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Cette note de recherche vise à faire connaître l’un des aspects originaux et innovateurs du projet d’infrastructure de recherche sur le Canada au XXe siècle (IRCS [1]) : donner accès non seulement aux données colligées par les énumérateurs (ce qui constitue l’objectif central du projet), mais aussi à diverses informations relatives à l’organisation, à la tenue et à la réception des recensements décennaux canadiens durant la première moitié du siècle dernier. Nous voulons montrer, plus particulièrement, comment l’intégration de telles informations à la base de données principale représente un atout précieux pour les chercheurs désireux de mieux saisir le contexte de production en même temps que la qualité des données qu’ils utilisent.

Nous toucherons d’abord quelques mots de l’IRCS en général, de ses grands objectifs et de l’équipe mobilisée pour son élaboration. Puis nous présenterons l’approche retenue pour la collecte et le traitement de l’information contextuelle [2]. Il s’agira de situer le dossier des données contextuelles par rapport aux autres « données sur les données » et de préciser la nature des sources exploitées. L’organisation de la base de données et ses modes d’accès seront ensuite décrits. Enfin, nous nous servirons de certains exemples pour rendre compte de la réception et des enjeux du recensement de 1911, tout en illustrant de manière plus concrète l’intérêt de notre démarche.

L’IRCS : quelques repères

D’abord, qu’est-ce que l’IRCS ? L’infrastructure de recherche sur le Canada au XXe siècle est une initiative pancanadienne qui vise à constituer des bases de données historiques portant sur les recensements canadiens. Ces bases de données mettent à profit des sources variées, de nature primaire et secondaire. Le coeur de l’infrastructure est une base de données construite à partir d’un échantillon de 3 à 5 pour cent des listes nominatives des recensements canadiens de 1911 à 1951. En cela, l’IRCS se situe dans la droite ligne du Canada Family Project (recensement de 1901) et de divers autres projets dont on trouvera dans le présent numéro des Cahiers québécois de démographie des exemples parmi les plus significatifs. L’IRCS entend par ailleurs faire le pont entre les recensements antérieurs à 1911 (disponibles dans leur intégralité sous la forme de microfilms, ou de manière sélective sous format électronique) et les recensements des dernières décennies, accessibles depuis quelques années grâce, notamment, à l’initiative de démocratisation des données de Statistique Canada (IDD [3]). Greffés à cette base de données centrale, l’IRCS mettra à la disposition des chercheurs intéressés des guides analytiques qui devraient faciliter grandement leur travail (guides généraux pour les cinq dénombrements et guides spécifiques pour chacune des variables, mettant en évidence les transformations d’une décennie à l’autre); elle leur offrira également divers outils, comme une bibliographie et des bases de données connexes constituées à partir des documents d’archives de Statistique Canada, de la documentation parlementaire, des journaux d’époque etc. De plus, les principales bases de données seront géoréférencées, et des outils cartographiques permettront de sélectionner, de grouper et d’analyser les phénomènes observés en fonction des dynamiques spatiales.

L’équipe réunie pour la construction de l’IRCS comprend des chercheurs de sept universités canadiennes, travaillant sous la direction de Chad Gaffield [4]. Elle est formée d’historiens, de sociologues et de géographes ayant montré un intérêt soutenu pour l’étude des populations dans une perspective diachronique. En rendant enfin accessible un échantillon de 3 à 5 pour cent des données non agrégées des recensements de la première moitié du 20e siècle, l’équipe de l’IRCS ambitionne de donner à la communauté des chercheurs les moyens de revoir en profondeur le cadre interprétatif général de l’histoire canadienne contemporaine sur des questions aussi cruciales que les transformations de la famille, l’alphabétisation, l’immigration, l’éducation, le travail, l’ethnicité ou l’appartenance religieuse.

L’approche générale

Quelle est la valeur réelle des données des recensements ? Doit-on privilégier une approche objectiviste ou considérer les données du recensement comme une construction sociale [5] ? Ces dernières décennies, divers courants sont venus interroger les pratiques administratives de l’État pour mettre en évidence les enjeux formidables qui se cachent derrière des opérations apparemment aussi triviales que le dénombrement des hommes et des femmes sur un territoire donné. Ils ont montré, notamment, que classer les individus en fonction de leur revenu, localiser les concentrations d’étrangers ou calculer le niveau d’instruction participent du travail constant que les sociétés font sur elles-mêmes et qui tend à créer des catégories sociales prenant l’apparence d’objets réels, de choses existantes en soi (la pauvreté, l’analphabétisme, l’intégration sociale, etc.). Récemment, dans un ouvrage particulièrement riche et stimulant, Bruce Curtis [6] a mis en lumière à quel point les recensements canadiens du 19e siècle doivent être situés par rapport à la construction de l’État et de quelle manière aussi les informations qu’on y trouve sont inextricablement liées aux intérêts et aux aspirations des divers groupes ethniques ou acteurs sociaux. L’ouvrage a suscité des débats, en particulier parmi les membres de la communauté historienne. Il aura eu notamment le mérite de montrer qu’à l’instar de n’importe quel document historique, les listes nominatives des recensements ne peuvent être soustraites à une critique de source interne et externe, et que les séries quantitatives, sous des dehors de science et d’objectivité, exigent autant de rigueur et d’interprétation que la correspondance privée, un article de journal ou d’autres sources de nature plus qualitative.

L’équipe de l’IRCS a choisi d’adopter une approche générale qui cherche à concilier la valeur des listes nominatives en tant que source d’informations sur une grande variété de phénomènes sociaux et culturels et l’organisation des recensements comme une initiative complexe influencée par les grands enjeux politiques de l’heure de même que par les rapports entre l’État et la société civile. Concrètement, cela a conduit à la prise en compte, en sus des données des listes nominatives, d’une foule de « données sur les données », plus communément appelées métadonnées. Celles-ci peuvent être classées en deux groupes : les métadonnées au sens strict et les données contextuelles. Selon les spécialistes de la statistique, les métadonnées correspondent aux « informations sur les définitions, les méthodes de construction, le classement, les procédures de saisie et le traitement des données disséminées » [7]. Il s’agit pour nous, en l’occurrence, des annotations diverses que l’on retrouve sur les feuillets eux-mêmes (remarques ou précisions de l’énumérateur ou notes de travail de l’équipe de compilateurs à Ottawa) de même que de l’ensemble des documents produits par ceux qui ont organisé et compilé les recensements (instructions aux énumérateurs, notes de service, rapports internes, correspondance etc.). Ce matériel se trouve essentiellement dans les archives de Statistique Canada.

Les données contextuelles sont en quelque sorte des métadonnées de deuxième niveau. Généralement moins précises et directement pertinentes que les métadonnées de premier niveau, les données contextuelles nous renseignent sur le contexte de production et de diffusion de la source. Dans le cas présent, elles nous donnent accès à des informations précieuses sur l’organisation, la tenue et la réception du recensement. On découvre des traces de l’interaction entre l’État et la société civile dans des documents aussi divers que les publications gouvernementales, les journaux, certains documents conservés dans les archives municipales, les cahiers de prône du clergé catholique, etc.

La grille thématique et le traitement de l’information non sérielle

Le dépouillement des données contextuelles répond à une logique inverse de celle qui s’applique aux sources sériées comme les listes nominatives de recensements. L’information se présente de manière très diverse, aussi bien sur le plan de la forme (article élaboré, simple chronique, éditorial, correspondance, caricatures, tableaux, photographies, encarts, publicité etc.) que sur le plan du contenu (relation d’événements, compilation de résultats, opinion, interprétation ou prise de position). Le locuteur et le récepteur doivent aussi être pris en compte dans une bonne stratégie de dépouillement de tels types de sources. Qui parle ? À qui ? Et au nom de qui ? Dans le cas des journaux, source privilégiée à ce jour, le récepteur, c’est le public. Mais cette catégorie prend des couleurs différentes selon que l’on a affaire à un journal d’opinion ou à la presse à grand tirage. De la même manière, telle prise de position ne peut véritablement être comprise que lorsqu’on connaît l’affiliation politique et les propriétaires du média. Bref, notre démarche nous a conduits à appréhender les médias et les institutions non pas comme de simples acteurs, mais comme de véritables intermédiaires culturels, porte-parole tour à tour de l’État et de ses appareils, des groupes d’intérêts et des citoyens.

L’élaboration d’une grille thématique de dépouillement est une opération tout à fait cruciale pour le traitement d’informations non sérielles (voir la figure 1). Il y va non seulement de l’efficacité de la base de données en mode d’interrogation, mais aussi de la qualité et de l’homogénéité des données recueillies, la grille servant de cadre de référence à l’équipe d’assistants chargée de saisir les données en fonction de leur pertinence. Cela est particulièrement vrai dans un projet réparti dans plusieurs centres comme l’IRCS, chacune des équipes devant assurer la saisie de fonds documentaires dans plusieurs langues et dans des milieux très variés. La grille utilisée pour le dossier des données contextuelles a ainsi été conçue à plusieurs fins :

  • rendre compte du locuteur,

  • permettre de situer temporellement l’information par rapport au recensement (temps 1 : préparation et organisation du recensement; temps 2 : tenue du dénombrement; temps 3 : diffusion et interprétations des résultats),

  • situer le recensement national par rapport à d’autres formes de dénombrement (recensements municipaux, étrangers etc.).

La grille intègre également les grands groupes de variables du recensement (figure 1) :

Figure 1

IRCS, dossier des données contextuelles : grille thématique

IRCS, dossier des données contextuelles : grille thématique

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La base de données ContextData

Disons quelques mots maintenant de l’organisation de cette information sur support informatique. La base de données ContextData est formée d’une douzaine de tables organisées en une structure résolument relationnelle. Elle est exploitée en réseau selon une approche client-serveur, et un mode d’accès par fureteur Internet est opérationnel pour la consultation [8]. À l’image de l’approche retenue pour la saisie et le traitement, l’interface privilégie la souplesse tout en offrant des outils qui assurent l’intégrité et la qualité de l’information colligée. Les deux modèles principaux sont le Document et l’Info (figure 2) :

Figure 2

Structure de la base de données ContextData

Structure de la base de données ContextData

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Les éléments textuels et iconographiques retenus pour le dépouillement sont systématiquement numérisés (textes, photographies, tableaux etc.) et intégrés à la table des images numérisées. La fiche Document comprend un groupe de rubriques servant à caractériser la source (titre, langue, orientation, lectorat, fréquence, tirage, territoire couvert etc.), à en consigner la localisation et le format de même qu’à décrire la stratégie de dépouillement spécifique et son état d’avancement. La transcription intégrale du contenu textuel (fiche Info) [9] permet une recherche en plein texte. Des rubriques de la fiche Info précisent, par ailleurs, le genre (article, entrefilet, bande dessinée, entrevue, éditorial etc.), la date de publication, la période de référence de l’information, les acteurs (individus, institutions, groupes etc.), les informations géographiques etc.

Cette base a été conçue pour être exploitée de manière autonome pendant la période de construction de l’IRCS. À terme, cependant, l’information sera intégrée à la base de données principale, de sorte que le chercheur qui consultera les données tirées des listes nominatives sera invité à s’informer davantage sur leur contexte de production.

Examinons maintenant de plus près le problème de la réception du recensement de 1911 par les contemporains. Comment la population a-t-elle perçu et accueilli le projet de dénombrement ? Quels étaient les enjeux sous-jacents à la participation des citoyens ?

Faut-il faire confiance aux recensements ? La population, les élites et la presse écrite face au recensement de 1911

Lorsque, au premier juin 1911, le Bureau fédéral de la statistique amorce le dénombrement de la population, le commissaire en chef du recensement, Archibald Blue, a déjà fait parvenir ses instructions finales aux commissaires et aux énumérateurs [10]; la période allouée au relevé s’échelonnera sur trois semaines, et on prévoit que les premières statistiques seront prêtes dès le début d’octobre [11]. De la formation du personnel responsable à la publication des résultats en passant par les préparatifs de diffusion d’information auprès du public, la tenue du recensement repose sur une organisation d’envergure et mobilise des milliers d’hommes et de femmes, fonctionnaires de l’État ou simples citoyens. L’entreprise est menée sous l’oeil attentif des grands acteurs de la société civile, conscients des formidables enjeux sous-jacents, aussi bien du point de vue de la représentation politique que du point de vue des identités collectives. Pendant plusieurs semaines, les membres du clergé [12], les grands quotidiens et diverses associations vont même prêter leur concours aux recenseurs : on tient à ce que la population canadienne soit sensibilisée à l’importance de l’opération et informée de ses modalités concrètes. Traditionnellement, le peuple ressent de la méfiance envers les recensements et craint qu’il s’agisse d’un moyen détourné de lui imposer de nouvelles charges fiscales. Ces intervenants vont donc jouer un rôle essentiel d’intermédiaires culturels, comme nous allons le voir maintenant [13].

Conçu et présenté comme un modèle sur les plans administratif et scientifique, le recensement canadien de 1911 n’en a pas moins connu des ratés, souvent dénoncés par les contemporains, victimes ou non de ces erreurs ou omissions. La presse écrite, en particulier, n’a pas manqué de signaler ces dernières et d’en interpréter les causes et les conséquences. Que peuvent nous apprendre les journaux de l’époque sur la tenue du recensement ? Dès le début du projet IRCS-CCRI, notre équipe s’est intéressée aux informations riches et variées véhiculées par ce média sur le recensement. La collecte des données contextuelles nous a d’abord permis de cerner les conditions générales de production et de diffusion du recensement (choix et signification des questions, calendrier des activités, mandats des responsables, déroulement des visites à domicile etc.). Elle nous a également éclairés sur le climat dont le document tire sa signification (conjoncture politique, débats sociaux, opinion publique etc.). Mais l’examen détaillé des données contextuelles nous a avant tout renseignés sur la qualité de l’opération déployée et sur la réaction de la population au jour le jour. Les contemporains ont posé un regard parfois très critique sur la fiabilité du recensement : les omissions étaient-elles volontaires ? Quels seraient les effets d’un sous-dénombrement sur la représentativité parlementaire ou sur les politiques d’immigration, par exemple ? Les mesures adoptées pour rectifier le tir seraient-elles efficaces ? Bref, la question centrale était soulevée : peut-on vraiment faire confiance au recensement ?

À partir de quelques exemples principalement tirés des grands quotidiens montréalais, voyons de plus près la nature des problèmes signalés tant par le public que par la presse. Nous examinerons ensuite les diverses formes d’implication de ce média dans l’exercice du recensement : transmission d’informations, sensibilisation et éducation populaire, évaluation du processus voire interventions directes dans le cours des opérations.

Quelques jours avant la tenue du recensement, plusieurs éditoriaux sont publiés pour sensibiliser la population. D’emblée, on évoque les appréhensions que cette « incursion décennale dans nos foyers » a pu susciter par le passé et soulève encore (notamment comme outil de conscription) [14]. Mais du même souffle on s’attaque aux préjugés qui l’entourent et on démontre son utilité. Soucieux d’aider les ménages à mieux se préparer à la visite des énumérateurs, certains journaux diffusent à l’avance les questionnaires et fournissent des explications sur la signification des questions posées. Le journal La Presse s’emploie par ailleurs à éveiller l’intérêt du lecteur pour l’actualité du recensement. Grâce à un grand concours couronné de prix en argent, il invite les citoyens à chiffrer la population du Canada, du Québec ainsi que de vingt-huit villes québécoises. Plus de 9000 participants répondront à l’appel. Fait significatif, près de la moitié des gagnants sont des femmes. On attire aussi l’attention sur l’événement en publiant une série de caricatures qui reprennent, sur le mode humoristique. les grandes rubriques du recensement (figure 3).

Cela étant, les journaux montréalais sont loin d’être complaisants à l’égard de l’opération de recensement. En effet, ils relèvent quotidiennement des erreurs nombreuses de saisie des données, consistant pour la plupart en mauvais enregistrements : oublis de domestiques et de logeurs, inscription d’enfants en bas âge sous la rubrique « ne sachant pas lire ou écrire », individus consignés dans de mauvais tableaux etc. Certaines ambiguïtés quant aux modalités des relevés susceptibles de fausser l’interprétation des résultats sont aussi signalées, pour la délicate question de la langue notamment :

Nous avons dit, hier, de quelle importance était, pour les Canadiens français particulièrement, le recensement décennal qui doit commencer après-demain, jeudi. C’est d’après les données de ce recensement que sera mesurée la place que nous occupons dans la Confédération. Les statistiques peuvent facilement nous trahir, si nous n’y prenons pas garde, et c’est pourquoi il ne sera sans doute pas inutile de donner ici quelques explications sur la façon de se comporter avec le recensement. […] On s’est beaucoup inquiété de cette fameuse question 36 qui, dans la formule de cette année, est ainsi libellée : langue communément parlée. […] Le danger de la formule « la langue communément parlée » apparaissait surtout dans les autres provinces où il existe un grand nombre de Canadiens français, mais dispersés dans des milieux de langue anglaise. La langue communément parlée par ceux-là dans la plupart des circonstances extérieures de la vie, est naturellement l’anglais, bien que la langue parlée dans leur famille soit la langue maternelle, le français. S’ils répondent que la langue qu’ils parlent communément est l’anglais, c’est autant de perdu dans le recensement pour l’élément canadien-français. À la suite d’observations qui lui ont été faites, le ministre de l’agriculture a expliqué que, par la langue communément parlée, recenseurs et recensés devaient entendre la langue maternelle. Mais, si nous nous reportons aux instructions imprimées, que doivent suivre les officiers du recensement, nous voyons que toute la difficulté n’est pas par cela résolue. En effet, il n’y a qu’une seule colonne pour l’inscription du langage. Il est écrit que l’officier du recensement devra inscrire en regard du nom, dans la colonne du langage, la lettre « a », si l’individu auquel il s’adresse parle l’anglais, la lettre « f », s’il parle le français, et enfin les lettres « a » et « f » s’il parle les deux langues. Or, comme la plupart des Canadiens français parlent les deux langues, ils verront inscrire en regard de leur nom, les deux lettres « a » et « f », et il n’y aura rien qui indiquera quelle est leur langue maternelle [15].

Figure 3

Caricature parue dans le journal La Presse

Caricature parue dans le journal La Presse
Source : La Presse, 7 juin 1911 : 2.

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Quelques irrégularités, dont l’indiscrétion d’un recenseur qui communique aux journalistes les chiffres officiels du dénombrement de son sous-district (proche de Québec), alors que la loi le lui défend, sont relatées [16]. La Presse rappellera à cette occasion aux officiers leur devoir de confidentialité, reproduisant en ses pages un long extrait des instructions aux recenseurs.

Les contemporains attribuent les inexactitudes du recensement à divers facteurs. Le recrutement parfois douteux des énumérateurs, qui, affirme-t-on, seraient choisis pour leurs allégeances politiques, le manque de formation et d’encadrement du personnel, la surcharge de travail, le calendrier des activités (le recensement a lieu durant les vacances estivales) et le manque de collaboration de la part des citoyens (en raison de la barrière de la langue ou par refus de répondre) sont parmi les causes les plus fréquemment évoquées. Les services d’interprètes sont nécessaires pour traiter les déclarations des nouveaux immigrants [17]. On précise que plusieurs d’entre eux craignent que le recensement ne serve à fixer les montant des taxes à leur imposer. La presse anglophone fait état de la résistance des Doukhobors de Brilliant (Colombie-Britannique); cette communauté formée d’environ 1000 immigrants d’origine russe s’expose à des représailles en raison de son refus d’être recensée [18]. Mais les cas les plus sérieux concernent les omissions. Nombre de citoyens recourent aux journaux, soit pour dénoncer des oublis, soit pour se plaindre parce qu’ils jugent que la visite a été mal faite et que le dénombrement risque par conséquent d’être incomplet. En écho à bien d’autres témoignages, un chef de ménage de la rue Dorchester ouest écrit à La Presse pour critiquer la procédure :

[L’énumérateur] est passé le 12 juin, veille de notre départ, et j’avais ce jour-là quatre domestiques : les deux servantes régulières qui prenaient leurs vacances le soir même, et leurs deux remplaçantes qui partaient avec moi le lendemain matin. Ma fille a répondu à toutes les questions qu’on lui a posées, mais on ne lui a jamais parlé des serviteurs. Il y a peut-être une chance que les deux qui sont restées à Montréal aient figuré au recensement dans leurs familles; mais il est certain que les deux autres sont complètement omises, car elles arrivaient de Londres la veille [19].

Au moment où le recensement s’achève, tandis qu’on procède aux dernières révisions, cet important quotidien (La Presse tire alors à plus de 100 000 exemplaires) s’adresse directement aux responsables du recensement pour réclamer réparation. Simultanément, Le Devoir et le Montreal Daily Star signalent des absences dans le cas de pensionnaires d’institutions religieuses et de résidants permanents d’hôtels [20]. Du reste, les protestations des citoyens ont amené les journalistes à faire enquête [21], et la presse publie régulièrement des cordonnées de familles manquantes. Les impacts négatifs d’une sous-évaluation des effectifs francophones sont constamment mis de l’avant dans ces circonstances.

[S’agissant de la Pointe-Saint-Charles] comment a-t-on pu laisser de côté sept familles canadiennes-françaises, demeurant proche à proche, au même point du quartier ? Y aurait-il quelque chose de pis que la négligence ou l’oubli des recenseurs ? Nous ne voulons même pas nous arrêter à y penser, ce serait par trop révoltant. […] Dans quelle situation, en effet, nous trouverions-nous si, un peu partout, on avait, ainsi, laissé de côté pour une raison ou pour une autre, une, deux, six, dix ou même plus de familles canadiennes-françaises ? Mais n’y eût-il qu’une seule famille d’oubliée par comté, cela constituerait une injustice pour elle, d’abord, pour la race, et pour le pays tout entier. Car le recensement, s’il n’est pas complet, s’il n’est pas exact, n’est rien moins qu’une fausse information sur laquelle les autorités fédérales prennent d’importantes décisions qui n’ont pas l’effet réel qu’elles devraient avoir.

Plus que des domiciles ou des institutions, ce sont des secteurs de dénombrement presque complets qui, nous informe-t-on, auraient été laissés de côté. Confusion entre limites paroissiales et limites électorales, divisions nouvelles, refontes du territoire par annexions, « simple » négligence dans la mise à jour des cartes des comtés ? De toute façon les équivoques quant aux secteurs géographiques à couvrir deviennent la source de véritables imbroglios. Le cas de la paroisse Saint-Alphonse de Youville, où près de 500 familles ont été oubliées, est sans aucun doute le plus célèbre à Montréal.

M. J. D. Deschatelets, marchand de Youville et depuis plusieurs années organisateur électoral, a pris la peine de venir, ce matin, aux bureaux de la « Presse » pour nous faire voir que les familles dont on n’a pas pris les noms demeurent bien dans le comté de Jacques-Cartier. Carte en mains, il nous a fait voir comment les dernières annexions ont englobé une partie des comtés de Laval et de Jacques-Cartier dans le quartier Saint-Denis dont elle forme la moitié de la superficie. La carte que nous publions ci-contre a été préparée par M. Deschatelets, et on comprendra tout de suite en l’examinant comment ces polls ont pu être oubliés. « La partie annexée, nous dit M. Deschatelets, a deux milles de superficie et elle contient tout près de 500 familles. Il aurait été déplorable de la voir exclue du recensement » [22].

Figure 4

Le secteur de Montréal oublié par les énumérateurs

Le secteur de Montréal oublié par les énumérateurs
Source : La Presse, 6 juillet 1911 : 1.

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Poussant plus loin l’investigation au bénéfice de son lectorat, le journal s’adresse directement au commissaire Albert Gingras. responsable du recensement dans Maisonneuve (qu’on croit en cause, à tort), pour obtenir des explications. L’affaire est prise au sérieux, un reportage détaillé est publié à la une.

Avant que de commencer mon recensement dans Maisonneuve, j’ai fait dresser des cartes récentes de toute la division et fait établir des divisions de ces cartes par quartier. Il était impossible qu’un seul poll échappât aux énumérateurs, car toute la liste en était soigneusement dressée. Il n’y aurait pas eu d’erreur, si tous les autres commissaires en avaient fait autant. Le quartier de Saint-Denis se compose de 78 polls dont 64 font partie, au fédéral, de la division Maisonneuve. Les neuf autres sont divisés entre deux comtés, les trois à l’est allant à Laval, et les autres, situés à l’ouest, à Jacques-Cartier. Quand j’ai appris l’erreur qui avait été commise, je me suis occupé de faire des recherches, et j’ai découvert que l’erreur provenait du commissaire de Jacques-Cartier et non de mes énumérateurs ou de moi-même [23].

Ces récriminations publiques dont les journaux sont les porte-parole conduiront rapidement à une révision des listes. À titre de division électorale la plus populeuse au Canada, tout le comté de Maisonneuve, il faut le dire, fait l’objet d’une attention particulière, et il veille scrupuleusement à conserver son titre. Aussi, après l’annonce des résultats pour la subdivision « ville de Maisonneuve », le conseil municipal et le maire contestent les données du recensement canadien, qui fixent à 18 674 âmes la population de la ville, tandis que les évaluateurs municipaux l’établissent à 26 085 âmes  [24]. Ils sont confortés dans leur estimation par le rapport des curés sur la population catholique (en outre, ils considèrent que les protestants comptent pour environ le tiers de la population de la ville). Le secrétaire-trésorier de la municipalité s’adressera donc au commissaire en chef du recensement à Ottawa, Archibald Blue, pour réclamer la tenue d’un nouveau recensement. Toujours par l’intermédiaire des journaux, le débat va se poursuivre dans Maisonneuve entre les conseillers municipaux et le commissaire, sur la validité des statistiques tirées des premiers rapports officiels. Campant sur sa position, Gingras maintient que le travail des énumérateurs est conforme aux normes. Selon lui, la requête du conseil de ville de Maisonneuve ne serait pas fondée, puisque « le recensement se fait au point de vue des divisions électorales et municipales par quartiers et par poll [bureau de scrutin] et non en suivant les divisions de paroisses qui souvent diffèrent des limites de quartiers »  [25].

L’épisode de Maisonneuve illustre avec éloquence le rôle des médias comme intermédiaires entre la population et l’État. Pour assurer la crédibilité du processus, il paraissait tout à fait primordial d’obtenir et de conserver la confiance du public. En transmettant les plaintes des citoyens, en critiquant le déroulement des activités, en interpellant les autorités pour demander correction ou encore en entreprenant leurs propres enquêtes sur le terrain, les journaux ont contribué de manière significative à sensibiliser la population à l’importance d’obtenir un dénombrement exact tout en garantissant la validité de l’opération. Car, si l’on dénonce volontiers l’incurie et les impairs des énumérateurs, le recensement de 1911 est perçu comme un exercice indispensable à l’administration du pays. Cette fonction de caution médiatique semble d’ailleurs pleinement reconnue, car les responsables du recensement utilisent régulièrement la voix des journaux pour publier leurs communiqués et répondre aux requêtes des citoyens.

Conclusion

À la une des grands journaux pendant plusieurs semaines, le recensement de 1911 est rapidement devenu un événement médiatique aux quatre coins du pays. Après les péripéties de la tournée des foyers, l’annonce des premiers résultats fera à son tour les manchettes. L’immigration étant forte, le nouveau recensement devait indiquer une augmentation significative de la population canadienne depuis la dernière décade. Les attentes sont déçues : à l’ébahissement général, les résultats dépassent à peine 7 000 000 d’habitants (on s’attendait à 8 000 000 !). Les médias s’interrogent : « où donc est allé le million manquant ? ». La réponse des statisticiens est sans équivoque : l’émigration se révèle beaucoup plus importante qu’on ne le croyait. Est-ce que le 20e siècle sera véritablement le siècle du Canada comme l’avait annoncé Wilfrid Laurier quelques années plus tôt ? L’épisode, sans doute anodin, montre que, s’il suscite encore des craintes au sein de la population, le dénombrement contribue à la construction de l’identité nationale.

Les données contextuelles sont un matériau d’une richesse exceptionnelle pour comprendre les enjeux liés aux grands dénombrements de l’histoire contemporaine. Elles nous renseignent sur des questions aussi vastes que la construction de l’État, les mécanismes qui fondent sa légitimité, le rôle des intermédiaires culturels. En même temps, elles viennent compléter les autres sources de « données sur les données » (la documentation interne produite par Statistique Canada et ses prédécesseurs, notamment) pour la validation des informations sérielles tirées des listes nominatives. Intégrées aux bases de données centrales de l’IRCS, elles seront également une sorte d’invitation au voyage pour les chercheurs curieux des époques révolues.