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D’abord, un peu d’histoire

Nous « fêtons » cette année le centenaire de la maladie d’Alzheimer. C’est en effet en 1906 que cet élève de Kraepelin décrivit, lors d’une réunion de psychiatres du sud de l’Allemagne, à Tübingen, le cas d’une femme de 51 ans qui présentait un délire de jalousie, suivi d’une désintégration des fonctions intellectuelles. L’examen histologique du cerveau révéla la présence, dans le cortex cérébral, de lésions déjà associées à l’époque à la démence sénile, les plaques séniles, mais aussi de lésions jusque-là inconnues, caractérisées par des amas anormaux de fibrilles dans les neurones, les dégénérescences neurofibrillaires. Le concept de démence sénile avait été décrit auparavant par Jean-Étienne Esquirol et Karl Wernicke. Plusieurs auteurs avaient déjà observé des plaques séniles, et notamment Fischer dans 12 cas de démence du sujet âgé, qu’il avait nommée « presbyophrénie ». Les observations de Fischer ayant aussi été publiées en 1907, on commencait à parler de maladie de Fischer, du nom de cet élève de Pick, autre fameux neuropsychiatre. En effet, il existait alors deux grandes écoles de neuropsychiatrie et neuropathologie en Europe Centrale : celle de Kraepelin, à Munich, à laquelle appartenait Alzheimer, et celle de Pick à Prague, où travaillait Fischer. Mais en 1912, dans son influent Traité de Psychiatrie, Kraepelin individualisa la « maladie d’Alzheimer » comme une démence du sujet jeune, rare et dégénérative, laissant au terme de « démence sénile », les démences vasculaires du sujet âgé. Cette opposition fut reprise par la majorité des écoles européennes jusqu’aux années 1970, quand on se rendit compte qu’une majorité des démences séniles présentaient les caractéristiques de la maladie d’Alzheimer dont le nom est ainsi passé à la postérité [1].

La querelle des Baptistes et des Tauoistes

Cent ans après la première description de la maladie d’Alzheimer, la bataille reste vive pour définir le mécanisme d’apparition des lésions entre les partisans de la cascade amyloïde [2], le peptide β-amyloïde étant le constituant principal des plaques séniles, et les tenants de la protéine Tau, une protéine associée aux microtubules et retrouvée hyperphosphorylée dans les dégénérescences neurofibrillaires (DNF).

En première analyse, l’apparition des plaques et la formation des DNF apparaissent comme deux événements indépendants ; les premières se développant à l’extérieur des cellules, et principalement dans le néocortex, alors que les secondes sont intraneuronales et apparaissent d’abord dans l’allocortex [3]. Mais, depuis une bonne dizaine d’années, l’hypothèse de la cascade amyloïde, bien qu’elle ne prenne pas vraiment en compte l’apparition précoce des DNF, semble tenir le haut du pavé ; principalement parce que dans les formes monogéniques de la maladie d’Alzheimer, on observe toujours une augmentation de la production du peptide Aβ alors que les mutations de Tau qui conduisent aux démences frontotemporales ne sont jamais retrouvées dans la maladie d’Alzheimer.

Aβ et tau : des liaisons dangereuses

Une étude canado-japonaise vient d’apporter un certain nombre d’arguments qui permettent d’envisager comment un excès d’Aβ intracellulaire pourrait induire une agrégation de Tau entraînant l’apparition de DNF [4]. Les auteurs ont tout d’abord observé la formation d’agrégats entre protéine Tau recombinante et peptide Aβ incubés à 37 °C pendant 5 heures et montré que cette agrégation dépendait de l’état de phosphorylation de Tau. Ils ont ensuite déterminé par peptide-array quelles étaient les séquences d’Aβ et de Tau par lesquelles les deux protéines pouvaient se lier. Ils ont ainsi identifié les séquences Aβ11-16, 27-32 et 37-42 et les sites de phosphorylation sur Tau (Thr212, Ser214, 356 et 396 qui bloquent la liaison de l’Aβ, Thr 217 et 231 qui la diminuent fortement, et Thr181 et 205 ou Ser202 qui n’interfèrent pas avec cette liaison). Par résonance plasmonique de surface, l’affinité de Tau pour Aβ40 et 42 est nanomolaire alors qu’elle n’est que micromolaire pour Tau elle-même. Ils ont ensuite développé un dosage immunoenzymatique des agrégats, à l’aide d’un anticorps de capture pour Tau et d’un anticorps de détection contre l’Aβ (dans une région non impliquée dans la liaison à Tau). Les agrégats Tau-Aβ sont mesurables dans les fractions solubles d’extraits de tissu cérébral provenant d’un petit nombre de sujets témoins et de patients atteints de la maladie d’Alzheimer, sans cependant qu’il y ait de différence quantifiable entre les deux [5]. Enfin, par immunohistochimie en microscopie confocale, ils ont vérifié la coexpression de Aβ et Tau dans une sous-population de neurones du cortex entorhinal présentant des DNF.

Ces données remettent en question le modèle standard de la cascade amyloïde selon lequel le précurseur du peptide amyloïde (APP) est une protéine (un récepteur) membranaire à un seul domaine extracellulaire à partir duquel le peptide Aβ, dont la séquence est intramembranaire, est sécrété après clivage amyloïdogénique par les sécrétases β et γ. Cependant, une telle localisation n’ a jamais été observée dans le cerveau humain alors que les anticorps anti-APP y marquent des granules intracytoplasmiques intraneuronaux ; cela serait compatible avec la présence de peptide Aβ intraneuronal dans un pool soluble. Celui-ci pourrait ensuite interagir avec la protéine Tau soluble, affecter son état de phosphorylation et agir comme site de nucléation dans la formation de dépôts insolubles Aβ-Tau. De ces dépôts aux DNF, il ne reste qu’un pas à franchir pour faire le lien entre les théories à la base des deux atteintes neuropathologiques majeures de la maladie d’Alzheimer. Les auteurs concluent avec enthousiasme que la prévention précoce de la maladie d’Alzheimer devra passer par la mise au point de stratégies tendant à interférer avec la liaison entre l’Aβ et la protéine Tau.

Le fait qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de diagnostic précoce de la maladie et que les agrégats Aβ-Tau sont retrouvés en quantité équivalentes dans les extraits solubles de cerveau des sujets témoins et des patients conduit cependant à modérer cet enthousiasme. Quoi qu’il en soit, cette étude a le mérite de proposer une hypothèse unificatrice, acceptable par les Baptistes comme par les Tauistes, qui permet d’avancer dans la compréhension de la physiopathologie de la maladie d’Alzheimer (ou de Fischer !).