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La sonnette de Mme Aubernon

Pour cet article qui portera, en bonne partie, sur le petit genre de l’anecdote, quoi de mieux, pour commencer… qu’une anecdote. Elle porte sur Mme Aubernon, salonnière célèbre du dernier tiers du xixe siècle, qui inspira Mme Verdurin à Proust. Mme Aubernon avait une bien curieuse façon de diriger les conversations, à l’aide d’une sonnette avec laquelle elle imposait le silence à ses convives. Ceux-ci, écrivait Laure Riese en 1962, « dissertaient sur les passions du coeur entre les fameux coups de cette sonnette en porcelaine de Sèvres, restée légendaire [1] ». Or, à lire ce que nombres d’historiens et de critiques écrivent sur Mme Aubernon, son salon semble se résumer à cette sonnette décidément bien bruyante. « Sa sonnette est demeurée célèbre qui empêchait le malheureux convive d’interrompre l’orateur du moment, fut-ce pour réclamer des petits pois [2] », écrit Émilien Carassus. « Dîners chronométrés, disciplinés, réglés comme les actes d’une pièce, qu’elle préside avec une sonnette en porcelaine de Sèvres [3] ! » s’exclame pour sa part Marie-Thérèse Guichard. Le convive avait la parole « et la conservait jusqu’au moment où une sonnette agitée par la salonnière autorisait d’autres interventions [4] », confirment à leur tour Leroy et Bertrand-Sabiani dans leur récente Vie littéraire à la Belle Époque. Et revoici les petits pois, chez Anne Martin-Fugier cette fois : « Mme Aubernon était célèbre pour ses conversations dirigées non pas à la baguette mais à la sonnette, sur une question donnée. Une seule personne devait parler à la fois, et elle rappelait à l’ordre tout autre convive qui prétendait prendre la parole… même si c’était pour redemander des petits pois [5]. » On pourrait donner d’autres exemples, Rémy Ponton notamment, qui cite Laure Riese dans son article sur la « Naissance du roman psychologique », ou encore Christophe Prochasson qui, plus subtilement, ne parle pas de la sonnette mais se contente de signaler que Mme Aubernon était « célèbre pour la rigueur de sa mise en scène [6] »…

Il ne s’agit pas de disqualifier des recherches en général instructives et bien menées, mais plutôt de montrer, à travers le ressassement d’une anecdote de salon colportée de texte en texte, que l’ambition de radiographier le discours pour voir au-delà ne va pas sans problème. L’anecdotique sonnette apporte sans doute une touche de vraisemblance au texte critique, à la manière d’un lieu commun qui se « naturalise » de lui-même. L’anecdote propose une petite tranche de vécu mondain qui donne l’illusion de plonger dans le réel, alors qu’en vérité elle est construite sur des conventions et que, selon d’autres conventions, elle circule à travers les esprits et les textes ; elle fonctionne sensiblement de la même façon que le cliché en littérature, texte qui se fait oublier comme texte et qui « contribue à la construction d’une illusion référentielle [7] ». Ce genre de « petits faits vrais » a, depuis toujours, contribué à forger un imaginaire mythique de la sociabilité dont l’historiographie est souvent complice, peut-être à son insu, par imprégnation. Lorsqu’il est question de sociabilité mondaine, il y a tout lieu de croire que la critique est particulièrement encline à céder à l’illusion référentielle et aux travers de l’anecdotisme.

L’anecdote, petite fiction médiatique

Pour parler plus sérieusement de l’anecdote, je voudrais donc lui conférer son juste fondement, qui est double. La première assise sur laquelle repose l’anecdote est son caractère essentiellement fictif. On doit étudier ce microgenre comme un texte qui s’embarrasse peu de références et qui a surtout le souci de la vraisemblance et du divertissement. Pour preuve de ce statut de l’anecdote, on pourrait rappeler l’intégration du genre, par les écrivains, à même leurs textes de fiction. Il en va ainsi, par exemple, de Paul Bourget, chef de file des romanciers psychologues et mondains qui, en décembre 1905 dans le magazine Je sais tout, signe une nouvelle qui met en scène, de façon à peine voilée, Mme Aubernon, son salon et sa sonnette. Voici ce qu’écrit Bourget au début de l’histoire : « une légende prétendait qu’un jour, quelque mauvais plaisant lui avait fait la farce de répondre, après l’avoir invitée par sa mimique, à imposer ainsi le silence : “‚ Oh ! madame, ce n’était pas la peine. Je voulais simplement redemander des épinards” [8] ». Je fais grâce au lecteur de la longue critique des sources qui permettrait de savoir comment les épinards de Bourget sont devenus les petits pois des historiens, et j’attire l’attention sur le fait que Bourget qualifie de « légende » cette petite histoire. La série des « Salons parisiens » que Proust publie dans Le Figaro en 1903 et 1904 est un autre exemple, plus connu celui-là, d’une écriture mondaine attirée par la fictionalisation et l’anecdote, et constitue une très bonne source de sociabilité représentée [9]. Je ne reviendrai pas sur le fait que Proust a consigné de nombreuses anecdotes dans ces articles, qu’il a plus tard intégrées dans À la recherche du temps perdu. L’anecdote est donc bien, toujours, un texte ressassé par le discours social et que l’on ne fait que réécrire.

Le second aspect fondamental du microrécit anecdotique, comme le montre l’exemple des articles de Proust publiés dans Le Figaro, est sa qualité médiatique. Certes, le genre des mémoires, source profuse de mondanité représentée dont s’inspire Proust [10], est farci d’anecdotes et de petits récits que les familiers des salons et de la vie parisienne se plaisent à diffuser. Les mémorialistes légitiment leur texte dans le geste même de la divulgation : les anecdotes qu’ils enchâssent dans le cours de leur récit sont la preuve d’une connaissance intime des milieux décrits. Là n’est pourtant pas l’essentiel. L’anecdote — dans ses qualités structurelles et génériques — est un texte répétitif, à l’origine incertaine (nul ne peut s’en prétendre l’inventeur puisqu’on ne fait toujours que la rapporter), voué à une circulation qui excède les milieux concernés parmi un lectorat anonyme. Périodicité, collectivité de l’écriture, référence à une certaine actualité ou du moins à un savoir hors-texte, horizon d’un public anonyme : ce sont bien là des traits médiatiques, caractérisant un texte imprimé expressément destiné à la scène publique de la vie parisienne. C’est pourquoi je voudrais analyser l’anecdote et les petits récits voisins — la rumeur notamment, dont la logique est aussi pleinement médiatique — en restreignant le corpus à ces petits filets de textes qui émaillent les colonnes des « Échos » de certains journaux des années 1890 et 1900 [11]. On retrouve là, dans cette rubrique aussi hétéroclite qu’essentielle au périodique du xixe siècle, l’anecdote « toute nue », si l’on peut dire, dans sa forme primitive et non enchâssée dans un récit plus long. En outre, si l’objet étudié n’est pas uniquement l’anecdote de salon et déborde vers des formes plus triviales et populaires, relevant souvent du demi-monde et des bruits du Boulevard, c’est que précisément l’anecdote, par son caractère médiatique, est un vecteur transsocial qui traverse aisément les échelons de la distinction. Je préciserai plus loin la différence qui existe entre le carnet mondain — autre genre médiatique très en vogue dans la presse mondaine — et les anecdotes. Il reste enfin que la petite anecdote mondaine voisine très certainement, dans les échos, avec cet autre microgenre qu’est la « nouvelle à la main » (l’histoire drôle) et dont traite Marie-Ève Thérenty dans le présent dossier.

À la fois microgenre et topique, autant thème inscrit dans le récit que caractère fonctionnel du texte de presse, le microrécit provoque l’illusion de sa complétude. Pourtant, s’en tenir là ne serait percevoir qu’un aspect du microrécit. Comme le fait divers dans la presse populaire, lequel « dérange, bouleverse, et met à mal l’ordinaire policé de la société [12] », le fait divers mondain est joint au journal et, par là, ne se cantonne pas à sa propre immanence [13]. L’anecdote est donc la version mondaine du fait divers de la presse populaire. Comme le fait divers, l’anecdote suggère un en-dehors du discours social, une réalité pratique et des gestes concrets. Ce « petit fait vrai » est le récit quotidien des « affaires » mondaines, la petite actualité qui fera le succès des discussions du lendemain. Le périodique mondain se spécialise dans les drames « élégants » : il laisse aux autres le souci de la « grosse affaire sociale » et s’évertue à monter en épingle l’information minuscule :

Tandis que l’on juge aux assises le procès des anarchistes, dans une autre partie du Palais, ce n’est pas une grosse affaire sociale qui se déroule, mais une triste affaire mondaine, un scandale qui amène sur les bancs de la huitième chambre correctionnelle deux jeunes élégants, apparentés à des familles fort connues à Paris [14]

L’anecdote mondaine occulte l’actualité populaire, le scandale politique autant que les drames trop crus des faits divers sanglants qui occupent la une du Petit parisien. Exit les grandes affaires qui passionnent l’opinion publique : la mondanité est un monde étanche qui a sa propre émanation de scandales, ses petits événements, ses faits cocasses ou remarquables, à un niveau où ce microcosme médiatique paraît recouvrir et occulter le macrocosme de l’actualité. Inversion de l’actualité « sérieuse », tout est prétexte à l’élaboration d’un petit divertissement, grâce à une mise en récit et à l’exploitation d’indices de fiction : dialogues (comme le montrera le prochain exemple), commentaires d’un narrateur extradiégétique, coup de théâtre (l’anecdote reproduit ainsi, en plus concentré encore, les ingrédients de la nouvelle), mélange d’économie textuelle et d’outrance des caractères, qui relève de ce que Florence Goyet appelle la « caractérisation paroxystique » du récit court [15]. Je cite, à titre d’exemple, la petite histoire suivante :

Toujours drôle, ces choses-là !

La scène se passe dans le cabinet d’un grand cabaret du boulevard. Quelques confrères en joyeuse compagnie boivent sec et parlent haut.

Comme les cabinets sont de véritables lanternes, on entend tout ce qui se dit dans le cabinet voisin. Naturellement, on casse du sucre sur le dos de ses amis absents, et comme c’est d’un directeur qu’on parle, on l’arrange de la belle façon. Il n’a aucun talent, et patati, et patata. C’est un vrai concert d’épithètes plus malsonnantes les unes que les autres.

Tout à coup, la porte s’ouvre ; un maître d’hôtel apparaît avec un pli cacheté.

— Monsieur X… ? demande-t-il.

— C’est moi, répond la plus mauvaise langue de la bande.

Il ouvre le billet, et, stupéfaction, le mot est du directeur mis sur le gril un instant auparavant.

Le billet portait :

« Vous êtes vraiment trop aimable, lorsque vous parlez de moi. Soyez moins élogieux une autre fois, ou autrement parlez plus bas ».

Tête du monsieur [16] !

L’anonymat, la mise en récit, les dialogues, tout fait pencher cette anecdote du côté de la fiction. Les petits commentaires qui encadrent le récit « signalent » l’anecdote : « Toujours drôle, ces choses-là ! » et « Tête du monsieur ! ». Mais il reste que bien des anecdotes contiennent des indices de vérité qui visent à colorer ces microfictions d’une certaine authenticité et à les distinguer de la fiction avérée de la nouvelle à la main. Le procédé de l’encadrement, qui permet une insertion des commentaires d’auteur, est courant, et parfois très affirmatif ; ainsi une anecdote commence-t-elle tout simplement par : « La nouvelle est vraie [17]. » Par ailleurs, tout indice de temporalité rapprochée viendra aussi soutenir l’authenticité du texte : « Il vient d’arriver une drôle d’aventure au comte Z. de D… » Cette « drôle d’aventure » s’est déroulée « le 31 décembre dernier » et « le 1er janvier au matin », précise La France mondaine du 5 janvier [18]. Objet périodique et donc objet datant, le journal parie ici sur sa propre autorité. C’est pourquoi, autre petit truc réaliste, il aura fréquemment recours à l’autoréférence : « Nous avons parlé dernièrement d’une grande dame qui voudrait bien réintégrer la couche nuptiale [19] », etc. Petit « monde possible », l’anecdote joue donc sur le caractère quelque peu ambigu de sa référence.

Mais ce qui s’impose avec le plus d’évidence dans le genre de l’anecdote, comme le montre la longue citation précédente du Gil Blas, c’est la mise en scène de la circulation de la parole et de la socialisation langagière [20]. C’est la parole qui est l’événement, une parole tantôt spectaculaire et outrancière, se diffusant dans la vie parisienne un peu au hasard, une parole tantôt tempérée car prise en charge par le récit et rapportée indirectement. Tout se passe donc comme si le savoir ultime de l’anecdote était un savoir oral, échangé de bouche en bouche, ce qui pose la question du rapport qui peut exister entre la conversation et le texte du journal. Car l’anecdote est bien souvent un texte imprimé qui cherche à produire l’illusion de la parole vive. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de retrouver dans les mêmes journaux ce lieu commun symptomatique selon lequel le journal a remplacé les belles conversations d’autrefois. Les mondaines d’aujourd’hui, déplore-t-on dans l’hebdomadaire Tout-Paris, « parcourent les journaux comme un magasin [21] ». On préfère désormais la médisance et les ragots, on se laisse entraîner à la curiosité un peu vaine qu’assouvit le journal. De façon moins péjorative, Paris, comme l’écrit Jules Claretie en maints passages de ses chroniques du Temps, est la ville-rumeur par excellence, et le Parisien la quintessence du curieux : « Je crois bien que la véritable passion du Parisien, à tout prendre, c’est la curiosité. Il est curieux de tout on-dit, et s’il ne transforme point son immense Paris en une gigantesque ville de province, c’est qu’il modifie et sertit le cancan en en faisant matière à causerie et qu’il traite le racontar vulgaire comme un objet d’art [22]. » En cela le journal n’est que la caisse de résonance des bruits qui agitent la ville, un endroit où s’affichent les mots, se diffusent les lieux communs, avant leur appropriation par les lecteurs. Ainsi des opinions toutes faites dont la presse regorge et qu’elle met à disposition des causeurs : « l’on peut se procurer, et bien facilement, celles qu’il est convenable de confesser publiquement : car elles sont contenues dans le Gaulois, le New York Herald », écrit la Gazette du bon ton en 1913 [23]. Tarde répétera ce lieu commun dans sa théorie de l’opinion : « Tous les matins, les journaux servent à leur public la conversation de la journée [24]. » Certes, les liens entre la presse et la conversation sont difficiles à mesurer, mais pour imprécis qu’ils soient, ces constats sentent néanmoins que le régime médiatique a imposé de nouvelles modalités à l’échange social et à la conversation. Or, s’il existe une variante du microrécit qui a tous les traits de l’anecdote mais qui met en scène de la façon la plus explicite qui soit la circulation de la parole, c’est bien la rumeur.

L’anecdote à caractère rumoral

On l’aura compris, la rumeur ne sera pas conçue ici comme la propagation d’une nouvelle dont un travail d’historien consisterait à établir les origines, la circulation et l’authenticité [25]. Il m’importe surtout de reconnaître une classe de petits récits qui ont structurellement les attributs de la rumeur. Elle doit d’abord se présenter comme un discours collectif ; le journal ne l’inscrit que comme texte-relais d’un échange antérieur ou en cours, largement diffusé ; elle est une petite narration qui apporte une information, souvent médisante, qui séduit particulièrement parce qu’elle paraît sans origine, « inoriginée » écrit justement Jean-Louis Dufays [26]. On peut donc dire que la rumeur, particulièrement volatile, est partout et nulle part à la fois, et que le journal n’est qu’une instance parmi d’autres de sa transmission, une cristallisation de ce qui s’est échangé avant que le journal n’épingle ces bribes d’oralité. Parce qu’elle a la propriété d’être sans propriétaire, elle contient la potentialité d’une socialité future, elle donne l’impulsion d’un échange à venir : elle se rapproche du commérage, dont Norbert Elias indique que s’il ne produit pas la socialité en tant que telle, du moins il la confirme [27]. Enfin, et surtout, la rumeur comporte une « signalétique rumorale » qui la conduit à s’autodésigner comme rumeur et à intégrer à son texte les conditions de sa circulation, ce qui en fait une émanation discursive très moderne, aux frontières de la littérature et de la fiction.

Depuis son lancement en 1879, le Gil Blas s’est fait une spécialité de ce type d’« informations », qui concerne surtout les échos du demi-monde, l’univers des cocottes et les « chambrées » des plaisirs parisiens. La rumeur y apparaît bien dans son aspect plus suggestif qu’informatif. Dans Bel-Ami, Maupassant a bien décrit ce petit monde médiatique du sous-entendu. Lorsque Duroy est nommé chef des « Échos » de La Vie française (le modèle en est certainement le Gil Blas, auquel Maupassant a beaucoup collaboré), l’auteur rappelle le mandat de la rubrique :

Entre deux soirées mondaines, il faut savoir glisser, sans avoir l’air de rien, la chose importante, plutôt insinuée que dite. Il faut, par des sous-entendus, laisser deviner ce qu’on veut, démentir de telle sorte que la rumeur s’affirme, ou affirmer de telle manière que personne ne croie au fait annoncé. Il faut que, dans les échos, chacun trouve chaque jour une ligne au moins qui l’intéresse, afin que tout le monde les lise. Il faut penser à tout et à tous, à tous les mondes, à toutes les professions, à Paris et à la Province, à l’Armée et aux Peintres, au Clergé et à l’Université, aux Magistrats et aux Courtisanes [28].

Tout en suggérant que la rumeur porte un sous-texte parfois plus important que le texte lui-même, Maupassant résume bien l’aspect collectif de la rumeur, sa diffusion large, son ouverture vers divers publics aussi. Elle établit de discrètes sutures entre des mondes a priori étanches. Pour construire cet effet polyphonique, les journalistes ont souvent recours au pronom indéfini, ce fameux « on dit » que Jean Sgard a étudié dans les gazettes du xviiie siècle [29]. L’emploi du « on » permet de décharger le journaliste de sa responsabilité de locuteur, en renvoyant l’information à une source diffuse ; comme l’écrit Sgard, « [il] se substitue à la voix unique du rédacteur et la fait oublier […]. Il crée cette impression d’évidence et d’unanimité qui est nécessaire à la consolidation du récit [30] ». Ainsi des expressions caractéristiques comme « on dit que », « on parle de », « on fait grand bruit de », « il est question de », qui suggèrent la parole relayée : « On parle beaucoup en ce moment, dans les salons de la haute bourgeoisie […] », « On fait grand bruit en Belgique autour d’un duel qui vient d’avoir lieu […] [31] », etc.

La rumeur est lacunaire à plusieurs titres : elle est généralement non signée et dissimule le nom d’une ou de plusieurs personnes impliquées. Elle se livre dès lors de façon énigmatique. Le degré d’obscurité le plus élevé que l’on puisse enregistrer est atteint par Le Mondain : « On parle beaucoup d’un divorce mondain, dont la cause est d’un ordre très intime. Cherchez et vous trouverez… peut-être [32]. » À ce niveau d’opacité, la rumeur n’est plus que le reflet d’un lointain bavardage. Tout se passe comme si le texte ne faisait que renvoyer à lui-même et que le seul message était qu’il y a, justement, message : parole, bavardage, échange. C’est dire que le journaliste doit renvoyer, explicitement ou non, au savoir du lecteur, lui déléguer l’essentiel d’une information à reconstruire. Le microrécit rumoral est un acte de connivence entre le journaliste et le lecteur, et par là un acte de socialisation ; on apostrophe le lecteur, on le prend à partie : « Depuis quelques temps, une des femmes les plus jolies du monde qui s’amuse — cherchez, et comme vous la connaissez tous, vous trouverez aisément son nom, — recevait les écrits les plus violents d’un amoureux aussi incendiaire qu’inconnu [33] »…

La rumeur est généralement suspensive, elle ne propose pas de résolution à toutes ses tensions. Ancrée dans le présent, comme le montrent bien les multiples occurrences de ces marques de l’actualité que sont certaines expressions caractéristiques (« en ce moment », « ces jours-ci »), l’emploi du présent de l’indicatif et du futur simple pour annoncer le dénouement, la rumeur est une métonymie de l’actualité, livrée dans une écriture hâtive, rapidement périmée, destinée à une consommation rapide. C’est pourquoi elle convient parfaitement au périodique, qui peut la présenter comme un récit suivi, un mini-feuilleton avec ses rebondissements et ses révélations d’un numéro à l’autre. Elle se conclut souvent par une ouverture, une action future qui en sera le dénouement non encore advenu :

Encore un clubman qui va disparaître ! On raconte que le jeune de X…, dont les couleurs sont connues sur le turf, est complètement ruiné ! Ses chevaux de courses doivent être vendus prochainement. Quand au propriétaire, il part, dit-on, pour le Canada [34] !

Il reste à souligner l’existence, plus problématique, de ce que l’on pourrait intituler la rumeur cachée, forme très subtile du sous-entendu. Elle est l’état maximal du microrécit lacunaire, mais n’en reprend pas les éléments structurels car elle ne se signale pas explicitement comme rumeur. En fait, il s’agit de « laisser parler les faits », au risque qu’aucun sens second n’en découle, ou qu’au contraire naisse un sens second là où il n’y en avait pas. La difficulté d’analyse provient du fait que toute l’activité interprétative est abandonnée au lecteur, auquel on laisse le soin d’effectuer les rapprochements qui vont de soi, souvent occultés dans le posé du texte. Certes, il peut être hasardeux de chercher à établir avec exactitude les connexions, vagues par définition, auxquelles le lecteur procède entre un texte, d’autres textes et leurs implicites ; mais la proximité des textes dans l’espace restreint d’une même publication est déjà l’indice d’une interaction particulière et d’un sens fondé sur l’interlisibilité.

On peut risquer une courte analyse à partir d’un exemple tiré du Paris-mondain. En première page de ce petit hebdomadaire du milieu des années 1890, le chroniqueur applique d’abord la recette habituelle de la chronique : il choisit une anecdote, un fait d’actualité, un duel, une rumeur persistante, puis donne librement son avis, conseille ou s’indigne. Sans transition, ce texte très subjectif laisse peu à peu la place à « l’objectivité » du carnet, qui déroule alors son lot d’informations courantes. L’effet recherché, même s’il n’est pas posé tel quel, est de « laisser parler les textes d’eux-mêmes », autrement dit de produire un effet contaminant, un enrichissement de sens de la partie non commentée par la partie commentée. Ainsi en est-il de la livraison du 30 septembre 1894. Au début de la chronique, le ton est au petit badinage personnel et à l’emploi du « je » ; les commentaires d’auteur sont fréquents. Il s’agit en l’occurrence d’une petite anecdote qui court dans le monde :

C’est par un des derniers beaux jours de cette semaine, que cette petite anecdote m’a été contée. Je me demandais pourquoi le comte X… était si peu empressé pour la jeune comtesse ; il n’y a pas quatre mois en effet, que le Paris mondain assistait au grand complet à leur mariage. Oh ! me dit un intime, tout passe parfois bien vite, mais leur amour à peine éclos n’est pas éteint, c’est sous un monceau de cendre qu’il couve et voilà pourquoi.

Monsieur, prétextant je ne sais plus quoi, avait quitté la comtesse et lui disait que s’il rentrait un peu tard il ne faudrait pas trop lui en vouloir. La comtesse le pria alors de ne pas trop se hâter, car elle profiterait de cette soirée pour la consacrer à sa tante ; et trois heures après, deux couples se croisaient au bois sous l’épaisse charmille d’une des allées les plus retirées. Le comte salua la comtesse qui se trouvait avec un de ses intimes et s’en fut souper jusqu’au matin chez une autre comtesse amie de sa femme avec laquelle il se trouvait au moment de la rencontre funeste.

Or, dans la rubrique « carnet mondain » qui suit immédiatement et sans transition cette chronique, quelques lignes plus bas, on lit des annonces aussi innocentes — du moins en apparence — que celle-ci : « Le comte et la comtesse de Pontevès-Sabran, de retour de leur voyage de noces, sont rentrés à Paris. Le jeune ménage passera très probablement l’hiver au Caire ». On pourra convenir de la parfaite innocence du texte. Mais n’existe-t-il pas la possibilité d’une « rencontre funeste » entre cette note et l’anecdote précédente, d’un rabattement du sens de la seconde sur la première ? C’est l’imagination seule qui actualise ce rapprochement indélicat. On peut malgré tout supposer que cette note n’est pas « riche » dans sa lettre, mais qu’elle l’est de la surimposition avec un vaste déjà-dit/déjà-écrit que le texte précédent du chroniqueur peut contribuer à rappeler, bien que cela demeure de l’ordre de l’approximation. Du moins nul microgenre autre que la rumeur ne montre-t-il de façon plus limpide la fiction du texte mondain, l’illusion de la pratique qu’il porte et la logique de sa circularité-circulation. Texte avant tout, texte qui renvoie à d’autres textes, c’est là le jeu sans fin sur les échos du monde et leurs fictions.

Hypothèses sociocritiques sur le fait divers mondain

Il faut maintenant revenir sur le caractère faussement immanent des microrécits : si l’un de leurs traits essentiels est de provoquer l’illusion de leur complétude, ceux-ci sont bien imbriqués dans le journal. Rumeurs et anecdotes semblent à première vue entretenir quelques affinités avec le carnet, autre genre caractéristique de la presse mondaine qui propose des comptes rendus très impersonnels des réunions mondaines [35]. Si le caractère bref et formaté du carnet le rapproche des deux microgenres dont il est question ici, des contradictions notables apparaissent qui font du journal, comme l’écrit Maurice Mouillaud, un « texte sous tension [36] ». Le carnet mondain a tendance à faire de la mondanité un rite plus qu’un événement. Anachronique, apparemment clos sur lui-même et résolument affirmatif, le carnet fige l’histoire dans un cycle de l’éternel retour du même. Anecdotes et rumeurs s’ouvrent davantage à l’événement, à l’instabilité, au présent et à la fiction. Elles s’ouvrent également à des formes de sociabilités plus populaires, plus spectaculaires aussi dans certains cas, comme le monde des théâtres, du caf’conc’, des villégiatures. Elles s’épanouissent donc souvent dans des périodiques à caractère plus boulevardier que strictement mondain, mais cette frontière n’est pas rigoureusement étanche, et certains périodiques sont des organes aux frontières sociales assez étendues : de nombreux journaux font en effet cohabiter ces microgenres, notamment Le Gil Blas, La Vie parisienne, la Gazette du High Life et de multiples petites feuilles titrées ou sous-titrées « Tout-Paris ». Entre carnet et microrécits, il y a donc un écart dans la logique de la distinction, mais aussi, plus subtilement, dans la façon dont ces textes conçoivent et dessinent leur situation dans l’espace public : si le carnet conforte le mythe d’une mondanité close, délimitée et bien protégée, le microrécit s’ouvre à l’inorigine de la parole anonyme, bien commun circulant un peu au hasard, dessinant une sociabilité éclatée et décentrée.

Le microrécit est donc le signe de ce qui est désormais bien davantage la « nébuleuse mondaine [37] » que le monde. Car s’il est « en tension », c’est que le journal, comme l’écrit encore Mouillaud, est « le symptôme d’un monde qui ne possède plus son unité [38] ». Bien entendu, Mouillaud ne parle pas ici de la mondanité, mais de l’expérience du monde comme sentiment de la totalité, expérience désormais impossible. Le journal, unité toujours menacée d’éclatement, tendue entre actualité et histoire, est devenu l’emblème morcelé de la modernité. Qu’en est-il en ce cas du monde, de la mondanité ? Quelle place reste-t-il à la rencontre directe, à l’échange, dans un monde de la médiation-médiatisation ? Comme l’écrit Dominique Wolton, « plus la communication médiatisée s’améliore, brisant les échelles de temps et d’espace, plus la communication directe, physique, avec autrui paraît davantage contraignante [39] ». En donnant l’illusion de l’immédiateté et de l’appréhension directe du réel — « comme si on y était » —, rumeurs et anecdotes ne font que souligner en creux la distance et l’éloignement du lecteur, l’écart de la médiation. En dramatisant la circulation des bruits, en multipliant les lacunes, elles accentuent l’importance des liens incertains qui sont au fondement de leur transmission. En ce sens, la représentation de la mondanité dans le journal — la publicisation du monde — peut être perçue comme le symptôme plus profond d’une sociabilité en transformation dans un monde médiatisé.

Là se trouve sans doute l’enseignement sociocritique que l’on peut tirer du microrécit mondain, qui tient à sa nature médiatique. La lecture du journal n’est-elle pas en soi une forme de sociabilité — et, en ce cas, la sociabilité médiatique n’est-elle pas porteuse d’effets sociaux ? En dessinant les contours mouvants d’une société instable, les microrécits ne parlent-ils pas indirectement de la société distante et anonyme de leurs lecteurs ? L’hypothèse mérite d’être lancée, dans un contexte où les contemporains de l’âge d’or du journal sont confrontés aux larges perspectives des « communautés imaginées », pour reprendre les termes de Benedict Anderson [40], qui qualifiait ainsi l’unification des espaces nationaux par regroupement d’individus aux liens médiatisés. Anecdotes et rumeurs sont des éléments de sens commun et d’échange, petites fictions d’une société qui s’imagine à travers ses représentations, dans cet espace de sociabilité journalistique qui tisse des liens et les représente tout à la fois. En mettant au centre de l’attention la question de la connaissance et de la circulation des savoirs sociaux, en faisant mine de rassembler les lecteurs — en les apostrophant par exemple — et de les inclure dans la chaîne de la transmission de leurs « révélations », ces microrécits se donnent à lire comme la métaphore de l’échange social, voire de l’acte même de la lecture du journal, cette « extraordinaire cérémonie de masse [41] » qui réunit les lecteurs par-delà leur éloignement. En un mot — hypothèse qu’il faudrait tester sur une plus longue durée et sur d’autres genres journalistiques mondains (la chronique, le carnet, la relation des grandes fêtes du tout-Paris) — la mondanité représentée dans le journal aurait pour référence indirecte, par ombre portée, l’expérience médiatisée de la vie sociale.