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Il est maintenant reconnu que les femmes s’engagent personnellement et intensément dans le changement social (Hamilton, 1990) ; les femmes ont une longue tradition dans l’action collective en milieu urbain, elles qui se sont engagées dans les luttes concernant la qualité de vie dès le début du XIXe siècle (Fincher et McQuillen, 1989). En fait, les enjeux véhiculés par les femmes tels l’éducation, la santé, le logement, les équipements sanitaires, ainsi que la qualité et la sécurité de l’environnement urbain sont devenus centraux dans la vie urbaine des décennies soixante-dix et quatre-vingt (Gittel et Shtob, 1981). Encore aujourd’hui, les femmes donnent plus facilement la priorité aux enjeux axés sur la santé (Carollet al., 1991) et adoptent des attitudes différentes de celles des hommes envers une gamme d’enjeux allant des soins prodigués aux enfants à l’utilisation du sol (Beck, 1991). En outre, les femmes jouent souvent un rôle de premier plan dans l’action communautaire (Hamilton, 1990 ; Racine, 2000). Elles sont généralement plus nombreuses que les hommes dans les organisations communautaires et les associations de quartiers et elles y détiendraient le plus souvent le leadership (Fainstein et Fainstein, 1974 ; Gittel, 1979). Il en serait de même au sujet des mouvements sociaux urbains qui prennent racine dans un substrat communautaire et qui sont principalement axés sur la question de la consommation collective, ces deux aspects les unissant aux préoccupations usuellement attribuées aux femmes (Fincher et McQuillen, 1989). Cependant, la recherche récente sur la participation des femmes aux luttes locales remet complètement en cause la question des « préoccupations féminines traditionnelles » (Rabrenovic, 1995, p. 80). En fait, les facteurs expliquant l’implication des femmes dans les luttes urbaines sont complexes et ne peuvent être ramenés aux préoccupations traditionnellement attribuées aux femmes. En effet, les enjeux auxquels sont confrontées les femmes refléteraient l’interconnexion existant entre la famille, le travail ainsi que les rôles et responsabilités communautaires (Rabrenovic, 1995, p. 80).

L’analyse de la visibilité de la participation des femmes aux conflits urbains à partir d’articles de journaux peut aider à mettre en lumière le militantisme des femmes et les enjeux pour lesquels elles s’impliquent dans l’activité conflictuelle. De plus, l’examen des protagonistes au coeur des conflits permet d’éclairer les rôles joués par les femmes sur la scène urbaine. S’impliquent-elles en tant qu’actrices politiques, actrices sociales, et dans quelle mesure sont-elles visibles chez les différents types de protagonistes participant aux événements conflictuels ? Car si les femmes sont présentes en grand nombre dans les organisations communautaires et les mouvements urbains, c’est loin d’être le cas dans les organisations plus institutionnalisées tels les différents paliers de gouvernement. Cependant, la présence de femmes dans les postes administratifs de haut niveau peut changer l’orientation et les effets des politiques (Vega et Firestone, 1995). Aussi, afin que leurs perspectives et valeurs pénètrent tous les types d’institutions gouvernementales, devient-il crucial qu’elles soient adéquatement représentées dans ces postes (Reidet al., 2000). Par ailleurs, si la période à l’étude est assez longue, on peut analyser l’évolution de la participation des femmes ainsi que celle des valeurs véhiculées par les protagonistes, telles que reflétées par la presse écrite.

Puisqu’ils créent un espace de débat public, le rôle des médias de masse dans les sociétés postindustrielles est fondamental. De fait, les médias sont partie intégrante des systèmes sociaux qui les environnent : les journalistes ne travaillant pas dans un vide social et culturel, ils traduisent les cultures et les sociétés dans lesquelles ils vivent (Kennamer, 1992). Le changement social peut être éclairé par une meilleure compréhension du pouvoir et des modes de fonctionnement des médias de masse dans nos sociétés (Noelle-Neumann, 1999, p. 52).

Depuis plusieurs décennies, de nombreuses études ont été réalisées sur les médias, et sur le rôle que joueraient ceux-ci dans la construction de la réalité en la constituant comme un phénomène social partagé, attendu que dans le processus de description d’un événement, les médias non seulement le définissent mais le construisent entièrement (Tuchman, 1978). Par conséquent, le rôle que tiennent les médias dans la formation de l’opinion publique ainsi que dans le changement social soulève d’importantes préoccupations qui requièrent des études systématiques (Tichenoret al., 1999). En ce sens, la couverture médiatique accordée aux processus électoraux a été la cheville ouvrière de nombreuses recherches empiriques. Ainsi, on a montré que la couverture de presse consacrée aux femmes politiques a longtemps été beaucoup moindre, et peut-être l’est-elle encore aujourd’hui, que celle accordée à leurs homologues masculins ; de plus, dans la couverture de presse des femmes politiques, celles-ci étaient dépeintes de façon plus négative que les hommes (Kahn, 1994a ; 1994b ; 1996).

Ce qui est publié dans les médias de masse, tout comme ce qui ne l’est pas, d’ailleurs, influence la perception qu’ont les citoyen(ne)s de la réalité dans laquelle ils évoluent. Qu’en est-il de la couverture médiatique des processus conflictuels ? Et qu’en est-il de la visibilité médiatique des acteurs qui y sont impliqués ? Et lorsque les acteurs sont en fait des actrices ? Y a-t-il occultation de certains protagonistes de l’activité conflictuelle ? Seule une étude empirique permettra de répondre à ces questions.

Diverses voies d’analyse des événements conflictuels ont été utilisées : entrevues, consultation des archives de police ou des registres tenus par les mouvements sociaux et les groupes de citoyen(ne)s. Une autre façon de procéder est d’utiliser les médias de masse et, en particulier, la presse écrite (Ruchtet al., 1999), dont un avantage non négligeable est qu’en fonction des différentes variables utilisées, l’activité conflictuelle devient systématiquement mesurable (Olzak, 1992). En outre, si les observations sont recueillies à l’aide de mesures communes (par exemple le nombre de protestataires), les données tirées de la presse écrite permettront la comparaison des conflits (Olzak, 1992).

Par ailleurs, non seulement les médias servent-ils pour l’identification d’événements conflictuels mais ils sont aussi objet d’étude, en ce qui concerne les représentations des événements relatés. Par l’analyse de la presse écrite, Gilbert et Brosseau (2002) ont montré comment les journaux peuvent devenir de véritables acteurs sociaux jouant un important rôle sur la scène politique, urbaine et régionale. De plus, l’analyse du contenu de la presse écrite, comme discours politico-journalistique, permet le repérage et l’identification des acteurs et des actrices de la scène urbaine (Lafontaine et Thivierge, 1997), le contenu des articles mettant en lumière leur participation aux événements conflictuels. Ainsi, la presse écrite s’avère une source de données très utile pour qui veut étudier la participation des femmes à l’activité conflictuelle.

1965-2000 : plus de trois décennies de conflits urbains

L’activité conflictuelle est influencée par le climat social, politique et économique dans lequel elle se déroule. L’évolution des idéologies et des valeurs peut se lire à travers les conflits urbains qui se sont produits au cours d’une période et en un lieu donnés. Les conflits urbains dans la RMR de Québec entre 1965 et 2000 ont été influencés par l’évolution des structures sociale et politique de la région Trois moments, chacun révélant à sa façon une phase de la transformation de la société régionale, chacun jalonnant les étapes de la montée au pouvoir de la « nouvelle classe moyenne » dans la région et, d’abord, dans sa ville principale, marquent cette période.

De 1965 à 1977

Les années soixante sont balayées par une vague de modernisation de l’État local portée par la fraction traditionnelle de la classe moyenne, soit les commerçants et les gens pratiquant une profession libérale. Les effets de la révolution tranquille se font sentir, ce qui contribue à l’accession au pouvoir du Progrès civique de Québec (PCQ). Avec ce parti politique, qui promeut des valeurs liées à la croissance urbaine et au développement économique, la ville de Québec va connaître une véritable révolution sur le plan du développement urbain (Quesnel et Belley, 1991). Cependant, comme ce ne sont pas tous les groupes sociaux qui profitent du progrès économique et urbain, la prise de conscience collective de la population amènera celle-ci à mener de véritables luttes urbaines sur plusieurs fronts (Villeneuve, 1986).

La rapide croissance du secteur tertiaire provoque une augmentation de la demande des travailleurs et travailleuses de ce domaine d’activité économique. Les femmes apparaissent massivement sur le marché du travail, un des corrélats de cette féminisation de la main-d’oeuvre étant les changements provoqués par le mouvement féministe dans les valeurs et les modes de vie. De cette façon, les professionnel(le)s, ainsi que les travailleurs et travailleuses qualifiés de l’économie de services, où la part du secteur public et parapublic est forte, forment une nouvelle catégorie sociale : la « nouvelle classe moyenne » (Villeneuve et Séguin, 2000). Ce qui distingue l’ancienne et la nouvelle classe moyenne c’est leur composition sociale. La nouvelle comprend principalement des travailleurs et travailleuses salariés alors que l’ancienne était composée surtout de gens d’affaires et de travail- leurs autonomes. Les membres de cette nouvelle classe moyenne, peut-être parce qu’ils sont très représentés dans le secteur public, essaient souvent de trouver des solutions collectives aux problèmes sociaux et contribuent au développement d’une culture valorisant la qualité de vie, le milieu urbain et l’hédonisme. L’émergence de cette nouvelle classe moyenne modifiera de la sorte considérablement la configuration des rapports de pouvoir en milieu urbain (Villeneuve, 1982).

Entre 1978 et 1989

Durant cette période, la nouvelle classe moyenne organise sa contestation du pouvoir exercé par la classe moyenne traditionnelle locale. Cette nouvelle classe moyenne joue un rôle capital dans le domaine de la politique municipale. Elle favorise la démocratisation des processus de prise de décision (Hamel, 1991 ; Guay, 1996). De même, le phénomène de gentrification provoqué par le retour au centre-ville d’individus appartenant à cette classe, s’il entraîne des effets pervers, permet néanmoins la rénovation du tissu urbain des quartiers centraux à Québec comme ailleurs (Ley et Mercer, 1980).

À cette époque, le caractère des luttes urbaines se transforme. Après 1976, contestation et revendication cèdent progressivement la place à la mise sur pied de projets communautaires : coopératives de logement, d’alimentation et de travail (Hamel, 1991). C’est l’époque du retrait graduel de l’État-providence du domaine socio-communautaire, avec son corrélat, un plus grand engagement des organisations communautaires dans les services urbains. Les nouveaux mouvements sociaux n’ont pu renverser cette tendance au désengagement de la part de l’État (Villeneuve et Séguin, 2000), mais le mouvement des femmes et les mouvements urbains ont largement contribué à transférer de la sphère privée à la sphère publique la question de l’inégalité des rapports sociaux de sexe. Ces mouvements sociaux ont ainsi ouvert la voie à une meilleure, quoique encore très imparfaite, représentation des femmes dans les processus politiques formels au palier du gouvernement municipal (Tremblay, 1996 ; Gidengil et Vengroff, 1997).

Et de 1990 à 2000…

En 1989, la nouvelle classe moyenne accède au pouvoir local avec l’élection du Rassemblement populaire de Québec (RPQ), parti municipal qui avait vu le jour en 1977. Décrit comme un regroupement autonome de militants des groupes populaires (Villeneuve, 1982, p. 231), le RPQ se compose majoritairement de membres de la « nouvelle classe moyenne ». Dès le début, ce parti politique municipal fait de la « local-démocratie » la pierre angulaire de son projet de ville ; en ce sens, la mise sur pied de conseils de quartier est le pivot du programme du parti. L’administration municipale consulte fréquemment la population au sujet du développement urbain et montre une forte volonté de préservation du patrimoine bâti, ce qui n’avait pas été le cas avant 1977, et très peu entre 1977 et 1989.

Enfin, une autre nouveauté du RPQ est qu’il fait, de façon notable, place aux femmes, comme groupe social spécifique. La Commission Femmes et Ville, créée en 1993 par le conseil municipal est un excellent exemple de cette ouverture à l’exercice d’un pouvoir au féminin (Brais, 1997). Cette Commission encourage la participation des femmes à la vie politique municipale ; ainsi, elle montre la pertinence des enjeux concernant les femmes et leurs rapports à la ville (Brais, 1997).

Cette périodisation, quoique imparfaite, éclaire néanmoins les contextes sociaux et politiques dans lesquels a baigné l’agglomération québécoise pendant les trente-cinq années à l’étude. Les conflits urbains qui s’y sont déroulés durant cette période ont fort probablement été influencés par ces différents contextes de même qu’ils ont eux aussi influé sur ces contextes. La périodisation devrait permettre la mise en lumière de ces influences réciproques. Elle aide à tracer un portrait global, mais aussi des esquisses spécifiques à chacune des périodes, de la participation des femmes aux conflits recensés entre 1965 et 2000.

Objectifs et hypothèses de recherche

L’objectif principal de cette recherche est d’analyser l’évolution de la participation des femmes aux conflits urbains de la RMR de Québec à travers la visibilité qui leur est accordée dans un quotidien régional, Le Soleil. Pour ce faire, nous avons examiné les acteurs des conflits tels que présentés dans le journal et noté la présence des femmes. Nous savons ainsi chez quels types de protagonistes se trouvent les femmes qui ont pris part à des événements conflictuels. La première hypothèse concerne ces différents types de protagonistes. Elle avance qu’avec le temps, les femmes seraient de plus en plus présentes chez les acteurs politiques[1] sans que cela ne diminue pour autant leur présence effective dans l’ensemble des acteurs sociaux.

En effet, depuis un peu plus d’une vingtaine d’années maintenant, le nombre de femmes qui occupent un poste électif au Québec augmente lentement mais constamment. Cela est d’autant plus vrai dans les conseils municipaux où la proportion d’élues a été multipliée par six depuis 1980 (Mamsl, 2002). Cependant, il est clair que cette représentation des femmes au municipal, mais aussi aux autres paliers de gouvernement, est faible en regard de leur poids démographique, de leur mobilisation et de leur engagement dans leur milieu de vie. Par ailleurs, le municipal est une instance décisionnelle particulièrement essentielle puisqu’elle est la plus proche des citoyen(ne)s et qu’elle exerce une influence directe sur leur milieu et leur qualité de vie. Comme les femmes mènent plusieurs luttes autour des enjeux liés au milieu de vie et au cadre bâti, là où se déroule la vie quotidienne, leur présence dans les conseils municipaux permet de prendre en compte leur expérience et leurs valeurs dans les processus décisionnels, et de les intégrer dans les politiques d’aménagement.

La seconde hypothèse qui sous-tend ces travaux-ci veut que les différentes activités que pratiquent les femmes sur la scène urbaine se lisent à travers les enjeux des conflits urbains ; se dessinent en filigrane l’évolution de la participation politique et sociale des femmes à ces événements ainsi que celle des valeurs qu’elles y véhiculent. Cependant, cette deuxième hypothèse, plus générale, est difficile à vérifier.

Comme ils ont déjà été explicités ailleurs (Wekerle et Peake, 1996) et repris dans Trudelle (2003), nous nous contenterons de nommer ces différents types d’activisme urbain féminin sans les décrire en détail. Ainsi, il y aurait : 1) les luttes axées sur la qualité de vie, 2) la création de services alternatifs, 3) les luttes axées sur la ville comme lieu de mobilisation des identités politiques et 4) les luttes au sujet de la ville comme lieu privilégié d’exercice de la citoyenneté et de respect des intérêts des femmes. L’analyse des conflits permettra peut-être de discerner un ou plusieurs types d’activisme urbain féminin.

Enfin, deux questions découlent de cette seconde hypothèse. Pour Wekerle et Peake (1996), lorsque les femmes s’engagent dans des luttes axées sur la qualité de vie, premier type d’activisme urbain féminin, elles le feraient principalement en tenant leur rôle « genré » de mères de famille. En effet, le militantisme des femmes qui s’engagent dans des activités de protestation concernant les luttes pour la qualité de vie serait centré sur la famille, les liens sociaux d’amitié et les réseaux locaux de voisinage (Bystydzienski, 1992). Ce type d’activisme serait alors une extension des activités des femmes dans la sphère domestique puisqu’elles se sentent concernées par la détérioration des services urbains et le déclin de la qualité de la vie familiale (Fincher et McQuillen, 1989). Ainsi, en s’impliquant dans les luttes axées sur la qualité de vie, les femmes prouvent qu’elles peuvent redéfinir leurs activités traditionnelles de soins à la famille et les intégrer dans un activisme politique communautaire (Wekerle et Peake, 1996). Dans la région urbaine de Québec, qu’en est-il des femmes qui s’engagent dans les conflits urbains dont l’enjeu principal est la qualité de vie ? Luttent-elles principalement à partir de leur rôle de dispensatrices de soins ?

Méthodologie et données

Les données concernant les conflits urbains ont été collectées dans la presse écrite et plus particulièrement dans Le Soleil, quotidien de Québec. Une telle méthode a été utilisée par plusieurs géographes pour récolter des données sur les conflits de localisation (Janelle et Millward, 1976 ; Janelle, 1977 ; Ley et Mercer, 1980 ; Villeneuve et Côté, 1994).

Toutes les livraisons du Soleil, entre 1965 et 2000, ont été parcourues. Tous les articles relatant les conflits urbains dans la RMR ont été analysés. Au nombre de 6 578, ces articles retracent l’histoire de 2 095 conflits. Des variables ont été tirées de chacun de ces articles et elles ont été colligées dans une base de données relationnelle. L’identité des protagonistes impliqués dans les conflits, les enjeux qu’ils y véhiculent et leurs actions, le type de conflit, sa durée et sa couverture de presse (en cm carrés) sont aussi parmi les nombreuses variables étudiées.

Utiliser la presse écrite comme source de données n’est pas sans difficulté ; c’est ainsi que différents chercheurs ont tenté de discréditer la presse écrite comme source de données (Chomsky et McChesney, 2000), alors que d’autres en vantent les mérites (Koopmans, 1999). Il n’en demeure pas moins que c’est souvent la seule source de données disponible. Pour notre étude, nous avons choisi le quotidien régional qui rapporte les nouvelles avec le moins de sensationnalisme (Deslauriers, 2001).

Puisque chacun des articles a été codé, la granularité des données est journalière. Cela assure une très bonne qualité de détail au regard des conflits analysés. Comme cette recherche porte sur la participation des femmes dans les conflits urbains, et que celle-ci ne peut être saisie qu’à travers la visibilité de ces femmes dans les articles recensés, il était pertinent d’analyser toutes les mentions de participation des femmes plutôt que le nombre de conflits dans lesquels elles se retrouvaient. Par exemple, nous pouvons penser qu’un acteur qui est mentionné plusieurs fois dans un même conflit a joué un rôle plus important qu’un acteur qui n’est mentionné qu’une seule fois. Le nombre de mentions d’un élément, par rapport à la seule présence de cet élément, permet de mettre en lumière sa visibilité dans la presse écrite. Ainsi, nous ne prétendons pas mettre en lumière la participation réelle des femmes aux conflits urbains étudiés mais plutôt la participation visible de ces femmes. S’il faut être prudent dans l’analyse des données provenant des médias de masse, la longue période de temps couverte par cette étude permet la mise en lumière de tendances.

En regard du rôle de « mère de famille » adopté par les femmes dans certains conflits urbains, il faut spécifier que les femmes peuvent clairement s’attribuer ce rôle ou les journalistes peuvent, selon le discours de ces femmes et l’objet de la lutte, leur attribuer ce rôle. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, ce rôle de « mère de famille » n’était considéré que s’il ressortait clairement dans le conflit analysé. De la même manière, les femmes peuvent se définir comme « environnementalistes » ou encore, en fonction de leur discours et des enjeux véhiculés dans les conflits, être qualifiées comme telles par les journalistes.

Par ailleurs, deux biais principaux ont très certainement influencé, quoiqu’à des degrés divers, les données recueillies dans le cadre de cette recherche. Le premier est le sexisme de la langue française (Desprez-Bouanchaudet al., 1999). Ainsi, le genre masculin étant le générique, un important biais est introduit dans notre étude puisque ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Si nous ne pouvions voir la présence de femmes à travers l’analyse du contenu des articles, celles-ci étaient considérées comme absentes. Ce problème a évidemment conduit à la sous-représentation des femmes dans les conflits, particulièrement durant la première période, puisque au fil du temps, une certaine féminisation des mots et, particulièrement, des titres professionnels est apparue.

Le deuxième biais qu’il faut souligner est la sous-représentation même des femmes dans les médias. En effet, pour une situation donnée, il était malheureusement fréquent, il y a dix ans, et ce l’est peut-être encore aujourd’hui, que les femmes reçoivent moins de couverture médiatique que leurs homologues masculins (Kahn, 1994a ; 1994b). Cette situation conduit encore une fois à la sous-représentation des femmes dans les conflits analysés.

Somme toute, travailler à partir des articles ou encore des mentions, lorsque cela est possible, permet d’analyser finement l’évolution de la participation des femmes sur la scène urbaine à travers la visibilité qui leur est accordée et d’analyser la description que font les médias de cet activisme urbain féminin.

Un portrait général des conflits urbains

Les 2 095 conflits urbains recensés dans la région de Québec se ventilent comme suit : 727 conflits (35 %) pour la première période, 800 conflits (38 %) pour la deuxième et enfin, 568 conflits (27 %) pour la troisième période.

Les trois premières variables analysées sont : le nombre d’articles par conflit, la superficie de la couverture de presse et la durée des conflits (mesurée en nombre de jours écoulés entre le premier et le dernier article parus au sujet du conflit). Des tests de différence de moyennes pratiqués sur chacune de ces trois variables montrent que les conflits de la première période sont statistiquement différents des autres conflits. Les différences entre les conflits des deux dernières périodes ne sont pas statistiquement significatives.

Tableau 1

Conflits urbains et articles du Soleil les relatant. Région métropolitaine de recensement de Québec, 1965 et 2000

 

1965-1977

1978-1989

1990-2000

Conflits totaux

727

(35 %)

800

(38 %)

568

(27 %)

Nombre d’articles totaux*

2 021

2 716

1 969

Nombre moyen d’articles par conflit

2, 8

3,4

3,5

Couverture de presse des conflits (moyenne en cm carrés)

292,5

377,8

397,4

Durée moyenne des conflits (en nombre de jours)

252,4

187,2

179,6

Nombre de conflits dans lesquels il y a :

Visibilité des femmes

223

(31 %)

323

(40 %)

307

(54 %)

Visibilité des mères (chez femmes)

117

(52 %)

118

(51 %)

83

(27 %)

Instigateurs

601

742

519

Objecteurs

631

750

519

Instigateurs et objecteurs

505

(69 %)

693

(87 %)

470

(83 %)

Femmes parmi instigateurs

73

(12 %)

114

(15 %)

159

(31 %)

Mères parmi instigatrices

42

(58 %)

37

(32 %)

28

(18 %)

Femmes parmi objecteurs

160

(25 %)

234

(31 %)

200

(39 %)

Mères parmi objectrices

76

(48 %)

82

(35 %)

56

(28 %)

Nombre d’articles dans lesquels il y a :

Visibilité des femmes

382

(19 %)

621

(23 %)

660

(34 %)

Visibilité des mères

173

(9 %)

220

(8 %)

145

(7 %)

Femmes parmi instigateurs

129

(7 %)

202

(8 %)

356

(19 %)

Mères parmi instigatrices

71

(4 %)

65

(2 %)

49

(3 %)

Femmes parmi objecteurs

261

(14 %)

438

(17 %)

356

(19 %)

Mères parmi objectrices

103

(6 %)

155

(6 %)

96

(5 %)

* Un même article peut avoir été comptabilisé dans plus d’une période car il arrive que les articles relatent des conflits antérieurs. Ils sont ainsi associés à chacun des conflits relatés et donc à chacune des périodes temporelles pendant lesquelles ont eu lieu ces conflits. Quelques articles ont été comptabilisés dans plus d’une période car certains conflits se sont prolongés d’une période à l’autre. Ces articles sont alors associés à chacun des conflits relatés et donc, à chacune des périodes pendant lesquelles ont eu lieu ces conflits.

Source : Données compilées par Mathieu Pelletier et Catherine Trudelle, CRAD.

-> Voir la liste des tableaux

La moyenne d’articles par conflit augmente significativement de la première période aux deux autres (de 2,8 à 3,4 à 3,5). Cela indique que les conflits urbains sont de plus en plus traités dans les médias. L’explication réside peut-être en ce qu’un des buts premiers des médias de masse est d’engranger les profits et que, pour ce faire, il leur faut vendre des nouvelles qui suscitent l’intérêt des lecteurs et des lectrices. Ainsi, avec les années, les citoyen(ne)s de la RMR se soucieraient peut-être davantage des pratiques aménagistes et de l’activité conflictuelle qu’elles provoquent et, pour cette raison, ce type d’activité devient le thème d’articles plus nombreux.

Par ailleurs, les conditions de vie en milieu urbain sont loin d’être une nouvelle préoccupation sociale. En effet, au tout début des années 1960, déjà, se déroulaient de grandes luttes sociales dans la ville de Québec. Ces luttes avaient pour enjeux le réaménagement des quartiers centraux, la salubrité et le prix des logements, l’accès aux services, etc., autrement dit la qualité de vie des habitant(e)s des quartiers centraux. Cependant, la montée des mouvements environnementaliste et féministe a sensibilisé la société à ces questions. Ce que nous percevons alors, à travers la couverture médiatique accordée aux conflits urbains depuis les années 1960, c’est l’adoption de valeurs liées aux notions d’environnement, de sécurité, d’équité, d’égalité et d’accessibilité par un nombre croissant de personnes.

De surcroît, la notion même d’environnement a évolué et n’est plus seulement associée aux étendues naturelles mais désigne également l’environnement construit, le cadre bâti. Dans les faits, les femmes ont largement contribué à cette redéfinition de l’environnement, à y introduire la notion de proximité. En fait, ne serait-ce pas de cette façon que le mouvement social des femmes rejoint le mouvement environnementaliste dans son sens large, c’est-à-dire incluant les enjeux qui portent sur le cadre bâti, là où se déroule la vie quotidienne ? (Mies et Shiva, 1993).

La couverture moyenne des conflits augmente significativement de la première période aux deux autres (de 292,5 à 377,8 à 397,4 cm carrés), ce qui correspond à l’augmentation du nombre d’articles par conflit. Ainsi, en moyenne, les conflits qui se sont déroulés lors de la troisième période ont eu une plus grande couverture médiatique que les autres. Est-ce à dire que l’activité conflictuelle de la troisième période aurait été plus couverte parce que plus intense que celle des deux autres périodes ? Il est clair que la période comprise entre les années 1990 et 2000 a connu son lot de conflits importants. Cependant, de gros conflits se sont également déroulés lors des deux autres périodes. Ainsi, il y a fort à parier que cette couverture médiatique moyenne plus importante tende à confirmer l’intérêt grandissant de la population et, par ricochet, des journalistes, pour les événements conflictuels.

Toutefois, les conflits de la troisième période ont, en moyenne toujours, duré un peu moins longtemps (179,6 jours) que les conflits de la première (252,4 jours) et de la deuxième période (187,2 jours). Ainsi, bien qu’ils soient traités par plus d’articles et que leur couverture de presse soit plus importante, les conflits qui ont eu lieu entre 1990 et 2000 se sont résolus plus rapidement que ceux survenus lors des deux premières périodes. Cela est peut-être dû à l’expérience de l’activité conflictuelle qu’ont les protagonistes des conflits, expérience qui peut aider à ne pas laisser s’enliser une situation conflictuelle. En outre, à Québec il y a eu, au cours des années 1990, mise sur pied de différents organismes politiques et communautaires qui peuvent aider à la prévention ou à la résolution des conflits urbains, entre autres, les conseils de quartiers et les mécanismes de consultation publique (Bhérer, 2003). Au fil du temps, la scène politique municipale semble s’être démocratisée. Les plans et les orientations d’aménagement ou de redéveloppement urbain ne sont plus imposés mais suggérés et très souvent soumis à l’approbation citoyenne. Tous ces éléments participent très certainement à la diminution du nombre de conflits et de leur durée dans le temps.

Des protagonistes qui proposent, d’autres qui s’opposent

L’activité conflictuelle donne lieu à des phénomènes de coopération et d’opposition entre acteurs, deux types de rapports sociaux issus de la mobilisation collective (Lemieux, 1999). En rapport aux conflits urbains, il est pertinent de diviser les protagonistes en deux grands groupes d’acteurs, soit ceux qui désirent mettre en oeuvre un projet, les instigateurs, et ceux qui s’opposent à ce même projet, les objecteurs (Trudelle, 2000). Les instigateurs de projet sont très fréquemment des institutions variées, des firmes et des gouvernements alors que les objecteurs sont souvent issus de la société civile, du milieu communautaire. Cependant, il arrive que des institutions et des gouvernements soient des objecteurs tout comme des groupes émanant de la société civile peuvent être les instigateurs d’un projet donné. Toutefois, dans les conflits étudiés, instiguer est le plus souvent le fait d’acteurs assez institutionnalisés alors que les acteurs qui s’objectent sont généralement peu institutionnalisés. Cette distinction fondamentale permet de mettre au jour les alliances et les oppositions qui se forment entre les acteurs en conflit (Villeneuveet al., 2005). Il est ainsi possible d’éclairer sous un angle nouveau les rôles spécifiques joués par les acteurs des conflits, les valeurs sociales qu’ils y véhiculent ainsi que les actions qu’ils entreprennent pour mener leur lutte.

Dans les conflits urbains, il arrive qu’un seul des deux types de protagonistes soit visible. Bien sûr, pour qu’il y ait conflit, il faut que des acteurs s’opposent les uns aux autres. Cependant, la confrontation directe peut être longue à survenir. Cette notion de co-présence immédiate est cruciale dans notre étude puisqu’elle permet de considérer des conflits qui s’étalent sur plusieurs années et donc dans lesquels il est difficile de voir simultanément les instigateurs et les objecteurs en cause. Il ne faut pas oublier que nos données proviennent des articles de journaux, lesquels fournissent des instantanés d’un conflit qui peut durer plusieurs années et dont on ne peut, quelquefois, identifier les premiers instigateurs. Certains conflits sont relatés par plusieurs dizaines d’articles qui chevauchent, par exemple, deux décennies. Ne considérer que les articles traitant de conflits dans lesquels les deux types de protagonistes étaient visibles simultanément aurait conduit à écarter beaucoup de ces articles, ce qui aurait considérablement appauvri le bagage d’informations recueillies au sujet de ces conflits. Par exemple, il arrive fréquemment que des protagonistes luttent contre une situation liée à des événements. Des personnes peuvent se mobiliser sans que cela ne résulte, par exemple, d’une proposition de changement concret émanant d’un autre groupe d’individus. Ainsi, des citoyen(ne)s qui se mobilisent à cause d’un terrain vague devenu, au fil du temps, un dépotoir illégal ne font face à aucun instigateur immédiat (Le Soleil, avril 1967). De même, il est possible d’observer des conflits dans lesquels il y a des instigateurs mais pas d’objecteurs immédiats. C’est le cas, par exemple, d’un groupe de citoyen(ne)s qui proposent des plans afin d’éliminer du Vieux-Québec la circulation jugée inutile (Le Soleil, mars 1976). Lors de leurs démarches, ces citoyen(ne)s ne rencontrent jamais d’opposition active, l’inertie des différents paliers gouvernementaux suffisant à freiner leurs efforts. Bien évidemment, et ce sont les situations conflictuelles les plus fréquentes, ces deux grands types de protagonistes s’affrontent souvent directement. Ce fut le cas, par exemple, lors de la controversée construction de condominiums sur l’Îlot St-Patrick à Québec (Le Soleil, mai 1987), conflit dans lequel un promoteur eut à affronter des groupes de citoyen(ne)s en désaccord avec le projet proposé.

Dans les deux premières périodes, un plus grand nombre de conflits impliquaient des objecteurs (631 et 750 respectivement) que des instigateurs (601 et 742 respectivement). Pour la troisième période, le nombre de conflits dans lesquels se retrouvent les uns et les autres est le même, soit 519. La différence la plus marquée entre les instigateurs et les objecteurs est notée lors de la première période alors que les seconds sont impliqués dans trente conflits de plus que les premiers. Cela peut s’expliquer de deux façons. Premièrement, il se peut que les personnes qui tenaient le rôle d’objecteurs aient été plus remarquées par la presse écrite. Étaient-ce les moyens d’action des objecteurs qui étaient plus spectaculaires que ceux des instigateurs ? Comme pour ce conflit concernant le retrait des voies ferrées du quartier St-Roch, conflit au cours duquel un curé de la région aurait encouragé un groupe d’adolescents à répandre des ordures ménagères directement sur les dites voies ferrées, ce qui avait fait couler beaucoup d’encre à cette époque (Le Soleil, mars 1971). Cette différence n’est peut-être pas due au biais journalistique mais aux luttes mêmes. Avec la transformation des pratiques urbaines d’opposition à Québec, les luttes plus revendicatrices et contestataires ont cédé la place à des projets communautaires alternatifs.

À propos des femmes dans les conflits urbains de la RMR de Québec

La proportion de conflits dans lesquels il y a visibilité de femmes croît avec le temps et dépasse 50 % durant la troisième période. En supposant que la visibilité des actrices dans les médias puisse servir de mesure d’insertion, ceci témoignerait de la plus grande insertion des femmes dans les sphères politique et économique. En outre, la féminisation du discours journalistique – au-delà de celle des titres et corps de métiers[2] –, met en évidence les actrices de la scène urbaine.

Lorsque les femmes se manifestent dans les conflits urbains, elles peuvent s’identifier à leur rôle maternel de dispensatrices de soins. Deux exemples illustrent notre propos. Le premier concerne l’expulsion d’une famille de sept enfants, monoparentale et à faible revenu, d’un logement à Courville. Les deux protagonistes principaux sont le propriétaire et la « jeune mère dans la trentaine, responsable seule, de 4 garçons et de trois filles dont les âges s’échelonnent de 3 à 14 ans » (Le Soleil, 3 mai 1968). La jeune femme lutte pour que ses enfants puissent vivre dans un logement décent. Le second exemple concerne les suicides d’adolescents qui se sont produits au début des années 1990 au « tracel » du Canadien National à Cap-Rouge. « Une mère lance un cri d’alarme […] La mère d’un jeune de 18 ans qui s’est suicidé en sautant en bas du ”tracel“ de Cap-Rouge demande au maire de cesser de tergiverser et d’installer, de toute urgence, la fameuse clôture dont on parle depuis si longtemps » (Le Soleil, 11 octobre 1995). Ici, la Carougeoise lutte afin que soit améliorée la sécurité aux abords de ce pont sur chevalets pour empêcher les adolescents de s’y suicider. Ainsi ces conflits, dans lesquels les femmes s’impliquent en tant que « mères de famille », décroissent presque de moitié entre la première (52 %) et la dernière période (27 %). En général, les femmes qui s’engagent dans les conflits urbains font de moins en moins appel à leur maternité dans leurs luttes, ce qui traduit bien une diversification du rôle des femmes sur la scène urbaine.

Des femmes qui proposent et des femmes qui s’opposent

Dans l’analyse, cette distinction entre instigatrices et objectrices est d’autant plus pertinente qu’elle permet de saisir des transformations importantes dans l’activisme urbain féminin. En effet, comme les instigateurs sont, en général, plus institutionnalisés que les objecteurs, cela permet de suivre l’insertion des femmes dans les sphères institutionnelle et économique et de voir comment elles gravissent les échelons du pouvoir politique. Ainsi, la visibilité de femmes chez les instigateurs d’un projet croît avec le temps pour presque tripler (31 % vs 12 %) lors de la troisième période. Cependant que celles qui militent en tant que mères de famille sont de moins en moins nombreuses chez les instigatrices (de 58 % à 18 %). Les femmes deviennent plus visibles en tant que maîtres d’oeuvre des changements qu’elles proposent, qu’elles mettent sur pied et défendent, et ce, en s’identifiant de moins en moins à leur rôle de dispensatrices de soins. En ce sens, l’insertion des femmes dans la sphère de l’emploi a très certainement permis aux femmes de sortir de ce rôle « genré » qui leur était attribué, et ce, sans que ne soit porté atteinte aux valeurs qu’elles véhiculent. Autrement dit, le fait qu’une femme ne lutte pas en tenant son rôle de mère de famille ne l’empêche absolument pas de défendre des enjeux liés, par exemple, à la santé et à la sécurité.

Les objectrices sont également présentes dans une plus grande proportion de conflits au fil du temps, bien que cette augmentation soit un peu moins marquée que pour les instigatrices. Ainsi, elles qui n’étaient visibles que dans un quart des conflits durant la première période le deviennent dans 39 % des cas. En outre, il y a décroissance de la proportion de conflits dans lesquels les femmes qui tiennent le rôle d’objectrices le font en faisant appel à leur rôle de mères de famille (de 48 % à 28 %). Cela dit, lorsqu’elles s’engagent dans un conflit à titre d’objectrices, les femmes font encore plus souvent référence à leur rôle de mère que lorsqu’elles tiennent le rôle d’instigatrices. En cela, ce rôle de défenseur, par rapport à celui de promoteur, rejoint celui-là même de dispensatrice de soins et protectrice du foyer, longtemps défini et prescrit comme le seul et unique rôle des femmes.

Des conflits aux articles : des résultats révélateurs quant à la relation des femmes et des médias

Le nombre d’articles dans lesquels se remarque la visibilité des femmes augmente d’une période à l’autre (de 19 % à 23 % à 34 %). Cependant, cet accroissement n’est pas aussi prononcé que pour les conflits eux-mêmes. Alors qu’elles étaient présentes dans un peu plus de la moitié des conflits urbains lors de la dernière période, les femmes ne sont visibles que dans un peu plus d’un tiers des articles relatant ces conflits. En ce qui concerne les femmes qui luttent en tant que mères de famille, leur visibilité décroît avec le temps ; la proportion des articles dans lesquels des mères sont visibles baisse seulement de 2 % de la première à la troisième période alors que cette baisse est de 25 % en ce qui a trait à la proportion de conflits où elles sont présentes.

L’augmentation de la proportion d’articles dans lesquels des femmes instigatrices sont visibles n’est pas aussi forte que celle des conflits où il y a des instigatrices. Les instigatrices sont visibles dans seulement 19 % des articles lors de la troisième période contre 31 % des conflits pour cette même période. La tendance est la même pour les objectrices. Lors de la dernière période, celles-ci étaient visibles dans 14 % plus de conflits que lors de la première période contre seulement 5 % d’articles de plus.

Les différences sont encore plus marquées chez les instigatrices et les objectrices qui agissent en tant que mères de famille. Comme nous l’avons déjà mentionné, la proportion de conflits dans lesquels les femmes luttent en tant que mères décroît beaucoup. Cependant, la proportion d’articles dans lesquels ces femmes sont effectivement visibles est très faible au départ et donc, elle décroît peu. Dans les articles, la visibilité des mères chez les instigatrices passe d’une proportion de 4 % à 3 % et de 6 % à 5 % pour les objectrices, ce qui est très peu dans les deux cas.

En ce qui concerne la visibilité des femmes, que celles-ci parlent en tant que mères de famille ou non, les tendances sont les mêmes pour les conflits et les articles. La visibilité des femmes dans les articles entraîne leur visibilité dans les conflits urbains puisque ce sont les données tirées des premiers qui, agrégées, fondent les connaissances que nous avons des seconds. Néanmoins, dans le cas d’une augmentation de la visibilité des femmes d’une période à une autre, comme dans le cas des instigatrices, les écarts entre les proportions de conflits et d’articles dans lesquels les femmes sont visibles sont révélateurs, pensons-nous, de la relation qu’entretient la presse avec les femmes.

En effet, comment expliquer que les femmes, qui sont de plus en plus présentes dans les sphères politique, économique et de l’emploi, et sur la scène urbaine où elles pratiquent un militantisme depuis plusieurs décennies, soient aussi peu visibles dans les articles de journaux traitant d’activités dans lesquelles elles sont impliquées ? Elles qui sont de plus en plus présentes dans la vie politique et qui l’ont par ailleurs toujours été dans la vie sociale, ne le sont pas proportionnellement dans la couverture médiatique accordée aux événements auxquels elles participent. Cet exposure déficient, dirons-nous, est très certainement dû à plusieurs facteurs. La langue, rappelons-le, où le masculin est utilisé comme générique, est liée à cette invisibilité mais aussi le fait que les femmes sont moins fréquemment les porte-parole d’organismes ou d’entreprises que les hommes, ce qui les conduit moins souvent que ceux-ci devant les médias (Fincher et McQuillen, 1989).

Présence et visibilité des femmes parmi les protagonistes « sociaux » et « politiques »

Des actrices politiques

Le tableau 2 porte sur la présence et la visibilité des femmes parmi les différents types de protagonistes en cause dans les conflits urbains recensés. La présence des actrices politiques augmente de façon marquée au fil des ans. En outre, la proportion des conflits où sont visibles des objectrices est toujours plus importante que celle où le sont des instigatrices. Cette augmentation importante des femmes en tant qu’actrices dans les conflits urbains est sans doute due à leur présence croissante également dans les sphères du pouvoir politique, particulièrement sur la scène politique locale.

Notons une différence majeure, toutefois, entre les instigatrices et les objectrices, en ce qui concerne le « ratio de visibilité ». Ce ratio a été calculé à partir du nombre de mentions des femmes pour chacun des types de protagonistes, divisé par le nombre de conflits dans lesquels il y a visibilité de femmes. Par exemple, en ce qui concerne les femmes chez les objecteurs politiques pour la période 1978-1989, il y a eu 83 mentions de femmes dans les 47 conflits répertoriés. Le ratio visibilité est donc de 83 divisé par 47 : 1,77.

Ainsi, ce ratio nous apprend que bien que la présence de femmes ait augmenté chez les objecteurs politiques entre la première (1 %) et la dernière période (19 %), leur visibilité semble décroissante. En effet, le ratio visibilité de ces mêmes objectrices diminue constamment (de 2,5 à 1,77 à 1,70). Serait-ce que la couverture médiatique tendrait à négliger les femmes « politiques » ? Il est difficile de répondre à cette question en l’absence de données sur la couverture de presse attribuée aux hommes « politiques ». Cependant, chez les instigatrices politiques, la situation est différente puisque leur visibilité croît avec le temps, tout comme leur présence dans les conflits. En effet, la proportion de conflits dans lesquels les femmes sont présentes chez les instigateurs politiques augmente en flèche depuis la première période jusqu’à la dernière (de 3 % à près de 50 %). De même, leur ratio visibilité s’accroît avec le temps (de 1,0 à 2,07 à 2,24).

… aux actrices sociales

En ce qui concerne les femmes en tant qu’actrices sociales, il faut d’emblée mentionner que la présence de femmes est nettement plus marquée parmi les protagonistes « sociaux » que parmi les autres types dans le deuxième tableau, à une exception près. En effet, lors de la troisième période, les actrices politiques ont participé à un plus grand nombre de conflits urbains que les actrices sociales (47 % des conflits pour les unes contre 43 % pour les autres). Ce qui est frappant chez les actrices sociales, c’est que leur présence et leur visibilité diminuent dans le temps, particulièrement chez les instigatrices. En effet, la proportion de conflits dans lesquels on note la présence d’instigatrices « sociales » chute d’un peu plus de la moitié entre 1965 et 2000 (89 % contre 43 %). Chez les objectrices, cette diminution est de 23 %. La présence des femmes chez les actrices sociales n’est donc pas constante. En effet, avec le temps, les femmes sont de moins en moins présentes et visibles chez les protagonistes sociaux bien que la diminution soit plus marquée chez les instigatrices que chez les objectrices. Cependant, les femmes sont très bien représentées dans cette catégorie de protagonistes, comme le montre le nombre de conflits dans lesquels elles ont été présentes en tant qu’actrices sociales, et ce, pour les trois périodes à l’étude. Toutefois, en ce qui a trait aux actrices sociales et politiques, il est difficile d’imputer au hasard les variations remarquées au cours des trois périodes. En effet, alors que, de la première à la troisième période, la présence de femmes chez les instigatrices « politiques » augmente de 44 %, cette même présence diminue de 46 % chez les actrices sociales. Enfin, chez les objectrices, alors que la présence des actrices politiques croît de 18 % entre la première et la dernière période, cette même présence chute de 23 % chez les actrices sociales. Voilà des données qui mériteraient des investigations plus approfondies.

Tableau 2

Présence et visibilité des femmes parmi les différents types de protagonistes impliqués dans les conflits

Visibilité des femmes

1965-1977

1978-1989

1990-2000

1965-1977

1978-1989

1990-2000

 

Nombre de conflits

 %

Nombre de conflits

 %

Nombre de conflits

 %

Nombre de mentions

Ratio visibilité

Nombre de mentions

Ratio visibilité

Nombre de mentions

Ratio visibilité

Instigatrices

Politiques

2

3

30

26

74

47

2

1,00

62

2,07

166

2,24

Économiques

7

10

4

4

15

9

8

1,14

6

1,50

24

1,60

Institutionnels

1

1

12

11

21

13

1

1,00

13

1,08

33

1,57

Sociaux

65

89

75

66

69

43

141

2,17

159

2,12

124

1,80

Environnementaux

2

3

---

---

---

---

2

1,00

---

---

---

---

Objectrices

Politiques

2

1

47

20

37

19

5

2,50

83

1,77

63

1,70

Économiques

8

5

8

3

20

10

17

2,13

8

1,00

24

1,20

Institutionnels

3

2

8

3

7

4

4

1,33

11

1,38

11

1,57

Sociaux

154

96

191

82

146

73

272

1,77

384

2,01

236

1,62

Environnementaux

1

1

1

---

10

5

1

1,00

2

2,00

15

1,50

* Voici comment les taux (%) ont été obtenus. Par exemple, chez les acteurs sociaux, les instigatrices sont présentes dans 65 conflits entre 1965 et 1977. Ce nombre (65) a été divisé par le nombre total de conflits dans lesquels il y avait des femmes instigatrices lors de cette même période, soit 73 (tableau 1). Le résultat (0,8904) a ensuite été multiplié par 100. Donc pour la première période, les femmes instigatrices sociales sont présentes dans 89 % des conflits où il y a effectivement des instigatrices.

Source : Données compilées par Catherine Trudelle, CRAD.

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Conflits et activisme urbain féminin

Certains conflits sont plus susceptibles, pensons-nous, de révéler la présence de femmes. Comme ils ont été abondamment décrits ailleurs (Trudelle, 2003), les différents types de conflits urbains ne le seront pas ici ; nous nous contenterons de les présenter brièvement. Les conflits urbains peuvent être classés en six grands types : 1) les conflits liés à l’approvisionnement en logements, biens et services urbains, 2) les conflits liés à l’accès à ces logements, biens et services urbains, 3) les conflits liés au contrôle et à l’administration de ces logements, biens ou services urbains, 4) les conflits liés à la sécurité, à la protection et la préservation contre des menaces physiques ou sociales, 5) les conflits liés à la protection ou encore à la reconnaissance de l’identité politique et culturelle et, enfin, 6) les conflits liés à la localisation d’équipements, de logements, de biens ou de services urbains.

Les figures 1 et 2 présentent, pour les trois périodes, la proportion de chacun des types de conflits dans lesquels des femmes étaient présentes à titre d’instigatrices (figure 1) et d’objectrices (figure 2). À chaque période, ce sont dans les conflits de type approvisionnement que les instigatrices étaient le plus fréquemment au front. De plus, ce type de conflits connaît une importante augmentation de la présence des instigatrices au fil du temps. En revanche, chez les objectrices, les conflits liés à l’approvisionnement sont toujours ceux pour lesquels la présence des femmes est la moins visible. Les conflits de type administration ont vu, quant à eux, augmenter en flèche la présence des instigatrices. Ces résultats indiquent une meilleure insertion des femmes dans les domaines politique, économique et professionnel : elles sont de plus en plus nombreuses dans ces sphères et participent à de plus nombreux conflits au fil du temps. Ainsi, de la première à la troisième période, la proportion de conflits dans lesquels les instigatrices sont présentes augmente pour quatre des six types de conflits, soit approvisionnement, accès, administration et protection. Les conflits de type identité présentant de petits effectifs, il est impossible de tirer des conclusions à leur sujet, et ce, tant pour les instigatrices que pour les objectrices. Enfin, malgré les fluctuations, la proportion de conflits de localisation dans lesquels les instigatrices sont présentes a doublé entre la première période et la troisième. Ces conflits sont liés à la localisation d’un équipement, nuisance ou aménité, et cette localisation est généralement proposée par les décideurs de l’aménagement du territoire. La multiplication par deux de la proportion des conflits de localisation dans lesquels il y a des instigatrices traduirait, selon nous, une augmentation de la présence des femmes dans les processus de prise de décision en aménagement et développement.

Figure 1

Types de conflits dans lesquels il y a présence de femmes chez les instigateurs, en proportion

Types de conflits dans lesquels il y a présence de femmes chez les instigateurs, en proportion
Source : Données compilées par Catherine Trudelle, CRAD.

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Les objectrices sont aussi, et de façon plus considérable que pour les instigatrices, de plus en plus présentes dans les conflits de localisation. Dès le début, les objectrices ont participé de façon importante aux conflits liés à l’accès. Ce type de conflits est d’ailleurs celui dans lequel, toutes proportions gardées, les objectrices se sont le plus souvent impliquées lors de la dernière période. Enfin, pour les trois périodes à l’étude, des tests du chi-deux révèlent un lien entre les variables « type de conflit » et « présence de femmes chez les instigateurs », ainsi qu’entre les variables « type de conflit » et « présence de femmes chez les objecteurs ». Ces relations statistiques tendent à montrer qu’à diverses époques les femmes s’impliquent différemment et pas dans les mêmes conflits.

Figure 2

Types de conflits dans lesquels il y a présence de femmes chez les objecteurs, en proportion

Types de conflits dans lesquels il y a présence de femmes chez les objecteurs, en proportion
Source : Données compilées par Catherine Trudelle, CRAD.

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Analyse des enjeux des conflits

Nous avons codé les enjeux plus finement que les types de conflits car tous les enjeux (tableau 3) peuvent, théoriquement, être présents dans tous les types de conflits. Voici des exemples de trois types d’enjeux. Les enjeux dits « sociaux » regroupent les questions liées à la qualité de vie, la santé et la sécurité ; ainsi, à la suite d’une série d’agressions sexuelles à Limoilou en 1995, a été menée une lutte dont l’enjeu majeur était l’amélioration de la sécurité des femmes en milieu urbain. À ce sujet, Le Soleil (11 avril 1985) rapportait : « Agressions dans Limoilou : 500 personnes manifestent […] la banderole portée en tête du défilé (“Le viol c’est assez”) et les slogans scandés étaient d’ailleurs assez explicites ». La protection de l’environnement et celle du patrimoine forment la catégorie des enjeux environnementaux ; véhiculés notamment par les objecteurs à l’implantation du cinéma Imax rue St-André, dans le Vieux-Port de Québec au début des années 1990 : « […] des membres du Comité des citoyens du Vieux-Québec font actuellement signer une pétition invitant la population à s’opposer à ce dézonage. Ils affirment « […] que l’édifice envisagé cacherait “un espace visuel reconnu comme l’un des plus caractéristiques du secteur historique de Québec“ » (Le Soleil, 11 juillet 1991). Enfin, les enjeux urbanistiques ont trait à l’aménagement et au réaménagement de secteurs ou de quartiers ; l’important conflit à propos du réaménagement du quartier St-Roch dans la Basse-Ville de Québec à la fin des années 1960 mettait en cause ce type d’enjeux. « L’aire no 10 : un instrument de “capital électoral” » et « Un ministre aux Enfers » titrait l’édition du Soleil du 23 septembre 1968 au sujet du réaménagement projeté de ce quartier et d’une visite ministérielle dans ses secteurs plus détériorés.

Le tableau 3 présente la proportion des différents enjeux véhiculés dans les conflits où il y avait présence de femmes, instigatrices ou objectrices, mères ou non. On note, avec le temps, une augmentation importante de la proportion des enjeux véhiculés dans les conflits, sauf pour les enjeux sociaux et les objectrices. Cela est logique étant donné qu’avec le temps la présence de femmes a augmenté dans les conflits (tableau 1).

Pour les trois périodes et les deux types de protagonistes, les enjeux sociaux sont ceux qui présentent les plus fortes proportions de présence de femmes. Les quatre autres types d’enjeux présentant des structures analogues, ils ont été regroupés sous le vocable enjeux « non sociaux ». La proportion de conflits dans lesquels il y avait des femmes et des enjeux sociaux va augmentant de période en période chez les instigatrices alors que chez les objectrices, cette proportion, très importante au départ, connaît plutôt une stagnation. En outre, la proportion de conflits dans lesquels il y a 1) des femmes qui luttent en tant que mères et 2) des enjeux sociaux diminue avec le temps. Malgré cette décroissance, les enjeux sociaux sont ceux pour lesquels les femmes luttent le plus fréquemment en tenant leur rôle de mères de famille. Les enjeux non sociaux sont véhiculés par les femmes de façon croissante au fil du temps. Cette croissance est un peu plus forte chez les objectrices que chez les instigatrices (26 % contre 23 %). De plus, la proportion de conflits dans lesquels il y a 1)  des enjeux non sociaux et 2) des femmes qui luttent en tant que mères de famille croît lentement chez les objectrices alors qu’elle fluctue légèrement chez les instigatrices. Cependant, ces proportions restent faibles. Enfin, les enjeux environnementaux occupent une place de plus en plus importante dans les conflits urbains où des femmes s’impliquent. Cependant, les femmes engagées dans les conflits où des enjeux environnementaux sont véhiculés ne luttent que peu en tant que mères de famille.

Tableau 3

Co-présence des femmes et des types d’enjeux véhiculés dans les conflits urbains, en proportion de conflits qui présentent ces enjeux

 

1965-1977

1978-1989

1990-2000

Femmes

Présence Mères

Femmes

Présence Mères

Femmes

Présence Mères

Instigatrices

Enjeux :

Sociaux

0,34

0,21

0,38

0,17

0,53

0,16

Économiques

0,10

0,01

0,15

0,04

0,36

0,04

Environnementaux

0,14

---

0,16

---

0,30

0,05

Transports

0,09

0,02

0,15

0,09

0,37

0,05

Urbanistiques

0,13

0,02

0,13

0,03

0,32

0,01

Sociaux

0,34

0,21

0,38

0,17

0,53

0,16

Non sociaux

0,11

0,01

0,14

0,04

0,34

0,03

Objectrices

Enjeux :

Sociaux

0,50

0,23

0,50

0,23

0,51

0,19

Économiques

0,12

0,03

0,27

0,06

0,33

0,04

Environnementaux

0,17

0,03

0,34

0,03

0,49

0,05

Tranports

0,18

0,07

0,28

0,04

0,48

0,08

Urbanistiques

0,18

0,05

0,32

0,03

0,43

0,09

Sociaux

0,50

0,23

0,50

0,23

0,51

0,19

Non sociaux

0,14

0,03

0,30

0,04

0,40

0,06

* Il faut savoir que les données ayant servi au calcul des proportions de ce tableau ne sont pas présentées dans cette recherche.

** Voici comment ces proportions sont obtenues. Par exemple, pour les instigatrices et les enjeux sociaux entre 1965 et 1977 : nombre de conflits dans lesquels il y a des enjeux sociaux et présence des femmes instigatrices divisé par le nombre de conflits totaux, pour cette même période, dans lesquels il y a des enjeux sociaux et des instigateurs.

Source : Données compilées par Catherine Trudelle, CRAD.

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Activisme urbain féminin et luttes autour de la qualité de vie

Les femmes qui s’activent dans les luttes axées sur la qualité de vie le font-elles le plus souvent en tant que mères de famille, comme l’affirment Wekerrle et Peake (1996) ? L’enjeu de la qualité de vie fait partie des enjeux sociaux. En ce qui concerne les instigatrices (figure 3) et les objectrices (figure 4), d’une période à l’autre diminue la proportion de conflits dans lesquels il y a 1) des femmes luttant en tant que mères de famille et 2) l’enjeu qualité de vie ; cependant, la diminution la plus marquée s’observe chez les instigatrices puisque la proportion de conflits dans lesquels les femmes luttent en tant que mères chute de 42 % au total contre 21 % chez les objectrices, ce qui montre bien que les femmes qui s’avancent dans les conflits diversifient leur rôle.

Figure 3

Les instigatrices et l’enjeu qualité de vie

Les instigatrices et l’enjeu qualité de vie
Source : Données compilées par Catherine Trudelle, CRAD.

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Ainsi, les femmes qui s’impliquent dans les conflits urbains de l’agglomération de Québec et luttent pour la qualité de vie ne semblent plus le faire principalement en tant que mères de famille. Même si beaucoup de femmes luttent très certainement pour l’amélioration de leur qualité de vie ainsi que celle de leur famille, la maternité à elle seule ne semble plus la raison principale qui justifie leur action dans les conflits urbains de la région de Québec.

Figure 4

Les objectrices et l’enjeu qualité de vie

Les objectrices et l’enjeu qualité de vie
Source : Données compilées par Catherine Trudelle, CRAD.

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Malgré ses nombreux biais, la presse écrite est une source de données précieuse en ce qui a trait à l’activité conflictuelle se déroulant en un lieu spécifique, ne serait-ce que parce qu’elle crée un espace de débat public et qu’elle alimente ce débat.

Les données recueillies au sujet des 2 095 conflits urbains recensés qui ont eu lieu dans la Région métropolitaine de Québec entre 1965 et 2000 ont été tirées de 6 578 articles provenant du Soleil, un quotidien régional. Ces données révèlent que les conflits sont influencés par le climat politique, économique et social dans lequel ils prennent place. Subséquemment, la périodisation créée dans le cadre de cette recherche met au jour des différences fondamentales entre les conflits s’étant produits au cours des trois périodes couvertes par notre étude, soit 1965-1977, 1978-1989 et 1990-2000, chacune correspondant à une administration politique différente. Les analyses statistiques montrent que les 727 conflits de la première période sont significativement différents des 800 conflits de la deuxième et des 568 conflits de la dernière période. Les différences résident principalement dans le nombre d’articles par conflit, la superficie de la couverture de presse des conflits ainsi que leur durée. En outre, il ressort qu’alors que le nombre moyen d’articles par conflit et la couverture moyenne des conflits augmentent avec le temps, leur durée moyenne, elle, diminue.

Les données recueillies ont permis de jeter un éclairage nouveau sur la participation des femmes aux conflits urbains de la RMR.

Deux hypothèses quant à la participation des femmes aux conflits urbains de la région de Québec avaient été formulées. La première stipulait qu’avec le temps, la présence de femmes augmente chez les acteurs politiques sans qu’elle ne diminue pour autant chez les acteurs sociaux. Les analyses ont révélé que, de la première à la dernière période, il y a effectivement une augmentation importante de la proportion de conflits dans lesquels sont présentes des actrices politiques. En outre, cette augmentation est plus importante chez les instigatrices politiques (+ 44 %) que chez les objectrices politiques (+ 18 %). Cependant, le « ratio visibilité », qui est un indice de la visibilité accordée aux femmes protagonistes, révèle que seules les instigatrices « politiques » voient leur visibilité augmenter. Pour leur part, les instigatrices « sociales » et objectrices voient leur présence et leur visibilité diminuer. En fait, la proportion de conflits dans lesquels on compte des actrices sociales instigatrices chute de 46 % et celle des objectrices, de 23 %. Une explication à ces fluctuations, tout comme au fait que c’est lors de la troisième période que les conflits sont les moins nombreux, réside dans l’arrivée au pouvoir du Rassemblement populaire de Québec (RPQ). En effet, avec la prise du pouvoir municipal par le RPQ et la création de la Commission Femmes et Ville, les actrices sociales ont été en partie récupérées par les actrices politiques. Ainsi, le fait que les instigatrices politiques soient présentes dans une plus grande proportion de conflits lors de la dernière période que lors des deux autres témoigne du changement de statut de plusieurs femmes : elles exercent maintenant un pouvoir politique. D’actrices sociales, instigatrices ou objectrices, elles sont devenues instigatrices politiques. Que les journalistes leur accordent plus de visibilité quand elles obtiennent du pouvoir politique est intéressant.

La deuxième hypothèse avançait qu’un ou plusieurs des quatre différents types d’activisme urbain féminin mis en lumière par Wekerle et Peake (1996) seraient visibles à travers les types et les enjeux des conflits. Cette hypothèse n’a pu être vérifiée de façon complète dans cette recherche. Cependant, il ressort de nos analyses qu’il existe un lien statistique entre les types de conflits et la présence d’instigatrices et entre les types de conflits et la présence d’objectrices. À chacune des trois périodes étudiées, la présence des instigatrices est particulièrement importante dans les conflits liés à l’approvisionnement et à l’accès aux logements et aux services urbains. Les conflits liés à l’administration ont vu la présence des instigatrices croître de façon notable lors de la dernière période. Cela traduit une augmentation de la participation des femmes aux processus administratifs et décisionnels. Pour leur part, les objectrices sont présentes dans de plus nombreux conflits. Ceux liés à la localisation, à l’accès et à la protection sont les conflits dans lesquels ces femmes participent le plus à chacune des trois périodes. Les enjeux sociaux sont ceux qui présentent les plus fortes proportions de présence de femmes. Ces enjeux sont également ceux pour lesquels les femmes tiennent le plus souvent leur rôle de dispensatrices de soins. De plus, la présence de femmes instigatrices et objectrices augmente au fil du temps dans les conflits aux enjeux non sociaux. Il y a donc diversification des enjeux portés par les femmes impliquées dans les conflits urbains.

Finalement, lorsque les luttes autour de la qualité de vie sont analysées, il ressort que la proportion de conflits dans lesquels il y a 1) présence de femmes impliquées en tant que mères de famille et 2) l’enjeu qualité de vie diminue d’une période à l’autre pour les objectrices et pour les instigatrices bien que cette diminution soit beaucoup plus prononcée chez celles-ci que chez celles-là. Ainsi, aujourd’hui dans la région de Québec, les femmes ne s’engagent plus dans les conflits axés sur la qualité de vie en tenant principalement leur rôle de mères de famille. Cependant, et bien que le rôle joué par les femmes sur la scène urbaine se soit diversifié avec les époques, nos résultats témoignent quand même du fait que plusieurs femmes s’impliquent encore dans les conflits en tenant leur rôle « genré » de dispensatrices de soins. Les activités que pratiquent les femmes qui militent sur la scène urbaine sont multiples, complexes et surtout multidimensionnelles, l’activité conflictuelle n’étant qu’une de ces multiples dimensions.