Corps de l’article

Le concept de non-envie a été introduit pour la première fois par J. Tinbergen (1946), puis par D. Foley dans sa dissertation doctorale (1967). Serge-Christophe Kolm (1972), Hal Varian (1974) et Elisha Pazner (1976), notamment, en ont proposé les premières études systématiques. Ce critère requiert qu’aucun individu ne préfère à la combinaison de biens qui lui est allouée la combinaison de biens qui est allouée au moins à un autre individu. Ainsi défini, il s’avère spécifiquement intéressant, en matière de justice sociale, lorsqu’on tient compte de la perception qu’ont les agents concernés de l’équité d’une distribution. En effet, ce critère semble répondre, en première approche, à l’idée intuitive selon laquelle une distribution est équitable lorsqu’aucune personne n’en envie une autre ou lorsqu’aucune paire d’individus ne se trouve dans cette situation. De fait, l’absence d’envie est le critère le plus souvent proposé par les théories libérales de la justice, lorsque le distribuendum auquel elles se réfèrent possède une pluralité de dimensions (ressources internes et externes, bien-être, préférences). Néanmoins, l’usage de ce critère, dans des contextes pluridimensionnels tenant compte des ressources externes, des talents et des préférences individuelles, pose des difficultés qui paraissent en limiter la pertinence et l’usage par des théories égalitaristes de la justice. Notre ambition est donc d’identifier, dans les pages qui suivent, les contextes au sein desquels la référence à l’absence d’envie permet de dégager des allocations équitables. Afin de cerner ces contextes, nous examinerons l’usage du critère de non-envie dans l’allocation interindividuelle de ressources externes, puis les difficultés rencontrées par cette approche dans un cadre d’échange, pour enfin considérer la mise en oeuvre de l’absence d’envie dans un contexte économique de production. Notre propos sera, en dernière analyse, de déterminer dans quelle mesure les résultats récents de l’économie normative (Fleurbaey, 1994; Fleurbaey et Maniquet, 1996, 1997) permettent d’étendre, au-delà des difficultés jadis rencontrées, l’usage du critère de non-envie, pour compenser des dotations individuelles inéquitables. Nous verrons ainsi comment ces résultats motivent un légitime regain d’intérêt pour la référence à l’absence d’envie dans l’évaluation et l’identification de distributions équitables de biens entre agents.

1. Envie et allocation de ressources

1.1 Critère de non-envie et sentiment d’envie

La pertinence du critère d’absence d’envie que font intervenir certaines théories de la justice, en l’occurrence les théories solidaristes, soucieuses d’égalité, tient au fait qu’il ne se résout pas dans un sentiment social d’envie. En effet, il ne s’agit pas d’utiliser le sentiment d’envie pour justifier une redistribution des ressources mais de considérer l’envie de façon rationnelle, autrement dit de prendre en compte le fait qu’un individu puisse dire que, tout bien considéré, il préférerait la situation de telle autre personne à la sienne. Dans ce cas, son envie s’enracine, non dans un mimétisme inconscient, mais dans une situation réellement inégale, et le recours à l’absence d’envie est alors justifié. De même, l’envie peut jouer le rôle d’un test, permettant de statuer sur la viabilité de principes de justice égalitaristes. Ainsi, Rawls a recours au test de l’envie pour déterminer «si les principes de la justice, et en particulier le principe de différence et de juste égalité des chances, risquent d’engendrer dans la pratique une envie générale trop destructrice[2]». En effet, lorsque les comparaisons interpersonnelles sont faites en termes de biens premiers objectifs, c’est-à-dire par référence à la liberté et aux possibilités offertes, au revenu et à la richesse, l’envie — en l’occurrence l’envie excusable générale — joue un rôle de test. Il est alors pertinent de distinguer, d’une part, l’envie générale, telle que «les plus défavorisés envient les plus favorisés» pour le genre de biens qu’ils possèdent (une richesse plus grande, des possibilités plus vastes) plutôt que pour tel ou tel objet particulier, de l’envie particulière, d’autre part, qui naît dans le cadre de la rivalité concernant les emplois, les honneurs ou l’affection d’autrui. Si une structure de base respectant les principes de la justice risque de susciter une telle dose d’envie excusable (envie générale), il est nécessaire de reconsidérer le choix de ses principes.

Pourtant, le souci d’éviter l’émergence d’un sentiment d’envie ne peut constituer une raison suffisante de favoriser l’égalité socio-économique. Une théorie de la justice ne peut exclusivement se définir en référence à quelque chose ni être fondée sur le sentiment d’envie, dont elle viserait à juguler toute manifestation, bien que ces théories puissent, par ailleurs, contribuer à l’exclusion de situations inéquitables qui, comme telles, suscitent, entre autres choses, de l’envie[3]. De même, l’absence d’envie ne peut motiver, à elle seule, la mise en oeuvre d’une égalité économique. En effet, des situations d’envie ne paraissent inacceptables qu’en référence à des valeurs d’égalité auxquelles on a, préalablement, donné son adhésion. Ainsi, le critère d’absence d’envie ne trouve de justification éthique que fondée sur d’autres considérations —d’équité, d’efficacité, d’impartialité ou de liberté réelle — et non en raison de l’exclusion induite par tout sentiment d’envie. En d’autres termes, c’est l’absence d’envie, en tant qu’outil mis en oeuvre par certaines conceptions de la justice, qui est justifiée par l’égalitarisme, et non l’inverse[4].

1.2 Egalitarisme ressourciste et absence d’envie

a) Paramètres d’analyse

Les théories de la justice, soucieuses d’impartialité et d’égalité, invoquent le critère d’absence d’envie pour identifier des allocations de biens satisfaisant ces principes. Parmi les traditions égalitaristes, le welfarisme ordinal, d’une part, et l’égalitarisme post-welfariste, considérant les ressources ou les chances, d’autre part, ont recours au critère d’absence d’envie, étant entendu que l’approche post-welfariste regroupe principalement deux écoles, l’une préconisant l’égalité des ressources (Dworkin, Van Parijs, Rawls) et l’autre l’égalité des chances (Arneson, Cohen, Sen). Le welfarisme ordinal, qui vise à égaliser le bien-être des agents en n’utilisant que de l’information ordinale sur les préférences individuelles, a motivé les développements formels les plus connus sur l’absence d’envie. Le post-welfarisme, pour sa part, confère à l’absence d’envie, dans la perspective d’une égalisation des ressources, une pertinence renouvelée. L’usage du critère d’absence d’envie est donc spécifiquement pertinent, lorsqu’il s’agit d’identifier une distribution équitable des ressources. Ainsi, il joue le rôle de vecteur d’égalisation des ressources et d’égalisation des chances dans les approches initiées par Rawls et Dworkin, prolongées par Sen, puis formulées par Arneson, Cohen, Van Parijs, Kolm et Roemer, en particulier. En l’occurrence, le critère d’absence d’envie est mis en oeuvre pour définir l’équité dans des contextes pluridimensionnels, où l’on considère les différentes catégories de biens dont bénéficient les agents, sachant que la première et principale difficulté devant laquelle on se trouve alors confronté est de déterminer ces ressources et, corrélativement, ce que l’on peut attendre d’une éthique égalitariste de la ressource.

L’approche post-welfariste distingue trois types de paramètres. La première catégorie (notée x) est celle des ressources externes qu’il est possible de redistribuer entre les individus. La seconde (y) est celle des ressources personnelles inaliénables, c’est-à-dire celles des talents dont les agents ne sont pas responsables et dont on souhaiterait compenser l’influence sur le bien-être, dans la mesure où elles consistent en talents et handicaps, dont l’inégalité entre individus est indésirable. La troisième catégorie (notée z) regroupe les choix ou les variables de la personnalité, c’est-à-dire les paramètres personnels qui ont une influence sur le bien-être des agents et dont les inégalités entre individus peuvent se répercuter sur le bien-être individuel. Nous verrons que le critère d’absence d’envie trouve une utilité spécifique ici puisqu’il offre une solution à la recherche d’équité, dans des situations complexes où l’on s’efforce de tenir compte d’une pluralité de paramètres, c’est-à-dire pas seulement des ressources individuelles, mais aussi des préférences des agents, de leurs goûts et de leurs talents. Précisément, l’usage le plus pertinent de ce critère se révèle dans les cas spécifiques où l’on vise à compenser les individus pour des différences de talent mais également lorsque l’on tient compte de leurs préférences. C’est en particulier dans la compensation des individus pour des différences de talents, y compris en tenant compte de leurs préférences, que la référence à l’absence d’envie est la plus utile.

b) Application du critère d’absence d’envie aux ressources externes

Le cas le plus simple d’application du critère d’absence d’envie est celui où l’on ne considère que les ressources externes x et où les talents et les préférences sont soit identiques soit négligés. Lorsqu’il n’y a qu’une seule ressource, homogène et divisible, à partager, la distribution sans envie est définie par une distribution égale du bien transférable x. La distribution étant égale, aucune compensation ne peut être exigée. Ce résultat est spécifiquement vrai dans un cadre économique d’échange, où un marché de concurrence parfaite opère et dans lequel chacun a reçu des dotations identiques. L’équilibre walrassien à revenus égaux, dans lequel les agents bénéficient de dotations initiales identiques, et où les prix sont déterminés par un régime hypothétique de libre concurrence, est alors la solution la plus commune permettant de réaliser une allocation sans envie. Dans ce cadre de marché concurrentiel parfait, où les parties ont un pouvoir d’achat égal, les allocations satisfaisant l’absence d’envie sont également efficaces, au sens faible de la pareto-optimalité[5]. Le recours au critère d’absence d’envie est, dans ces configurations simples, pertinent.

2. L’absence d’envie et la compensation des ressources personnelles dans un cadre d’échange

2.1 Les enchères et l’esclavage des talentueux

Un cas plus difficile à résoudre, en revanche, est celui où les dotations individuelles internes sont différentes. Il s’agit, dès lors, de compenser, par des ressources externes transférables x, des ressources internes ou talents individuels y en eux-mêmes inaliénables. Le critère d’absence d’envie peut ici être utilement invoqué. L’allocation équitable qu’il permet d’obtenir est celle à laquelle on parvient, lorsque l’équilibre concurrentiel à revenus égaux prend la forme d’une enchère. Ainsi R. Dworkin utilise, dans l’article «What is Equality? Part 2: Equality of Resources», la procédure d’enchère pour définir l’égalité en tant que telle[6]. Il s’agit, dans ce cas, d’une enchère étendue, c’est-à-dire d’un équilibre walrassien à revenus égaux, dans lequel les ressources internes des individus sont virtuellement mises sur le marché et échangées contre des ressources externes. Chacun rachète ses propres ressources à l’équilibre. La procédure d’enchères (le marché) garantit la satisfaction du critère d’absence d’envie, en particulier lorsque les talents sont identiques, car le résultat auquel on parvient est nécessairement tel que personne ne préfèrera le panier, qui sera finalement attribué à quelqu’un d’autre, au sien. En ce sens, «un idéal égalitaire de distribution est tel qu’il doit satisfaire une version complexe et appropriée du test d’»envie»: personne n’enviera la propriété attribuée ou contrôlée par une autre personne[7]». Toutefois, lorsque l’on se place dans le cadre d’un modèle productif, au sein duquel seuls les talents productifs apparaissent, on ne peut éviter ce que H. Varian nomme l’«esclavage des talentueux», puisque les agents doivent racheter leur loisir au prix de marché qu’est leur salaire[8]. Les talentueux sont donc désavantagés, ce qui, dans un souci d’équité, est insatisfaisant.

2.2 La solution par les ressources étendues

De la même façon, l’usage du critère d’absence d’envie, dans un cadre où l’on prend en considération les ressources étendues des agents, c’est-à-dire leurs dotations externes et leurs talents personnels, comme le suggèrent Dworkin (1981) et Van Parijs (1995), soulève plusieurs difficultés. Lorsque chaque individu évalue le bien-être qu’il pourrait obtenir avec les ressources étendues des autres agents, le critère d’absence d’envie est satisfait si chacun préfère ses propres ressources à celles d’autres individus. Dans ce cadre, le critère d’absence d’envie est un moyen, pour l’égalitarisme de la ressource, de «tester» l’égalité des ressources étendues (x, y). Toutefois, la compensation sélective des ressources personnelles inaliénables (y) pose plusieurs difficultés. En effet, que l’on introduise le revenu potentiel des talents[9], dans la richesse à égaliser, ou que l’on institue un système d’assurance virtuelle sur les talents, comme le fait Dworkin, le test d’envie se révèle soit inopérant soit trop exigeant. La solution par les ressources étendues repose sur une hypothèse de dotations internes identiques des individus, ce qui interdit de tenir compte des handicaps naturels et semble non souhaitable eu égard à un souci minimum d’équité. Mais si on tient compte de ces handicaps et que l’on cherche à égaliser, avant toute enchère, les circonstances de départ de chacun — en l’occurrence les dotations internes des individus — dans le but d’améliorer prioritairement la situation des personnes gravement handicapées, alors chacun est empêché de parvenir à ses fins, dans la mesure où cette priorité suppose de larges transferts de biens des individus non handicapés vers les individus handicapés. C’est en particulier à ce type de résultats que l’usage, proposé par Dworkin, du critère d’absence d’envie, dans une perspective de compensation des dotations internes inégales des agents, est confronté. Bien que la référence au critère d’absence d’envie n’offre pas de solution satisfaisante à la compensation des handicaps, identifiés à des ressources échangeables dans un marché concurrentiel, le test d’envie demeure utile dans la recherche d’allocations équitables de ressources rapportée à d’autres conditions.

2.3 La compensation des ressources personnelles inaliénables

Le recours au critère d’absence d’envie retrouve sa pertinence pour évaluer une compensation des talents personnels lorsque l’on considère ces derniers, ainsi que le font R. Dworkin (1981) et P. Van Parijs (1990), non pas comme des talents productifs mais comme des ressources personnelles inaliénables, c’est-à-dire non transférables. Cette option, formulée par M. Fleurbaey dans un cadre de distribution pure sans production de biens, demande néanmoins à être justifiée, car, dans la plupart des travaux économiques sur les ressources personnelles, seuls les talents productifs sont pris en considération. L’intérêt de l’hypothèse de Fleurbaey tient au fait que les ressources personnelles, en général, altèrent les possibilités de consommation des agents. Appréhendés du point de vue de la société et de ses institutions de base, les individus se présentent en effet avant tout comme des receveurs de ressources, dans une situation initiale, — qu’il s’agisse du revenu, du patrimoine ou de la formation — lesquelles leur permettent de développer des activités de production et de consommation. Or ces activités de production ont une influence, à la fois directe et indirecte, sur le bien-être des individus, à cause du revenu qu’elles génèrent. Les différences dans les capacités de consommation individuelle ont donc une importance comparable à celle des différences entre talents productifs puisque les handicaps physiques, l’origine sociale, le niveau de formation ont, au même titre que la capacité productive des individus, des répercussions sur leur capacité de transformer les biens de consommation en bien-être ou en «fonctionnements» (A. Sen), c’est-à-dire en modes d’être ou d’actions. En outre, le modèle de Fleurbaey place la réflexion à un niveau plus fondamental que ne le fait le modèle des talents productifs, tout en prenant en considération ses principaux éléments.

Ainsi, dans l’article «On Fair Compensation» (1994), M. Fleurbaey analyse les difficultés rencontrées par la recherche d’un modèle de répartition juste, au sein d’une économie d’échange pur, quand certaines dimensions des ressources sont personnelles, inaliénables et ne peuvent par conséquent pas être redistribuées. Dans ce modèle les individus sont caractérisés par leurs ressources personnelles y et leur caractère z, par leur fonction de bien-être b et par leur consommation c[10]. Afin d’effectuer une redistribution compensatoire des ressources restantes, un ensemble de propriétés normatives désirables, telles que la «compensation stricte» et la «compensation pleine», peut être défini. Le critère d’absence d’envie se révèle susceptible de garantir ces propriétés et offre un ensemble de solutions non vide, lorsqu’on veut compenser les agents seulement pour leurs ressources personnelles internes y, et non pour leur caractère z, tout en voulant les compenser pleinement. La propriété de compensation stricte traduit l’idée de donner aux agents, qui ont les mêmes talents y, la même ressource x. Cette propriété répond au souci de ne pas privilégier les individus aux «goûts dispendieux» — c’est-à-dire ceux dont le bien-être, à consommation égale, est plus faible — et de ne pas pénaliser les individus aux «goûts adaptatifs», c’est-à-dire ceux qui s’accommodent de leurs handicaps aussi bien que de faibles consommations. Dans une version forte de cette propriété, on exige cette égalité pour toute paire d’individus aux talents égaux[11]. Cette propriété de «compensation stricte deux à deux» est également appelée «Equal Resource for Equal Handicap» (EREH). La propriété de «compensation pleine», pour sa part, exige qu’en présence de talents différents, des individus qui ont le même caractère z obtiennent le même bien-être b.

Or le critère d’absence d’envie satisfait plusieurs de ces propriétés de compensation, révélant ainsi son utilité pour des théories de la justice visant l’équité de la distribution des ressources, dans une situation pluridimensionnelle. Ce critère garantit, en l’occurrence: 1) la compensation stricte deux à deux, qui exige que soit allouée la même ressource x aux agents qui ont les mêmes talents y pour toute paire d’individus; 2) la compensation pleine deux à deux, qui requiert que deux individus au même caractère z obtiennent le même bien-être; et 3) une version extrêmement forte de la compensation adéquate[12], voulant qu’un individu qui se sent handicapé soit en mesure d’exiger une compensation positive pour ses talents. Toutefois, comme le souligne Fleurbaey, le critère d’absence d’envie risque d’être vide dans un grand nombre de cas, car on ne peut garantir à la fois que les agents aient des revenus égaux et que chacun accepte de racheter son propre talent y. En revanche, l’ensemble des solutions est non vide si les talents sont identiques ou si les préférences sont identiques[13]. Autrement dit, on parvient à des allocations équitables, respectant la non-envie: 1) lorsqu’à des agents aux talents identiques on distribue la même ressource; 2) lorsqu’à des agents aux préférences identiques on attribue le même bien-être; et 3) lorsqu’on alloue des ressources différentes à un individu, qui est unanimement reconnu comme étant affecté d’un handicap. Ainsi se trouvent cernés les usages possibles du critère d’absence d’envie par des théories égalitaristes de la justice, dans un cadre économique d’échange.

L’analyse des difficultés suscitées par des redistributions guidées par ces propriétés de compensation révèle cependant deux résultats d’impossibilité. En premier lieu, la compensation stricte ne respecte la double exigence de ne pas privilégier les individus aux «goûts dispendieux» et de ne pas pénaliser les individus aux «goûts adaptatifs» que dans un cadre où les individus ont les mêmes talents et que l’un des deux, au moins, a des goûts qui ne sont ni dispendieux ni adaptatifs. Ainsi — et tel est le premier résultat d’impossibilité — il n’existe pas de solution satisfaisant en général et simultanément la compensation stricte deux à deux (selon laquelle on donne la même ressource x aux agents qui ont les mêmes talents y, pour toute paire d’individus aux talents égaux) et la compensation pleine deux à deux (telle que deux individus au même caractère z doivent obtenir le même bien-être)[14]. On parvient également à un second résultat d’impossibilité concernant, cette fois, la compensation pleine. Cette propriété requiert qu’un handicap de talents indiscutable appelle une compensation positive par rapport aux individus favorisés. Si les individus i et j admettent que j est relativement handicapé, alors j doit recevoir plus de ressources. Dans ce cas, il ne s’agit plus seulement d’attribuer des ressources égales à des individus qui ont des talents identiques mais de distribuer des ressources différentes, en vue de compenser adéquatement des différences de talents. Or, lorsque les handicaps sont très graves, on peut trouver excessif le sacrifice que la compensation pleine exige des individus favorisés. Pourtant, si l’on fait droit à cette considération, on se trouve contraint de renoncer à l’objectif de pleine compensation, ce qui est insatisfaisant. Ainsi, il apparaît qu’il est, en général, impossible de compenser complètement des agents, de sorte qu’aucun handicap ne justifie une perte de bien-être, lorsqu’on veut compenser les agents seulement pour ces handicaps et non pour d’autres paramètres personnels qui n’appellent aucune compensation[15]. Il est donc manifeste qu’en matière de compensation des inégalités entre individus, l’élément décisif consiste moins dans la prise en compte de leurs talents productifs que dans l’identification de leurs ressources personnelles et de leur définition. L’analyse des propriétés de compensation qu’offrent les mécanismes redistributifs, soucieux des ressources individuelles, montre que le critère d’absence d’envie, dont on a précédemment saisi les limites, notamment dans l’usage qu’en propose Dworkin, peut être pertinemment exploité dans un cadre où l’on considère que les talents individuels sont des dotations inaliénables. Il convient cependant encore de déterminer si les propriétés précédemment mises en évidence quant à l’application du critère de non-envie dans un cadre économique d’échange et en vue d’identifier des allocations équitables, sont respectées dans un contexte économique de production.

3. L’absence d’envie dans le cadre de la production

3.1 La compensation des dotations personnelles dans le cadre de la production

L’approche par la non-envie a été ébranlée par la démonstration selon laquelle, au sein d’une économie de production et avec des agents, qui ont des préférences et des talents différents, l’axiome de non-envie ne peut, dans tous les cas, être satisfait par une distribution respectant la pareto-optimalité[16]. Néanmoins, dans ce même cadre, il est possible d’identifier des allocations sans envie, lorsque les agents ont des ressources personnelles (des talents) identiques ou des préférences identiques. On veut alors que la propriété simple de compensation pleine deux à deux, qui traduit un principe d’«égal traitement des égaux» (Equal Welfare for Equal Preferences ou EWEP), soit satisfaite[17]. Cette propriété exige en effet que des individus qui ont le même caractère z ne connaissent aucune différence de bien-être. Dès lors, la propriété d’«égalité de bien-être pour des préférences égales», rapportée au cas d’individus qui ont des préférences identiques, permet de trouver des allocations qui satisfont la non-envie.

Dans une économie de production où les agents ont, cette fois, des talents productifs inégaux, en raison de handicaps hérités, de dotations physiques ou intellectuelles distinctes, ou en raison de capacités qui ne relèvent pas de leur responsabilité, et où ils sont tenus pour responsables de leurs préférences quant à la consommation et au loisir z, il est également possible de proposer une compensation pour des différences de talents y, par le critère de la non-envie. Les résultats auxquels sont parvenus M. Fleurbaey et F. Maniquet (1996) sont, de ce point de vue, décisifs. Le recours à l’absence d’envie permet d’identifier des distributions telles que les handicaps n’induisent pas un niveau de bien-être inférieur à celui dont jouissent les agents non handicapés. Ainsi, lorsqu’on juge que les agents sont responsables de leur propre utilité (c’est-à-dire de leur niveau de bien-être) et de leurs préférences[18], le principe d’équité qui guide la redistribution ne concerne pas tant les niveaux d’utilité que les ressources, parmi lesquelles figurent les handicaps. Il s’agit alors de déterminer si les axiomes de compensation précédemment exposés et proposés par Fleurbaey (1994, 1995) pour les handicaps, dans le cadre d’une économie d’échange pur, peuvent être appliqués à un modèle de production.

L’adaptation de ces axiomes à une économie de production présuppose deux conditions:

  1. Dans la première, les différences de talents des agents doivent être pleinement compensées, en ce sens que des agents qui ont la même fonction d’utilité doivent, en dernière analyse, avoir le même degré d’utilité. Par conséquent, des individus qui ont les mêmes préférences doivent être placés sur une même courbe d’indifférence, car leurs capacités ne doivent pas avoir d’influence directe sur leur satisfaction. Réciproquement, si deux individus, responsables de leurs utilités, ont des préférences identiques mais des fonctions d’utilité différentes, il n’y a aucune raison pour qu’ils reçoivent des indemnités différentes.

  2. La deuxième condition est qu’une indemnité ne doit être donnée aux agents que pour des différences de capacités y et non pour des différences dans les préférences z. Dans le modèle à un bien de Fleurbaey (1994, 1995), cette condition est interprétée comme signifiant qu’un handicap égal implique une égalité de ressources. Dans un modèle à deux biens invoquant le travail et la consommation, l’idée de «ressource égale» se conçoit comme une exigence de «budget égal». La condition de non-envie, qui requiert que les agents ne préfèrent pas, strictement, le panier de biens d’un autre agent au leur, répond, dans ce contexte, à l’idée de donner à tous les agents le même ensemble de chances[19], car les agents qui maximisent leur bien-être avec le même ensemble de chances ne peuvent pas envier une autre personne[20].

3.2 Préférences et absence d’envie dans un modèle de production

Bien que les propriétés de compensation précédemment analysées satisfassent un souci d’équité, elles risquent néanmoins de se voir écartées, lorsqu’on tient compte des préférences et que l’on attend, en outre, que le critère de la pareto-optimalité soit satisfait. En effet, on ne peut effectivement pas exiger que les différences de talents des agents soient pleinement compensées, de telle sorte que les agents qui ont la même fonction d’utilité aient le même degré d’utilité, d’une part, ni qu’une compensation ne soit donnée que pour des différences de capacités mais pas pour des différences dans les préférences, d’autre part. Lorsqu’on considère que les agents sont responsables de leurs fonctions d’utilité — et que l’on présuppose que ces degrés d’utilité sont interpersonnellement comparables —, l’égalisation des utilités visant à compenser adéquatement les différences de handicaps n’est plus satisfaisante, car elle compense non seulement les handicaps de talents mais également les différences d’utilité, de telle sorte qu’un agent qui a des talents élevés mais une fonction d’utilité faible recevra autant d’indemnité qu’un agent handicapé. Par conséquent, lorsqu’on s’attache à ce que les agents soient compensés seulement pour leur y et non pour leur z, l’exigence de «ressource égale» et celle de «budget égal» se révèlent incompatibles. La prise en considération de la responsabilité personnelle, dans une perspective de compensation équitable des différences individuelles, est donc, dans un cadre économique de production, hautement problématique. Pourtant, une solution peut être trouvée, si l’on consent à affaiblir l’un ou l’autre de ces axiomes.

M. Fleurbaey et F. Maniquet montrent ainsi qu’il est possible de caractériser une classe de solutions, appelée Reference Welfare Equivalent Budget (RWEB) («budgets équivalents pour des préférences de référence»)[21], qui permettent de sélectionner des distributions dans lesquelles les ensembles de budgets des agents sont considérés, à partir de préférences de référence, comme étant équivalents[22]. Un agent qui a des préférences de référence sera indifférent aux meilleurs choix portant sur ces ensembles de budget. Néanmoins, la pleine compensation pour des préférences égales est relativement limitée, car elle ne peut être réalisée que pour des agents qui ont des préférences de référence[23]. Or la non-envie n’implique pas seulement que deux agents qui ont des préférences identiques doivent être placés sur la même courbe d’indifférence, elle exige également que des agents également doués ignorent l’envie, ce qui suppose: 1) que les différences de talents des agents soient pleinement compensées; et 2) qu’une compensation ne soit attribuée que pour des différences de capacités et non pour des différences dans les préférences. Bien que la compatibilité des conditions 1 et 2 soit problématique, une solution à la compensation des talents personnels d’agents, dont on ne néglige pas les préférences, est néanmoins envisageable si l’on se situe entre les deux extrêmes[24] que sont le modèle du «plein revenu» des agents et la règle de distribution du bien-être de Varian[25]. Les solutions envisagées par Fleurbaey et Maniquet, dont la solution «budgets équivalents pour des préférences de référence», se ramènent à la règle de l’égalité de profit walrassienne, dans le cadre de talents jugés égaux. L’application de la non-envie à des individus uniformément talentueux, au moins, est donc possible, y compris en considérant que ces agents sont responsables de leurs préférences. Comme on le sait, la règle walrassienne d’égal profit satisfait la non-envie, lorsque les agents ont les mêmes talents productifs. Or cette solution d’égal profit walrassienne peut aussi être généralisée aux cas de talents productifs inégaux d’agents qui ont des préférences égales[26]. Les solutions mises en évidence par Fleurbaey et Maniquet permettent ainsi de conférer une plus grande généralité à l’analyse de l’équité non-envie dans un modèle économique de production et montrent qu’un compromis entre les conditions de pleine compensation et les conditions de responsabilité de l’agent à l’égard de ses propres préférences est réalisable[27]. Elles apportent ainsi des éléments majeurs à la réflexion sur l’équité dans la distribution des ressources en tenant compte des préférences individuelles et, par conséquent, de la responsabilité individuelle de chacun quant à ses propres préférences.

Ces analyses ont permis de montrer que la référence au critère d’absence d’envie était pertinente dans plusieurs types de situations où l’on visait à attribuer des allocations équitables de ressources. En effet, l’absence d’envie peut être garantie: a) en premier lieu dans un cadre économique d’échange, où il n’y a qu’une seule ressource, homogène et divisible, à partager, et où les préférences des agents sont monotones. La distribution sans envie est alors définie par une distribution égale du bien transférable x, quelle que soit la distribution des talents ou des dotations personnelles y; b) Le critère d’absence d’envie assure également une certaine égalité des ressources dans un contexte de production et pour des agents sans talent ni handicap mais pleinement responsables de leurs préférences; c) enfin, dans une économie de production où les agents ont des préférences et des talents différents, l’axiome de non-envie ne peut être satisfait qu’à condition d’abandonner le critère d’efficacité et d’admettre qu’aucun principe de distribution ne respectera la pareto-optimalité, c’est-à-dire ne garantira une situation à laquelle aucune autre configuration n’est susceptible d’être préférable.

De façon générale, la mise en oeuvre du critère d’absence d’envie suppose d’établir avec précision ce qui est à placer du côté des ressources personnelles inaliénables y, et ce qui est à placer du côté du caractère z, c’est-à-dire du côté des paramètres dont l’individu est tenu pour responsable. L’approche post-welfariste, en l’occurrence, vise à compenser les agents exclusivement pour leurs talents y et considère que les différences de caractère z n’appellent aucune compensation. Or la volonté de dissocier finement entre ce qui, dans les dotations individuelles, relève des talents inaliénables, d’une part, et ce qui est à placer du côté des goûts et des préférences, d’autre part, dont on suppose qu’ils relèvent de la responsabilité des agents, induit d’importantes difficultés dans l’identification d’allocations équitables. En particulier, lorsqu’on veut compenser les agents seulement pour des différences de talents et non pour d’autres caractéristiques personnelles, il s’avère très difficile de proposer une compensation adéquate des handicaps, dans un cadre économique d’échange comme de production. Pourtant, les développements récents de l’économie normative démontrent qu’une compensation est possible, pour des talents productifs inégaux, y compris dans un cadre de production où l’on tient également compte des préférences des agents, pour la consommation et le loisir, à condition que ces préférences soient des préférences de référence ou des préférences identiques. En revanche, dans un modèle de production, il n’est pas possible de compenser les agents seulement pour des ressources personnelles différentes, quand leurs préférences sont différentes, pas plus qu’il n’est possible de compenser les agents complètement, afin d’éviter qu’un handicap n’induise une perte de bien-être. Toutefois, les conclusions auxquelles sont parvenus Fleurbaey et Maniquet, dont nous avons ici rappelé certains des résultats, ont contribué à élargir le champ d’application du critère de non-envie, utilisé dans l’identification d’allocations équitables, au sein d’une économie de production, et demandent, de ce fait, à être pris en considération dans l’élaboration de théories égalitaristes de la justice, visant à réaliser des distributions justes, dans des configurations socio-économiques complexes comme celles suscitées par des contextes de production.