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Quel est l’objectif principal des livres blancs sur la politique étrangère ? De prime abord, la réponse semble évidente : un examen de politique étrangère permet à un gouvernement d’évaluer sa politique étrangère et de présenter de nouvelles orientations pour celle-ci. Cependant, étant donné la marge de manoeuvre limitée qu’offre le cadre de la politique internationale à la plupart des pays pour changer l’orientation de leur politique étrangère, il est probable que les dirigeants ont autre chose en tête lorsqu’ils décident de lancer un examen de politique étrangère et d’en consigner les résultats dans un livre blanc.

En effet, la plupart des analystes qui se consacrent aux livres blancs s’entendent pour dire que ceux-ci ont, en règle générale, un objectif stratégique plus large que de simplement énoncer une politique gouvernementale. À titre d’exemple, Audrey Doerr, qui a analysé les livres blancs publiés dans le cadre du système parlementaire canadien, a suggéré que ceux-ci ont eu un certain nombre d’objectifs symboliques, comme fournir de l’information sur des enjeux stratégiques importants, permettre aux gouvernements de rendre un enjeu ou un domaine stratégique plus accessible au public, et jouer un rôle « d’anticipation », c’est-à-dire prévoir l’apparition d’enjeux problématiques et soumettre des questions politiques épineuses à la considération du public[1].

Ceci dit, les livres blancs affichent également des objectifs politiques plus subtils, mais non moins cachés, qui touchent à la gestion politique. Le livre blanc, parce qu’il constitue un énoncé officiel de politique et qu’il est présenté dans un format à la fois pratique et facilement diffusable, s’est révélé un outil très efficace à la disposition d’un gouvernement pour communiquer à quiconque écoute – ou lit – qu’une orientation stratégique différente sera désormais privilégiée. En ce sens, les livres blancs sont des outils de gestion politique.

Ceci se reflète de façon évidente lorsque l’on s’attarde aux livres blancs de politique étrangère publiés par l’Australie et le Canada. Même si les gouvernements de ces deux pays ont depuis longtemps adopté l’approche britannique consistant à publier de façon périodique des livres blancs sur la défense[2], leur pratique au chapitre de la politique étrangère a différé grandement. Le gouvernement canadien a depuis longtemps recours aux examens officiels de politique étrangère. Politique étrangère au service des Canadiens, publié par le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau, en 1970, a été le premier énoncé de substance en la matière. Ce document a été suivi d’un second livre blanc sous le gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney, en 1986. Après le retour au pouvoir des Libéraux à la suite des élections de 1993, le gouvernement de Jean Chrétien a publié, en 1995, un énoncé de politique intitulé Le Canada dans le monde. Enfin, quand Paul Martin a pris la tête du Parti libéral – et le poste de premier ministre – à la fin de 2003, il a enclenché un processus d’examen de l’ensemble des politiques internationales du gouvernement, dont les résultats ont été rendus public en avril 2005 dans un document intitulé Énoncé de politique internationale du Canada. Fierté et influence. Notre rôle dans le monde.

En revanche, en Australie, les examens officiels de politique étrangère sont un phénomène plutôt récent. Malgré le fait que les gouvernements australiens, à l’instar des gouvernements canadiens, ont régulièrement eu recours à des livres blancs pour articuler des programmes et des stratégies dans le domaine de la défense nationale, ce n’est qu’en août 1997, soit un an après l’élection du gouvernement de coalition Libéral/National de John Howard, que Canberra a publié le tout premier livre blanc de politique étrangère de l’Australie. In the National Interest, comme son titre le suggère, visait à articuler une approche de la politique étrangère très axée sur l’intérêt national. À la suite des attentats perpétrés par des islamistes radicaux dans des boîtes de nuit de Bali, en octobre 2002, et qui ont fait près de 200 victimes, dont la plupart étaient des touristes australiens, le gouvernement Howard a publié un second livre blanc, Advancing the National Interest, qui se voulait la réponse du gouvernement australien aux attaques terroristes de Bali et du 11 septembre 2001.

Le présent article vise à comparer les objectifs très variés des examens de politique étrangère qui ont été réalisés au Canada et en Australie. Pour ce qui est du Canada, nous effectuons un bref survol du recours aux examens de politique étrangère pour ensuite avancer que leur unique objectif a essentiellement consisté à servir d’outil politique personnel aux premiers ministres. En effet, tous les nouveaux premiers ministres qui ont pris le pouvoir depuis la fin des années 1960 ont eu recours aux examens de politique étrangère pour articuler leur propre vision de la politique étrangère et se démarquer de leur prédécesseur devant tous ceux qui risquaient de porter une attention particulière à cette question : les membres du caucus parlementaire du premier ministre, les fonctionnaires des ministères internationaux et le public attentif. Fait intéressant, au Canada, les examens de la politique étrangère ont effectivement été des « instantanés[3] », comme l’a proposé William Hogg. En d’autres termes, une fois que les orientations de la politique étrangère du nouveau premier ministre ont été consignées par écrit au début de son règne, cet énoncé de politique est demeuré en vigueur tant et aussi longtemps que le premier ministre qui l’avait élaboré est resté au pouvoir. Aucun autre examen n’a donc été jugé nécessaire, peu importe le temps que le premier ministre ait été à la tête du gouvernement.

Par contre, en Australie, on observe une dynamique différente. Nous analysons les deux livres blancs sur la politique étrangère publiés dans ce pays pour démontrer que le livre blanc du gouvernement Howard de 1997 n’avait pas comme objectif principal de servir d’outil personnel au premier ministre, mais plutôt d’un outil pour le gouvernement dans son ensemble. Son objectif premier relevait de la politique nationale : établir une démarcation entre le nouveau gouvernement de coalition et son prédécesseur, le Parti travailliste australien. Qui plus est, Howard, contrairement aux premiers ministres canadiens, n’a pas publié qu’un seul livre blanc définissant la politique étrangère pour l’ensemble de son mandat; ainsi, face à une nouvelle donne internationale, Howard a enclenché un second examen de la politique étrangère et publié un autre livre blanc en 2003, afin de répondre à ces circonstances nouvelles. Cependant, nous avançons que le livre blanc de 2003 affichait un objectif politique quelque peu différent. Advancing the National Interest souhaitait confirmer, expliquer et vendre à une population australienne sceptique des changements importants dans l’orientation de la politique étrangère que le gouvernement Howard avait jusqu’alors privilégiée au cours de ses sept années au pouvoir. En outre, cet énoncé avait comme objectif de communiquer au gouvernement des États-Unis, et à la population américaine, l’appui de l’Australie à l’égard de la politique internationale américaine, ce qui s’inscrivait dans les efforts de Howard visant à établir un lien plus étroit entre les États-Unis et la sécurité de l’Australie.

L’étude des cas de l’Australie et du Canada démontre clairement que les objectifs des examens de politique étrangère vont bien au-delà de la simple étude ou évaluation de la politique étrangère existante, ainsi que de l’articulation de nouvelles possibilités et orientations. Ces exercices sont essentiellement symboliques et visent à véhiculer un message; ils relèvent donc davantage de la gestion politique, même si ce que l’on doit gérer varie grandement.

I – Le cas du Canada : quand examen de politique étrangère égale rite d’initiation

Au Canada, comme l’a mentionné David Malone[4], la politique étrangère a été examinée à plusieurs reprises et les résultats de ces exercices ont été présentés comme étant une nouvelle politique. La première manifestation de ce phénomène a été un discours prononcé par Louis St-Laurent à l’Université de Toronto, en 1947, dans lequel il a énoncé clairement des objectifs pour la politique étrangère du gouvernement. Cependant, ce discours n’équivalait pas à un livre blanc. En fait, seuls quelques examens de la politique étrangère du Canada ont conduit à l’élaboration d’un livre blanc. En outre, certains de ces examens ont souvent été qualifiés de livres blancs, sans pour autant adopter le format normalement admis dans la pratique parlementaire britannique – c’est le cas des livrets multicolores publiés en 1970 sous le titre Politique étrangère au service des Canadiens. On peut toutefois prétendre, à l’instar de William Hogg, que tout énoncé officiel de politique étrangère peut être perçu comme l’équivalent fonctionnel d’un livre blanc[5].

Si la définition de « livre blanc » est élargie de la sorte, on peut donc identifier un certain nombre d’initiatives des gouvernements canadiens qui ont consisté à examiner la politique étrangère et à y articuler un ensemble d’objectifs. Le recensement des examens de politique étrangère effectué par Malone rapporte les exercices suivants : le discours de St-Laurent en 1947, l’examen de 1951 de Frederic Soward, l’examen de Robertson de 1967-1968, l’énoncé de 1970 Politique étrangère au service des Canadiens, l’examen lancé par le sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures, Allan Gotlieb, juste avant les élections de 1979, qui ont brièvement porté au pouvoir le gouvernement progressiste-conservateur de Joe Clark, le livre blanc de 1980 intitulé Canada in a Changing World, qui a été élaboré par le gouvernement Clark, mais qui n’a pas été déposé avant que les Libéraux ne reprennent le pouvoir, le livre blanc sur la politique étrangère de 1986 publié par le gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney, et l’énoncé Le Canada dans le monde publié par le gouvernement libéral de Jean Chrétien en 1995[6]. S’ajoute l’examen lancé par Paul Martin lorsqu’il a été assermenté premier ministre, en décembre 2003, et qui a finalement été publié en avril 2005 sous le titre Énoncé de politique internationale du Canada[7].

Lorsque l’on examine de plus près chacun de ces processus, on peut distinguer deux des objectifs identifiés par Doerr en ce qui concerne les livres blancs: ils ont effectivement communiqué les points de vue du gouvernement sur les objectifs de politique étrangère, et ils ont fait participer le public, ou à tout le moins un échantillon limité de celui-ci. Seul le troisième objectif identifié par Doerr, celui du rôle d’anticipation, semble moins évident. Au contraire, comme l’a souligné Allan Gotlieb, « les livres blancs de politique étrangère sont en général rédigé après les événements. Ils ne décrivent pas l’avenir, ils décrivent le passé[8] ».

On note de surcroît une autre caractéristique commune à ces examens périodiques. Exception faite de l’examen de 1951 de Soward, lancé pour mettre à jour la politique étrangère dans le contexte de la Guerre de Corée, et de l’examen de Robertson de 1967-1968 visant à répondre aux activités accrues du Québec dans le domaine des relations internationales, tous les autres examens constituaient des initiatives lancées par de nouveaux premiers ministres afin de créer une certaine distance rhétorique par rapport à leur prédécesseur en matière de politique étrangère, c’est-à-dire en articulant une perspective différente de celle-ci.

Dans son discours de 1947, Louis St-Laurent souhaitait présenter une vision différente et plus assurée de la politique étrangère que celle de son propre chef, William Lyon Mackenzie King. Même s’il a prononcé ce discours plus d’un an et demi avant de devenir le chef libéral et premier ministre, il a tout de même articulé une perspective de la politique étrangère canadienne qui différait grandement des préférences de King en la matière.

Il était évident que, lorsqu’il prit le pouvoir en 1968, Pierre Eliott Trudeau allait introduire un nouveau souffle de réalisme dans la politique étrangère canadienne; il a ainsi renoncé explicitement à l’orientation poursuivie par son prédécesseur, Lester B. Pearson. Afin d’enchâsser ce changement, le livre blanc représentait la meilleure option. Contrairement à un discours, un énoncé publié aurait une vie plus longue sur les étagères. Ce livre blanc a également permis d’analyser plus en détail un grand nombre d’enjeux. Ainsi, les documents publiés en 1970 par le gouvernement Trudeau sous le titre Politique étrangère au service des Canadiens se sont révélés un outil permanent grâce auquel le nouveau premier ministre a pu se démarquer de Pearson.

Le choix de Trudeau de publier un examen de politique étrangère aura toutefois eu des conséquences sur les examens qui ont suivi. Après que Joe Clark et les Progressistes-conservateurs eurent formé un gouvernement minoritaire à la suite des élections de 1979, un examen de la politique étrangère a été lancé. Même si les résultats de cet examen – un document intitulé Canada in a Changing World – étaient mort-nés en raison de la défaite du gouvernement Clark et des élections de février 1980, il est fort probable que Clark souhaitait articuler une nouvelle orientation de la politique étrangère canadienne. Quand les Libéraux ont repris le pouvoir en février 1980, l’examen initié par les Conservateurs a été abandonné. Le dernier gouvernement Trudeau (1980-1984) n’a pas jugé bon de revoir l’énoncé de 1970.

En revanche, lorsque Brian Mulroney et les Progressistes-conservateurs ont été élus en 1984, la politique étrangère a immédiatement été soumise à un examen. À ce titre, l’énoncé de 1986 doit être vu comme le rejet des perspectives du gouvernement Trudeau en la matière. Dans le même ordre d’idées, l’énoncé Le Canada dans le monde de 1995 doit être considéré comme le rejet par le gouvernement libéral de Chrétien de l’approche de la politique étrangère du gouvernement Mulroney. C’est également le cas de l’Énoncé de politique internationale de Paul Martin, publié en avril 2005, qui visait à articuler une perspective sensiblement différente de celle de l’ère Chrétien. En résumé, la pratique des quatre dernières décennies nous enseigne qu’il existe désormais une attente à ce que l’une des premières tâches d’un nouveau premier ministre, tel un rite d’initiation, soit d’entreprendre un examen officiel de la politique étrangère.

II – Australie : le livre blanc comme signal politique

Si des changements importants ont pu être observés dans la politique étrangère de l’Australie lorsque les deux principaux partis se sont succédé au pouvoir, ce n’est qu’en 1997 qu’un gouvernement a pour la première fois entrepris un examen officiel de la politique étrangère du pays. Ce phénomène est en partie attribuable, sans le moindre doute, à la longue période de bipartisme qui a caractérisé la politique étrangère australienne à partir de 1945[9]. Toutefois, après les 13 années au pouvoir du Parti travailliste (alp) sous Bob Hawke (1983-1991) et Paul Keating (1991-1996), le bipartisme s’est considérablement effrité. Lors de la campagne électorale de 1996, John Howard, chef de la coalition entre le Parti libéral et le Parti national, a formulé une critique bien argumentée de la politique étrangère du pays. D’ailleurs, le programme électoral de la coalition comprenait de nombreux éléments touchant la politique étrangère, selon lesquels le gouvernement de coalition « revigorerait » la relation bilatérale avec les États-Unis sur le plan sécuritaire et maintiendrait les engagements de l’Australie à l’égard de l’Asie[10], sans pour autant faire de l’Asie l’unique axe de la politique étrangère. La coalition critiquait également l’approche de l’alp au chapitre de la diplomatie multilatérale, soutenant que le gouvernement australien devrait éviter « de créer trop d’attentes ou de laisser entrevoir une vision exagérée de notre influence potentielle dans le monde, ce qui pourrait être vu davantage comme de l’indiscrétion de notre part ». De façon générale, la coalition soutenait que l’alp ne s’était pas assez attardé à la défense des intérêts nationaux de l’Australie. Enfin, le programme de la coalition promettait que, si elle était élue, elle ferait en sorte que le gouvernement publie un livre blanc sur la politique étrangère[11].

Après l’élection de la coalition en mars 1996, le nouveau ministre des Affaires étrangères, Alexander Downer, s’est immédiatement mis au travail pour respecter la promesse électorale. Le 4 août 1996, Downer et Tim Fisher, chef du Parti national qui était également vice-premier ministre et ministre du Commerce, ont annoncé l’intention du gouvernement de publier un livre blanc qui serait, selon les termes de Downer, « le tout premier énoncé présentant une vision globale de la politique étrangère de l’Australie[12] ».

Cet « énoncé de vision » serait élaboré par le ministère des Affaires étrangères et du Commerce, avec l’aide d’un comité consultatif trié sur le volet et présidé par Downer lui-même, dont la tâche serait de prodiguer des conseils directement aux ministres. Les membres du Comité consultatif sur le livre blanc comprenaient Malcolm Fraser, premier ministre de 1975 à 1983, trois anciens ambassadeurs, dont Richard Woolcott, qui avait été secrétaire du ministère des Affaires étrangères et du Commerce et représentant permanent de l’Australie auprès des Nations Unies, trois universitaires, y compris Robert O’Neill, titulaire de la Chaire Chichele du All Soul’s College de Oxford, un officier militaire, le président de la Fédération nationale des agriculteurs, ainsi que six gens d’affaires. Au cours de l’année qui suivit, le Comité a rencontré Downer et Fisher à quatre reprises afin de présenter des options pour le livre blanc, à mesure que ce dernier évoluait au sein de la bureaucratie (le Secrétariat du livre blanc du ministère des Affaires étrangères et du Commerce, formé de six personnes).

Un an plus tard, le 28 août 1997, le résultat de cet examen, un énoncé intitulé In the National Interest. Australia’s Foreign and Trade Policy White Paper, a été rendu public[13]. Il s’agissait davantage d’un « document cadre » que d’un « résumé du programme de la politique étrangère et commerciale relatif aux relations bilatérales de l’Australie », et à ce titre, il se concentrait sur ce qui y était décrit comme étant les « fondements conceptuels » de la politique étrangère et de ses défis pour un horizon de quinze ans[14].

Sans grande surprise, la plupart des thèmes chers à la coalition, lorsque celle-ci était dans l’opposition et au cours de sa première année à la tête du gouvernement, ont été essentiels à l’élaboration du livre blanc. Le thème du programme électoral de la coalition en matière de politique étrangère – une Australie « confiante » – a été déterminant dans l’identification des fondements du livre blanc de 1997. Cette « confiance » s’est reflétée dans la volonté de poursuivre ce qui avait alors été identifié sans ambiguïté comme étant « les intérêts concrets qui sont au coeur de la politique étrangère et commerciale : la sécurité de notre pays, les emplois et le niveau de vie de la population australienne[15] ». En fait, le concept central de « l’intérêt national » était non seulement présent dans le titre, mais on y référait également de façon régulière dans le corps du texte, tout en faisant valoir clairement que le gouvernement précédent n’avait pas travaillé assez fort pour promouvoir les intérêts touchant la sécurité et la prospérité de l’Australie.

Un autre thème du livre blanc consistait en l’importance nouvelle accordée aux relations bilatérales, au détriment du multilatéralisme, en tant que pierre angulaire de la politique étrangère de l’Australie. Si les stratégies multilatérales n’étaient pas entièrement mises de côté, le livre blanc affirmait que les relations bilatérales étaient un « élément de base » pour faire avancer les intérêts nationaux de l’Australie[16]. Il est utile ici de noter que cette approche traduisait essentiellement des changements stratégiques qui s’étaient déjà produits : dans l’année qui suivit les élections de 1996, le gouvernement Howard a mis l’accent sur les relations bilatérales de l’Australie, en particulier sur la relation avec les États-Unis.

Toutefois, comme on pouvait s’y attendre, le livre blanc de 1997 comportait des éléments de continuité pour la politique étrangère de l’Australie. Les relations particulières avec l’Asie, pierre angulaire de l’approche du gouvernement de l’alp dans les années 1980 et 1990, figuraient également au programme de la coalition. En effet, le livre blanc soutenait que la mondialisation et le rôle crucial de l’Asie de l’Est sur le plan économique constitueraient les deux plus grandes influences sur l’Australie au cours des quinze années qui suivraient la publication du livre blanc de 1997. Le livre blanc soulignait également le fait que le gouvernement, à l’instar de son prédécesseur, poursuivrait sa quête du Saint Graal de la politique étrangère australienne, la libéralisation du commerce, en particulier dans le domaine des produits agricoles. Ainsi, comme l’a affirmé Shirley Scott, « dans la mesure où le livre blanc représentait un changement fondamental par rapport au cadre conceptuel du gouvernement précédent, il se voulait essentiellement un changement d’orientation, soit du multilatéralisme et de l’internationalisme vers le bilatéralisme et la souveraineté nationale[17] ».

En résumé, le livre blanc de 1997 est venu confirmer les observations de John Ravenhill selon lesquelles il est difficile pour un nouveau premier ministre de se démarquer dans le domaine de la politique étrangère[18]. Mais il nous serait tout de même difficile de douter que l’un des principaux objectifs de ce livre blanc ait été justement justifié par une volonté de se démarquer.

Tôt en 2002, dans la foulée des attaques du 11 septembre et de la « guerre au terrorisme » qu’ils ont engendrée, le gouvernement Howard a décidé que l’environnement international avait suffisamment évolué pour justifier l’élaboration d’un second livre blanc[19]. Un Groupe de travail sur le livre blanc a donc été créé au sein du ministère des Affaires étrangères et du Commerce et une invitation pour des soumissions du public a été lancée le 15 avril 2002. Des mémoires ont été soumis par trois États australiens, deux ministères fédéraux, 37 organisations, incluant des associations de l’industrie, des organisations non gouvernementales et des groupes communautaires, 15 individus, ainsi que les chefs de mission de tous les pays de l’Union européenne en poste à Canberra.

Le livre blanc en question a été rendu public un peu moins d’un an plus tard, le 12 février 2003[20]. Son titre, Advancing the National Interest, a été tiré d’une phrase qui apparaissait souvent dans le premier livre blanc. À l’instar de son prédécesseur, le document de 2003 soulignait l’importance d’une approche réaliste et concrète à la défense des intérêts nationaux de l’Australie, et comprenait à cet égard des mesures de lutte anti-terroriste et des initiatives de libéralisation du commerce[21].

Même s’il couvrait un large éventail d’enjeux, le livre blanc accordait une plus grande importante à la relation avec les États-Unis que le livre blanc de 1997, particulièrement l’articulation d’un lien entre, d’une part, la relation économique entre l’Australie et les États-Unis, et d’autre part, les relations stratégiques et sécuritaires entre Canberra et Washington. Le livre blanc soulignait à ce titre que « les liens qui unissent l’Australie et les États-Unis sont fondamentaux pour notre sécurité et notre prospérité » et que ces liens pourraient être renforcés par la conclusion d’un accord de libre-échange avec les États-Unis.

Le livre blanc suggérait donc la présence d’un lien étroit entre les relations économiques et sécuritaires, et les intérêts de l’Australie, affirmant qu’il était nécessaire d’être en accord avec les États-Unis pour maintenir une influence à Washington : « Renforcer davantage la capacité de l’Australie d’influencer les États-Unis et de travailler avec eux est essentiel à la promotion de nos intérêts nationaux. Même lorsque les actions des États-Unis ne correspondent pas à nos intérêts, les liens forts qui nous unissent font en sorte que nous sommes dans une meilleure position pour faire valoir nos points de vue à Washington et que ceux-ci seront entendus[22]. »

Étant donné les critiques qu’a suscitées en Australie la réaffirmation d’une dimension réaliste de l’intérêt national par le gouvernement Howard[23], comment peut-on comprendre la décision de publier un second livre blanc quatre ans seulement après l’élaboration du premier document ? La réponse se trouve dans les changements importants qui se sont produits à l’extérieur des frontières de ce pays au cours de cette période et les préoccupations grandissantes du gouvernement Howard sur la meilleure façon de garantir la sécurité de l’Australie. Le livre blanc de 1997, malgré les efforts du ministère des Affaires étrangères et du Commerce visant à produire un document conceptuel qui servirait de fondement à la politique étrangère pour plus d’une décennie, ne pouvait anticiper les nombreux bouleversements qui ont eu cours sur la scène internationale et qui allaient engendrer des changements radicaux dans l’orientation de la politique étrangère australienne.

Le premier bouleversement a été la participation de l’Australie au conflit du Timor oriental, en 1999. James Cotton[24], comme d’autres, a noté que le leadership démontré par le gouvernement Howard dans le cadre de l’intervention humanitaire au Timor oriental, après que le vote sur l’indépendance eut dégénéré dans la violence, en septembre 1999, s’est révélé un changement de politique important pour Canberra. Si le livre blanc de 1997 abordait déjà le thème de l’importance de la promotion des intérêts de l’Australie par sa participation à des « coalitions axées sur les enjeux[25] », le cas du Timor a en quelque sorte galvanisé, pour le gouvernement de Canberra, l’importance du leadership de l’Australie dans la région. En dépit des nombreuses critiques, à l’échelle nationale, selon lesquelles l’Australie agissait comme « shérif adjoint » pour les États-Unis dans la région, tel que rapporté à la une d’un magazine australien, il était évident que le gouvernement Howard favorisait une relation plus étroite avec les États-Unis.

L’arrivée au pouvoir de l’administration Bush, en janvier 2001, a représenté le second bouleversement pour l’Australie. Les relations entre le gouvernement Howard et l’administration Clinton étaient devenues difficiles, marquées notamment par une augmentation du nombre des différends commerciaux et l’indifférence notoire de la Maison-Blanche à l’endroit du premier ministre australien (dont le meilleur exemple est la visite de Howard à Washington, en 1999, où le président Clinton lui accorda précisément 20 minutes de son temps). Lorsque Bush fut élu, Howard a saisi cette occasion pour revitaliser la relation bilatérale avec les États-Unis, notamment en cherchant à négocier un accord de libre-échange. La raison profonde derrière cette volte-face de Howard tenait en premier lieu à la sécurité : un accord entre l’Australie et les États-Unis serait bon pour les Australiens non seulement en raison de l’accroissement des échanges qui s’ensuivrait, mais parce qu’il rapprocherait également les deux pays sur le plan géostratégique.

Les préoccupations sécuritaires de l’Australie se sont amplifiées après les attaques du 11 septembre 2001 et la « guerre au terrorisme » qui a suivi. Pour Howard, qui se trouvait d’ailleurs aux États-Unis le 11 septembre, ces attaques constituaient une occasion d’affirmer concrètement une nouvelle orientation de la politique étrangère de l’Australie que lui et son gouvernement avaient endossée depuis la campagne électorale de 1996. Le gouvernement Howard n’a pas hésité à appuyer l’intervention américaine en Afghanistan, en 2002. En outre, cet appui de l’Australie s’est consolidé suite aux attentats d’octobre 2002, à Bali, dans la mesure où le gouvernement de Canberra a voulu s’assurer de l’engagement continu des États-Unis à l’égard de la sécurité de l’Australie. Ceci s’est donc traduit à la fois par l’appui à la « guerre au terrorisme » menée par les États-Unis et par la négociation d’un accord de libre-échange avec Washington, qui établirait, du moins l’espérait-on, des liens durables entre les deux pays.

En dépit des efforts évidents du gouvernement Howard visant l’adoption d’une dimension pro-américaine marquée dans le cadre de la politique étrangère, de fortes préoccupations persistaient toujours à Canberra au sujet des relations avec les États-Unis. La quête d’Howard d’un accord de libre-échange qui cimenterait une garantie sécuritaire de la part des Américains était loin d’être assurée. Dans ce contexte, le livre blanc de 2003 a largement été considéré par le gouvernement australien comme un moyen de faire valoir l’engagement concret de l’Australie à l’égard des États-Unis, et ce, à l’aide d’un outil pouvant facilement être diffusé à un large auditoire. L’objectif du livre blanc ne visait donc pas uniquement à expliquer à la population australienne un changement de politique, mais aussi à communiquer à la fois aux membres de l’exécutif australien et à ceux du Capitole, ainsi qu’à un plus vaste public attentif aux États-Unis, l’importance des liens étroits entre l’Australie et les États-Unis.

Conclusion

Les livres blancs sont des documents très officiels; pour cette raison, on leur porte une attention particulière, à la fois sur la scène nationale et internationale. On a généralement tendance à considérer les livres blancs d’une manière plus sérieuse qu’on ne le fait pour d’autres énoncés de politique. De plus, ils sont habituellement publiés dans un format plus durable que ne le sont d’autres énoncés gouvernementaux, par exemple sous forme de livrets (ou de livres) pouvant être diffusés à grande échelle et classés dans les bibliothèques, ou encore sur les bureaux ou les étagères des fonctionnaires pour consultation rapide ou distribution directe au public. Pour ces raisons, les livres blancs sont d’excellents outils de communication politique, et parce qu’ils suscitent une attention soutenue, ils représentent un moyen utile à la disposition des gouvernements pour faire connaître d’importants changements sur le plan politique.

Cet article visait à comparer les circonstances dans lesquelles les gouvernements du Canada et de l’Australie ont eu recours aux livres blancs au cours des cinquante dernières années. L’expérience canadienne, datant de 1947, nous suggère que les livres blancs ont été utilisés par les gouvernements pour des raisons quasi exclusives de politique nationale, soit essentiellement comme un outil à la disposition d’un nouveau premier ministre pour signaler à la population canadienne dans quelle mesure son approche de la politique étrangère serait différente de celle de son prédécesseur. En effet, le moment et la fréquence des examens de politique étrangère qui ont eu lieu au Canada au cours des quatre dernières décennies suggèrent fortement que ceux-ci n’ont pas eu d’autres objectifs : ils ont tous été lancés peu de temps après l’arrivée au pouvoir d’un nouveau leader, et ces nouveaux premiers ministres n’ont pas procédé à d’autres examens au cours de leur règne.

En revanche, le cas de l’Australie nous présente un phénomène différent. Le premier livre blanc sur la politique étrangère australienne, publié en 1997, correspondait en tous points aux objectifs que nous avons observés dans le cas du Canada, soit un outil pour communiquer à qui voulait bien l’entendre ou le lire que le gouvernement de coalition de John Howard souhaitait adopter une approche différente du Parti travailliste australien en matière de politique étrangère, même s’il ne s’agissait que d’une différence d’orientation.

Le livre blanc de 2003 se révéla toutefois différent. On peut certes avancer ici que le public cible du gouvernement australien ne se limitait pas à la population australienne. Si le livre blanc de 2003 visait avant tout à expliquer à la population australienne le changement de politique qui s’était produit depuis la publication du premier livre blanc en 1997, il avait également comme objectif évident de faire savoir aux États-Unis, à la fois au gouvernement et au citoyen américain moyen, que les Australiens en général, et le gouvernement Howard en particulier, appuyaient les États-Unis dans la nouvelle configuration de la puissance mondiale provoquée par les attaques du 11 septembre et la guerre au terrorisme.

L’expérience de l’Australie au chapitre des livres blancs de politique étrangère, même si elle se limite à deux énoncés, vient confirmer les conclusions de nombreux analystes selon lesquelles ces processus répondent essentiellement à des objectifs politiques. Cependant, le livre blanc australien de 2003 démontre également que l’utilité de ces documents peut aller bien au-delà de la simple énonciation d’une politique différente à l’arrivée d’un nouveau chef.

[Traduit de l’anglais]