes auprès de leurs membres afin de « monitorer » les effets du nouveau régime sur les assurés. Quant aux professionnels de la santé, en particulier les médecins et les pharmaciens, ce sont des surveillants de première ligne qui détiennent de l’information de première main. Les pharmaciens ont été les premiers à chiffrer la baisse de consommation de médicaments grâce à leur système de facturation informatisé. Enfin, les médias ont contribué à l’éclosion de foyers de surveillance et de résistance en alimentant le débat public sur le régime d’assurance médicaments par des études scientifiques, des enquêtes de perception ou des témoignages personnels.

Discussion

La gestion des médicaments au Québec est traversée par les quatre types de surveillance élaborés auparavant. Elle fait donc l’objet à la fois de contrôle administratif (surveillance de type bureaucratique), de mesures disciplinaires normatives (surveillance de type biopolitique), d’autonomisation (surveillance individuelle de type réflexif) et de résistance (surveillance sous-politique). Si la surveillance de type bureaucratique semble prédominante dans la gestion courante des médicaments, en particulier pour autoriser le paiement, pour vérifier l’admissibilité ou pour fixer le prix de vente des médicaments, elle semble plutôt discrète dans les autres domaines de gestion. Dans le cadre de la gestion clinique des médicaments, plusieurs agents exercent à la fois de la surveillance de type biopolitique et de la surveillance de type réflexif dans l’intérêt de la santé du consommateur. Quant à la gestion stratégique, divers agents sociaux exercent une surveillance de type sous-politique sur les décisions gouvernementales et sur leurs effets afin d’alléger les contributions financières exigées des assurés.

Figure 2

Type de surveillance prédominant selon les domaines de gestion des médicaments

Type de surveillance prédominant selon les domaines de gestion des médicaments

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Par ailleurs, la gestion des médicaments révèle ce qu’aucune étude n’a montré jusqu’à maintenant, à savoir que différents types de surveillance peuvent non seulement cohabiter, mais aussi s’appuyer mutuellement. Par exemple, la surveillance de type bureaucratique, basée sur la centralisation de données de facturation, facilite la mise en oeuvre d’une surveillance de type biopolitique visant à détecter des écarts de conduite en fonction de normes, dont les profils de conduite moyens. Des types de surveillance habituellement vus comme antinomiques peuvent aussi s’appuyer dans la poursuite d’objectifs communs. Par exemple, la surveillance de type biopoitique et la surveillance individuelle de type réflexif peuvent se compléter en vue de favoriser une utilisation appropriée des médicaments sur le plan de l’efficacité clinique.

De la même façon que les types de surveillance en viennent à s’appuyer, des instruments de surveillance déployés dans un domaine de gestion peuvent étendre les capacités de surveillance d’un autre domaine. Les banques de données de la RAMQ illustrent bien cette « exportabilité » des capacités de surveillance. Les fichiers de facturation et d’identification créés pour assurer la gestion courante des programmes de santé permettent aussi de surveiller l’impact des programmes de santé et d’en assurer une gestion stratégique, tout en servant aussi à exercer une surveillance sur les profils de pratique des professionnels. Elles pourraient éventuellement alimenter un dossier clinique informatisé auquel accéderaient les professionnels de la santé autorisés afin d’exercer une surveillance plus étroite sur l’état de santé des individus. Autrement dit, la même donnée peut servir différentes finalités de gesion, comme payer les professionnels de la santé, vérifier l’admissibilité des assurés et fixer leur contribution financière, évaluer et planifier des programmes de santé, détecter des conduites déviantes et soigner des patients.

Autre important constat de la présente recherche, les administrés ne sont pas toujours en train de résister à la surveillance exercée par l’État ou par d’autres agents. Certains désirent que l’on resserre la surveillance à leur égard, en particulier quand il est question de leur santé, ou envers les autres, lorsqu’il s’agit de fraudes. La surveillance n’est pas seulement crainte, mais elle est aussi quelque chose de désirée et dont on peut difficilement se passer.

La surveillance offre des avantages indéniables pour faire face à la complexité de la vie de tous les jours et pour prévenir certaines menaces, comme la fraude, la maladie et la corruption. Pour un contribuable, une surveillance de type bureaucratique étroite des fraudes peut apparaître légitime et rassurante dans un contexte de rationalisation des dépenses publiques. Une personne gravement malade souhaite, quant à elle, que le professionnel de la santé ait accès à toute l’information pertinente pour exercer une surveillance clinique la plus efficace possible afin de guérir ou de diminuer les symptômes de la maladie. On souhaite aussi que nos dirigeants politiques et administratifs fassent l’objet d’une surveillance serrée pour qu’ils soient imputables des décisions stratégiques qu’ils prennent. On imagine mal comment nous pourrions aujourd’hui nous passer de la surveillance, car elle est devenue indispensable à bien des égards.

Bien entendu, la surveillance comporte aussi des risques, dont ceux liés au glissement de finalités. Les instruments de surveillance (ex. : dossier informatisé, réseau, logiciel, etc.) offrent des capacités de plus en plus performantes, notamment quand il s’agit de traiter en temps réel de nombreux renseignements dispersés et variés. Or, ces capacités peuvent être exportées d’un secteur d’activité à un autre et ainsi servir diverses finalités. Le risque de dérive est d’autant plus inquiétant qu’il est souvent difficile de convenir sur ce qui est acceptable et sur ce qui ne l’est pas, de distinguer le bon grain de l’ivraie. A priori, la surveillance n’est ni mauvaise ni bonne en soi, quel qu’en soit le type ; tout dépend de l’utilisation qu’on en fait.

Dans un contexte où les capacités de surveillance ne cessent de croître et de s’étendre – l’Internet ne contribuant en rien à ralentir cette croissance et expansion, au contraire –, jusqu’où doit-on aller dans le déploiement des instruments de surveillance ? Plus particulièrement, jusqu’où doit-on aller dans la mise en réseau et dans le traitement des renseignements sur des individus au nom de leur bien-être? Ne sommes-nous pas en train de développer une infrastructure aux capacités de surveillance de plus en plus totale dont on aura de plus en plus de difficulté à se débarrasser ? Doit-on cloisonner les systèmes d’information par des mesures de sécurité efficaces de manière à restreindre l’utilisation des données autour de finalités socialement acceptables ?

Il ne faut pas se leurrer, les systèmes d’information seront de plus en plus efficaces et nombreux et nos conduites de tous les jours, de plus en plus l’objet d’une gestion informationnelle. Le mieux que l’on puisse faire serait d’encadrer le développement et l’utilisation de ces systèmes afin de prévenir une prolifération incontrôlée de la surveillance. Qu’il suffise de penser aux quelque trois millions de caméras déployées en Angleterre dans les lieux publics. Comment faire de la surveillance un instrument socialement acceptable qui respecte, entre autres, l’autonomie et la vie privée des individus, sinon que de la surveiller de façon vigilante et responsable de manière à l’orienter sur ce qui est nécessaire ?