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Les entreprises privées bénéficient d’une forte montée en puissance dans le jeu des grands acteurs économiques internationaux, notamment par le canal des flux d’investissements internationaux et des nouvelles formes de gouvernances libérales favorables au marché. Les grandes firmes multinationales ont de moins en moins en face d’elles les contrepouvoirs des États. Ceux-ci se préoccupent a priori de la défense de l’intérêt public, mais ils sont mis eux-mêmes en concurrence dans les choix faits par les entreprises. La question de ce livre est la suivante : Comment peut-on rétablir un équilibre entre les intérêts des entreprises et l’intérêt public ?

Dans son introduction, Michèle Rioux s’interroge sur l’obéissance des marchés et des sociétés au seul hasard de la liberté (Campagnolo). Aujourd’hui, la compétition internationale est de plus en plus déterritorialisée et autonome, ce qui crée des déséquilibres inacceptables sur le double plan éthique et politique. Les États et leurs territoires sont mis en concurrence, ce qui limite considérablement leur autonomie. Les stratégies du « cavalier seul » deviennent monnaie courante. Après avoir mis en évidence la définition de la mondialisation selon le fmi, perçue comme un processus historique qui est le fruit de l’innovation humaine et du progrès technique, la perception linéaire est contestée. La globalisation économique ne concerne pas seulement l’internationalisation des échanges. S’il se présente comme un puissant processus de transformation du monde, le processus de libéralisation a favorisé les situations des pouvoirs monopolistiques des entreprises et il n’est pas nécessairement une source de progrès pour l’ensemble de l’humanité. La multinationalisation et la déterritorialisation ont fait l’objet de nombreuses analyses théoriques, notamment de Dunning. L’entreprise est dorénavant placée au premier rang des acteurs de l’économie, elle devient le vecteur d’intégration principal et les États ne peuvent intervenir sans être, au moins partiellement, sous leur influence. L’intégration se fait en profondeur, avec la mise en place de réseaux transnationaux. Aujourd’hui, le triangle de la coopération internationale est devenu impossible à construire, car il cherche à la fois à assurer l’autonomie des marchés, la préservation de la souveraineté des États et la mise en place d’une régulation institutionnalisée. Le modèle dominant implique à la fois l’autorégulation et le compétitivisme. Or, la promesse de la gouvernance mondiale n’est réalisable que si le mode de régulation ne favorise plus systématiquement les formes privées d’autorité internationale.

Au chapitre 1, C.A. Michalet recherche les contrepouvoirs à la mondialisation. Les États-nations et le système des organisations internationales se sont affaiblis, les syndicats sont dépassés, on assiste à l’hypostasie des marchés. Il est alors nécessaire de reconstruire ces contrepouvoirs, par la recherche improbable d’une souveraineté supranationale, de la construction de nouveaux États-territoires, d’une régulation internationale des marchés (prometteuse, mais fragilisée par la capture de cette régulation par les agents privés) ou de l’émergence de nouvelles forces sociales (notamment par le canal des ong). Les contrepouvoirs sont aujourd’hui inexistants ou équivoques.

Pour Anik Veilleux (chap. 3), les codes de conduite constituent potentiellement des instruments intéressants de régulation des firmes multinationales. Ils peuvent s’exprimer sous quatre formes : 1. la régulation internationale suppose une coopération des États au sein d’institutions internationales ; 2. l’autorégulation laisse les firmes responsables de l’élaboration et de l’application, sur une base volontariste, des codes de conduite ; 3. la régulation privée implique une coopération d’organismes privés internationaux ; et 4. la corégulation propose une coopération entre les grands acteurs économiques internationaux (organisations internationales, firmes multinationales, ong et États). Aujourd’hui, on assiste à une tendance à la privatisation de la régulation, malgré les efforts de certains États et des ong. Or, la régulation devrait d’abord être l’oeuvre des États.

Claude Serfati (chap. 4) analyse le cas de la finance globale. Il met en lumière la montée en puissance des organisations financières. Les enjeux de gouvernance de la finance globale interfèrent de plus en plus dans l’économie mondiale. Les marchés financiers se sont internationalisés en peu de temps et les États ont construit des marchés. Il en résulte l’apparition de crises aggravées par l’interdépendance systémique. Aujourd’hui, la question des liquidités, de la solvabilité et des droits de propriété dépend des rapports de pouvoir des instances privées et publiques. Le pouvoir des États-Unis (et similairement du bloc transatlantique) est considérable. La puissance du capital financier américain est nettement supérieure à celle de ses concurrents, mais elle n’est pas suffisante pour expliquer la résistance du système financier international aux crises graves qu’il subit. La fragilité systémique n’a pas disparu. La mondialisation attend toujours son prêteur en dernier ressort, à défaut d’avoir, avec les États-Unis, un « consommateur » en dernier ressort et même un gendarme préemptif depuis 2001.

Pour Christian Deblock (chap. 5), la libéralisation de l’investissement aux États-Unis produit un effet mondial par réaction. Normalement, les principes généraux de l’investissement affirment la neutralité et la non-discrimination de leur traitement national, même s’il existe un contrôle de l’investissement étranger. Les négociations multilatérales (avec notamment le conflit Nord-Sud ou les discussions dans l’Organisation mondiale du commerce) et les négociations bilatérales ou hémisphériques permettent à la diplomatie commerciale américaine d’exercer une influence considérable. Si la mondialisation accepte volontiers les différences régionales, l’établissement de règles en matière d’investissement dans l’espace américain conduit à définir des cadres normatifs qui tendent à s’appliquer directement à l’échelle mondiale. Au fond, le régionalisme constitue aujourd’hui une option stratégique, qui risque, avec les nouvelles lignes de front de la résistance à l’hégémonie américaine, de constituer des mégablocs en concurrence.

Bruno Campbell, Pascale Hatcher et Ariane Lafortune (chap. 3) proposent une étude comparative sur la libéralisation des codes miniers en Afrique. Ils mettent en évidence trois générations d’accords, d’abord celui du Ghana, puis de la Guinée et enfin ceux du Mali, de Madagascar et de la Tanzanie. La réforme des cadres législatifs a permis l’amélioration de la situation des investissements directs à l’étranger en Afrique.

Pour Pascal Petit (chap. 6), dans le cas de l’Asie de l’Est, l’intégration régionale repose d’abord sur le secteur privé. Elle débouche même sur une division régionale hiérarchisée du travail imposée par les firmes multinationales. Aujourd’hui, Taïwan ou la Corée disposent de capacités technologiques de premier rang. Le développement de la Chine commence à inquiéter, dans sa capacité à devenir l’usine du monde et à attirer les investissements étrangers au détriment des autres pays de la région.

Pour Frédéric Lasserre (chap. 7), l’État vietnamien doit concilier sa souveraineté dans son insertion à l’économie globale et sa croissance à l’ombre de la Chine. Hanoi est obligé d’abandonner sa politique de puissance dans le cadre de la transition et il doit normaliser ses relations avec les États-Unis. Le pouvoir se sert du régionalisme et de la mondialisation pour faire face à la crise économique et à sa rivalité avec la Chine. La dynamique sociale produit de nouvelles inégalités, la crise du secteur public rend indispensables les capitaux privés et étrangers. Par contre, l’entrée du Vietnam dans l’omc divise toujours les membres du Parti. Le pays cherche à relancer sa croissance par les exportations et l’attraction des capitaux étrangers, tout en préservant le système politico-bureaucratique actuel. Face à une Chine plus retorse et paradoxalement plus flexible, le gouvernement vietnamien n’offre pas encore suffisamment de garantie au secteur privé pour atteindre les objectifs ambitieux qu’il s’était fixés.

Marcelo Solervicens (chap. 8) analyse l’influence de l’investissement direct étranger dans l’économie chilienne, dans une perspective historique. Si l’ide a joué un grand rôle dans les années 1990, depuis 1998 il s’oriente vers l’acquisition d’actifs existants par la voie des privatisations. La stratégie d’ouverture chilienne et sa spécialisation internationale qui a caractérisé son modèle sont en crise potentielle. Le cercle vertueux des exportations, lesquelles produisent des investissements et de l’emploi conduisant à la croissance économique et au développement, est remis en cause. Pour Mathieu Arès (chap. 9), l’industrie maquila (qui est fondée sur un mode de production en zones franches, annulant les droits tarifaires aux entrants importés à la production de produits réexportés) est dans la tourmente. Avec le resserrement des règles d’origine de l’Alena, l‘accès préférentiel aux marchés des États-Unis remis en question, et un pays devenu plus cher que la Chine, l’économie mexicaine est en situation potentielle de crise. Pour y échapper, il faut améliorer l’apprentissage technologique, mieux insérer les entreprises dans les réseaux mondiaux et chercher une spécialisation nationale à forte valeur ajoutée.

En conclusion, l’ouvrage propose à la fois des analyses serrées de la mondialisation et du rôle des entreprises et des études de cas portant sur des pays aussi différents que les États-Unis, l’Afrique, le Vietnam, le Mexique ou l’Asie de l’Est. Si le livre apporte de nombreuses informations de grand intérêt, il n’échappe pas à la critique d’une absence de ligne directrice. Chaque article est relativement indépendant des autres, ce qui rend la lecture hachée et d’intérêt inégal. En outre, l’analyse des entreprises est vue de l’extérieur, rarement de l’intérieur, Dans ces conditions, l’entreprise est abordée sous l’angle réducteur de l’intérêt public qu’elle n’a pas à satisfaire, au moins dans son action immédiate, sauf pour des raisons éthiques, morales ou environnementales. Il manque certainement un article sur le pouvoir des entreprises à l’intérieur de celles-ci et dans leurs relations avec l’ensemble des autres acteurs économiques internationaux. Pour autant, les analyses de Michèle Rioux ou de Claude Serfati offrent une lecture très utile du rapport entre le processus de mondialisation et le développement du secteur privé représenté par les firmes multinationales.