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Introduction[1]

Le sort de la pensée linguistique de Humboldt semble bien être celui d’un décalage constant par rapport au développement historique de cette discipline. Lorsqu’il livre l’essentiel de sa théorie du langage dans l’Introduction à l’oeuvre sur le kavi, le comparatisme historique, que Friedrich Schlegel avait appelé de ses voeux (1808), est déjà établi sur la base des travaux séminaux de Franz Bopp (1816) et de Jacob Grimm (1819)[2]. Apparaîtront bientôt les manuels de Bopp (langues indo-européennes) et de Diez (langues romanes) qui feront l’apanage du grand mouvement comparatiste allemand à l’époque où la linguistique s’accrédite en tant que science et discipline universitaire[3]. En fait, l’étude comparée des langues a déjà atteint en 1835 un seuil de positivité qui lui donne une orientation tout autre que celle envisagée par Humboldt: elle se perçoit comme une discipline apparentée à l’anatomie comparée, alors que Humboldt la conçoit essentiellement en tant que démarche herméneutique. La linguistique du XIXe siècle ne tarira pas d’éloges à l’endroit de Humboldt, mais elle ne le suivra pas[4]. Sa conception du langage comme entité organique autonome générant ses propres ressources, son vaste programme d’étude comparative des langues (qui réservait un bon accueil aux questions généalogiques) et ses vues sur le rôle déterminant des formes grammaticales d’origine concordaient certes avec le paradigme du comparatisme de son temps, mais ce n’est qu’au XXe siècle que la linguistique se réclamera de Humboldt dans ses notions-clés et approches de base.

Parmi celles-ci, les vues de Humboldt sur la relation entre la pensée et le langage qui, par l’intermédiaire de Steinthal et de Boas, seront éventuellement reprises, reproduites et transfigurées par la linguistique américaine, alors vouée à l’étude des langues amérindiennes et aux recherches anthropologiques. Nous faisons ici allusion à l’hypothèse de Sapir-Whorf, dont la teneur, pour notre propos, peut se résumer à ceci que la structure du langage détermine la structure de la pensée. La thèse large stipule que le langage détermine la pensée, la perception, et la culture; l’hypothèse (qui doit son appellation à un protégé de Whorf, John B. Carroll) met à contribution la notion humboldtienne de Weltansicht pour associer à la diversité des langues une diversité de «visions du monde».

Notre propos n’est pas de dégager, dans cette hypothèse, ce qui revient à Sapir et ce qui revient à Whorf, ou encore d’en discuter le statut épistémologique (l’hypothèse est manifestement invérifiable); d’ailleurs, selon les termes de Whorf, il s’agit, non pas d’une hypothèse, mais bien d’un principe de relativité linguistique[5]. Il nous importe simplement de donner le contexte d’origine des conceptions humboldtiennes qui sont impliquées dans la thèse de Sapir-Whorf et d’en indiquer la composante dialectique (objectifiante-subjectifiante) qui s’y trouve occultée, à savoir: l’idée d’une action réciproque entre la langue et la pensée de celui qui la parle.

1. Une approche anthropologique de la langue

Imbu de l’esprit des lumières et du romantisme naissant en Prusse, Humboldt fut le premier savant européen à pouvoir combiner une connaissance de langues non indo-européennes avec une formation philosophique solide. Lorsqu’il se retire des affaires publiques en 1820 pour se consacrer exclusivement à son projet d’étude comparative des langues, il maîtrise le français, l’anglais, l’italien, l’espagnol, le latin, le grec, le basque, le provençal, le hongrois, le tchèque, le lituanien. Sans négliger les langues amérindiennes (entre 1820 et 1825 il rédigera des grammaires et des lexiques d’une vingtaine d’entre elles, incluant l’Aztèque), il s’intéresse au chinois, au japonais, au copte, à l’égyptien, au sanskrit surtout, et, en rapport à cette langue, à llangue kavi de Java et à l’ensemble des langues malaises. Sur le plan philosophique, on pourrait dégager maintes traces néo-platoniciennes, leibniziennes et hégéliennes dans la métaphysique humboldtienne du langage, mais l’influence déterminante lui vient de Kant. Au demeurant, ce qui s’appellerait à proprement parler une « philosophie humboldtienne du langage» n’existe qu’à l’état implicite dans ses écrits[6].

Humboldt avait entamé, dans les années 1796-1797, donc peu avant la publication de l’anthropologie de Kant (1798), deux projets d’études anthropologiques, le Plan d’une anthropologie comparative et Le XVIIIe siècle[7]. Il y définissait l’objet de l’anthropologie comme étant les «particularités du caractère moral des différents genres humains» et les «diversités individuelles» des hommes, lesquelles se cristallisent dans une forme qu’il appelait le caractère — celui-ci étant l’ensemble des traits qui distinguent les sujets les uns des autres. Dans l’accomplissement de sa tâche principale, la description du caractère, l’anthropologie se doit d’approcher son objet d’étude en tant que tout organique. Difficulté épistémologique: le caractère de l’individu ne se révèle qu’en tant que construction du savant — en tant que forme, donc, que l’anthropologue doit créer à partir des données. Dans son écrit ultérieur sur la tâche de l’historien, Humboldt, en proposant les préceptes aptes à guider le choix et les données des traits essentiels de l’individu, formule l’idée de base de toute herméneutique:

Toute compréhension d’une chose présuppose, comme condition de sa possibilité, de la part de celui qui comprend, quelque chose d’analogue avec ce qui plus tard sera réellement compris, un accord préalable entre le sujet et l’objet. Comprendre n’est pas seulement développer quelque chose à partir du sujet ni, non plus, tirer quelque chose de l’objet, mais les deux à la fois. Car il est toujours l’application de quelque chose de général, qui existe déjà, à quelque chose de particulier qui est nouveau. Là où deux êtres sont séparés par un abîme total, il n’y a pas de pont de compréhension de l’un à l’autre, et, pour se comprendre, il faut, dans un autre sens, qu’on se soit déjà compris[8].

Pour rendre possible ce dialogue entre l’objet et le chercheur, celui-ci doit avoir une forme d’imagination déterminée que Humboldt appelle le «sens de la réalité». Muni du sens de la réalité, le chercheur tente de saisir le caractère de l’individu par un acte interprétatif dont l’assise empirique n’est pas du tout assurée. Mais, malgré sa précarité, cet acte interprétatif est nécessaire pour atteindre le véritable but de toutes les recherches historiques, anthropologiques et linguistiques: la reconstruction du caractère.

Lorsqu’il formule, dans les mêmes années, son programme d’étude comparative des langues, Humboldt reprend les mêmes principes méthodologiques et épistémologiques: les objets de la linguistique sont les langues en tant qu’individus (leur caractère n’est pas un caractère d’espèce, mais d’individualité); la recherche linguistique conçue en tant qu’étude de l’homme est nécessairement une synthèse entre l’apriorique et l’empirique (le langage ne se manifestant qu’en tant que pluralité de langues différentes); le but de la recherche est la reconstruction du caractère des langues (dont la totalité constitue l’idéal de l’humanité), et ce caractère est saisi par une reconstruction herméneutique (due à l’imagination linguistique du chercheur). L’ensemble des études portant sur la structure des langues n’est donc, pour Humboldt, que la base de la recherche linguistique la plus importante qu’est l’étude du caractère des langues. Ce caractère n’est pas, à strictement parler, de l’ordre de ce que l’on peut connaître: on peut en arriver à sentir le caractère d’une langue, par un parcours herméneutique que seul un pressentiment peut entamer.

Humboldt aborde toujours le langage dans une double perspective: l’une, empirique, qu’il appelle «le point de vue historique», et l’autre, transcendantale, c’est-à-dire «le point de vue philosophique». La perspective empirique s’intéresse principalement à la généalogie des langues, alors que la perspective transcendantale vise à dégager la «forme interne» des langues. Il y a chez Humboldt un empirisme linguistique, une étude du langage qui se base sur l’observation des multiples conduites du discours, et un idéalisme linguistique, une théorie herméneutique du langage fondée sur des intuitions à propos du statut de celui-ci par rapport à la réalité. Le point de vue idéaliste, initié par Hegel, professé par Schelling et Schlegel, adopté et adapté par Humboldt, est de rechercher dans les faits de langue (dans toute leur positivité historique) une fondation et une unité qui se trouvent au-delà de l’horizon des phénomènes.

Une des thèses les plus connues de Humboldt est celle selon laquelle la langue est une oeuvre au sens d’une activité, et non au sens d’un ouvrage réalisé:

En elle-même, la langue est, non pas un ouvrage fait [ergon], mais une activité en train de se faire [energeia]. Aussi sa vraie définition ne peut-elle être que génétique. Il faut y voir la réitération éternellement recommencée du travail qu’accomplit l’esprit afin de ployer le son articulé à l’expression de la pensée. En toute rigueur, une telle définition ne concerne que l’acte singulier de la parole actuellement proférée; mais, au sens fort et plein du terme, la langue n’est, tout bien considéré, que la projection totalisante de cette parole en acte[9].

Il importe de noter que, pour Humboldt, le «langage», dans un sens, n’existe pas; seule existe la langue, plus encore cette langue-ci, celle qu’actualise mon acte de parole. Le principe en est que l’exercice de la pensée ne s’effectue concrètement que dans la dimension du discours individuel. Contre la réduction du langage à un ensemble de signes conventionnels dont nous disposerions pour communiquer nos pensées, Humboldt fait valoir le lien intime de la pensée avec une langue déterminée. Ce lien intime réside dans l’identité entre la force de penser (Denkkraft) et la force qui engendre la langue (Spacherzeugende Kraft):

Car [la langue] est la contrepartie d’un domaine infini et véritablement illimité, le champ englobant [der Inbegriff] de tout le pensable. C’est pourquoi elle est appelée à faire, à partir de moyens finis, un usage infini, puisqu’aussi bien, c’est une seule et même force qui produit à la fois la pensée et la langue[10].

Ce qui, dans le travail de l’esprit d’élever le son articulé à la fonction d’expression de la pensée, constitue l’essence et l’invariant, est, pour Humboldt, la forme de la langue. L’étude scientifique de la langue doit capter celle-ci en tant que processus productif (forma formans):

Cette distinction capitale [entre l’ergon et l’energeia] affirme l’existence d’un niveau actuel de langage qui n’épuise pas le potentiel linguistique, la possibilité toujours ouverte de créer des formes nouvelles. Une langue ne se limite pas à la série infinie de ses énoncés proférés, mais ne s’atteint qu’en remontant à la production qui en est la source. L’étude des formes données d’une langue n’est que descriptive et classificative, elle ne constitue pas le travail propre de la science linguistique dont l’objet est la génération de ces formes[11].

L’objet langue en tant qu’objet construit par la science du langage requiert donc une perspective herméneutique qui transcende l’approche strictement empirique ou historique. Pour Humboldt, l’objet langue que l’on constitue ne saurait être amputé de la part subjective du discours par lequel on le constitue, et c’est en ce sens que nous notions plus haut l’absence d’une «linguistique humboldtienne», puisque le comparatisme de l’époque avait déjà opéré le divorce entre les deux perspectives.

2. La conception humboldtienne de la langue

Dans la tradition de la grammaire universelle, un isomorphisme était posé entre la structure de la pensée et les structures grammaticales, la première expliquant les secondes, à l’exemple de la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal (1660). En plus d’être une garantie d’universalité, cet isomorphisme permettait d’allier étude a priori (logique) et étude empirique du langage. Le kantisme mit un terme à cette cohabitation entre «grammaire raisonnée» et grammaire descriptive en introduisant la notion d’une subjectivité transcendantale porteuse de structures a priori. La notion de subjectivité transcendantale renvoie à celle d’une forme de la pensée qui n’est pas conditionnée par l’expérience (alors que le langage est conçu comme conditionné par l’expérience).

Face à cette nouvelle situation émergeant du criticisme kantien, l’idéalisme allemand délaissa la conception instrumentale de la langue comme «reflet de la pensée», pour définir la langue comme une force autonome dont l’efficacité ne dérive ni des structures biologiques du sujet (Herder) ni des structures du monde, étant au contraire elle-même constitutive et du sujet et du monde. Humboldt est sans doute le représentant le plus important de cette approche de la langue comme élément transcendantal de l’expérience. Il a puisé dans la philosophie rationaliste allemande pour élaborer sa conception du langage tout en réaffirmant, avec la tradition empiriste, le conditionnement linguistique de la pensée. Il a fait de la langue, de cette formation historico-empirique par excellence, le lieu de l’a priori, porteur des formes transcendantales de la subjectivité. À ce titre, et en ce sens, il est le premier à avoir opéré le «tournant linguistique» de la philosophie.

Hamann et Herder avaient affirmé, face à Kant, la priorité généalogique du langage sur la pensée. Leur «métacritique» de la critique de la raison pure renvoyait la pensée «pure» à ses conditions empiriques et principalement langagières[12]. C’est la priorité généalogique de la langue par rapport à la pensée (ou la connaissance) que Herder et Hamann réclamaient contre l’idéalisme kantien. Un système de représentation doit déjà être constitué pour que puissent se constituer des représentations. Dans la version humboldtienne de la priorité généalogique de la langue, la parole (l’actualisation du langage) devient la condition transcendantale de toute activité constitutive des objets parce qu’elle contient le principe d’analogie entre la structure subjective et le domaine de l’expérience:

Mais la langue ne se contente pas de transplanter de la nature dans l’âme un énorme capital d’éléments matériels; elle transmet aussi à l’âme la forme qui se laisse déceler dans cet ensemble et qui s’en détache. La nature déploie sous nos yeux un riche éventail d’impressions sensibles [...]; notre réflexion y découvre une légalité potentielle qui s’accorde à la forme de notre esprit; [...] se fait sentir le lien intime qui unit la légalité et le contenu sensible. De ce riche spectacle nous retrouvons l’écho et l’analogie dans les accents de la langue qui possède le moyen de le mettre en scène[13].

Nous avons noté plus haut la particularité de la philosophie humboldtienne du langage par rapport au courant idéaliste, qui était de rétablir le conditionnement de la pensée par le langage affirmé par le point de vue empiriste[14]. De la philosophie du langage des lumières, Humboldt retient que la médiation linguistique est essentielle à la pensée: «La langue est l’organe constitutif de la pensée[15].» Mais il rompt avec l’empirisme de la linguistique des lumières: le langage conditionnant la pensée n’est plus lui-même conditionné par l’expérience préverbale; il devient un principe d’organisation empirique de celle-ci. Dans la philosophie du langage du romantisme, la médiation linguistique est l’oeuvre d’un principe qui est en lui-même «actif» ou spontané.

3. L’origine et l’évolution des langues

Les conceptions de Humboldt sur le langage, et plus particulièrement de la nature du rapport entre pensée et langage, sont indissociables de celles qu’il entretient sur l’origine et l’évolution du langage.

En ce qui concerne l’origine du langage, Humboldt connaissait bien sûr les opinions de ses prédécesseurs (dont Condillac et Rousseau), mais c’est de Herder qu’il reçut les plus grandes influences. Dans son ouvrage soumis à l’Académie des sciences de Berlin, Herder reprenait les thèses de Condillac sur le passage de signes naturels à des signes artificiels[16]. Il critiquait Condillac de n’avoir pas démontré comment des sons inarticulés pouvaient se transformer en un système structuré de signes artificiels. À cet effet, Herder postulait pour sa part une faculté de l’esprit, le «discernement» (Besonnenheit), qui explique la possibilité de l’articulation linguistique. En bref, le discernement, propre aux humains, est la faculté de ramener une diversité de signes visuels, tactiles, olfactifs, etc., sous un seul signe acoustique — opération que Kant appelait «synthèse». C’est le langage qui fait de la fugitive excitation sensible un contenu déterminé et différencié, et qui est le facteur de l’élaboration synthétique de la conscience.

L’homme s’entoure d’un univers sonore, afin de recueillir et d’élaborer en lui l’univers des objets. Les rapports que l’homme entretient avec les objets sont fondamentalement et [...] exclusivement réglés par la manière dont le langage les lui transmet. C’est par un seul et même acte qu’il tisse autour de lui la trame de la langue et qu’il se tisse en elle[17].

Humboldt reprendra les notions hégéliennes d’esprit, d’extériorisation et de médiation pour concevoir la source du langage. La langue est, selon ses termes, une «émanation involontaire de l’esprit» (eine unwillkürliche Emanation des Geistes)[18]. Humboldt emploie aussi fréquemment le terme Selbstätigkeit («spontanéité») pour caractériser l’esprit, dont le propre est d’agir. L’esprit, pour se réaliser, s’extériorise (se concrétise) par la médiation linguistique. La langue n’est ni oeuvre de raison ni le fruit d’une volonté de communication; elle s’apparente plutôt à l’oeuvre d’art. Telle l’oeuvre d’art, la langue est une mise en forme. Cette forme sonore émane de l’esprit, mais dès que l’esprit a créé des formes linguistiques pour s’exprimer (pour articuler la pensée), ces mêmes formes deviennent objectives et déterminent l’articulation ultérieure de la pensée. La qualité de cette articulation initiale et spontanée dépend pour Humboldt de la force de penser dont elle émane. Mais la forme ainsi créée ne peut avoir que ses propres potentialités, bien que le travail ultérieur de la pensée sur le langage se fasse à partir de possibilités toujours renouvelées de créer de nouvelles formes.

Le langage comme objet d’étude romantique est conçu comme entité organique autonome générant ses propres ressources. Il possède sa dynamique propre dans laquelle il se forme, s’organise et se construit dans les lignes déterminées par sa structure d’origine. Une fois que sont cristallisées les formes grammaticales qu’il a créées, l’esprit devra leur obéir, car il ne peut s’exprimer et se développer qu’à l’intérieur de celles-ci. D’où l’influence des diverses formes de construction linguistique sur le développement spirituel.

4. L’interaction pensée-langage

Nous touchons ici l’aspect dialectique de la relation entre pensée et langage entrevu par Humboldt. Il s’agit de voir comment la pensée «agit» sur la langue, et comment la langue «réagit» sur la pensée. Au début du §14 de l’Oeuvre sur le Kavi, Humboldt s’exprime ainsi sur l’objet des considérations qu’il entend mener: «Il s’agit d’examiner le cycle complet qui se déroule depuis le moment où [la langue] naît dans l’esprit jusqu’au moment où elle y retourne pour réagir sur lui[19].» On a vu qu’à sa source la langue est l’expression de la pensée, l’extériorisation d’une subjectivité. En ce sens, la langue est «agie» par l’esprit, par la pensée. «Nous avons noté, écrit Humboldt, que l’objet [langue] devait avant tout son origine au sujet et que le pouvoir en question était d’abord issu de l’instance à laquelle il s’impose.» Mais dès qu’elle se développe pour constituer à la fois une expression et une condition de la pensée, la langue en vient à «réagir» sur la pensée. À l’origine émanation spontanée d’une force mentale, familière et dépendante de l’âme, la langue formée en vient à constituer un stock lexical et un système de règles qui exercent une force étrangère et indépendante, dans la mesure où elle est elle-même perçue par le sujet comme un objet qui impose sa structure à la pensée:

La langue voit s’instituer un répertoire lexical et un système de règles par lesquels elle affirme au cours des siècles sa puissance et son autonomie. Nous avons auparavant insisté sur le fait que la pensée, recueillie dans la langue, prenait figure d’objet pour l’âme et, dans ces conditions, exerçait sur elle un pouvoir étranger. [...] Nous voici maintenant revenu à la thèse opposée: la langue est réellement un objet étranger, son pouvoir a une autre origine que l’instance sur laquelle il agit[20].

C’est en considérant la dialectique qui existe entre la langue et la génération qui la parle que Humboldt illustre sa conception de l’action à la fois contraignante et émancipatrice de la langue sur la pensée. Humboldt y affirme la «double présence d’un élément stable et d’un élément fluide» qui engendre entre la langue et la génération qui la parle une relation dialectique:

Les deux thèses opposées d’après lesquelles la langue est étrangère et familière à l’âme, indépendante et dépendante d’elle, trouvent au sein de la langue elle-même leur union féconde et constituent ainsi la manière d’être originale qui en définit l’essence[21].

Dépositaires de leur forme, les éléments linguistiques constituent, dit Humboldt, une masse morte, mais qui porte en elle le germe d’une capacité inépuisable de détermination et d’enchaînement de la pensée. Ce qui dans la langue paraît stable et objectif doit être sans cesse réanimé par la parole, réassumé par la subjectivité:

Mais la langue ne se manifeste et ne se développe effectivement que dans le milieu social; et l’homme ne se comprend lui-même qu’après avoir mis à l’épreuve des autres l’intelligibilité de ses paroles. Car l’objectivité se renforce de ce qu’une autre bouche répercute le terme que j’ai formé; et la subjectivité n’y perd rien; l’homme ne cesse de sentir qu’il ne fait qu’un avec l’homme; la subjectivité est elle-même renforcée, puisque la représentation, une fois transformée en langage, cesse d’être la propriété exclusive d’un seul sujet. En s’ouvrant à la médiation d’autrui, la subjectivité se raccorde à ce que l’espèce humaine a en commun et dont chaque individu possède une variation, mais telle qu’elle porte en elle le désir de s’accomplir et de se parachever dans le commerce des autres[22].

C’est ainsi que, pour Humboldt, la langue «récupère et fait fusionner les concepts de subjectivité et d’objectivité». La langue dont j’ai hérité n’a pas d’autres fondements que les actes parlants et parlés de toutes les générations humaines. Les contraintes et les déterminations que j’y trouve, elle les doit à la nature humaine, à laquelle je suis intimement associé; «aussi n’y a-t-il en elle d’élément étranger que pour ma nature actuelle et individuelle, mais non pour ma nature authentique et profonde.» L’opposition apparente entre subjectivité et objectivité est résolue dans l’horizon de la totalité: «C’est dans l’exacte mesure où elle est subjectivement agie et dépendante que la langue est objectivement agissante et autonome[23]

Humboldt présente donc la dialectique entre la pensée et le langage sous une forme téléologique où les limites que le langage impose à la pensée de même que la liberté qu’il lui procure se supportent mutuellement dans une prise de conscience progressive de l’unité de la nature humaine.