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Ted Solís et ses collaborateurs s’efforcent, dans Performing Ethnomusicology, de remplir le vide de littérature sur l’ensemble musical ethnomusicologique, problématisant ainsi la performance en ethnomusicologie plutôt que celle de l’ethnomusicologie en général. Tous issus des milieux ethnomusicologiques, et dirigeant pour la plupart leurs propres ensembles musicaux, les auteurs nous offrent un regard émique sur leurs pratiques musicales universitaires. Témoignant d’une richesse et d’une profondeur indéniables d’expériences, le livre met l’accent sur le trajet, la situation et les choix de chaque ethnomusicologue, confirmant qu’il n’y a pas de recette générale pour la formation et la conduite d’un ensemble ethnomusicologique (p. 8). On y devine également la difficulté de procéder à une autocritique très poussée, dans un milieu de recherche où la pression pour justifier la pertinence et la valeur de sa contribution semble toujours très forte[1].

Les 15 chapitres sont regroupés en quatre sections : perspective historique, adaptation au milieu de la recherche, représentation et créativité face aux obligations pédagogiques. C’est l’ensemble du gamelan (javanais et balinais) qui nourrit le plus les réflexions, alimentant en tout ou en partie plus du tiers des contributions. La diversité des ensembles est tout de même considérable : depuis la musique et la danse Baaka en Virginie (Kisliuk et Gross), à la musique klezmer en Nouvelle-Angleterre (Netsky), en passant par un ensemble de marimba néo-latin en Arizona (Solís), la musique des Philippines à Hawaï (Trimillos), et même l’enseignement de la musique chinoise et du gamelan javanais à Hong Kong (Witzleben). Cependant, tout ici porte à croire que l’ethnomusicologie n’a pas (encore) pris le virage de l’anthropology at home[2].

Les thèmes abordés s’entrecoupent fortement – relations entre ethnomusicologues et artistes de la tradition, méthodes d’enseignement universitaires contre méthodes traditionnelles, préoccupation pour une authenticité impossible à réaliser pleinement, réactions des étudiants face au matériel, relations avec la communauté, etc. Plusieurs des auteurs éprouvent une certaine difficulté à adapter leur pratique aux contraintes du cadre universitaire et, en particulier, à la tradition apparemment incontournable du concert de fin de session. Ainsi, certains préfèrent parler de study group plutôt que d’ensemble (Trimillos), et d’autres préféreraient carrément remplacer le concert par une simple répétition ouverte au public (Vetter). Face au problème de la représentation d’un genre musical, d’une culture, voire d’une aire géographique par des artistes-étudiants qui sont, en fait, des néophytes, il semblerait approprié d’approfondir comment, dans les faits, les spectateurs reçoivent ces performances, et quels en sont les enjeux. Or, aucune recherche ne semble avoir été consacrée directement à cette question. Plusieurs observations fournissent tout de même des pistes de réflexion, comme les réactions provoquées, dans les communautés d’origine, par la juxtaposition de musiques turques et arméniennes lors des concerts de l’ensemble de Marcus, à Santa Barbara (p. 210)[3].

Tous sont bien conscients dans leur pratique du problème de l’orientalisme, Locke affirmant même que pour lui « the very act of teaching an African ensemble fulfills the basic condition of Orientalism : an empowered Occidental subject isolates an Oriental object from its context and then assumes control » (p. 185). Pour s’en sortir, il utilise le pouvoir subversif d’un art honnête et authentique, tout en notant (comme Kisliuk et Gross) que la présentation d’une musique par des artistes ayant un phénotype inattendu peut contrer les tendances aux essentialismes ethniques et raciaux. Pour Marcus, la présentation de la grande variété des musiques arabes montre qu’il n’existe pas d’« Arabe » monolithique (p. 209). Et si Locke préfère donner un petit cours de danse à son public pour l’encourager à répondre à la musique de façon « culturellement appropriée » (p. 177), Racy quant à lui va plutôt dans la direction inverse : « I would rather have the non-native listener do it their own way » (p. 167).

Averill adopte, pour sa part, une approche originale et inspirée, à savoir utiliser le concert comme moyen de remettre en question le droit des artistes à la performance, et de tenter de confronter les spectateurs à leurs stéréotypes et à leur relation foncièrement touristique avec « l’Autre ». La performance comme espace de rencontre et de dialogue plutôt que comme reflet d’une maîtrise parfaite des codes musicaux, le tout assorti d’une bonne dose d’autodérision. Il note cependant qu’après un concert « I have no idea if the audience has experienced the event in any of the ways I’d hoped » (p. 95). Ce qui nous ramène à la question de la réception. Averill est, par ailleurs, un de ceux qui pousse sa réflexion le plus loin, en ouvrant la discussion sur des sujets aussi vastes que les liens entre l’ethnomusicologie et l’avant-garde artistique ; la nature parfois plutôt « coloniale » des conditions de travail accordées par les universités aux artistes invités ; et l’ensemble ethnomusicologique comme « travestisme musical » ou même comme version « légère » d’une transe de possession.

Comme la tradition des ensembles ethnomusicologiques universitaires peut assez directement être reliée aux activités de Mantle Hood, à UCLA, dans les années 1950, l’éditeur lui confie le dernier mot, par le biais d’une brève entrevue placée en fin de volume. Mais le lecteur y reste quelque peu sur sa faim, puisque l’intervieweur (Trimillos) n’explore pas les avenues de réflexion évoquées par les propos de Hood. Par exemple, quand Hood dit qu’à son avis, les motivations des étudiants faisant partie des ensembles sont aujourd’hui moins « pures » qu’avant, et que ces changements ne sont pas surprenants étant donné l’évolution de la discipline elle-même, Trimillos change de sujet plutôt que de relancer Hood (p. 287). Manque de temps ou timidité face à un personnage quasi mythique dans le domaine? Toujours est-il qu’un peu comme dans le reste du livre, le lecteur aurait bien aimé qu’on pousse un peu plus loin une démarche prometteuse.