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On les appelait shoukèt laroze. Ils entraient chez vous. La plupart du temps, c’était la nuit. Souvent ils venaient avant l’aube, au moment où la rosée se dépose sur les feuilles et ils vous emmenaient.

Le dernier roman d’Edwidge Danticat, Haïtienne en exil, réfugiée aux États-Unis depuis l’âge de douze ans, aborde avec sensibilité et pudeur la figure d’un de ces « briseurs de rosée », hommes de main du pouvoir duvaliériste, mercenaires à la solde d’une des dictatures les plus ubuesques du XXe siècle.

Le texte se construit sur le principe d’une inversion du canevas propre au roman policier. Si la typologie du « polar » implique généralement que l’on remonte depuis un crime vers son élucidation, le roman, ici, s’ouvre plutôt sur les aveux d’un meurtrier pour s’achever, huit chapitres plus tard, par le récit d’un crime qui fut commis à la fin des années 1960. L’assassin ? Un ex-milicien. Il confesse à sa fille unique que, loin d’avoir été « la proie », pendant le règne des Duvalier, il comptait au nombre des « chasseurs »… Réfugié à New York pour échapper à la vindicte populaire, il vit dans la peur d’être reconnu par ceux qu’il a torturés.

Entre ces deux moments de la narration que sont l’aveu d’un passé enfoui et le récit du crime perpétré, l’inversion du modèle du roman policier s’accompagne d’une distorsion des procédés d’enquête qui en régissent d’ordinaire la structure. Une fois posée la confession du forfait, loin de se concentrer sur la figure centrale du tortionnaire, le récit s’en éloigne au contraire, pour nous proposer des portraits, des tranches de vie, qui nous ramèneront insensiblement vers l’objet initial. Les retrouvailles d’un jeune couple d’Haïtiens séparés durant sept longues années par l’exil, la relation épistolaire entre une infirmière esseulée à Brooklyn et ses parents restés à Port-au-Prince — autant de récits anecdotiques sans relation directe avec le récit central — se chargent d’abord de dresser le cadre, peignant une Haïti diasporique qui a fui devant les abus d’un pouvoir politique corrompu. Puis surgissent des personnages qui ont eu à souffrir de la cruauté des tontons macoutes et que le souvenir des brutalités, des exactions perpétrées contre eux ou contre leurs proches hantent encore. Ainsi le personnage de la couturière, torturée pour avoir refusé d’aller au bal avec un milicien, ou celui du jeune homme dont les parents furent abattus presque sous ses yeux, alors qu’il était enfant, et qui continue de crier leurs noms, chaque nuit, depuis le gouffre de ses cauchemars… Enfin, de petite touche en petite touche, suivant une technique narrative presque pointilliste, le portrait du bourreau se précise. Le puzzle se reconstitue. Progressant de façon concentrique, le roman atteint sa cible : les affres du remords et de la culpabilité endurées par un ex-milicien que torture sa mémoire clandestine. Alors, et alors seulement, au fil du dernier chapitre, l’origine de la cicatrice qui zèbre son visage nous est révélée et, avec elle, les détails de son dernier crime.

Au terme de la lecture, on peut affirmer qu’Edwidge Danticat réussit à dresser un portrait saisissant des résonances multiples que peuvent engendrer dans la vie quotidienne de tout un peuple un régime de terreur, qui laisse trop souvent le meurtre impuni. Peut-être parce qu’il s’ancre sur « l’autre rive » (états-unienne), le regard que pose la romancière sur les dérives totalitaires haïtiennes se veut non pas réquisitoire, mais plaidoyer pour une humanité faillible. Profondément humaniste, Edwidge Danticat n’accable pas le bourreau, qui revêt ici la figure d’un père. Sans banaliser l’horreur des gestes qui furent posés —et qu’elle persiste à considérer comme impardonnables —, la romancière nous invite à imaginer, avec elle, la silhouette d’un tortionnaire sauvé par l’amour d’une femme et d’un enfant.