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La relation de service s’est imposée ces dernières années comme l’une des voies d’analyse renouvelant l’approche des mutations du travail. Elle correspond à un éclairage porté sur des situations de travail qui, sans être toujours nouvelles, n’en sont pas moins illustratives de la tendance croissante, pour les salariés, à devoir situer leur activité par rapport aux attentes des clients. La relation de service renvoie aussi à une approche du travail procédant par l’observation de l’activité à un niveau fin de détail, par exemple les échanges langagiers (Borzeix, 2003). Cela prend appui sur la redécouverte de l’héritage des études interactionnistes du travail propres à la sociologie américaine depuis les années 1950 (Hughes, 1996 ; Goffman, 1968 ; Lipsky, 1980), jugées désormais particulièrement heuristiques, y compris en économie (Gadrey, 2003). Il s’agit finalement d’analyser le travail en observant les salariés aux prises avec leur tâche, avec les difficultés constitutives de leur activité, et les réponses qu’ils élaborent.

Ainsi, au-delà de l’analyse de la « modernisation du service public », avec laquelle elle a pris son essor en France (Weller, 1998), la thématique de la relation de service participe d’une approche plus générale des transformations du travail contemporain. Le présent article se propose d’apporter des éléments dans ce sens en suggérant qu’elle attire l’attention sur le caractère très sollicitant du travail dans la période actuelle : elle force à s’intéresser aux salariés dans le cours de leur action, prenant sur eux de répondre aux sollicitations que génère la confrontation aux clients, à leurs demandes, à leur cas singulier. Du même coup, elle pose fortement la question de ce qui leur permet d’assumer plus ou moins sereinement de telles conditions d’action.

Ces contraintes éprouvées dans la réalisation de l’activité deviennent elles-mêmes un objet digne d’étude : comment se présentent-elles à ceux qui accomplissent le travail, comment les interprètent-ils, qu’en font-ils ? Mais aussi d’où procèdent-elles, de quels choix d’organisation de l’activité productive, quelle intensité prennent-elles selon la manière dont l’autorité hiérarchique les impose ? Les outils de gestion les renforcent-ils ou permettent-ils de les gérer ?

Le travail soumis à la relation de service nous révélera ainsi des agents et leur hiérarchie pris dans des problèmes productifs à surmonter et subissant des contraintes qu’on n’explique qu’imparfaitement en en faisant l’effet d’une volonté des employeurs de discipliner les travailleurs. La relation de service n’est pas source univoque et irrémédiable de contrainte. Elle introduit dans le travail des obligations contraignantes auxquelles cadres et exécutants cherchent à donner sens, qu’ils interrogent et qui les amènent ou non à reconnaître de la pertinence à l’organisation du travail ainsi qu’à la conception des attentes du client qui sous-tend cette dernière. Au moins espéreraient-ils pouvoir en discuter.

Pour développer ce point de vue, nous mobiliserons les données d’une enquête menée dans les activités de distribution du courrier de la Poste française et des rayons d’hypermarchés (Besucco et al., 2002 ; Ughetto et al., 2002) (voir l’encadré). Nous appuyant plus spécialement sur le premier de ces terrains et notamment sur l’exemple d’un centre de tri, nous verrons d’abord comment, dans ces activités, la production paraît saisie de façon relativement inédite par la relation de service, puis les implications qui en découlent, sous la forme d’un travail plus sollicitant. Cette sollicitation sera vue comme créant comme attente d’être autorisé à discuter de l’organisation du travail avant d’assumer les contraintes de la relation de service.

Les activités étudiées se traduisent dans certains cas (facteurs…) par une relation directe, physiquement constituée, avec les destinataires, conformément aux analyses courantes de la relation de service, mais pas systématiquement (le facteur ne voit pas tous ses « clients », les agents des centres de tri encore moins). Nous nous intéresserons donc surtout à la relation de service comme à un travail que les entreprises demandent à leurs collaborateurs d’effectuer pour se figurer les implications de leurs actes pour les clients et les contrats commerciaux avec ceux-ci.

Les univers productifs saisis par la relation de service

Stratégies « orientées client » et relation de service dans les univers productifs

Depuis quelques années, dans leurs discours, les entreprises semblent redécouvrir qu’elles sont au service de clients et les administrations publiques au service d’usagers. La confrontation à un client ou à un usager n’est pas chose nouvelle mais les directions paraissent vouloir interdire à leurs services et salariés de privilégier leurs contraintes internes (exigences de la réglementation, de l’organisation de la production, etc.) vis-à-vis de celles des destinataires de leur travail. C’est là l’effet de comportements de clients devenus plus difficiles à maîtriser ou, plus exactement, de difficultés certaines, pour les entreprises, à écouler leurs produits qu’elles interprètent comme rendant indispensable d’y répondre par des stratégies « orientées client ».

Ce travail d’interprétation des enjeux et d’identification des stratégies n’engage pas les acteurs de l’entreprise « en bloc ». Les gens des directions centrales sont évidemment plus impliqués que les responsables d’unités opérationnelles et il y a, par ailleurs, des divergences voire des conflits entre composantes des directions. Les stratégies de service au client suivent ainsi des cours qui arbitrent entre des options concurrentes : la conception portée par les directions marketing à travers le customer relationship management (Ughetto, 2002), n’est pas nécessairement celle autour de laquelle s’organisera le plan d’autres directions. Quant aux responsables opérationnels, la manière dont ils voient, spontanément, une telle stratégie et sa justification au regard de leur expérience « de terrain » ne s’accorde pas forcément d’emblée avec les schémas promus par les directions générales ou fonctionnelles.

L’une des deux entreprises étudiées dans la recherche permet de l’illustrer : à La Poste, la mise sous tension de l’activité vis-à-vis d’un objectif de satisfaction du client a été promue par la direction du Courrier, qui la résume très largement à l’aide d’un indicateur de performance, celui du plus grand nombre (par exemple, 95 %) de lettres classiques distribuées le lendemain de leur envoi (« J + 1 »). Cette direction impose donc aux centres de tri et bureaux distributeurs de s’organiser à partir de l’idée que l’attente fondamentale des clients serait qu’une lettre soit reçue le lendemain de son expédition. L’évidence de cet indicateur synthétique tombe quand on se déplace dans le centre de tri enquêté. De fait, celui-ci a considéré que cette représentation était simplificatrice et ne tenait pas compte des conditions concrètes de l’activité. Sa direction juge plus réaliste de penser que les expéditeurs se donnent un délai « raisonnable » d’acheminement : ils peuvent comprendre qu’une lettre prenne deux jours pour être expédiée de Paris en province et n’auront donc pas d’exigence systématique de type « J + 1 » ; en revanche, ils ne comprendront pas qu’une lettre prenne plus d’une journée pour aller de Paris à sa banlieue. Elle conteste le traitement probabiliste de la direction du Courrier qui parie sur la forte chance qu’un pli figurant dans les 5 % de restes sera traité le lendemain : pour elle, un courrier peut effectivement figurer plusieurs fois de suite dans les restes et donc voir son délai d’acheminement augmenter sérieusement.

Or, du même coup, l’organisation devient sujette à discussion, et notamment les équipes de travail qui sont accordées au centre de tri par sa tutelle hiérarchique : « Les structures ne sont pas prévues pour fiabiliser le reliquat », dit le directeur adjoint. Autrement dit, les équipes qui lui sont données ne garantissent pas que 100 % du courrier arrivera d’ici J + 2. La direction du centre estime qu’il faut organiser les moyens de production d’une manière différente mais dans le cadre de rapports avec sa tutelle qui laissent peu de marges pour cela : « les moyens en tant que tels ne se négocient pas vraiment : on se débrouille, on se donne les moyens », dit à nouveau le directeur adjoint. La tutelle dicte au centre de tri l’organisation qu’il doit avoir et les moyens qui, mathématiquement, en découlent. Dans les rapports hiérarchiques qu’entretient le centre de tri avec les directions régionales et centrales, l’espace n’existe pas pour qu’il fasse valoir une interprétation un peu différente des attentes des clients et de l’organisation que cela nécessiterait. Sa direction ne parvient donc à maintenir sa propre conception qu’en dégageant des moyens par elle-même : elle « dégarnit » certaines équipes pour s’assurer que des effectifs suffisants seront disponibles pour un traitement exhaustif du courrier à destination de l’Île-de-France et maintient une équipe supplémentaire pour « fiabiliser les restes ». Une force de travail traite le courrier qui n’a pas pu partir à minuit (les « restes ») pour qu’il parte à trois heures du matin.

Au moment où l’on impose à cet acteur de terrain qu’est le centre de tri une organisation qui va durcir, au nom du client, les contraintes de l’activité de ses équipes, sa direction entend pouvoir discuter de son expérience réelle du client, de la manière dont on peut estimer mieux le satisfaire et de l’organisation que cela impose. Elle révèle ainsi que les contraintes supplémentaires pesant sur cette activité ne lui paraissent acceptables que si elles prennent réellement sens au regard de l’expérience concrète du travail. Elle ressent un décalage entre les difficultés d’ores et déjà vécues quotidiennement, les retours critiques qui existent parfois (lettres de réclamation de client, reproches adressés par des responsables de bureaux distributeurs…) et, d’un autre côté, la capacité de l’échelon supérieur à en tenir compte. Celui-ci paraît, au contraire, y rajouter des contraintes supplémentaires sur la base d’une compréhension très abstraite du client.

Qui plus est, un centre de tri ne travaille pas pour un seul type de client, par exemple le destinataire du courrier. Il y a certes celui-ci. Mais, tout autant, ou même davantage, sa hiérarchie lui demande de penser à ce client qu’est l’expéditeur (celui qui paie l’envoi), et plus précisément encore aux entreprises expéditrices, tout spécialement les « grands comptes », telles les sociétés de vente par correspondance. Or, dans la réalité de l’activité, il y a là aussi matière à discussion. Et l’on pourrait aussi compter avec des destinataires intermédiaires. Dans un entretien, un chef d’équipe indique, au détour d’une phrase : « [nos] clients, c’est les centres de distribution » (les bureaux distributeurs). Il déclare, ce faisant, auprès de qui il estime avoir à rendre des comptes, qui il estime servir, qui il visualise mentalement en effectuant son travail. Dans la réalité de l’activité, il y a, en fait, diffraction de la figure du client en de multiples destinataires.

Affronter un réel difficilement scénarisable à partir d’une logique industrielle : une contrainte supplémentaire

Cet exemple illustre le rôle central que sont amenés à prendre les indicateurs de performance, et plus généralement les outils de gestion, dans les discussions sur l’« orientation client » et confirme les conclusions d’auteurs pour qui la diversité des façons de qualifier les attentes des clients et la pluralité des points de vue d’acteurs rend difficile de concevoir un indicateur de performance synthétique. Cela appelle, au contraire, une pluralité d’indicateurs, dont la validité est conventionnelle (Gadrey et al., 1999).

Dans l’instauration d’une équipe de rattrapage des restes par le centre de tri, se trouve posée la question du système de règles qui présidera à l’organisation de l’activité : ou bien des règles construites autour du primat d’un indicateur synthétique de performance, dont l’ambition est de conjurer la diversité des clients et des attentes en la transcendant par une attente fondamentale, ou bien des règles tenant compte d’une réalité plus complexe parce qu’elles font intervenir l’expérience qu’en ont les acteurs opérationnels. Ces deux options ne contraindront pas de la même manière la future activité parce que les outils de gestion qui sont censés alerter sur les points critiques et indiquer les modes privilégiés d’action tiennent plus ou moins compte de la contrainte qu’impose la diversité des clients et de leurs attentes. La direction du centre de tri essaye de s’organiser pour traiter le courrier pour un client concret, jugeant trop abstraite la représentation du client qui lui est proposée par l’indicateur synthétique de performance et l’organisation recommandée par la tutelle. Elle estime que, à trop se fier à cette figure abstraite d’un client dont les attentes se résument à une réception à J + 1, elle risquerait d’accumuler au sein du processus productif des moments de tension, des moments où la réalité des comportements et des attentes (diverses) des clients resurgiraient sous la forme de problèmes concrets que l’organisation n’a pas envisagés.

L’économie des services le montre fréquemment, les services, en raison de leur spécificité, sont sources de difficultés supplémentaires par rapport à une production de biens : l’industrie – plus spécialement l’industrie manufacturière – oeuvre sur des réalités matérielles qui, sous certaines lois physiques, « se laissent faire », permettant aux acteurs d’aboutir à des productions standardisables, reproductibles à l’identique, à la cote et à la norme près. Ce n’est pas le cas avec des activités de service où le produit n’est pas autant objectivé, peut davantage être discuté du point de vue de l’écart entre les attentes et le résultat constaté, ou encore est dépendant des comportements des consommateurs, toutes choses que les opérationnels ressentent quotidiennement et concrètement.

La logique de l’indicateur synthétique à partir duquel on pourrait imaginer de normaliser les comportements pour garantir la performance paraît ainsi procéder d’un mode de raisonnement issu de l’univers de l’industrie manufacturière : c’est une logique industrielle. Dans la relation de service plus encore qu’ailleurs, elle tend à être ressentie comme faisant peser sur l’activité de travail tout le poids de la contrainte, dans la mesure où, loin d’aider l’opérationnel à se confronter à la complexité du réel, elle le force à devoir le faire en procédant comme si le réel ne présentait pas cette complexité. Plus que dans l’industrie manufacturière, en effet, les personnes en situation opérationnelle sont amenées à éprouver la résistance (Dejours, 1998) qu’oppose le réel à cette normalisation. Avant d’accepter le renforcement des contraintes, elles manifestent généralement, comme notre directeur de centre de tri, leur envie de discuter de cette complexité avec laquelle elles se débattent et des logiques pertinentes de guidage de l’action.

Un travail sollicitant : les contraintes de la relation de service

Quelle que soit la logique qui l’emporte, le fait de mettre l’activité sous tension du jugement du client rend plus exigeante la conduite de l’activité de travail : pouvoir s’affranchir, au moins en partie, du sentiment du client à l’égard de la qualité, contribuait, en effet, à alléger les tensions éprouvées.

Les tensions croissantes pesant sur le travail ont été clairement perçues par une série de travaux qui font état d’un sentiment d’intensification du travail exprimé par les salariés et la montée d’une « souffrance » au travail (Gollac et Volkoff, 1996 ; Dejours, 1998 ; Burchell et al., 2002 ; Green, 2006). Or, si les salariés relatent bien une impression de dégradation des conditions d’exercice du travail, ils font cependant simultanément état d’une tendance de leur travail à présenter des dimensions intéressantes, mobilisatrices. De sorte qu’il importe surtout de comprendre dans quelles conditions un travail exigeant peut, dans certains cas, être supporté par les salariés et dans d’autres être perçu comme une source de contraintes intolérables.

Hiérarchie et salariés appelés à se montrer préoccupés par le client

Les études sur la relation de service ont amplement montré à quel point l’irruption du client dans le travail crée un contexte particulier, lié à la rencontre entre la subjectivité du salarié et celle de la personne à qui est destiné le travail (Hubault, 2002). Cela soumet l’exercice de l’activité à des contraintes supplémentaires par rapport à une autre situation : il faut prendre en considération cette présence, reconnaître la sollicitation qu’elle implique et la traiter.

Dans un tel contexte, le cadre que l’employeur fixe à l’activité à travers les moyens (humains, matériels…) donnés aux salariés et l’organisation générale de cette activité, vient, soit « en rajouter » en termes de contraintes, soit, au contraire, appuyer l’action. Les « stratégies client », pas plus que la technologie, ne sont déterministes, mais elles invitent à reconsidérer les effets de l’organisation de l’activité productive, qui peut être la pire des choses lorsqu’elle accroît la difficulté à se mesurer à ces exigences mais révèle surtout qu’elle devrait idéalement représenter des points d’appuis pour l’action.

De type logistique, les activités ici étudiées (distribution du courrier et rayons d’hypermarchés) sont fondamentalement placées sous l’emprise du temps. Le facteur, bien que libre de son rythme une fois en tournée, sera cependant toujours préoccupé du risque de se trouver « enfoncé », c’est- à-dire débordé par la masse de courrier à trier puis à distribuer. Les agents des centres de tri sont encore plus soumis aux exigences de délais qu’imposent l’arrivée du courrier en provenance des bureaux distributeurs et le départ du camion qui enlèvera les plis traités. Les magasins connaissent, quant à eux, l’impératif d’être prêts pour l’heure d’ouverture. Dans toutes ces activités, il faut savoir être à l’heure, ajuster son rythme de travail quand le mouvement « s’accélère », surmonter cette contrainte temporelle quelle que soit la variabilité de la charge de travail et malgré les aléas, le tout en se figurant, mentalement, les réactions possibles des clients.

Dans ces activités, les stratégies des entreprises étudiées renforcent cette tension. Pour reprendre l’exemple de La Poste, elles se concrétisent, par exemple, dans l’attention portée aux clients entreprises : les centres de tri doivent structurer leur activité de manière à garantir une priorité au courrier à « code cedex » (courrier d’entreprise à distribution express) et un traitement sans faille du courrier dit « Postimpact », qui a la plus forte croissance. Il s’agit des contrats de distribution de courrier publicitaire d’entreprises (notamment les sociétés de vente par correspondance) auprès desquelles La Poste prend des engagements sur une date de livraison (certaines promotions, par exemple, doivent impérativement arriver avant une date précise). Le contrat prévoit un dédommagement si la distribution ne s’est pas faite dans les temps indiqués. Cela se répercute sur le travail des agents : ils devront, en particulier, apprendre à discriminer les produits entre eux pour y reconnaître ceux qui méritent un traitement prioritaire, considérer leur degré de priorité dans les mêmes termes que leur employeur. Pour le centre de tri comme pour ses agents, il s’agit de ne plus « se laisser aller » à faire primer les contraintes internes d’organisation de la production : quelles que soient celles-ci, il n’est plus admis qu’un type de courrier pour lequel le client a payé La Poste pour un acheminement dans des délais précis arrive avec retard à destination.

Autrement dit, la stratégie client de l’entreprise se traduit par une segmentation des clientèles qui vient compliquer les processus de traitement en multipliant les catégories de courriers et de processus afférents et intègre dans la réalisation du travail des mises sous tension prenant, entre autres, la forme de délais impératifs. Ceux-ci obligent à appréhender le travail en termes de réussite ou d’échec des processus de traitement puisqu’il faut avoir à l’esprit la sanction qui menace l’entreprise au-delà d’un certain délai de réalisation de la prestation. Les opérationnels des centres de tri, chacun à son niveau (directeur, hiérarchie, agents), ne doivent pas pouvoir être tenus responsables d’un échec du traitement.

Accepter la mise sous tension

Nombreux sont les travaux sur les services qui voient dans une telle invocation du client par les employeurs le vecteur d’une discipline supplémentaire, un effort pour plier les salariés à une logique qui n’est pour eux que l’expérience de contraintes touchant jusqu’à leur subjectivité (Hochschild, 1983 ; Macdonald et Siriani, 1996). Les réalités observables, au moins dans le cas des entreprises sur lesquelles nous nous appuyons ici, ne laissent rien voir d’aussi tranché. Il apparaît que des controverses existent, dans ces entreprises, quant à ce qu’on fait dire au client, témoignant du fait que le client n’est pas perçu comme une pure rhétorique patronale ou un alibi mais comme une expérience que l’on fait quotidiennement et dont on entend discuter les formes qu’elle prend. Chez les acteurs de la production (hiérarchie, employés des centres de tri et des magasins), la « préoccupation client » est souvent moins vécue comme une idéologie patronale que, à la limite, comme une stratégie dictée par le bon sens ou la nécessité de sauvegarder l’emploi, la démarcation à l’égard de la direction se situant davantage à propos des solutions organisationnelles retenues.

Il conviendrait, toutefois, de distinguer aussi bien les individus que les entreprises. À La Poste, entreprise publique où le syndicalisme est assez puissant, où certains lieux de travail constituent de véritables « bastions » syndicaux, des traditions collectives sont là pour prendre en charge une telle évolution en la critiquant : la dénonciation de cette stratégie prend place dans les luttes successives (et qui se prolongent encore) contre la transformation de l’ancienne administration publique en entreprise et la déréglementation de l’activité postale imposée par les autorités européennes de la concurrence. Cependant, les collectifs de travail sont, certes, marqués par des personnages, des figures locales, qui portent cette contestation, aux propos desquels les agents peuvent être plus ou moins attentifs, mais ces agents ont tendance à rendre les armes devant des arguments comme la nécessité pour La Poste de sauvegarder l’emploi par des stratégies adaptées à l’égard des clients.

Dans l’enseigne d’hypermarchés, où l’action syndicale est faible, pour ne pas dire inexistante, c’est encore davantage le cas : peu de résistance collective s’oppose à cette stratégie. Encore plus que dans le cas précédent, la doctrine que les travailleurs se font quant à cette stratégie procède d’une délibération menée à l’échelle essentiellement individuelle.

Quoi qu’il en soit, la relation de service est une situation sollicitante et celle-ci est prise en charge, assumée, par les travailleurs non par le seul effet de prescriptions mais parce qu’elle prend sens pour eux, une signification qu’ils reconstruisent constamment à l’épreuve des rapports avec le client et des contraintes de la production. Au sein du centre de tri, une équipe de maintenance intervient sur les machines de tri automatisé, elles-mêmes dirigées par un pilote et alimentées par des « décaseurs ». On est ici dans le cadre d’une relation de service interne : il est demandé à la maintenance de se sentir au service de l’exploitation, soit, ici, les personnels travaillant sur les machines. Un technicien montre bien qu’il n’est capable de relayer une telle injonction qu’en engageant sa propre réflexion sur ce qu’elle devrait signifier, sur les comportements qu’il devrait adopter en direction des gens de l’exploitation et réciproquement : « On nous dit : la maintenance est au service de la production » – phrase qu’il prononce deux fois, d’un air dubitatif. La source de sa perplexité est que l’on ne demande pas aux agents de l’exploitation de faire les opérations simples par eux-mêmes. Il trouverait normal qu’on apprenne aux décaseurs à remettre eux-mêmes la machine en marche quand le pilote n’est pas là. Alors qu’il suffit d’appuyer sur un bouton, ils appellent la maintenance, pour une intervention qui, à ses yeux, ne le mérite pas. Il regrette également que l’entreprise n’ait pas pour politique d’inciter les pilotes à apprendre le fonctionnement des machines : du coup, beaucoup téléphonent aux techniciens en se contentant de dire « ça fait du bruit », ce qui ne permet guère à ces derniers d’anticiper sur leur intervention (quels outils prendre…). Il cite l’anecdote suivante : lors d’une intervention bénigne, que le pilote savait normalement résoudre par lui-même, il dit à celui-ci, dans un but pédagogique : « Allez-y, remettez-là, pour voir comment vous faites ». Il s’attire le refus de l’agent (« Non, c’est pas à nous de le faire »), lequel fait remonter l’affaire jusqu’au directeur du centre.

La réflexion du technicien se situe à la croisée des contraintes qu’il ressent dans la réalisation de son travail (l’attitude du pilote de machine, mais aussi le « durcissement » de cet état de fait par une organisation de l’activité de maintenance qui impose aux techniciens de se concevoir comme des prestataires de service pour l’exploitation) et de la pluralité des acceptions possibles de l’idée d’une relation de service interne. Qu’est-ce qu’être au service de l’exploitation ? Être aux ordres de celle-ci dès qu’elle le réclame ou travailler avec elle à la faire monter en autonomie vis-à-vis de ses machines ? Le technicien est gêné par l’injonction et hésitant quant aux réponses qu’il peut apporter aux sollicitations des pilotes et décaseurs, en raison du problème que représente pour les gens de maintenance et pour lui-même l’idée d’être à l’égard des gens de l’exploitation dans un rapport de service confinant à la servilité. Être dans un rapport de service n’est acceptable à ses yeux que s’il n’est pas entendu comme le droit, offert aux pilotes et décaseurs, de se décharger sur les techniciens du travail qu’ils pourraient parfaitement accomplir : la prestation doit être une intervention à réelle valeur ajoutée. La relation de service suscite, chez notre individu, des réactions affectives, émotionnelles, suite aux attitudes des « clients internes », immédiatement assorties à une délibération intérieure où se mêle réflexion sur le contenu du travail que l’autorité hiérarchique est fondée à lui demander et moralité des relations entre techniciens de la maintenance et exploitants. Selon la manière dont l’autorité hiérarchique place la maintenance vis-à-vis de l’exploitation dans l’organisation de l’activité, cette relation de service interne prendra ou non, pour lui, le sens d’une contrainte.

Modes d’organisation et modes de management de la mise sous tension

En ce sens, l’acteur opérationnel subit des tensions qui sont moins le fait immédiat des stratégies valorisant le client que de ce que l’organisation en fait. L’organisation est ici considérée comme le cadre dans lequel encadrement et exécutants doivent se couler pour réaliser l’activité. Pour la tutelle hiérarchique qui est loin de la production, le fait organisationnel est relativement simple : ainsi, le directeur régional de la production courrier, qui a autorité sur le centre de tri étudié pour toutes les questions de traitement des flux de courrier, explique que, quand les résultats d’un centre sont mauvais, cela ne peut venir que d’une mauvaise application des procédures de traitement prévues. Son mode d’action privilégié, voire unique, est le « rappel de procédure ».

D’un autre côté, toutefois, les effets de l’organisation sont plus divers : il y a, en fait, une variation possible des modes d’organisation et de management de la mise sous tension qui feront plus ou moins ressentir les contraintes de la relation de service. Ce qui pose problème aux personnes interrogées n’est pas d’avoir à faire avec les contraintes ainsi générées mais le sentiment que, quelque part « là haut », « on » en surajoute en méconnaissant les tensions existantes de l’activité et qu’on le fait sans ouvrir d’espace à une forme de négociation, à la possibilité, pour les professionnels de l’activité, de faire valoir comment ils « sentent » les choses, la manière dont ils voudraient procéder.

Les variations qu’introduit le mode de management sont rendues sensibles par l’opposition des deux personnages suivants, cette fois dans la grande distribution. Dans l’un des rayons (boulangerie-pâtisserie) sur lesquels l’enquête a porté, le chef de rayon impose à l’activité de son équipe comme à la sienne un cours d’autant plus tendu qu’il doit répondre aux objectifs découlant notamment de la préoccupation client. Il tire de la tradition artisanale dont il est issu une vision de son métier l’incitant à rester fidèle à l’image d’un hiérarchique « mettant la main à la pâte » et assumant les tâches de gestion en surcroît. Il soumet, dès lors, son propre travail à un rythme intense et, avec lui, l’ensemble du rayon se trouve soumis à une gestion « le nez sur le guidon ». Chacun fait face dans l’urgence aux flux réguliers et aux perturbations de l’activité. La diversité des fabrications est vue comme augmentant les difficultés associées à une activité perçue comme déjà suffisamment tendue et l’objectif du chiffre d’affaires à tenir est conçu comme une priorité à respecter « sans se poser de questions », sans la faire sienne : le chef de rayon se résigne sans état d’âme, pour atteindre son chiffre, à ne mettre en fabrication que des pains de prix élevés. Et tant pis pour le client !

La même enseigne offre cependant à l’observation le cas inverse d’un chef de rayon qui, au contraire, porte une attention extrême aux formes d’organisation lui permettant de conduire l’activité selon le principe d’un souci de la qualité ressentie par le client. Ce principe n’apparaît pas, chez lui, comme une injonction hétéronome, une pure prescription. Il tire de la tradition artisanale dont il est également issu une capacité à construire par lui-même un sens du client à l’égard duquel il se sent en phase avec ce que demande son employeur. Il visualise, en quelque sorte, une représentation concrète de la politique abstraite de l’enseigne. Il conçoit ainsi comme très naturel que le client soit fondé à trouver en magasin des produits d’une qualité non pas exceptionnelle mais bonne et constante, une variété de produits tirant vers « l’authentique » ou la tradition, un renouvellement de la gamme. De lui-même, il a jugé qu’il pouvait aller négocier un partenariat avec les minotiers de la région pour obtenir des farines de meilleure qualité, lui permettant, par exemple, d’élaborer un pain à base de farine biologique, qui sera d’ailleurs par la suite diffusé dans tous les magasins de l’enseigne.

Cette différence de mode de management par rapport à son homologue s’articule à des partis pris sur l’organisation de l’activité. Chez un tel responsable, l’idée d’un métier de chef de rayon s’opérant en retrait des tâches directement productives, orienté vers le management, l’innovation, l’anticipation, etc., a été traduit dans une pratique qu’il juge naturelle, mais qui, à bien y regarder, est considérablement organisée : le chef de rayon organise l’activité collective pour rendre possible qu’employés et ouvriers prennent en charge l’activité quotidienne sans son intervention permanente. Pour cela, il réalise de véritables investissements dans des dispositifs élaborés au fil du temps, entre ses employés et lui, qui donnent l’impression que tout se déroule sans difficulté mais qui agencent, ordonnent, profondément l’activité, ne la laissent pas livrée aux hasards des circonstances : cahier de coordination (où se notent les informations concernant l’avenir, comme la future semaine de promotions, les rappels sur ce qu’il convient de ne pas oublier, les remarques sur ce qui s’est passé dans la journée, les félicitations et les reproches), suivi régulier de l’évolution des apprentis, règles de dévolution à tour de rôle du contrôle du bon affichage des prix, règles d’entraide entre catégories d’employés en cas de surchauffe, etc. C’est grâce à ces instruments de l’action que les employés de ce rayon ne sont pas soumis à l’urgence alors même qu’ils prennent pleinement en charge des exigences plus fortes de qualité, d’ajustement aux attentes du client. Tous ces dispositifs organisent l’anticipation, l’effort pour ne pas se trouver surpris, pour savoir gérer la variété et les contraintes temporelles d’une orientation client. Un rapport à l’organisation semble caractériser ce rayon, où chacun partage le souci de ne jamais céder à l’impréparation pour ne pas avoir à ressentir les contraintes d’actions à entreprendre dans l’urgence, de choix à effectuer qui contrediraient l’idée d’un travail bien fait.

Ressort ici ce qui se manifeste parfois a contrario, à savoir que l’organisation représente d’abord, des points d’appui pour l’action qui, s’ils font défaut, rendent plus pénibles les conditions d’exercice de l’activité. La présence d’un tel « équipement » de l’activité change le vécu d’une injonction hiérarchique : celle-ci est davantage perçue comme des contraintes qu’il faut et qu’on peut apprendre à gérer, à réguler, que comme une discipline intolérable.

Discuter de l’organisation de l’activité et des outils de gestion pour assumer la relation de service ?

L’organisation comme instrumentation de l’action…

Le vécu des contraintes et sollicitations qui pèsent sur le travail paraît donc très dépendant d’une organisation et d’un management qui les durcissent ou, au contraire, les rendent moins perceptibles selon qu’ils donnent ou non des règles et des moyens pour y faire face. En cela, les analyses développées ici participent pleinement d’approches développées à partir de perspectives de clinique du travail ou d’ergonomie de l’activité.

Sandrine Caroly (2002), par exemple, développe un point de vue proche de celui exposé ici en comparant les guichets de deux bureaux de poste : dans l’un, un collectif de travail existe effectivement au sens où, lorsqu’un agent rencontre un problème dans une interaction avec l’usager au guichet, une régulation collective l’épaule, les autres agents étant là pour proposer des moyens de régler la tension ; dans l’autre, les mêmes interactions se règlent au désavantage de l’agent, qui n’est pas appuyé par les collègues. Ceux-ci ne réussissent pas à s’accorder entre eux sur les façons idéales de régler les cas litigieux, les demandes qui outrepassent ce qu’ils seraient censés faire en application de la réglementation.

Cette analyse résulte d’une approche qui aborde le travail du point de vue de l’activité en train de s’effectuer, activité constituée par les prises de décision successives que les travailleurs doivent accomplir et que la relation de service rend d’autant plus fréquentes et impératives : des usagers formulent des demandes, déploient des conduites, qui obligent les agents à une réponse dans l’instant, sans pouvoir suspendre le temps. La notion de collectif est avancée, dans l’analyse de tels contextes de travail, pour rendre compte du fait que cette action individuelle (c’est un guichetier qui est interpellé par l’usager et non son voisin) prend place en réalité dans une organisation : des moyens techniques (des guichets, des ordinateurs, des imprimantes, etc.), des clients, des collègues (Callon, 1991). Une des dimensions de cette organisation est le collectif, qui adopte un mode d’existence plus ou moins fort : « La proximité géographique facilite les interactions entre les individus, car ils peuvent doser leurs pratiques et être témoins des mêmes événements. Les guichetiers se trouvent dans cette situation de coprésence dans l’espace de travail. Cependant, ce n’est pas parce que les agents partagent un même lieu qu’il y a travail collectif. Il faut encore qu’ils régulent les exigences du travail ensemble ou dans le même esprit. » (Caroly, 2002 : 3). Dans l’un des deux bureaux, on a construit des « modalités de gestion des activités et des perturbations » (rangement des paquets et des imprimés, gestion des réclamations, collaboration face à un client agressif, transmission de l’information…) qui font effectivement exister le collectif comme un soutien à chacun des membres de ce collectif ; dans l’autre cas, non.

Autres composantes de l’organisation de l’activité, les équipements et la structuration des lieux exercent également un effet sur la conduite des actions. Fabienne Hanique (2004) fait prendre conscience que l’agencement de l’espace des guichets d’un bureau de poste n’est pas neutre pour ce collectif : elle montre qu’une ligne de guichets organisée par une certaine séparation des postes entre eux, par des cloisons, réduit le degré d’existence du collectif. Dans les actes effectués avec les usagers, les collègues ne sont plus là pour entendre précisément ce qui se dit et voir ce qui se fait sur les postes voisins, les plus expérimentés ne peuvent plus valider un acte qu’était en train de réaliser un collègue plus jeune sur une procédure peu courante ou le rectifier à temps ; par conséquent, chacun prend ses décisions dans un plus grand isolement, en restant habité par l’incertitude d’avoir correctement agi. Des erreurs sont commises en plus grand nombre et les guichetiers subissent une plus grande fatigue.

Caroly souligne « le rôle de l’encadrement » qui peut oeuvrer « en diminuant les gênes au travail collectif et en donnant des moyens d’exécution des tâches » (Caroly, 2002 : 27). La suivant également sur ce point, nous insistons, de notre côté et de manière complémentaire, sur le mode de management par les cadres de l’activité collective de leur équipe et sur la manière dont les outils de gestion aident à leur tour, ou non, ces cadres. Cela renvoie à la place que l’entreprise laisse à la délibération possible sur les outils de gestion et l’organisation et aux latitudes de réaménagement qui sont accordées.

… Une attente de délibération

Dans les situations décrites, les finalités et les modalités du travail ainsi que l’organisation deviennent, plus largement que dans des situations industrielles, matière à interprétation. Le produit n’est plus donné aussi objectivement que dans le cas d’un produit normalisé, standardisé. Il y a lieu de discuter, au vu de l’expérience que l’on a des rapports avec les clients, de ce qui est bon pour ceux-ci, des attentes qui sont réellement les leurs, des façons de s’y prendre. On tend alors vers les univers de travail présentant les caractéristiques des mondes de professionnels que décrit Strauss (1992), des univers où les personnes se sont construit, par leur formation et leur expérience, leur propre idée de ce qui fonde leur activité quant aux principes et aux moyens : des « segments professionnels » élaborent des manières de voir et des pratiques communes à des pairs et se distinguent ainsi d’autres pairs, qui ne voient pas l’activité de la même façon. Les doctrines propres à ces segments sont des idées sur les finalités et les manières de faire qui permettent à celui qui doit effectuer le geste de le sentir, de s’estimer capable de l’accomplir. C’est à travers de tels mécanismes que les objectifs, les principes directeurs et les outils de gestion sont appropriés, à des degrés variables, dans le concret de l’activité.

En ce sens, l’analyse de la relation de service incite à aller au-delà d’un certain nombre de résultats courants de la sociologie du travail. Celle-ci a montré à quel point le travail le plus prescrit ne peut s’exécuter qu’en en passant par une appropriation pouvant aller jusqu’au détournement ou contournement de la prescription. Dans les approches critiques des services, cette perspective est poussée encore plus loin en concevant ces activités comme dotant l’acteur patronal d’un pouvoir accru de développer son emprise sur les travailleurs. Au minimum, les analyses que nous présentons ici soulignent que les processus en jeu ne se réduisent pas à une pure réaction, à un sursaut de défense de soi face à l’aliénation. La confrontation au client ou la nécessité de se figurer ses attentes engage la réflexivité des salariés, leur disposition à interroger la validité des choix organisationnels et des présupposés des outils de gestion destinés à structurer leur travail. L’issue de la réflexion n’est pas jouée d’avance : certains objectifs et outils imposés par le management y gagnent une acceptation, leur reprise par les salariés comme une nécessité ou une évidence, tandis que d’autres attirent toujours la réticence de certains, qui y voient une aberration, une contrainte intolérable dans une activité de travail qui était déjà suffisamment chargée en actions peu aisées à mener à bien.

Or, dans le même temps, les entreprises développent les entretiens annuels d’évaluation. Ceux-ci s’imposent de plus en plus dans les politiques de gestion des ressources humaines. Leur fonction varie selon les entreprises mais trois raisons d’être fréquemment évoquées sont la mobilisation des salariés (la vérification de leur bonne compréhension des attentes à leur égard, de leur motivation, etc.), la détection des besoins de formation et, enfin, la gestion des mobilités (l’anticipation des souhaits d’évolution de carrière…). Dans les deux entreprises enquêtées, comme dans les autres, les salariés y voient une occasion, assez appréciée, de parler de leur travail et de ses contraintes avec leur chef. L’encadrement de proximité, quant à lui, utilise souvent l’entretien comme un face-à-face permettant de repréciser l’attente de comportement dans le travail. Au centre de tri, l’un des cadres explique ainsi qu’il peut être amené à tenir le dialogue suivant :

Ta machine démarre souvent en retard. – Oui, mais c’est l’équipe de maintenance qui… – Oui, mais c’est à toi, d’abord, de récupérer ton courrier suffisamment tôt, et, quant à l’équipe de maintenance, c’est à toi d’aller les voir et discuter avec eux. Va les voir et, quand ce sera résolu, en contrepartie, je te donnerai les moyens.

Autrement dit, l’entretien est, dans ce cas, saisi par le salarié comme une occasion de dire qu’il ressent des contraintes qui lui paraissent difficilement tolérables ou qui renvoient à une responsabilité qu’il estime ne pas devoir porter. L’attitude du cadre décide alors de la réception de ce message par l’autorité hiérarchique qui, en l’occurrence, n’est ni dans un refus d’entendre ces contraintes, ni dans une reprise intégrale, mais dans une forme d’attention conditionnelle : les contraintes peuvent prendre un statut si elles perdurent malgré un comportement révisé de la part du salarié à qui on demande ici un plus grand engagement.

L’entretien peut ainsi devenir une chambre d’écho des contraintes ressenties dans le travail et une prise en considération par l’organisation de l’activité. Toutefois, il n’y a là aucune nécessité mécanique. Les entretiens d’évaluation, disent les salariés, sont sources d’une certaine frustration par la possibilité en définitive assez limitée de discuter des conditions de réalisation du travail. Du reste, eux-mêmes, dans ces occasions, ne livrent pas toute leur connaissance de ces conditions. Dans la relation de service, des développements de l’activité, un cours du travail peuvent se jouer qui restent relativement méconnus de l’autorité hiérarchique. Face au client, les salariés peuvent se sentir engagés (dans leur réputation, dans l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes aux autres, donc de ce que l’on va penser d’eux), les incitant alors à fournir une réponse à des demandes ou à des situations capable de les mettre à leur avantage. Cette réponse ne sera pas obligatoirement celle qu’attendrait l’autorité hiérarchique ni même connue d’elle.

L’activité des facteurs, qui, en tournée, s’exerce loin de toute surveillance de la hiérarchie, en apporte un exemple. Il est parfaitement connu, à La Poste, que les facteurs pratiquent dans leur tournée de nombreux écarts vis-à-vis de la réglementation (mettre dans la boîte un pli recommandé en l’absence d’un destinataire qu’ils connaissent, etc.). La tournée est faite d’une multitude d’ajustements à ses conditions locales (absence de boîtes à lettre, absence momentanée du destinataire…), aux entraves à sa réalisation aisée et efficace, ajustements que la hiérarchie n’est pas censée accepter mais que les facteurs développent parce qu’ils leur semblent des nécessités. Il peut ainsi arriver que, des correspondants indiquant une adresse erronée, aucun dysfonctionnement n’arrive à la connaissance des responsables du bureau de poste dans la mesure même où le facteur, qui en a pris l’habitude, rectifie de lui-même. Ce comportement se joue dans les interactions qu’il peut avoir avec ces destinataires (qui lui en savent gré, qui le considèrent ainsi comme un facteur fiable et compétent…) ou dans ce qu’il imagine de l’appréciation qu’ils pourraient ainsi porter sur lui. Pour autant, si elle en avait connaissance, la hiérarchie du facteur ne verrait pas obligatoirement d’un bon oeil cette pratique, qui peut poser problème le jour où le facteur sera remplacé sur sa tournée : la hiérarchie considérerait qu’il n’aide pas l’organisation à traiter le problème sous la forme d’une solution pérenne pour le client.

Jusqu’où le travail (et le travailleur) doit-il aller, jusqu’où est-ce « son rôle » ? La confrontation au client, à ses réactions, active chez les salariés l’invention de réponses, de comportements, que la hiérarchie n’envisagerait pas obligatoirement ainsi. La hiérarchie est là dans ses fonctions d’organisateur du travail, mais les règles d’exécution du travail sont tout autant façonnées par les arbitrages que rendent les salariés dans les situations d’action où il leur est demandé de décider comment accomplir la prestation. L’immatérialité du produit renforce cette tension autour de la définition des règles, l’engagement par les salariés d’une réflexivité qui s’attendrait à être autorisée à s’exprimer et à entrer dans une délibération sur les modalités raisonnables d’accomplissement de la tâche.

Quelle latitude de discussion des outils de gestion ?

Les cadres opérationnels éprouvent également les limites qui leur sont opposées dans l’hypothèse où ils voudraient exprimer les conditions effectives de l’activité auprès de l’autorité hiérarchique. Ils ont des marges d’action assez serrées, compte tenu des problèmes que leur pose la relation de service. Dans le cas des entreprises étudiées ici, qui se répartissent toutes deux en établissements disséminés sur des points du territoire national aux caractéristiques très variées, cette relation implique notamment que les conditions locales d’exercice de l’activité peuvent comporter d’importantes singularités (les usages d’un bureau de poste ou du courrier ne sont pas les mêmes dans une zone rurale et dans une zone urbaine, etc.) qui, à certains égards, entrent en conflit avec une certaine normalisation de l’offre d’une entreprise. Quelles que soient les spécificités locales, les établissements doivent pratiquer des prestations assez normées et qui tendent même à se renforcer. L’organisation d’un hypermarché répond à une standardisation motivée, en particulier, par le souci d’offrir une image uniforme de l’enseigne sur n’importe quel point du territoire et de contrôler ainsi sa réputation auprès des clients. Les investissements en marketing qui sont consentis représentent une dépense d’un trop haut niveau et d’une portée stratégique trop élevée pour que l’enseigne accepte de s’en remettre aux divers magasins dans l’image d’elle-même qu’ils vont finalement donner aux clients. La puissance des enjeux financiers impose donc, dans les grandes entreprises telles que celles étudiées ici, que la relation de service fasse l’objet d’une prise en main par le centre de ses conditions de déroulement. De la même manière, lorsque La Poste investit dans le développement de formes de relations contractuelles avec les « grands comptes » ou dans des produits (lettre suivie[1]…), les sommes et les risques auxquels l’entreprise s’expose en cas de non-respect des engagements sont tels que les directions centrales souhaitent pouvoir maîtriser les « process » locaux.

La relation de service est donc le lieu de profondes tensions qui opposent les directions centrales, d’un côté, et les unités opérationnelles et leurs cadres de l’autre, ces cadres ne disposant guère de latitude pour intervenir sur les contraintes que représentent les outils de gestion à partir desquels ils doivent organiser l’activité. Pour le dire d’une autre manière, il existe un conflit entre deux formes d’innovation se nouant autour de la relation de service : d’une part, celle issue du centre et tout spécialement des directions marketing, et de l’autre celle procédant des ajustements locaux pour rendre réalisables les nouvelles orientations et les nouveaux produits en tenant compte de l’expérience faite, au niveau opérationnel, du client et de ses manifestations concrètes.

Le sentiment de la contrainte résulte moins de la relation de service en tant que telle que de sa prise en charge par une innovation décidée de façon centrale et qui, face à elle, ne donne pas de réel statut, dans l’entreprise, à l’innovation issue de l’apprentissage local. Les outils de gestion (facilement inspirés par une logique industrielle), les circuits de diffusion de l’information (essentiellement descendante), les formes de l’évaluation et notamment celle des cadres, ne permettent pas à cette seconde forme d’innovation de se faire reconnaître : elle ne peut guère être menée que de façon clandestine, sans pouvoir la revendiquer ouvertement, sans pouvoir la négocier.

Conclusion

Les exigences du travail salarié se renforcent et la relation de service y prend part. À mesure que les stratégies d’« orientation client » se développent, les acteurs opérationnels voient se renforcer, se « durcir », les contraintes qu’ils ressentent. C’est tout spécialement le cas dans les activités de type logistique ici étudiées. Dans les entreprises enquêtées, cependant, les personnes interrogées tendent à décrire ces situations sous un jour contrasté. Il semble difficile d’imputer directement la contrainte à la relation de service sans tenir compte de la médiation qu’exercent les formes d’organisation et de management de l’activité. Les outils de gestion, l’équipement de l’action des acteurs se logeant dans les instruments mis à disposition des travailleurs et de leurs cadres ou encore l’agencement des lieux, les dispositifs préparant à affronter l’activité tant dans son flux régulier que dans ses aléas, constituent cette organisation de l’activité. Ils ont pour propriété d’aider ou, à l’inverse, de gêner les travailleurs en train d’affronter la tâche et ses difficultés au moment où ceux-ci, mis sous tension par des engagements contractuels de l’entreprise vis-à-vis des clients ou les sollicitations directes de ceux-ci, éprouvent très fortement des sentiments comme ceux de l’urgence, de l’interdiction de l’erreur ou du report d’une action, etc. Dans certains cas, les outils de gestion et les formes d’organisation donnent l’impression qu’ils en rajoutent en termes de contraintes dans une activité déjà tendue ; dans d’autres, ils en facilitent, au contraire, l’accomplissement. Dans tous les cas, les contraintes suscitent pour attente de pouvoir discuter de la pertinence des outils de gestion du point de vue de l’efficacité productive et des conditions d’exercice du travail.

La relation de service invite à considérer l’organisation du travail non seulement comme un pouvoir de l’employeur sur les salariés mais tout autant comme, d’un côté, une mise sous tension de ces derniers par des objectifs issus de la stratégie et, de l’autre, des moyens qui tiennent plus ou moins compte des difficultés de l’activité. Les cadres occupent dans cette économie une place sensible puisqu’ils doivent aussi bien appliquer l’organisation que leur dicte leur propre hiérarchie qu’effectuer un travail d’organisation de l’activité de leur équipe qui sera déterminant du point de vue des contraintes que ceux-ci ressentiront. La relation de service n’est pas à l’origine exclusive de ces phénomènes mais les rend plus vifs. En ce sens, elle invite à des déplacements de problématique dans l’analyse sociologique du travail.