Corps de l’article

Les interventions de type humanitaire prennent une place de plus en plus grande à l’échelle internationale, en particulier dans les pays du Sud et de l’ex-Bloc soviétique ; elles touchent les populations « fragiles » et jugées plus « dépendantes » de services publics difficilement accessibles, en particulier lors de guerres, de catastrophes ou de situations de carence marquée.

Les réalités sociales entourant la mondialisation ont favorisé la montée des interventions humanitaires, internationales ou locales, un peu partout dans le monde. Celles-ci se substituent, supplantent ou renforcent les systèmes d’aide nationaux et locaux et les systèmes publics de santé. L’intervention humanitaire, historiquement occidentale, apparaît comme une réponse culturellement et politiquement orientée aux divers problèmes vécus par les sociétés face aux groupes étiquetés comme « vulnérables », « dépendants » ou « carencés ». Des groupes tels que les réfugiés de guerre, les enfants des rues, certaines populations aborigènes, les malades mentaux, les personnes handicapées sont particulièrement touchés par les interventions humanitaires que justifie l’Occident par la philosophie des Droits de l’Homme (DH) et du Droit Humanitaire International (DHI) et, dans le domaine de la santé, par le droit d’accès aux services de santé (OMS) et enfin, par les valeurs de soutien à l’intégration sociale, à la lutte contre l’exclusion et la pauvreté. Pour les pays du Sud, cette intervention favorise l’entrée de devises, d’expertises et de services qui exigeraient des efforts que les États ne peuvent pas ou ne veulent pas toujours fournir, en fonction de leurs moyens, ou de leurs priorités et contraintes. Ces interventions (humanitaires) ne sont toutefois pas toujours planifiées dans le sens des besoins, des modèles et des systèmes d’aide des populations locales tels qu’elles les conçoivent ; elles sont la plupart du temps définies de l’extérieur et impliquent un découpage des populations à partir de critères faisant appel aux notions d’urgence, d’universalisme, de droit et de compassion. L’Humanitaire devient dans ce contexte une réponse externe aux « besoins » de groupes vulnérables que les États, maintenant affaiblis par les politiques néolibérales, négligent pour diverses raisons. On peut penser aux interventions de Médecins sans frontières en Amazonie brésilienne auprès de populations autochtones très faiblement desservies par les services publics de santé de l’État brésilien (Laplante 2004), ou encore aux interventions d’urgence dont les populations afghanes et irakiennes ont « bénéficié » suite au conflit avec les États-Unis d’Amérique et leurs alliés depuis 2002. On se rappelle aussi l’inflation humanitaire dans le contexte du tsunami dans le Sud-Est asiatique en décembre 2004.

Cet article propose une discussion des approches que les sciences sociales ont privilégiée par rapport à l’étude de l’Humanitaire, comme phénomène, discours et pratique, mais aussi comme réalité inscrite dans le Droit Humanitaire International et les Droits de l’Homme ; une approche anthropologique et sensible aux identités locales est finalement suggérée. Nous présentons ensuite deux projets en cours portant sur l’étude de l’Humanitaire et de ses relations aux identités des populations concernées par les interventions, ici les personnes handicapées et les personnes réfugiées. Enfin, des exemples sont proposés pour montrer le caractère heuristique d’une approche laissant apparaître le caractère polymorphe et non monolithique de l’Humanitaire, d’une part, et les manières dont il contribue à la construction d’identités flexibles et non nécessairement imposées de l’extérieur, d’autre part.

Qu’est-ce que l’Humanitaire ?

L’Humanitaire prend racine dans la tradition caritative occidentale et s’est développé plus récemment depuis la Deuxième guerre mondiale et ensuite avec le mouvement des « French doctors » sous l’initiative de Médecins sans frontières dans les années 1970. Son origine locale et plus récente s’inscrit dans les transformations de l’État-providence et le développement des milieux associatifs ou communautaires et leur implication dans le quart-monde ; certaines interventions locales visant par exemple les sans abri ou diverses catégories d’exclus ont pris de plus en plus un sens « humanitaire ». Sur le plan international, l’Humanitaire a emprunté, depuis les années 1980, la couleur du « sans-frontiérisme » avec des organisations telles Médecins sans frontières, Médecins du Monde, Handicap International, Aide Psychologique Sans Frontières, Action contre la faim, organisations d’abord reliées au domaine médical et sociosanitaire, mais débordant de plus en plus avec le temps vers des organismes tels que Reporters Sans Frontières, Engineers Without Borders, Bombeiros sen frontieras, etc. Les plus grandes de ces organisations prennent souvent la forme de « multinationales de l’aide » de par leur structure organisationnelle : une maison mère logée dans un pays euroaméricain et des filiales dans divers pays. Pour cette raison, elles prennent un caractère non seulement international mais aussi transnational[1] . L’Humanitaire se définit dans ses principes et ses idéaux par la philosophie des Droits de l’Homme, l’universalisme, la neutralité politique et l’accès à des services d’urgence ou de base pour tous (Ryfman 1999). Ces interventions, à l’échelle internationale, sont souvent critiquées en raison du fait qu’elles semblent peu sensibles au contexte local et à la culture, qu’elles paraissent s’ingérer dans les politiques locales, qu’elles sont marquées par le court terme et le sensationnalisme et aussi, dans le cas des interventions sociosanitaires, en raison de l’hégémonie de la biomédecine. Cette insensibilité au contexte local pose le problème du traitement et surtout de la négation possible des identités des populations, objets et sujets de l’aide, et bien sûr de l’imposition des modèles occidentaux au nom de valeurs qui se veulent en principe altruistes.

Les définitions de l’Humanitaire

Les définitions diverses de l’Humanitaire proposées par plusieurs auteurs de divers horizons (Redeker 1994 ; Bettati 2000 ; Brauman 2000a, 2000b ; Hours 1998 ; Maqueda 1995 ; voir aussi Politiques et jeux d’espace 2002 et L’humanitaire 2004) indiquent les difficultés de circonscrire ce qu’est ce phénomène. Les définitions varient selon que l’intervention est marquée par l’urgence ou par l’idée de développement, par l’intervention de proximité ou de gestion, par l’action ou par l’idéologie. Elles varient aussi sans doute selon les contextes (selon que les représentations sont issues des concepteurs, des intervenants, des groupes visés), et selon le sens que prennent les notions même d’homme, d’humanité, d’humanisme, de compassion, toutes ancrées différemment selon les cultures et les politiques auxquelles sont exposées les diverses parties impliquées. L’Humanitaire comme pratique et discours propose un modèle particulier d’aide et de rapport à l’Autre et rejoint les individus que l’on devrait considérer ici comme sujets-acteurs à part entière, dans la mesure où il influe sur leurs trajectoires et leurs identités, les liens sociaux et le sens de l’expérience individuelle et collective. L’Humanitaire, c’est au fond l’idéologie universaliste (donc se voulant délocalisée) qui donne raison d’être à une multitude d’organismes s’appropriant le mandat de répondre à des besoins qualifiés d’urgents et dans des pays où les populations visées seraient particulièrement carencées. Il faut se demander dans quelle mesure on peut toutefois réduire et enfermer le sens des relations et des liens entre les acteurs (et de leurs identités) aux orientations de l’intervention à portée humanitaire, allant du transnational au national et au local, compte tenu de la diversité des organismes en cause et des milieux et groupes culturels concernés. L’Humanitaire, au-delà de l’idéologie commune de ses diverses organisations et de la présentation parfois un peu monolithique qui en est faite, se présente comme un univers multiforme dont la diversité interne doit aussi être prise en compte. Mais voyons ici cette idéologie commune inscrite justement dans le Droit Humanitaire International.

Le Droit Humanitaire International (DHI)

Le Droit Humanitaire International (DHI)[2]  a pour but de limiter les souffrances engendrées par la guerre et d’atténuer les effets de celle-ci. Le Droit de Genève, ou Droit Humanitaire proprement dit, tendrait à sauvegarder les militaires hors de combat ainsi que les personnes qui ne participent pas aux hostilités, en particulier la population civile. Ces personnes « sont traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable ». Sur le site Internet de la Croix Rouge internationale, on peut lire que les règles énoncées dans le DHI sont

le résultat d’un équilibre délicat entre la conduite de la guerre — la nécessité militaire — et, d’autre part, les Lois de l’Humanité. […] Ce Droit doit être respecté en toutes circonstances pour assurer les valeurs de l’Humanité et bien sûr simplement pour protéger les vies humaines. Chacun d’entre nous peut contribuer à faire mieux comprendre les buts essentiels et les principes fondamentaux du DHI afin d’en faciliter ainsi le respect accru. Le jour où tous les États et toutes les parties engagées dans les conflits armés respecteront davantage le DHI, il sera plus facile de créer un monde plus humain.

www.icrc.org

Le DHI naquit de l’observation que fit Henry Dunant des soldats blessés et de l’agonie de tant d’entre eux abandonnés à leur sort à Solférino en 1859 (bataille de la campagne d’Italie initiée par Napoléon III contre les Autrichiens). Il voulut alors créer une organisation qui porterait secours aux militaires blessés ; la Croix Rouge se met en place, ainsi qu’un traité international devant garantir la protection aux blessés sur le champ de bataille. Là se trouve l’origine de la toute première Convention, concernant les victimes militaires de la guerre, élaborée et signée en 1864 à Genève lors d’une Conférence diplomatique du gouvernement suisse à laquelle participèrent les représentants de tous les États existant à cette époque. À Genève, entre 1864 et 1949, dates de l’adoption des quatre Conventions encore en vigueur aujourd’hui, la protection tend à vouloir s’étendre à d’autres catégories de personnes, par exemple les prisonniers de guerre et les malades. Les quatre Conventions de 1949 permettaient d’englober les personnes non participantes aux conflits, notamment les populations civiles, dans l’intention de les protéger lors des hostilités (attaques, bombardements aveugles). Après 1949, on étendit la couverture de ce régime de Droit à différents types de conflits, comme les guerres de libération nationale et les différents types de conflits internes tombant dans la catégorie des conflits internationaux, l’insurrection prenant le sens d’une libération des anciennes forces coloniales. Aujourd’hui, la plupart des États ont signé cette Convention, parmi lesquels, bien sûr, le Canada, qui trouve une partie de son identité dans la catégorie « Humanitaire », se considérant lui-même comme un pays humanitaire (voir Conoir et Verna 2002), mais aussi d’autres pays, comme par exemple le Brésil, qui signa pour sa part la Convention du DHI aussi tôt que le 12 août 1949 (www.icrc.org), c’est-à-dire au moment de la mise en oeuvre de la Convention. C’est ce qui donne au DHI son caractère à la fois universel et transnational. De fait, le DHI est en articulation directe avec les Droits de l’Homme, en particulier sur le plan des finalités : par eux, on veut restreindre le pouvoir des autorités de l’État afin de sauvegarder les droits fondamentaux des individus. Toutefois, le DHI concerne d’abord le traitement des personnes tombées au pouvoir de la partie adverse, ainsi que la conduite des hostilités. Les Droits de l’Homme, eux, visent essentiellement à prévenir l’arbitraire en limitant l’emprise de l’État sur les individus ; ils ne cherchent pas à réglementer la conduite des opérations militaires.

L’inscription de l’Humanitaire dans le Droit Humanitaire International fournit une sorte de matrice de discours, de valeurs et de normes éthiques commune à une pléthore d’organismes transnationaux, nationaux et locaux oeuvrant auprès de diverses populations vulnérables. Cette matrice commune suppose que la solidarité et la compassion envers les personnes rendues vulnérables en raison de conflits, de catastrophes ou de situations critiques d’origine variée motiveraient l’action des intervenants et ses diverses expressions. On peut toutefois se demander quel sort est réservé aux contextes ayant provoqué ces conditions de vulnérabilités, aux identités (autres que vulnérables) des personnes aidées, aux identités des personnes intervenantes et aux significations localisées (par exemple incarnées dans l’histoire et la position d’un organisme donné) de cette notion très englobante de « l’Humanitaire ».

Les approches de l’Humanitaire

Si l’on prend pour référent l’Humanitaire des années 1990, suite à la naissance d’organisations comme Médecins sans frontières, Pharmaciens sans frontières, Reporters sans frontières, etc., mais aussi Handicap International, dans le courant des « globalisations » économiques et culturelles et à l’ère des transnationalismes, plusieurs études permettent de classer grosso modo les travaux sur l’Humanitaire. Les principales approches apparaissent comme étant les suivantes :

sociopolitique

Les études des liens entre les ONG humanitaires et l’État ont souligné les effets pervers de l’Humanitaire (manque de vision à long terme, problème de l’ingérence) et la traduction politique de l’intervention (supposée apolitique). De ce point de vue, l’Humanitaire a été étudié au-delà de ses intentions visibles et explicites (Rist 1994 ; Goemaere et Ost 1998) ; il est soupçonné d’être « trop intentionné » plutôt que « désintéressé » (Hours 1998). Plus récemment, ce sont les déplacements des frontières du politique qui ont attiré l’attention, dans la foulée des diverses directions qu’emprunte la mondialisation (Appadurai 2001), déplacements auxquels les ONG humanitaires participent justement en raison de leurs implications directes et indirectes dans les affaires des Nations et qui remettent en cause le caractère souverain de ces dernières (Politiques et jeux d’espace 2002). De telles études permettent de saisir l’Humanitaire en tant que dispositif et machine, mais elles sont peu sensibles aux réalités locales de l’intervention telle qu’elle est vécue et reçue par les divers acteurs impliqués. Elles s’intéressent davantage aux structures qu’aux agents ou aux sujets-acteurs.

idéologique

Plusieurs études ont porté sur l’Humanitaire en tant que discours et incarnation de l’humanisme de la modernité contemporaine, discours globalisant prenant l’humain fragilisé comme unité d’intervention mais l’humanité menacée comme cible réelle. Ces études nous renvoient aux aspects historiques et à l’ancrage de l’Humanitaire dans les Droits de l’Homme, dans le caritatif, dans l’humanisme occidental et judéo-chrétien (Abel 1998 ; Brauman 2000a, 2000b ; Tardif 1997). La critique idéologique de l’Humanitaire déconstruit ce dernier, le met en doute, notamment dans les travaux ayant pris les médias comme objet empirique et véhicule de l’Humanitaire auprès du grand public (Boltanski 1993 ; Brauman 1996 ; Moeller 1999). Les auteurs de ce type d’études insistent sur les manipulations de la compassion et de la sensibilité à autrui et sur la construction des altérités postcoloniales pensées à partir de l’Occident.

juridique

Les études à portée juridique ont porté surtout sur la place de l’Humanitaire dans les Droits de l’Homme, sur l’Humanitaire comme exercice direct du Droit, sur la légitimité (ou non) de l’ingérence (violence des lois nationales), sur la délimitation des droits et besoins humains. Dans les études juridiques, mais aussi sociopolitiques et idéologiques, le sens de l’intervention humanitaire est analysé à partir de ses déterminations externes ; le sens apparaît toujours comme faussé, brouillé, ou orienté par l’intérêt, qu’il soit bienfaisant (le caritatif, le juridique) ou destructeur (perverti par l’urgentisme ou l’ingérence politique). Le désir d’humains d’aider d’autres humains paraît obscurci et écrasé par les structures aveugles et aveuglantes (Hours 1999) d’un Humanitaire d’abord lu comme un dispositif, au sens de Foucault et comme le réinterprète à sa suite Agamben (1999), et une machine ; bref, ce sont les normes qui priment sur l’expérience et l’interprétation.

anthropologique

Avant les années 2000, des études anthropologiques ont porté sur trois ordres de phénomènes : 1) le caractère insensible des interventions envers les cultures locales et les identités, surtout au niveau transnational (Fassin 1990 ; Destexhe 1993) ; 2) le caractère incomplet et tronqué de l’intervention, misant sur le court terme et non sur le long terme (Sassier 1998 ; Senarclens 1999), dans la perpective de l’anthropologie du développement, et enfin 3) la question du don (Crochet 1995 ; Paugam 1994-1995).

La critique des interventions humanitaires insensibles aux cultures locales est essentielle à la compréhension des sens variés des relations et des liens avec les groupes visés et de la contribution de ces interventions aux identités de ces mêmes groupes. La critique de l’urgentisme et de l’action à court terme nous permet de saisir les difficultés de nombreuses organisations, dont l’action peut être fragmentée, en ne considérant qu’un seul aspect de la réalité des groupes visés pour un temps donné et n’ayant ou non de liens qu’avec les systèmes locaux d’aide. On peut alors s’interroger sur la manière dont se construit dans un tel contexte de fragmentation de l’action dans le temps l’expérience et l’identité des groupes visés par l’Humanitaire, à quelles idées d’humanité et d’altérité renvoient les interventions humanitaires et enfin jusqu’à quel point elles sont réinterprétées et transformées par les populations locales.

Une autre catégorie d’études s’est inscrite dans le courant des travaux qui concernent le don et la théorie de l’échange. Dans la foulée des travaux touchant le sens des actions dans les milieux associatifs et leurs prolongements, les ONG humanitaires, on s’interroge sur le sens de l’intervention en tant que don : le don moderne, qui n’exige pas de retour (Godbout et Caillé 1992), celui qui serait le plus pur, moins ancré dans l’échange et l’obligation du retour que dans l’affirmation du lien (et des solidarités). Le sens de l’intervention s’inverserait par rapport aux visions intéressées (voir Bourdieu 1980) que décèlent les auteurs des études mettant en évidence les jeux politiques et idéologiques de l’Humanitaire (Hours 1998). Les auteurs reconnaissent que les visées de l’intervention (et son sens) pourraient s’avérer désintéressées, mais ce désintéressement est toujours subtilement mis en doute. Ces études ont toutefois l’avantage de prendre généralement en compte le point de vue des acteurs auxquels on donne une crédibilité et une valeur à l’expérience ; cependant, il est difficile, là encore, de relier en bloc l’ensemble des significations de l’action auprès des groupes visés dans la seule perspective du don.

Des études anthropologiques plus récentes sur l’Humanitaire ont permis de mettre à contribution les arts du terrain dans des situations de violence et de troubles sociopolitiques, de percevoir la transformation du politique par l’Humanitaire et d’approcher les identités multiples et fragmentées. On peut ici penser au travail de Maalki (1995) et à nos propres travaux (Saillant 2005 ; Saillant, Cognet et Richardson 2005 ; Saillant et Paumier 2003) sur les attributions identitaires multiples des réfugiés selon les contextes dans leur parcours de l’Humanitaire, des pays d’origine aux pays tiers et aux camps, aux « pays d’accueil » ; on souligne aussi ceux de Pandolfi (2002) sur les ambiguïtés des politiques et des interventions humanitaires dans les Balkans et sur l’Humanitaire comme « biopolitique », de même que ceux de Fassin (2004). Dans la même veine; on ne peut passer sous silence le travail d’Agier (2002) sur la vie dans les camps de réfugiés et les expériences de reconstruction de la socialité, ou celui de Laplante (2004) sur l’intervention de Médecins sans frontières chez des Autochtones de l’Amazonie brésilienne (avec ses enjeux de « biopouvoir », de résistance, mais aussi de métissage). Ces travaux permettent de comprendre qu’une anthropologie de l’humanitaire est en train de se constituer.

En résumé, et à l’exception de certains travaux à l’exemple de ceux d’Agier et de Maalki qui ont développé une vision très circonstanciée, nuancée et surtout non victimaire de l’Humanitaire, celui-ci a surtout été analysé de façon uniformisante et homogène et on le considère trop souvent comme un tout. Au contraire, selon que l’Humanitaire soit transnational, national ou local, selon les groupes concernés et les cultures locales, ou encore selon les contextes des systèmes de santé et d’aide, la construction des expériences et des identités des groupes visés par l’intervention humanitaire peut varier amplement.

Les deux projets que nous présentons ci-dessous permettent justement d’envisager les possibilités de l’étude anthropologique de l’Humanitaire comme discours et pratique, en tentant de le considérer comme un phénomène intrinsèquement pluriel et qui met en jeu une multitude de facettes des identités des divers acteurs impliqués.

Deux études sur l’Humanitaire[3]

Deux projets nous permettent d’interroger les formes de l’Humanitaire à divers niveaux (transnational, national, local) selon ses modèles d’intervention et à partir des acteurs en interaction avec les populations locales. En premier lieu, ils permettent d’explorer les formes de l’Humanitaire en dehors des situations d’urgence (c’est-à-dire directement dans les pays en guerre ou en situation de catastrophe naturelle), entre autres pour des raisons de faisabilité mais aussi parce que l’Humanitaire d’urgence est le plus visible, le plus médiatisé et ne peut représenter entièrement cette catégorie historico-culturelle. C’est donc à partir d’une position de distanciation critique de la représentation dominante de l’Humanitaire que nous appréhendons cet objet à la fois sur le plan théorique et sur le plan méthodologique.

Le premier projet concerne l’intervention humanitaire au Québec (on parle donc de « l’Humanitaire chez soi »), visant les nouveaux arrivants qualifiés de réfugiés, soit ceux qui parviennent à la terre d’accueil après une sélection serrée en fonction des critères des services d’immigration canadiens[4] . Le thème des réfugiés prend ici un caractère iconique puisqu’il se retrouve dans la plupart des publications traitant de l’Humanitaire (auquel il est historiquement lié de par les origines du Droit Humanitaire International). Dans ce projet, nous nous intéressons à la manière dont se construisent les sens variés que prennent les relations et les liens entre ces réfugiés et les divers acteurs impliqués dans les organismes mandatés dans diverses régions du Québec, que ces organismes prennent ou non, implicitement ou exclusivement, l’Humanitaire comme philosophie de référence. L’Humanitaire peut alors, aux yeux des participants à cette étude (intervenants de première ligne et réfugiés), s’articuler ou non à d’autres significations, par exemple les valeurs de la citoyenneté ou les valeurs de l’interculturel, ou encore celles des humanismes religieux ou professionnels. Finalement, l’étude s’intéresse aux significations contextualisées de l’action conduite auprès des réfugiés s’établissant dans divers territoires du Québec, dans la mesure où elles sont le produit de diverses médiations : à un niveau global et transnational, l’histoire, les politiques et la culture ; à un niveau national et local, les programmes et les interventions visant l’accueil et l’intégration ; à un niveau personnel, les trajectoires et les identités. L’étude tente de comprendre, à travers les trajectoires biographiques des réfugiés et les trajectoires des intervenants, les diverses relations que tissent entre eux les réfugiés s’établissant dans les diverses régions du Québec (au nombre de cinq) et avec les intervenants devant leur offrir un soutien direct. L’étude s’intéresse aux sens multiples de ces relations, non seulement comme produits de médiations plurielles, mais aussi comme lieu de production de liens sociaux significatifs et d’identités allant dans la direction ou non de l’intégration sociale et du mieux-être.

Le deuxième projet concerne les processus de construction identitaire d’un groupe social, celui des personnes handicapées et ce, dans le contexte des interventions de type humanitaire conduites par une organisation transnationale, Handicap International (HI), dans un pays en particulier, le Brésil[5]  (on parle alors de « l’Humanitaire chez l’autre »). Le cas de Handicap International s’avère particulièrement intéressant puisque cette organisation, relativement jeune[6] , se situe dans la foulée de la dernière génération des ONG humanitaires et du modèle « transfrontiériste » mis à la mode par Médecins sans frontières dans les années 1970. Par exemple, les cinq ONG, parmi lesquelles Handicap International, ayant coordonné la campagne internationale pour faire interdire les mines antipersonnel, se sont vues attribuer, en 1997, le prix Nobel de la Paix. L’étude proposée vise à saisir les articulations entre les logiques des organisations humanitaires internationales et les réponses locales à une même catégorie de problèmes, à travers un cas particulier, Handicap International et son ONG locale au Brésil, « Vida Brasil », localisée à Salvador de Bahia. L’analyse des interventions humanitaires au Brésil et de leurs relations avec le système national de santé et le système local d’aide est généralement peu considérée, malgré l’importance de ce type d’interventions dans ce pays, en particulier au Nordeste, en Amazonie et dans les favelas des grandes villes. On sait par ailleurs que les privatisations en cours amènent à un appel pressant de trois groupes d’acteurs : les groupes domestiques et à travers eux les femmes, les systèmes locaux d’aide (guérisseurs, etc.) et, de façon de plus en plus explicite, les ONG locales et transnationales (Saillant 2001 ; Saillant, Audet et Stasse 2001). Dans cette deuxième étude, l’Humanitaire est aussi considéré selon qu’il est transnational, national ou local ; selon le groupe visé (ici les personnes handicapées) et les cultures locales (les formes locales d’intervention et de soutien à ces personnes, par exemple les médecines traditionnelles, les soins domestiques, etc.) ; selon le contexte des systèmes de santé et d’aide et la construction des expériences et identités des groupes visés par l’intervention.

Pour ces deux projets, une approche théorique semblable a été retenue, laquelle doit être considérée comme un préalable puisqu’elle évolue différemment selon les terrains : ses aspects clefs se résument en quatre modes d’exploration et d’analyse. Premièrement, l’Humanitaire est appréhendé de manière relationnelle dans ses articulations multiples avec le global et le local. L’anthropologie de la modernité (Kilani 1992) retient justement ces relations global/local comme son objet central. Les phénomènes propres à la mondialisation (ici la mondialisation de l’aide à travers les ONG humanitaires transnationales) sont étudiés de manière à comprendre comment le local (ici les contextes nationaux et locaux comme les ONG de pays et régions spécifiques) intègrent ou non les modèles transnationaux et vice versa. Deuxièmement, l’Humanitaire est avant tout un système d’aide et peut être lu comme une partie plus ou moins intégrée des systèmes nationaux et locaux d’aide, comme par exemple les systèmes de santé, les systèmes de protection sociale, etc. L’anthropologie de la santé étudie depuis longtemps les systèmes de médecine et d’aide et examine les relations entre la biomédecine et les médecines locales (Johnson et Sargent 1996). Nous reprenons ce principe, mais nous considérons ici l’Humanitaire comme un acteur à part entière, à côté de la biomédecine, des médecines locales, des médecines domestiques, des systèmes d’aide propres aux cultures des populations aidées et en considérant les relations entre l’État, les populations et la société civile. Troisièmement, les populations aidées, comme les intervenants dans les ONG humanitaires, sont considérés comme des sujets-acteurs, auteurs de leurs expériences et participant à leur autodéfinition. Nous nous inspirons ici tout autant de Touraine (1992), de Bourdieu (1992), de Hastrup et Olwig (1997) que de Kleinman (1995) en nous distanciant d’une vision de l’Humanitaire qui priverait les acteurs de toute possibilité d’agencéité. Enfin, nous nous intéressons aux identités des acteurs, en nous inspirant des approches non essentialistes de l’identité comme le proposent Laplantine et Nouss (2001), mais aussi Amselle (1999), en cherchant à éviter une lecture « primordialiste » (l’identité non inscrite dans l’histoire et les rapports sociaux) et réductionniste (où l’identité se résume à celle qui est attribuée par un groupe dominant). Nous considérons l’identité comme la construction et le produit des relations global/local, des acteurs en présence (aidés, intervenants) et comme le produit d’une négociation/interprétation située et incarnée du point de vue des sujets-acteurs.

Pour ces deux projets, une méthodologie commune a également été conçue, mettant à contribution les avancées de l’ethnographie multisites, de l’ethnographie du Web (Hakken 1999 ; Burawoy 2000) et des méthodologies qualitatives (Denzin et Lincoln 2000). Dans chacun des deux projets, des sites Internet présentant les sites des ONG transnationales (T), nationales (N) et locales (L) ont été retenus, concernant l’Humanitaire et les réfugiés ou l’Humanitaire et les handicapés[7] . Une analyse du discours est produite à partir des textes vitrines (ceux qui présentent par exemple les énoncés de principe, les valeurs, les modèles) et nous recherchons ensuite les éléments de convergence mais aussi les variations selon ces trois niveaux (T, N, L) susceptibles de mettre en évidence les constructions identitaires associées à l’Humanitaire et aux groupes étiquetés comme handicapés ou réfugiés. Ainsi, nous posons comme hypothèse que le discours de l’Humanitaire est variable selon les niveaux et que les identités mises en représentations le sont également, ce qui ferait de l’Humanitaire une catégorie complexe et polysémique, historiquement et culturellement constituée, aux contours incertains et à laquelle d’ailleurs les acteurs peuvent plus ou moins s’identifier. Nous reviendrons sur cet aspect de ces deux projets plus loin.

Les deux projets impliquent également deux terrains, comprenant des entrevues de groupe, des entrevues individuelles, des observations directes et une présence soutenue dans les organisations locales. Dans le projet sur les réfugiés, des récits d’expériences sont recueillis, de manière à connaître la trajectoire biographique de réfugiés de diverses origines et divers milieux d’établissement, ainsi que la manière dont sont vécues les relations avec les personnes des nombreux organismes contribuant à leur établissement, et ce dans cinq régions du Québec et en relation avec cinq organismes locaux mandatés pour l’accueil. Ainsi, c’est à travers des récits de leurs expériences depuis qu’ils oeuvrent auprès de réfugiés publics, leur trajectoire au sein des divers organismes qui les engagent, que les intervenants des organismes locaux présentent la manière dont sont vécues les relations avec les personnes réfugiées qu’ils contribuent à accueillir. Pour le projet concernant les handicapés, des entrevues ont été réalisées au siège social de l’organisation transnationale Handicap International (Lyon, France) auprès de concepteurs de programmes et un terrain a été effectué à Vida Brasil, ONG locale qu’a soutenu Handicap International au Brésil (Salvador, Bahia). Plus spécifiquement, nous cherchons dans ce deuxième cas à cerner, entre autres, à travers des entrevues et des observations auprès de personnes handicapées et d’intervenants, les éléments clés du processus de construction identitaire des personnes handicapées au Brésil à partir des pratiques de l’organisation humanitaire Handicap International et de Vida Brasil, mais aussi à partir de celles émergeant des autres formes d’aide existantes et disponibles aux divers niveaux du système de santé et de soutien social, de même que d’autres éléments de la culture brésilienne, tel que par exemple le rapport au corps ou à la citoyenneté.

La méthodologie commune à ces projets est de prendre en compte le discours et les icônes clés de l’Humanitaire tels qu’ils se présentent à travers sa vitrine virtuelle et de saisir, déjà à ce niveau, leur pluralité et leur traitement plus ou moins sensible aux identités (nationales, culturelles et « labellisées » dans les étiquettes de réfugié ou de handicapé) ; il s’agit également de prêter attention aux acteurs de première ligne (les intervenants comme ceux qui sont « aidés »), à leurs expériences et aux significations que prennent les identités dans le contexte de l’Humanitaire « vu d’en bas », c’est-à-dire là où il s’incarne au delà de l’urgentisme et du spectacle des médias. L’ethnographie permettra, du moins le croyons-nous, de comprendre la co-construction des identités contextualisées et localisées ; celles-ci seront susceptibles de déborder ou de dépasser le modèle universaliste du Droit humanitaire international qui semble, à première vue, mais à première vue seulement, englober toutes les actions.

L’Humanitaire et l’identité flexible des populations aidées : quelques exemples tirés de sites Internet

Les travaux en cours concernant l’Humanitaire comme discours et prenant pour ancrage sa représentation dans le monde virtuel nous permettent d’observer une première expression du caractère non monolithique de l’Humanitaire, d’une part, et les expressions variables des identités, de même que leur prise en compte, d’autre part. Nous nous contentons ici de présenter deux groupes d’exemples appuyant nos hypothèses sans toutefois les approfondir, l’intention étant plutôt ici de mettre en valeur l’approche commune à ces deux projets. Il nous faut aussi rappeler que nos exemples relèvent des discours, ils sont de l’ordre de la représentation et ne peuvent en aucun cas témoigner des identités vécues, ce qui déborderait ici des limites de notre présentation. Malgré cette limite, il apparaît significatif que les identités, même représentées, qu’elles renvoient à l’Humanitaire ou aux populations visées par lui, varient bien plus que ne le laissent entendre plusieurs auteurs qui ne voient dans l’Humanitaire qu’une machine à écraser le local et les singularités.

Voyons d’abord un premier groupe d’exemples (que nous présentons sous forme de tableaux en fin d’article). Le cas de Care International est présenté dans le tableau 1, avec ses variantes locales canadiennes et brésiliennes. Care est une organisation de type réseau qui travaille auprès de diverses communautés qui ont besoin d’améliorer leur qualité de vie en cherchant à satisfaire « leurs besoins en termes de développement ». Elle ne s’intéresse pas spécifiquement aux personnes handicapées, lesquelles sont englobées dans la catégorie générale des populations carencées. Ce cas prend ici un intérêt particulier parce qu’il s’agit en principe d’une même organisation (Care) et de ses filiales : on peut donc supposer une assez grande uniformité dans les discours et les pratiques. C’est aussi une particularité des sites transnationaux tels que Care que de présenter un site dit international (celui de son siège social) et de retrouver ensuite d’autres sites nationaux (comme dans ce cas-ci les filiales canadiennes et brésiliennes). Le cas de Care International est sur ce point étonnant car il constitue justement une exception : quoique Care International existe et ait son siège social à Bruxelles, son site Internet transnational n’est qu’une page renvoyant aux divers sites nationaux, ce en quoi cet organisme diffère de Médecins Sans Frontières, qui possède un site transnational complet et des sites nationaux indépendants. La recherche sur Internet nous permet ainsi de constater que ces organisations peuvent s’appuyer sur une philosophie commune qui s’incarne de différentes manières au niveau virtuel. La lecture du tableau permet de constater les variations locales existant entre Care Canada et Care Brasil, deux filières tout à fait différentes : Care Canada s’intéresse principalement à l’aide aux pays en voie de développement et insiste sur les situations d’urgence, alors que Care Brasil est tourné sur ses propres réalités, celles du Brésil, et dirige son action sur le problème de la pauvreté, criant dans ce pays. Les identités reliées aux populations aidées paraissent à Care Canada construites à partir d’une vision déculturalisée et ahistorique (les sujets sont objets de l’aide et la prise en compte du contexte local est d’abord celle du contexte conçu comme « urgence »). La participation, qui est une clef de la manifestation de la « sensibilité au contexte » dans ce type d’organisation et un moyen d’y accéder, suppose la participation aux processus mis en place par le pays donateur de l’aide (à partir de l’ONG). Il n’est pas certain que l’inverse soit vrai (populations aidées). La notion de population en besoin est définie de l’extérieur, avec un minimum de réflexivité entre le pays donateur et le pays receveur. Mais le cas de Care Brasil illustre une variante : d’abord ce n’est pas l’urgence, mais la pauvreté qui motive l’action ; ensuite, ce sont les notions de dignité et de sécurité, puis celle de citoyenneté qui sont centrales dans le travail d’aide. Les sujets de l’aide ne sont pas que sujets de l’aide : ils sont aussi des citoyens en devenir. Care Brasil s’inscrit donc dans le projet étatique de la nouvelle Constitution brésilienne d’après la dictature (1988) et dans les préoccupations nationales et locales d’inclusion des 70% de pauvres qui peuplent ce pays. Aussi, la sensibilité au contexte local met l’accent sur les différences, non seulement religieuses ou culturelles, mais aussi de race, de genre, de handicap, etc. Les différences internes sont relevées comme pertinentes pour une contextualisation de l’action ouvrant la porte à une lecture plurielle des identités. Care, Care Canada et Care Brasil montrent que leurs actions varient en fonction des contextes locaux et que la sensibilité au contexte pourrait renvoyer à une lecture flexible des identités, tout au moins celle d’être « objets de l’aide ». Les « objets de l’aide » (populations aidées) apparaissent tantôt comme des groupes d’individus présentant le caractère commun de la carence, tantôt à partir de leurs différences internes possibles et, enfin, les handicapés ne semblent pas avoir de caractéristique spécifique en dehors de celle de se fondre à l’ensemble d’autres identités différentialistes comme le sexe ou l’ethnicité. Cela ne signifie point que cette lecture soit la plus juste ou la plus pertinente : pour l’instant, nous affirmons le potentiel de flexibilité des identités en présence, une hypothèse à être explorée plus avant dans les autres sites Internet et sur le terrain.

Voyons notre deuxième groupe d’exemples. Dans ce cas, nous avons choisi trois organisations en principe indépendantes les unes des autres, soit le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), le Centre canadien pour les victimes de torture (CCVT) et l’organisme québécois L’Hirondelle. Ces trois organisations (transnationale, nationale et locale) ont toutes pour préoccupation le sort fait aux réfugiés (tableaux 2, 3 et 4) dans le monde et dans le milieu où se fait l’intervention. Le UNHCR relié aux Nations Unies, son nom le dit bien, est ancré dans l’histoire de l’Humanitaire de par son implication de longue date auprès des réfugiés de guerre (tableau 4). L’organisme vient en aide aux populations réfugiées et déplacées et agit selon les principes du DHI, c’est-à-dire que l’identité des populations aidées est d’abord celle d’être objet de l’aide, sans aucune considération de race, de religion ou d’autres caractéristiques permettant de localiser les individus. C’est donc à partir d’une identité universelle et décontextualisée, donc délocalisée, que l’action est rendue possible et ceci est même érigé en principe.

Le deuxième exemple, celui du Centre canadien pour les victimes de torture (CCVT), un organisme national, permet de comprendre la situation des personnes qui cherchent asile au Canada et qui ont été victimes de torture. Ces personnes sont pour la plupart des réfugiés politiques. Déjà est mise de l’avant une version politisée de la condition de réfugié et de son identité, ce qui en soi permet une ouverture sur les logiques qui précèdent la création même de la condition de réfugié et, qui plus est, celle de réfugié politique. Le travail de l’organisation ne consiste pas seulement en un soutien à la relocalisation géographique des personnes dans un territoire « neutre » en s’assurant que leurs besoins fondamentaux seront respectés (nourriture, logement, etc.) mais aussi en un soutien qui permet de ne pas dénier le caractère problématique que peut prendre l’identité non choisie de réfugié, ici de réfugié politique. Il faut aussi se rappeler les contradictions et les souffrances consécutives au fait d’avoir été rejeté de son milieu (la communauté, le pays, la Nation) pour des raisons liées à la différence que représentait justement une opinion, une appartenance religieuse, une appartenance ethnique. Les actions particulières de CCVT, y compris celle citée dans le tableau 2 (Befriending Program), indiquent un souci de singulariser le lien avec les victimes en plus de reconnaître le contexte problématique de leur identité (d’origine : rejetée ; nouvelle : à négocier), mais aussi de tenter un rapprochement par la confiance, amenant par là un travail sur les subjectivités des intervenants et des victimes de torture aux prises avec une mémoire douloureuse et un présent incertain. Soulignons que l’esprit de l’intervention est également de faire face aux singularités des personnes réfugiées et de personnaliser les relations et les liens.

L’organisme québécois, un groupe communautaire local du nom de L’Hirondelle, est orienté vers l’insertion par l’emploi. L’insertion par l’emploi est un aspect important de l’intégration des personnes réfugiées et immigrantes au Québec ; elle fait partie des priorités du gouvernement québécois qui subventionne la majorité des organismes communautaires travaillant dans le domaine de l’immigration. La situation des personnes réfugiées au Québec (comme au Canada) peut être répartie en : réfugié public (choisi et accepté par le Canada avant son arrivée, il se fond dans le lot des autres immigrants) ; politique (il est accepté pour un temps donné par le Canada) ; ou requérant du statut de réfugié (il se définit lui-même comme devant être reconnu comme réfugié sans en avoir les « privilèges »). L’organisme L’Hirondelle, comme bien d’autres organismes du même genre, donne des services aux personnes immigrantes, qu’elles soient ou non réfugiées et n’a pas en principe[8]  le droit de fournir des services aux requérants de ce statut. Le tableau 4 montre que l’identité de réfugié tend à disparaître dans le discours de l’organisme (on insiste davantage sur l’immigrant qui englobe le réfugié) ; le contexte culturel est marqué par une sensibilité affirmée quant aux cultures d’origine des personnes mais l’action est présentée surtout comme instrumentale (aide au logement, à la compréhension des règles de la société d’accueil, etc.) sauf pour ce qui est des programmes de jumelage. La préoccupation pour l’intégration et pour l’insertion socioéconomique, très marquée dans les organismes de même type au Québec, souligne la place accordée au fait d’acquérir la citoyenneté nouvelle, laquelle passe d’abord et avant tout par l’accès au statut de sujet indépendant économiquement et à celui de citoyen venant enrichir la société d’accueil. Le nom de l’organisme le dit bien : « c’est dans cet esprit que les fondatrices de notre organisme l’ont nommé L’Hirondelle. C’est un oiseau migrateur au Québec et son arrivée annonce le printemps et donc la venue prochaine de l’abondance et de la richesse de l’été » (www.hirondelle.qc.ca). Toutefois, comme au CCVT, à L’Hirondelle on cherche aussi à particulariser l’action autant que possible et surtout à la personnaliser.

Les trois organismes retenus pour chacun des trois niveaux (T, N, L) oeuvrent tous pour les réfugiés mais renvoient à des représentations différenciées de l’identité, bien que la population concernée implique à chaque fois les réfugiés. La flexibilité de cette identité représentée (qui diffère de l’identité vécue, nous insistons) est frappante, de même que la diversité des actions conduites au sein des trois organismes. Dans ce deuxième exemple, comme dans le premier, l’Humanitaire ne se présente pas comme un objet monolithique, en même temps que la catégorie même d’Humanitaire prend sans doute un poids différent selon l’organisme concerné, ce qui suppose une identification variable des sujets-acteurs de ces organismes aux pratiques et idéologies, par exemple celles définies à partir des normes du DHI.

Conclusion

Par cet article, nous désirions présenter l’Humanitaire en tant qu’objet anthropologique comme le propose Pandolfi (2002), mais en évitant de l’aborder comme un bloc monolithique, et illustrer le caractère heuristique d’une telle approche en l’appliquant à l’univers virtuel, ce qui est bien sûr un premier pas dans la direction préconisée : au-delà de l’idéologie universaliste qui guide et norme l’action des organisations humanitaires, à partir des sites transnationaux, nous avons pu constater que les distinctions des niveaux d’intervention (T, N, L), de même que des catégories d’organismes, ou encore entre les populations et groupes sociaux concernés, sont d’une importance capitale et ouvrent la voie à l’appréhension de l’Humanitaire en tant que système d’aide pluraliste (comme on le ferait par exemple pour un système de médecine). Pour saisir le pluralisme intrinsèque de ce système d’aide, il faut d’emblée le considérer comme un système relationnel (et donc l’aborder systématiquement dans ses articulations global/local), en évitant de sur-interpréter la place du transnational (et de ses normes) dans l’action locale, ou au contraire de se restreindre à ses facettes locales, en reprenant les seules intentions des acteurs de première ligne. Cette manière d’appréhender l’Humanitaire suggère, et nos travaux ultérieurs pourront poursuivre cette réflexion, que son action ne conduit pas systématiquement à écraser les identités (sur le plan national et local), mais pourrait au contraire conduire à la production de nouvelles identités « flexibles », notamment par le travail de négociation des acteurs impliqués dans les processus global/local. Ces affirmations ne sauront trouver toute leur valeur que dans la poursuite des analyses de discours, mais surtout dans les recherches sur le terrain qui donneront à ce moment toute leur place aux acteurs et à ce travail de négociation qui traverse tout aussi bien les discours que les subjectivités en présence.