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Greg Dening est historien, anthropologue, philosophe et professeur au Département d’histoire de l’Université de Melbourne ainsi qu’au Centre for Cross-Cultural Research de l’Université National d’Australie (ANU). Par cet ouvrage à saveur autobiographique, Dening nous dresse le bilan de 50 ans de réflexions consacrées aux gens qui ont façonné le passé, le présent et le futur de l’archipel des Îles Marquises, connu par ses habitants sous le nom de Fenua’ Enata, la terre du peuple. Les premiers contacts entre les navigateurs occidentaux, ces dits « découvreurs », et les Enata ont généralement été traduits dans les écrits académiques par l’histoire des navigateurs et l’anthropologie des insulaires. Dans le cadre de cet essai, l’auteur australien dit vouloir renverser cette tendance et ainsi faire l’anthropologie et l’histoire de chacun d’eux en nous conduisant de chaque côté de ces plages, physiques et métaphoriques, qui furent le théâtre de ces contacts souvent brutaux, nous permettant ainsi d’envisager ces rencontres à partir de la perspective des acteurs qui les vécurent, ne prétendant toutefois pas pouvoir remplacer leurs voix, parlant davantage d’une « re-présentation » de celles-ci. Ce récit débute donc sur la plage, ce lieu privilégié, cette zone floue, cet entre-deux où les mondes se rencontrent.

En se référant aux récentes découvertes archéologiques, en puisant dans les journaux de bord et écrits personnels de personnages tels qu’Edward Robarts, Joseph Kabris et William Pascoe Crook, puis en poursuivant dans les archives les traces des Timotete ou Patu, Enata qui rencontrèrent leurs propres plages en Angleterre ou aux États-Unis, l’auteur nous fait remonter dans le temps et parcourir le Pacifique en compagnie des premiers habitants de l’archipel, puis des marins, chasseurs de baleines, déserteurs, militaires, commerçants, flibustiers et missionnaires qui vinrent par la suite. À travers sa narration et son interprétation des documents « historiques », il nous permet d’entrevoir ce qui se cache derrière les toiles que Paul Gauguin peignit alors que sa vie s’achevait sur les plages de Tahiti, d’avoir un aperçu des craintes des missionnaires laissés à eux-mêmes parmi ces étrangers à convertir, tout en remettant en perspective la « barbarie » des insulaires si souvent relatée dans les ouvrages occidentaux.

Beaucoup plus qu’une simple narration, cet essai se révèle avant tout être un voyage introspectif. L’ouvrage prend la forme d’un journal de bord à partir duquel l’auteur raconte ses propres plages, celles qu’il a rencontrées principalement dans les différentes bibliothèques et archives qu’il a parcourues incessamment pendant 50 ans, mais également celles qu’il a traversées sur le terrain. Il nous porte, comme l’ont fait Geertz et Kilani, pour ne nommer qu’eux, à réfléchir sur ces plages que nous sommes amenés à franchir en tant qu’anthropologues, historiens, chercheurs, professeurs, écrivains et citoyens.

À partir de son expérience, Dening rend compte également des transformations qui ont eu lieu au cours du XXe dans la manière de comprendre le passé et de le traduire par écrit, nous amenant, à la suite de Foucault, Ricoeur ou Wittgenstein, à questionner le processus d’écriture ethnographique et historique en mettant en lumière la traduction culturelle qu’ils impliquent, ainsi que les rapports de pouvoir qui les encadrent.

Dans cet ouvrage, Dening mentionne que le passé des Îles Marquises n’est pas seulement appréhendable à travers les documents écrits dispersés çà et là dans les archives de nombreux musées et bibliothèques, mais est aussi inscrit et transmis dans la culture des gens qui habitent ce territoire. L’histoire se dévoile ainsi à travers les paroles, les gestes, les tatouages, les chants, les danses qui incorporent à la fois passé, présent et futur. « Historians never observe the past. They only observe the past transcribed, textualised, in some way (p. 50) ».

Enfin, je ne saurais passer sous silence l’esthétisme de cet ouvrage. La structure du récit que nous offre ici Greg Dening comporte certaines similitudes avec la manière océanienne de raconter l’« histoire ». D’une manière non linéaire et ponctuée de réflexions personnelles, il nous relate le parcours de ces voyageurs occidentaux (Gauguin, Melville, Robarts, Kabris et Crook) et polynésiens qui, à l’instar des héros qui peuplent les mythologies du Pacifique, du Détroit de Torres jusqu’à Hawaï, marquèrent l’histoire, les sociétés ainsi que le paysage de l’Océanie. Ainsi, la traversée des plages ne laisse rien ni personne inchangé.