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Une frange importante de la littérature en économie et en économie d’entreprise met l’accent sur la mondialisation des firmes multinationales (FMN) et sur l’émergence de firmes-réseaux déconnectées de leur pays d’origine et largement indifférentes au contexte institutionnel, et en particulier aux relations industrielles du pays dans lequel elles s’implantent. Pourtant de nombreuses études empiriques réalisées dans le domaine des relations industrielles montrent que la convergence vers un modèle de firme unique, qu’il soit anglo-saxon ou qu’il résulte de la synthèse des pratiques « les plus performantes » des différentes filiales d’un groupe multinational, n’est pas avérée : l’évolution des relations industrielles dépend de multiples facteurs, tels que le pouvoir de négociation des salariés dans chaque entreprise (Anastasakos, 2004), du niveau d’intégration de la production, du pays d’origine de la firme, etc. (Edwards, Rees et Coller, 1999 ; McDonald, Tuselmann et Heisi, 2003). L’internationalisation croissante des économies et des firmes ne signifie donc pas que le cadre institutionnel d’origine de la firme et celui du pays d’investissement perdent leur importance. Bien au contraire, l’avantage compétitif est le résultat de la matrice institutionnelle dans laquelle la firme s’est construite dans son environnement d’origine et de la manière dont elle va tirer profit dans son internationalisation de la combinaison d’avantages institutionnels variés.

L’approche institutionnaliste retenue dans cet article met la FMN au coeur de l’analyse. Elle s’appuie sur les travaux en termes de types de capitalisme ou Varieties of Capitalism. Ce courant définit deux cadres institutionnels majeurs : les économies coordonnées de marché (ECM) ayant l’Allemagne comme pays de référence, et les économies libérales de marché (ELM), avec les États-Unis comme point d’ancrage. Dans chacun de ces deux modèles, les relations industrielles sont coordonnées différemment. Les institutions forment un système qui engage les pays dans des trajectoires différentes. Ainsi, le système de relations industrielles du pays d’implantation de la FMN influence à la fois son comportement et le modèle productif et organisationnel qu’elle mettra en place. Mais les relations du travail du territoire-hôte vont également évoluer sous l’influence des pratiques des firmes étrangères. Bien plus, si les FMN sont des acteurs économiques importants dans un territoire, alors elles joueront un rôle prépondérant dans la trajectoire empruntée.

Les pays d’Europe centrale (PEC), qui ont obtenu des flux importants d’investissements étrangers et qui ont modifié en profondeur leurs relations industrielles dans le sens de la décentralisation et de la désintermédiation, représentent dès lors un terrain d’analyse privilégié. Dans ces pays, la forte présence des investisseurs étrangers conjuguée à la jeunesse des structures institutionnelles, sont susceptibles de démultiplier l’impact de l’investissement étranger. Mais cet impact ne se limite pas aux seuls pays d’Europe centrale. Les enjeux pour l’Europe sont multiples : les pratiques des multinationales dans leurs filiales d’Europe centrale sont susceptibles de les inciter, et au-delà d’inciter l’ensemble des firmes, à réorganiser leurs relations industrielles au sein de la « vieille Europe ». Se pose également la question de l’influence des FMN et de leur responsabilité dans le processus de construction européenne : l’accroissement de l’hétérogénéité des relations industrielles dans l’espace européen ne rend-il pas vaines les volontés de renforcer la coordination des politiques industrielles et d’améliorer la coordination des politiques macroéconomiques ? Comment poursuivre sur la voie de l’approfondissement et faire émerger un projet économique et social commun en présence de modèles économiques fondés sur des cadres institutionnels à la fois différents et qui se concurrencent ?

Vers une théorie institutionnaliste de la firme multinationale

L’approche institutionnaliste : une approche féconde

Les travaux institutionnalistes sont particulièrement riches. Amable (2000) dénombre pas moins de sept courants principaux, qui se sont largement diffusés à partir des travaux fondateurs de la théorie de la régulation (Aglietta, Boyer, Lipietz, etc.). Ils ont en commun de puiser leurs racines dans l’institutionnalisme américain du début du vingtième siècle, et plus particulièrement dans les travaux de T. Veblen et de J.R. Commons, considérés comme les pères fondateurs de ce courant (Dutraive, 1993). Les institutionnalistes considèrent que les actions des agents économiques sont déterminées par le contexte institutionnel d’un pays. En opposition à l’homo economicus de la pensée néoclassique, ils estiment que les règles, les normes, les habitudes véhiculées par les institutions orientent les choix et les actions des agents économiques (Boyer, 2004). Il existe ainsi un isomorphisme entre la firme et son environnement socio-économique qui donne naissance à une forme dominante, mais non exclusive, d’organisation industrielle. Les approches institutionnalistes adoptent à la fois une démarche comparative et historique. La démarche comparative a pour objectif d’étudier la manière dont interagissent dans différents pays les éléments institutionnels pour former un système socio-économique original. On cherchera ensuite à regrouper ces systèmes en familles présentant de fortes similitudes (cf. par exemple Amable, 2005). Tout naturellement à un système socio-économique particulier seront également associés des acteurs économiques, et notamment des firmes, développant des formes organisationnelles particulières[1]. L’approche historique vise à cerner les changements institutionnels qui se sont produits et qui expliquent le passage d’un modèle productif dominant à un autre (Lung, 2005).

La place respective de la firme et du système institutionnel dans le changement est au coeur des différences entre courants. Dans l’approche régulationniste et dans l’approche en termes de système social d’innovation et de production — SSIP — (Amable, 2000, 2005 ; Boyer, 2004), les « macrostructures institutionnelles »[2] sont déterminantes dans l’évolution du système capitaliste. A contrario, dans d’autres approches comme la VoC (Varieties of Capitalism) le changement est bidirectionnel : les évolutions du cadre socio-économique influent sur la manière dont les firmes coordonnent leurs activités, mais l’innovation organisationnelle des firmes est également susceptible de faire évoluer la matrice institutionnelle. Alors que les théories de la régulation et du SSIP adoptent une vision macroéconomique, la VoC est centrée sur la firme et sur ses relations avec son environnement et les autres firmes.

La place des différentes institutions dans le changement et la question de l’institution-pivot sont également centrales dans les discussions entre les courants (Lung, 2005). Même s’il n’est pas considéré par tous les courants comme étant le système institutionnel surdéterminant, toutes les approches institutionnalistes estiment que le rapport salarial, et au-delà le système des relations industrielles, doit être au coeur à la fois des analyses diachroniques et des approches synchroniques.

Les fondements d’une analyse institutionnaliste de la firme multinationale

Le développement d’une approche institutionnaliste de la FMN date du début des années 1990 (Westney, 1993 ; Ruigrok et van Tulder, 1995). La théorie institutionnaliste de la FMN combine des éléments micro, méso et macro-économiques. Chaque firme construit son histoire et suit une trajectoire qui lui est propre. Sa stratégie, mais également les routines[3] qu’elle aura su développer progressivement, en font un acteur unique. Mais en même temps la firme est une organisation « encastrée » dans son environnement institutionnel. Ce dernier définit l’éventail des choix disponibles. Fondamentalement, l’avantage compétitif de la FMN résulte à la fois de chaque élément formant la matrice institutionnelle et de la dynamique particulière née de la complémentarité institutionnelle qui s’est mise en place. Les structures varient d’un pays à l’autre : la protection sociale, les relations du travail et le système de formation sont complémentaires et engagent le pays sur un sentier original. Dans la mesure où les relations industrielles tiennent une place de choix dans la matrice institutionnelle d’un pays, force est alors de reconnaître que les structures, les comportements et les performances d’une firme sont notamment liés à la configuration de ces relations dans son pays d’origine.

Avec la mondialisation du capital et l’approfondissement de la fragmentation de la production à l’échelle mondiale (UNCTAD, 1993, 2004), une approche institutionnaliste de la FMN demeure-t-elle pertinente ? Quel sens y a-t-il à conserver une perspective institutionnaliste alors même que les firmes s’émancipent de plus en plus de leur pays d’origine pour devenir des firmes globales ?

Depuis une vingtaine d’années, le modèle de la firme globale s’est imposé dans la littérature économique et surtout dans les Business Studies. Pour Ohmae (1990 : 94) : « Country of origin does not matter. Location of headquarters does not matter. The products for which you are responsible and the company that you serve have become denationalized ». La firme globale, la seule à être adaptée à l’interlinked economy en voie d’émergence, serait le modèle organisationnel par excellence. En se détachant de son pays d’origine, les avantages institutionnels originels perdraient de leur importance. Bien plus, la mobilité accrue du capital exercerait une pression supplémentaire sur les pays dont les relations du travail seraient défavorables au modèle de la firme globale. Par un processus d’adaptation aux nouvelles règles du jeu de l’économie internationale, les pays convergeraient alors vers un même modèle de relations industrielles.

Or, s’il est incontestable que l’internationalisation, ainsi que la décomposition des processus de production sur une base plurinationale ont fortement crû depuis une vingtaine d’années, cela ne signifie par pour autant que la manière dont les relations industrielles sont organisées, est devenue secondaire, et pas davantage qu’elles vont converger de manière inéluctable vers une forme unique.

D’un point de vue microéconomique, les FMN ont tout intérêt à chercher à préserver la diversité des relations industrielles, dans la mesure où leur compétitivité repose sur les opportunités fournies par l’existence de structures différentes (Ruigrok et van Tulder, 1995). La différenciation des produits, de l’image, de la communication, etc., est devenue l’élément central de la concurrence entre firmes. La capacité à combiner de manière efficace et originale les différentes étapes de la chaîne de valeur contribue à définir l’avantage compétitif de la firme. L’homogénéisation institutionnelle, et donc de la relation de travail éliminerait alors ce potentiel de différenciation. D’un point de vue macroéconomique, les institutionnalistes ont montré qu’il existe une relation étroite entre les relations industrielles, et au-delà le système institutionnel d’un pays et sa spécialisation internationale (Crouch et Streeck, 1995 ; Hall et Soskice, 2001). Plutôt que de conduire à l’émergence d’une firme unique, fondée sur un même modèle salarial et organisationnel, l’internationalisation croissante des firmes conduira probablement à l’émergence de FMN hybrides qui combineront les avantages institutionnels de territoires différents (Dörrenbächer, 2002). On peut en outre penser que le « shopping institutionnel » (Traxler et Woitech, 2000) des FMN modifiera leurs formes organisationnelles ce qui devrait conduire à une évolution des relations industrielles tant dans le pays d’origine que dans les pays d’implantation des firmes (Berger et al., 2001).

Les multinationales dans une approche en termes de variétés de capitalisme

Dans cet article nous partons de l’hypothèse d’une double influence : les matrices institutionnelles du pays d’origine et du pays d’implantation des FMN influencent la manière dont elles vont s’organiser et coordonner leurs activités productives, tandis que le modèle productif qu’elles mettront en place influencera à son tour et sera susceptible de faire évoluer la matrice institutionnelle des pays d’implantation et de leur pays d’origine. Dans la mesure où les relations industrielles sont au coeur de la structure institutionnelle d’un pays, elles vont à la fois influer sur les stratégies des firmes et évoluer en fonction des modèles organisationnels et productifs qu’elles retiendront. Par le jeu des complémentarités liant les différentes institutions entre elles, les FMN en entraînant une évolution des relations industrielles dans un pays sont également susceptibles de contribuer à modifier directement et indirectement, — notamment par l’effet de démonstration auprès des firmes locales —, d’autres systèmes, et notamment le système d’éducation et de formation.

Parmi les nombreuses approches institutionnalistes, le courant dit Varieties of Capitalism (VoC) présente précisément l’avantage d’être articulé autour de cette dynamique « acteur-système » et de placer la firme au coeur de l’analyse. Ce courant s’est constitué dans les années 90 en s’inspirant de trois groupes de travaux se référant à la tradition du comparative capitalism (Shonfield, 1965 ; Schmitter et Lehmbruch, 1979).

Dans cette approche, les mécanismes de coordination entre agents déterminent les variétés de capitalisme. La coordination concerne les relations entre entreprises, entre propriétaires du capital et dirigeants d’entreprise, entre dirigeants d’entreprise et salariés. On peut dès lors déterminer deux modes de coordination majeurs, qui caractérisent deux systèmes économiques différents (tableau 1) :

  • dans les économies libérales de marché (ELM), la coordination est effectuée principalement par les mécanismes de marché. Les décisions des agents sont orientées par les prix. La littérature de la VoC (Hall et Soskice, 2001 ; Hall et Gingerich, 2004) classe l’Australie, le Canada, les États-Unis, l’Irlande, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, soit six pays, dans la famille des ELM.

  • dans les économies coordonnées de marché (ECM), la coordination n’est pas uniquement réalisée par le marché. Elle passe également par des engagements à long terme et des partenariats, organisés pour une grande part, dans des structures collectives intermédiaires se situant entre le marché et les acteurs. L’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Corée du Sud, le Danemark, la Finlande, le Japon, la Norvège, les Pays-Bas, la Suède, la Suisse, soit onze pays, font partie du groupe des ECM.

À ces deux grandes familles de capitalisme[4] on peut alors faire correspondre deux types canoniques de firmes multinationales, qui se singularisent en termes d’avantages monopolistiques, de structure de coordination internationale des activités et, enfin, de localisation internationale des activités.

Avantages monopolistiques

Les firmes construisent leurs avantages à l’internationalisation sur la base de relations industrielles différentes, et au-delà de matrices institutionnelles originales, de sorte que devraient apparaître des différences sensibles dans la spécialisation internationale des ECM et des ELM. De fait, les activités industrielles sont plus développées dans les ECM, tandis que les ELM sont davantage spécialisées dans les activités de services. Au sein de l’industrie, les ECM sont spécialisées dans des productions qui requièrent des compétences spécifiques. L’innovation est lente, mais graduelle, et se produit essentiellement au sein de secteurs et de firmes existants, en donnant naissance à des produits de qualité supérieure (Crouch et Streeck, 1995). La combinaison d’un système de formation et d’un système de protection sociale qui incite les salariés à acquérir des compétences spécifiques à un secteur (en Allemagne) ou à un groupe (au Japon et en Corée du Sud) et qui les protège dans leur activité, mais également en cas de retournement d’activité (en période de chômage), favorise les engagements à long terme des salariés dans un secteur/groupe et l’émergence d’un processus d’apprentissage sans à-coups. Un système de gouvernement d’entreprise et de relations interfirmes qui favorise les collaborations entre travail et capital, entre donneurs d’ordre et cotraitants renforce ce processus. Les ELM se caractérisent, quant à elles, par une efficacité supérieure dans la production de biens et services fondée sur des innovations radicales (par opposition aux innovations incrémentales typiques des ECM) et orientent la spécialisation vers des activités pour lesquelles la mobilité et la réactivité sont des éléments fondamentaux de la compétitivité.

Tableau 1

Les caractéristiques institutionnelles des économies coordonnées de marché (ECM) et des économies libérales de marché (ELM)

 

ECM

(pays de référence : Allemagne)

ELM

(pays de référence : États-Unis)

Protection sociale

Niveau relativement élevé de protection de l’emploi et des chômeurs (décisions d’embauche et de licenciement coûteuses pour les entreprises)

Faible niveau de protection de l’emploi et des chômeurs (décisions d’embauche et de licenciement peu coûteuses pour les entreprises)

Relations du travail

Taux de syndicalisation élevé

Taux de syndicalisation faible

 

Organisations intermédiaires (chambres de commerce, associations d’employeurs, etc.) jouent un rôle important

Organisations intermédiaires jouent un rôle peu important

 

Négociations collectives centralisées (niveau sectoriel ou intersectoriel)

Négociations collectives décentralisées (niveau de l’entreprise ou de l’unité de production)

 

Degré de couverture des négociations collectives important

Faible degré de couverture des négociations collectives

Système de formation

Formation professionnelle et apprentissage importants

Formation générale importante

 

Main-d’oeuvre dotée de qualifications spécifiques à un secteur ou à une entreprise

Main-d’oeuvre dotée de compétences générales

Gouvernement d’entreprise

Assurer la rentabilité du capital à long terme (patient capital)

Assurer la rentabilité du capital à court terme

 

Maximisation de la stakeholder value

Maximisation de la shareholder value

 

Capital concentré (relations croisées entre firmes et entre firmes et banques)

Capital dispersé (gestion des actions par les fonds de pension sur des marchés financiers très développés)

 

Co-détermination (entre travail et capital, entre les différentes instances de l’entreprise)

Pouvoir concentré dans les mains du conseil d’administration (actionnaires très exigeants)

Relations inter-firmes

Réseaux relationnels inter-firmes

Relations de marché entre entreprises

 

Interpénétration entre banques et firmes

Relations de marché entre firmes et banques

Fonctionnement du marché des biens et services

Restrictions et interventions de l’État dans l’activité économique

Faibles restrictions et interventions de l’État dans l’exercice de la concurrence

Sources : d’après Hall et Soskice (2001) et Hall et Gingerich (2004).

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Structure de coordination internationale des activités

Les FMN issues d’ECM auront tendance à privilégier la construction d’un réseau fondé sur des relations durables, à favoriser un engagement à long terme, ainsi que des coopérations avec le tissu industriel du pays dans lequel la firme s’est implantée. Leur compétitivité internationale repose en effet sur leur capacité à créer dans des secteurs existants de nouveaux produits de qualité supérieure : l’augmentation de la taille du réseau et donc du nombre d’interactions stratégiques entre acteurs situés dans des environnements technologiques, culturels, etc., différents (entre filiales de FMN, ou entre filiales de FMN et cotraitants) stimule le potentiel créatif. Les multinationales issues d’ELM sont davantage orientées vers des opérations de marché classiques. Elles privilégieront des relations de type « donneurs d’ordre à sous-traitants », qui limitent les engagements à long terme et qui permettent de conserver la mobilité et la réactivité qui sont au coeur de leur avantage compétitif. Berger et al. (2001) estiment que l’organisation de la production est susceptible d’emprunter trois formes de réseaux : les réseaux de production captifs, les réseaux de production relationnels et les réseaux de production de marché. Les deux premières formes seraient alors plus représentatives des firmes issues d’ECM et la dernière des firmes provenant d’ELM.

Localisation internationale des activités

A priori, on pourrait penser que les FMN privilégieront les espaces d’implantation qui présentent le maximum de similarité institutionnelle, ce qui conduirait à une forme « d’endogamie institutionnelle ». De fait, les firmes américaines ont développé plus tôt et plus rapidement des réseaux de production dans les espaces à faibles coûts, que les firmes allemandes, dont la production est demeurée concentrée dans des ECM (Rugraff, 2004a). Mais l’internationalisation présente également l’avantage pour une firme, de pouvoir échapper à son cadre de relations industrielles, pour pouvoir tirer profit d’avantages territoriaux différents. Ceci est tout particulièrement le cas pour les secteurs pour lesquels l’évolution technologique, le changement de contexte international et la transformation des préférences des consommateurs fragilisent la compétitivité internationale des firmes issues d’ECM. Un échange croisé d’investissements directs étrangers appartenant à des espaces institutionnels différents, permet alors de tirer profit des avantages que les firmes ne possèdent pas dans leur pays d’origine.

Firmes multinationales et relations industrielles en Europe centrale : une influence bidirectionnelle

Les caractéristiques majeures des relations industrielles que les FMN vont trouver en Europe centrale

L’histoire longue est marquée par la proximité économique, sociale, culturelle des pays d’Europe centrale (PEC) avec l’Allemagne et l’Autriche. Un passé commun qui s’articule autour de l’empire austro-hongrois et des relations privilégiées entre l’Allemagne et l’espace central-européen, a nécessairement marqué la structure institutionnelle de la Hongrie, de la Pologne, de la République tchèque et de la Slovaquie[5]. Ainsi, la Hongrie a introduit les comités d’entreprises bien avant son entrée dans l’Union européenne, en s’inspirant du modèle de codétermination allemand. Par ailleurs, en intégrant l’Union européenne, les quatre PEC doivent reprendre l’acquis communautaire. Or, la législation européenne a défini tout un ensemble d’exigences relatives à la participation des salariés (EIRO et EUROFOUND, 2002 : 14). Elle garantit le droit à l’information et à la consultation des salariés. Une directive européenne accorde aux salariés travaillant dans des FMN de plus de 1 000 personnes et présentes au moins dans deux États membres, le droit d’être représentés aux comités d’entreprise européens. Pour se conformer à l’acquis communautaire, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie ont dû mettre en place des comités d’entreprises. De même, en intégrant l’Union européenne, les centrales syndicales des PEC se sont rapprochées de celles de l’Ouest : ainsi, presque toutes les confédérations et centrales syndicales des PEC font partie de la Confédération européenne des syndicats (CES), de la Confédération européenne des cadres (CEC) ou de la Confédération européenne des syndicats indépendants (CESI).

Mais ce qui prime dans les quatre pays, c’est l’émergence de relations industrielles décentralisées et non coordonnées. Ce choix résulte pour partie de l’influence exercée en début de transition, par les nombreux conseillers économiques nationaux ou étrangers néolibéraux (Greskovits, 1998). Le passé socialiste a également contribué à discréditer des relations industrielles organisées autour d’organisations intermédiaires structurées. Les organisations syndicales ont perdu la confiance des citoyens en début de transition : le parti unique contrôlait l’ensemble des organisations sociales, les syndicats ne jouant alors qu’un rôle de « courroie de transmission » entre le Parti et les salariés. Dans l’entreprise, le directeur était le seul maître à bord et ne devait des comptes qu’à sa seule autorité ministérielle de tutelle. Les premières années de la transition se sont caractérisées par une fragmentation du mouvement syndical (Commission européenne, 2002). Forts des structures existantes, les anciens syndicats communistes se sont réformés et ont réussi à demeurer dominants. Mais à côté de ces syndicats, de nombreuses nouvelles organisations se sont créées. Ces nouveaux syndicats n’ont pas su capter les salariés qui ont rompu avec les anciens syndicats en qui ils n’avaient plus confiance du fait de leur passé et de leur politisation. La perte de confiance dans le syndicalisme a conduit à une érosion progressive du taux de syndicalisation. Les jeunes, en particulier, sont peu syndiqués.

L’économie planifiée a légué une culture d’entreprise dans laquelle la concertation et la participation étaient absentes. Des partenaires syndicaux insuffisamment représentatifs ou jugés comme étant trop politisés ont conduit les entreprises à privilégier un contact direct avec les salariés de préférence à une intermédiation syndicale. Les négociations collectives sont souvent purement formelles et les accords sont « vides » ou ne font que reprendre la législation du travail (Lado, 2002).

Les nouveaux employeurs privés ne s’intéressent pas aux confédérations d’employeurs (Commission européenne, 2002). Comme les organisations patronales se sont formées durant une période de retrait massif de l’État et des syndicats, elles se sont essentiellement développées dans une logique de lobbying, cherchant à influencer le pouvoir législatif et exécutif. Il n’y a pas en Europe centrale d’organisations patronales puissantes et représentatives au niveau national (EIRO et EUROFOUND, 2002). L’absence d’associations d’employeurs structurées et d’organisations intermédiaires susceptibles d’engager des négociations, combinée à des syndicats peu représentatifs et inorganisés, conduit à une organisation décentralisée des relations industrielles : les négociations se font à l’échelon local, au niveau de l’entreprise, voire de l’unité de production, souvent directement entre le salarié et sa direction.

La transition a conduit à une réorganisation en profondeur de la structure industrielle. D’un PEC à l’autre, les modalités de privatisation privilégiées diffèrent. Mais pour pouvoir mener à bien le processus de privatisation, il ont tous dû combiner plusieurs modalités (Riboud, Sanchez-Paramo et Silva-Jauregui, 2001 : 24). La diversité des formes de propriété est synonyme d’une grande hétérogénéité des acteurs économiques, rendant également la constitution d’organisations intermédiaires difficile. La grande FMN et la petite entreprise détenue par des salariés n’ont pas les mêmes intérêts. Cette hétérogénéité des structures de propriété complique le dialogue sectoriel.

La transition s’est également traduite par le démantèlement des combinats d’États, l’émergence d’un tissu de petites et moyennes entreprises et la réduction du poids des secteurs primaire et secondaire au profit des services. Dans les PEC, en 2003, 69 % des salariés travaillent dans des entreprises de moins de 50 salariés contre 61 % dans l’Union européenne à 15. La prolifération de petites entreprises privées complique l’organisation d’un secteur ou d’une industrie. L’explosion de petites entreprises dans les activités de services, — secteur dans lequel traditionnellement les taux de syndicalisation sont faibles et la coordination sectorielle entre employeurs et employés peu développée —, exacerbe les stratégies individualistes. Enfin, l’augmentation forte du chômage en début de transition, ainsi que la mise en place de politiques très généreuses visant à attirer les FMN, fragilisent l’organisation du « facteur travail » et n’incitent guère les entreprises à concéder une place de choix dans leur processus de décision aux salariés ou à leurs représentants.

L’accès à des relations industrielles peu structurées : un motif important de l’implantation des firmes multinationales

Les FMN exercent une très forte influence sur les quatre économies d’Europe centrale. En 2003, le stock d’investissements directs étrangers représente deux cinquièmes du produit intérieur brut des PEC, et près de la moitié en Hongrie et République tchèque (tableau 2). Cette présence importante des firmes étrangères est confirmée par « l’indice effectif d’investissements directs étrangers » de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), qui mesure la part des investissements directs mondiaux captés par un pays par rapport à sa part du produit intérieur brut (PIB) mondial : les quatre PEC ont obtenu depuis le début des années 90, une part des investissements directs mondiaux plus que proportionnelle à leur poids économique (UNCTAD, 2004). Cette omniprésence des investisseurs étrangers se retrouve dans l’ensemble des indicateurs macroéconomiques (Rugraff, 2004b ; Hunya et Geishecker, 2005).

Tableau 2

Origine institutionnelle et poids des multinationales en Europe centrale

Indicateurs

Origine institutionnelle des FMN, en % (2000 ou 2001)

Stock IDE/PIB, en % (2003) (2)

Poids des ECM

Poids des ELM

Autres

PEC (1)

65

14

21

39

Hongrie

71

10

19

51,8

Pologne

40

25

35

24,9

République tchèque

79

10

11

48

Slovaquie

71

11

18

31,5

(1) Moyenne non pondérée

(2) Investissements directs étrangers/Produit intérieur brut

Sources : banques centrales des quatre pays, diverses années (trois premières colonnes) ; UNCTAD (2004) (quatrième colonne).

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Les deux tiers des investissements réalisés en Europe centrale proviennent des ECM (tableau 2). En Hongrie, en République tchèque et en Slovaquie, plus de 70 % des investissements réalisés sont originaires des ECM. Il n’y a guère qu’en Pologne que les investisseurs originaires d’ELM jouent un rôle significatif : les firmes des États-Unis ont très majoritairement concentré leurs investissements sur ce pays. La prédominance de firmes originaires d’ECM reflète la forte présence des firmes allemandes dans la région (Rugraff, 2004a) : en 2001, les capitaux allemands représentaient 28,5 % du stock d’investissements étrangers réalisé en Slovaquie, 25,8 % en Hongrie, 25,5 % en République tchèque et 18,9 % en Pologne. Ce sont donc très majoritairement des firmes qui ont construit leurs avantages compétitifs sur des relations industrielles organisées, coordonnées et centralisées (au niveau sectoriel ou intersectoriel), qui s’implantent en Europe centrale.

La faible distance géographique, culturelle et politique[6] explique la forte présence de firmes d’Europe de l’Ouest, et en particulier des firmes allemandes. Elles se sont implantées en Europe centrale pour accéder à des marchés largement sous équipés et de faibles coûts de main-d’oeuvre (Bevan, Estrin et Meyer, 2001). Mais les enquêtes menées auprès des firmes par les chercheurs (Szanyi, 2001 ; Dörrenbächer, 2002 ; Marin, Lorentowicz et Raubold, 2002) ou par des structures intermédiaires représentant les entreprises, telles que les chambres de commerce et d’industrie en Allemagne (DIHK, 2000, 2003), montrent aussi qu’en s’implantant en Europe centrale les FMN issues des ECM cherchent à accéder à des avantages territoriaux différents, en matière de relations industrielles, de ceux de leur pays d’origine. Les investissements réalisés peuvent dès lors être interprétés dans une perspective de « stratégie de combinaison » : combinaison entre les avantages fournis par un système de relations industrielles organisées dans les pays d’origine et une structure beaucoup plus souple dans les pays d’implantation[7].

Cette volonté de profiter d’un système de relations industrielles différent de celui du pays d’origine est bien visible si l’on suit les principaux investisseurs, à savoir les entreprises allemandes, dans leur implantation dans l’espace central-européen. Historiquement, l’accès aux marchés des pays développés a été le critère déterminant de l’investissement des firmes allemandes à l’étranger (Deutsche Bundesbank, 1997) : ces firmes ont majoritairement investi en Europe de l’Ouest, dans des pays aux relations industrielles de type ECM. C’est pourquoi par le passé, les firmes allemandes étaient moins implantées dans les pays émergents que les firmes des autres grands pays développés (Rugraff, 2004b). Or, dans les années 90, le modèle allemand a dû faire face à trois chocs qui l’ont mis sous pression et qui ont incité les firmes à réduire leurs coûts (Bilger et Rugraff, 2003). L’Europe centrale est alors devenue l’espace privilégié de localisation des firmes allemandes, souhaitant contourner le modèle de la cogestion pour trouver des espaces proposant à la fois des coûts de main-d’oeuvre réduits et davantage de flexibilité. Ces deux éléments expliquent le développement rapide dès le début des années 90 de la sous-traitance internationale organisée par des firmes occidentales, en particulier des firmes allemandes de taille moyenne, dans des secteurs comme l’habillement ou encore l’ameublement (Pellegrin, 1999). Mais ces raisons sont également primordiales dans les décisions d’investissement dans des secteurs comme la construction automobile, la construction mécanique et électronique qui forment le coeur industriel allemand.

Des pratiques de FMN peu favorables à l’émergence de relations industrielles organisées

L’héritage socialiste et la stratégie d’attraction tous azimuts des investisseurs étrangers ont favorisé l’arrivée en Europe centrale d’entreprises à la recherche d’« espaces de liberté organisationnelle », à savoir « d’espaces », — au sein des entreprises, dans leurs relations avec les salariés, dans leurs relations avec les fournisseurs/distributeurs —, dans lesquels elles pourront organiser leur production et coordonner leurs activités en l’absence de pratiques préétablies et d’un cadre institutionnel et réglementaire contraignant.

La relation s’exprime également dans l’autre sens : les pratiques des firmes étrangères renforcent le modèle de relations industrielles émergent. Cette influence des FMN transite par deux canaux principaux : l’évolution de la réglementation sur les relations industrielles et l’organisation de leur activité.

Les FMN influencent l’évolution des réglementations nationales

Les FMN jouent un rôle déterminant dans la restructuration industrielle des économies d’Europe centrale. Elles ont été des vecteurs privilégiés des privatisations, de l’introduction du progrès technique et managérial, ainsi que de l’intégration de l’Europe centrale dans la division européenne du travail. Les besoins en capitaux étrangers, notamment pour réussir des programmes de privatisation massifs, ont incité les gouvernements à privilégier la définition de cadres réglementaires particulièrement favorables aux investisseurs étrangers (Rugraff, 2006). Mais on ne peut se limiter à appréhender les investisseurs étrangers comme des entités s’adaptant passivement à un système juridique donné ; bien au contraire, ils sont des acteurs importants de l’évolution du cadre réglementaire en vigueur dans les pays d’Europe centrale (Hewko, 2002). En l’absence de véritable contre-pouvoir syndical et en face d’États affaiblis par les difficultés et les coûts nés de la Transition, le pouvoir de négociation des FMN est accru. Elles ont dès lors pu peser de tout leur poids sur les pouvoirs publics afin qu’ils fassent évoluer le droit en matière de relations industrielles en direction d’un renforcement de leurs avantages à la localisation. Ce déséquilibre en faveur des investisseurs étrangers explique alors, au moins partiellement, le choix effectué par les pays d’Europe centrale en matière de législation sur la protection de l’emploi et de législation sur le gouvernement d’entreprise :

L’indicateur général de protection de l’emploi. Cet indicateur qui prend en compte la protection de l’emploi régulier, de l’emploi temporaire et le licenciement collectif, est inférieur en Europe centrale à son niveau dans les ECM (tableau 3) : les quatre pays ont désormais une protection globale de l’emploi inférieure à la moyenne des pays de l’OCDE, alors même qu’il y a un peu plus d’une décennie les salariés jouissaient encore d’une protection quasi absolue. Procéder à un licenciement en Europe centrale est désormais plus facile qu’en Europe de l’Ouest, ce qui réduit également le coût d’embauche. L’espace central-européen permet aux FMN d’adapter plus aisément le niveau de production aux variations cycliques que dans les ECM, dans lesquelles le système est plus protecteur pour les salariés.

La législation sur le gouvernement d’entreprise. Les FMN ont également obtenu la mise en place de règles en matière de gouvernement d’entreprise qui limitent les prérogatives des salariés : en Hongrie, en Pologne et en Slovaquie les salariés n’ont pas la possibilité de désigner des administrateurs. Aucune des quatre constitutions ne fait référence à la participation des salariés à la gestion des entreprises. L’obligation légale de constituer des comités d’entreprises répond à une exigence de l’Union européenne dans la perspective de l’adhésion.

Tableau 3

Évaluation des relations industrielles dans quatre pays d’Europe centrale

 

Protection de l’emploi

Relations du travail

Formation

Gouvernement d’entreprise

Dispersion des salaires

 

Législation sur la protection de l’emploi, en 2003

Niveau de négociation salariale, 1995–2000

Coordination des négociations, 1995–2000

Taux de syndicalisation, en %, en 2000

Taux de couverture des négociations collectives, en %, en 2000

Part des 15–64 ans ayant atteint une formation de l’enseignement supérieur, en %, en 2003

Indice de participation des salariés à la gestion de l’entreprise, début 2000

Ratio 9e décile/1er décile du revenu brut des salariés à plein temps, 1995‑1999

ECM

2,2

2,8

3,8

43

66

28,7

1,2

2,70

Dont Allemagne

2,5

3

4

25

68

24

2

2,87

ELM

1,2

1,7

1,7

26

36

33,2

0

3,25

Dont États-Unis

0,7

1

1

13

14

38

0

4,59

Europe centrale

1,9

1,2

1,2

24

36

13

1,1

3,50

Hongrie

1,7

1

1

20

30

15

1

4,15

Pologne

2,1

1

1

15

40

14

0,5

3,50

République tchèque

1,9

1

1

27

25

12

2

2,86

Slovaquie

2

2

2

36

50

11

1

/

Moyenne OCDE

2,1

2,3

2,8

34

60

24,3

0,83

3,13

 

(n = 28)

(n = 25)

(n = 25)

(n = 30)

(n = 25)

(n = 28)

(n = 28)

(n = 19)

Lecture du tableau :

Législation sur la protection de l’emploi (Overall Employment Protection Legislation, version 2) : plus la valeur est importante, plus la protection est élevée (les notes vont de 0 qui correspondrait à une absence totale de législation sur la protection de l’emploi à 6, protection extrêmement stricte) ; sur la méthodologie, voir OECD (2004b : 102–106).

Niveau de négociation salariale : le degré de centralisation des négociations salariales est noté de 1 à 5 :

  • 1 = négociation au niveau de l’entreprise et de l’unité de production dominante ;

  • 2 = négociation sectorielle et entreprise/unité + part importante des salariés concernés pas des négociations d’entreprise/unité ;

  • 3 = négociation sectorielle dominante ;

  • 4 = négociation sectorielle dominante, mais également accords inter-sectoriels récurrents ;

  • 5 = négociation intersectorielle dominante.

Coordination des négociations : le degré de coordination des négociations salariales est noté de 1 à 5 :

  • 1 = négociations fragmentées au niveaux des entreprises/établissements, avec peu ou pas de coordination par des associations à des niveaux plus élevés ;

  • 2 = négociations fragmentées au niveau des secteurs ou des entreprises, avec peu ou pas d’effet d’entraînement ;

  • 3 = négociations au niveau d’un secteur, avec un effet d’entraînement non systématique et une coordination modérée entre acteurs de la négociation ;

  • 4 avec 4a = coordination informelle de la négociation au niveau du secteur et des entreprises par des organisations chef de file ; 4b : négociations coordonnées par des confédérations chef de file ; 4c = effet d’entraînement systématique, joint à une forte concentration syndicale et/ou une coordination des négociations par des grandes entreprises ; 4d = arbitrage des salaires par le gouvernement ;

  • 5 avec 5a = coordination informelle des négociations au niveau des entreprises par une confédération syndicale ; 5b = négociations coordonnées par des confédérations chef de fil ou imposition par le gouvernement d’un barème/gel des salaires, avec obligation de paix sociale.

Taux de couverture des négociations collectives (ou taux de couverture conventionnelle) : proportion des travailleurs dont les conditions de rémunération et de travail sont fixées, au moins partiellement, par des conventions collectives.

Part des 15–64 ans ayant atteint une formation de l’enseignement supérieur, en %, en 2003 : correspond aux niveaux 5 et 6 de la classification internationale type de l’éducation (CITE 97) ; sur la classification, voir UNESCO (2004 : 152).

Indice de participation des salariés à la gestion de l’entreprise : cet indice résulte de la réponse à trois questions (a) Les salariés désignent-ils certains administrateurs ? (b) Les comités d’entreprises sont-ils obligatoires d’après la loi ? (c) La participation des salariés à la gestion des entreprises est-elle inscrite dans le constitution ? Une réponse positive à une question vaut 1 et une réponse négative 0, ce qui fait que les notes vont de 0 à 3 (les lois sur les comités d’entreprises ont été votées en 2000 en République tchèque et en Slovaquie ; en Pologne les comités d’entreprises sont obligatoires seulement dans les entreprises publiques, ce qui explique la note de 0,5).

Sources : OECD Employment Outlook, 2004b (protection sociale, relations du travail et dispersion des salaires) ; OECD Education Database, 2005 (formation) ; OCDE, 2004a (gouvernement d’entreprise).

-> Voir la liste des tableaux

Ainsi, même si la tradition juridique allemande et le modèle de la cogestion ont influencé le législateur (Rugraff, 2006), dans la pratique, la participation des salariés à la gestion de l’entreprise est extrêmement réduite (EIRO et EUROFOUND, 2002). Dans ces pays, les pouvoirs publics n’expriment aucune volonté législative ou jurisprudentielle forte d’associer davantage les salariés au fonctionnement des firmes. Bien au contraire, la limitation du poids des salariés et des différentes formes de représentation des salariés dans la gestion au quotidien des entreprises est un argument prégnant dans le marketing territorial de ces pays.

Les FMN réduisent les possibilités d’émergence de relations industrielles organisées

En Europe centrale, les relations du travail sont décentralisées et « désintermédiées ». Les négociations entre le salarié et sa direction se font au niveau de l’entreprise, voire du site de production. Cette pratique donne une flexibilité aux FMN dans les négociations sur le travail et les rémunérations que n’offrent pas des modalités de négociation centralisées, telles qu’elles sont pratiquées dans les ECM. L’absence de structures intermédiaires organisées (syndicats, confédérations d’employeurs, etc.) renforce le rôle des négociations décentralisées. Des syndicats décrédibilisés, aux taux d’adhésion en chute libre depuis le début des années 90 (OECD, 2004b : 159), sont incapables de jouer un rôle d’intermédiaire dans la gestion des relations du travail. Quant aux FMN, elles ne se sont pas implantées en Europe centrale pour donner naissance à des structures organisées intermédiaires (chambre de commerce, confédérations d’entreprises) qui pourraient déboucher sur une centralisation des négociations (au niveau sectoriel, voire du pays) qui réduiraient leur marge de manoeuvre. La faiblesse des syndicats se traduit tant dans le taux de syndicalisation que le taux de couverture des négociations collectives qui rapprochent les pays d’Europe centrale des ELM (tableau 3). L’absence de corps intermédiaires organisés débouche sur un faible niveau de coordination des négociations : les négociations sont fragmentées au niveau des entreprises, avec peu ou pas de coordination par des associations ou des firmes chef de file à des niveaux plus élevés (tableau 3). Dans les pays aux négociations fragmentées, il y a peu de coordination par des organisations intermédiaires et peu d’effet d’entraînement sur l’ensemble de l’économie. La décentralisation et la désintermédiation de la négociation permettent de moduler davantage les rémunérations en fonction des performances des salariés. Elles sont alors une des causes de l’augmentation forte de la dispersion salariale depuis le début des années 90 dans les pays d’Europe centrale (OECD, 2004b : 155).

Par leur poids dans l’économie et par le rôle déterminant qu’elles exercent dans la coordination de l’activité économique de ces pays, les FMN empêchent l’émergence de relations industrielles organisées. Cette volonté des firmes de conserver une liberté de manoeuvre s’exprime à la fois dans les rapports capital-travail au sein des entreprises, dans les relations avec les partenaires sociaux et avec les firmes locales. Avec ces dernières, les FMN privilégient des relations classiques de marché, de préférence à des engagements de partenariats sur le long terme (ECE, 2001 ; Szanyi, 2001). En étant absentes des confédérations d’employeurs et des organisations intermédiaires, telles que les organismes consulaires, les firmes étrangères limitent les possibilités d’émergence d’un espace de négociation collective. Une plus grande coordination des négociations pourrait conduire à la diffusion à différents secteurs d’accords sur le travail et les salaires dont les FMN ne veulent pas. Cette préférence des firmes pour des négociations décentralisées et « désintermédiées » explique l’attitude souvent hostile des FMN à l’égard des syndicats dans les PEC (EIRO et EUROFOUND, 2002 ; Carley, 2003), même si les études de terrain soulignent à la fois l’existence de cas d’entreprises qui développent un « comportement allemand » en oeuvrant en faveur d’un dialogue social constructif entre partenaires sociaux[8] (Galgoczi, 2003) et l’émergence de formes originales de contestation par les salariés et les syndicats de la domination des FMN (Meardi, 2004).

Vers une évolution du système d’éducation ?

Par le jeu des complémentarités institutionnelles, le cadre de relations industrielles émergent pourrait alors également conduire à une évolution du système d’éducation des pays d’Europe centrale. Les travaux des institutionnalistes montrent qu’un niveau élevé de protection de l’emploi et de protection face au chômage est complémentaire avec un système de formation axé sur l’apprentissage et la formation professionnelle (Estevez-Abe, Iversen et Soskice, 2001). Les salariés sont incités à investir dans des formations spécifiques à un secteur, voire à une firme, s’ils peuvent espérer conserver leur emploi sur une longue période. En cas de perte d’emploi, un niveau d’indemnisation satisfaisant peut leur permettre d’attendre un retournement de la conjoncture ou d’envisager éventuellement une nouvelle orientation. A contrario, dans un pays à plus faible protection de l’emploi, les salariés ont intérêt à investir dans une formation générale qui leur permettra de passer plus facilement d’un emploi à un autre et d’un secteur à un autre.

Les ECM ont un enseignement technique et professionnel ainsi qu’un système d’apprentissage développés (Iversen, 2005), de sorte que la part des individus d’une classe d’âge poursuivant des études supérieures est inférieure à celle des ELM (tableau 3) : en 2003, 33,2 % des 15–64 ans des ELM ont suivi une formation de l’enseignement supérieur (38 % aux États-Unis) contre 28,7 % dans les ECM (24 % pour l’Allemagne, pays au système d’apprentissage très développé).

En Hongrie, en Pologne et en ex-Tchécoslovaquie, l’enseignement technique et professionnel et l’apprentissage ont tenu, historiquement une place privilégiée dans le système d’éducation (Fretwell et Wheeler, 2001). La part de l’enseignement technique et professionnel, qu’on la ramène à l’enseignement secondaire dans son ensemble ou à la phase finale de l’enseignement secondaire, demeure très élevée en Pologne, République tchèque et Slovaquie : cette forme d’enseignement est plus développée en Europe centrale qu’elle ne l’est dans les ECM et dans les pays de l’OCDE dans leur ensemble. C’est pourquoi la part des 15–64 ans ayant atteint une formation de l’enseignement supérieur est faible : elle n’est que de 13 % en moyenne dans les quatre pays en 2003 (tableau 3).

Mais le poids des formations générales dans l’enseignement secondaire a augmenté significativement dans une période récente en Pologne et en Slovaquie (EUROSTAT, base Newcronos). Plus généralement, les étudiants se dirigent de plus en plus vers des formations générales de préférence à des formations ayant des contenus plus pratiques et techniques et des finalités professionnelles plus précises. Cette évolution s’explique par la réduction de l’emploi dans le secteur secondaire, hypertrophié dans le système d’économie planifiée, et le développement de l’emploi dans le tertiaire, moins demandeur en formations techniques et professionnelles. Mais elle est probablement également le résultat de l’adaptation des individus à l’évolution des relations industrielles : dans un environnement privilégiant la flexibilité et la mobilité, il est préférable d’investir dans des formations générales. Conformément aux hypothèses de l’approche institutionnaliste il semble, en effet, exister une relation négative entre la législation sur la protection de l’emploi et la part d’une classe d’âge poursuivant des études supérieures[9] ; en d’autres termes, la part d’une classe d’âge poursuivant des études dans l’enseignement supérieur croît lorsque les salariés sont moins protégés dans leur emploi.

Or, la présence d’une main-d’oeuvre dotée de qualifications spécifiques (à un secteur) fait partie des motivations centrales d’investissement des firmes issues d’ECM dans les PEC. De fait, les FMN embauchent des individus ayant de bonnes formations techniques dans des secteurs industriels comme l’automobile, la mécanique, l’électronique, la chimie. Elles n’hésitent d’ailleurs pas à s’engager dans des coopérations avec des écoles ou instituts qui forment les techniciens, ingénieurs, etc. spécialisés dans leurs domaines de compétences (Dörr et Kessel, 1999).

Une protection de l’emploi plus faible que dans les ECM et l’absence de corps intermédiaires organisés est dès lors susceptible d’entrer en contradiction avec un système de formation dual. En préférant des stratégies individuelles à des négociations collectives, les FMN rendent plus difficile l’émergence d’organisations intermédiaires nécessaires à la gestion d’un système pérenne d’apprentissage. À plus long terme, la stratégie individualiste des FMN empêchant l’émergence d’un espace de régulation intermédiaire, risque alors de conduire à la disparition de types de formations, qui sont à la base de l’avantage compétitif des FMN issues d’ECM.

Les pratiques des FMN engagent-elles les pays d’Europe centrale sur une trajectoire de relations du travail semblables à celles des économies libérales de marché ?

La question de l’évolution des relations du travail, et peut être au-delà de l’ensemble de la matrice institutionnelle des pays d’Europe centrale, vers le modèle de l’ELM est complexe. Ce questionnement dépasse le travail entrepris dans cet article, et nécessiterait de prendre en compte un ensemble de facteurs politiques, économiques, culturels et sociaux. D’autres acteurs que les FMN et d’autres forces sont à l’oeuvre.

Si l’on se limite à l’impact des seules FMN sur les relations industrielles, il semble néanmoins qu’elles favorisent l’émergence d’une coordination des activités qui se rapproche davantage des ELM que des ECM, alors même qu’elles sont, pour la majorité d’entre elles, issues d’ECM. Mais c’est également précisément parce qu’elles ont été marquées par le système de relations industrielles de leur pays d’origine, que l’on peut s’attendre à ce qu’elles n’optent pas pour une coordination strictement semblable à celles des firmes issues d’ELM[10]. Certes, la négociation en tête à tête tend à s’imposer. La décentralisation et la désintermédiation se renforcent mutuellement. L’intérêt des entreprises à adhérer ou à développer des structures intermédiaires qui pourraient engager une plus grande coordination des négociations se réduit. De même, les firmes domestiques, en manque de repères, peuvent être incitées à imiter les modes de gestion des relations du travail des firmes étrangères. Mais en même temps, la liberté accordée aux entreprises dans la manière d’organiser leur activité productive accroît la diversité des pratiques en matière de gestion des relations industrielles, de sorte que la trajectoire suivie par les pays d’Europe centrale ne serait pas unidirectionnelle (Aguilera et Dabu, 2005). Pourrait alors s’imposer dans les pays d’Europe centrale une variante, voire des variantes nationales, du système de relations industrielles de type ELM, qu’il conviendrait de caractériser dans des études ultérieures.

Conclusion

Les firmes multinationales issues d’économies coordonnées de marché sont les principaux investisseurs en Europe centrale : elles représentent deux tiers des investissements réalisés. Elles ont construit leur avantage compétitif international à partir d’une matrice institutionnelle qui privilégie les négociations collectives entre organisations intermédiaires fortement structurées. L’implantation en Europe centrale permet de pallier les inconvénients que génère un système de relations industrielles centralisées, en tirant profit d’un cadre institutionnel aux règles du jeu différentes, basées sur la décentralisation et la désintermédiation : en Europe centrale, les organisations syndicales et d’employeurs sont peu actives et les firmes jouissent d’une très grande liberté dans leurs relations avec leurs salariés. Les relations industrielles se mettant en place en Europe centrale présentent de nombreux points communs avec celles des économies libérales de marché.

Les multinationales, qui ont investi massivement dans les pays d’Europe centrale, jouent un rôle important dans la restructuration de leurs relations industrielles. Pour continuer à percevoir des flux significatifs d’investissements étrangers, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie ont privilégié une évolution de la législation du travail dans un sens plus favorable aux employeurs, ainsi que des pratiques en termes de gouvernement d’entreprise peu contraignantes pour les investisseurs étrangers. En développant les rapports directs avec leurs salariés au sein des entreprises, les investisseurs étrangers pèsent négativement sur l’émergence d’un espace de négociations collectives. En même temps, certaines entreprises s’engagent dans un dialogue avec les partenaires sociaux et privilégient des pratiques participatives. Le fait que la majorité des investisseurs soient issus de pays d’Europe continentale, pays dans lesquels la coopération travail-capital est la règle, peut également laisser penser qu’ils n’adopteront pas in extenso le modèle salarial anglo-saxon.