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Pourvu d’un titre poétique et judicieux, le livre se présente sous la forme de sept courts essais, agissant comme autant de fragments textuels et singuliers, regroupés autour d’une réflexion sur le lieu et la mémoire. Le fragment y fait office de schéma structurel dans la méthode d’écriture elle-même, tel un écho de l’acte mémoriel : de nouveaux éléments apparaissent brièvement, des liens surgissent et un maillage, le plus souvent inattendu, s’instaure. La structure textuelle ainsi envisagée démontre sa pertinence en regard du caractère éminemment multiple de l’art et de ses oeuvres, à partir desquelles la réflexion se forge. En effet, trop souvent, la lecture des productions artistiques se voit enchâssée dans des concepts rigides, niant leur appartenance fondatrice au domaine du sensible.

Les 130 pages qui composent cet ouvrage profilent graduellement la logique de la démarche, qui, si elle semble a priori désordonnée, et à tout le moins peu scientifique, nous prend rapidement au jeu de poursuite des méandres de la pensée de l’auteur. Certains éléments paraissent initialement anecdotiques ; néanmoins, ce trajet ponctué de détails génère de multiples et enrichissants croisements en fonction de l’objectif poursuivi : commenter des créations du domaine des arts et faire sens « avec un souci constant de profondeur et de clarté ».

L’usage des lieux, des temporalités et de la mémoire dans les créations artistiques y est exprimé au moyen des notions opératoires d’interspatialité et d’intertemporalité. Complémentaires et ouverts, ces deux concepts précisent un lien tissé et une corrélation entre l’espace et le temps au sein des arts. L’interspatialité dépeint l’idée qu’à partir d’un espace représenté, il existe des connexions vers d’autres espaces, qu’ils soient d’une même époque ou non ; quant à l’intertemporalité, elle affirme l’importance du temps dans la lecture de ces espaces représentés. À partir de ces deux concepts, l’auteur interprète et questionne un corpus varié d’oeuvres, généralement contemporaines, et provenant d’horizon divers, tel que les arts visuels, la littérature, l’urbanisme, la musique, etc. Ouvrant de façon inédite la compréhension des oeuvres, les idées émises se développent d’une fois à l’autre par des confluences entre des créations de différents champs disciplinaires. On y redécouvre avec plaisir Borges, Rousse, Boulez, Bustamante, Zimmerman, Perec, Boltansky, Warhol, Flaubert, Danti, Joyce, Ernst, Apollinaire, etc. Tous ces artistes ont abordé dans leur travail les notions de mémoire et de lieu, selon des angles de vue toujours particuliers. Ainsi, les sept essais déclinent bon nombre d’aspects propres au couplage de l’interspatialité et de l’intertemporalité, retraçant certains des linéaments respectifs des oeuvres commentées.

Par sa façon d’établir des rapprochements entre diverses productions artistiques, Laurent Grison utilise un schéma créateur – une trame – caractéristique des arts, qui se nourrissent en général non pas d’un seul élément, mais plutôt de multiples fragments du monde. Les stries du temps composent ainsi l’adjonction d’idées et d’intuitions dans une écriture rythmée, rigoureuse et sans lourdeur aucune ; la théorie s’y développe, suite de la rencontre des oeuvres, dans un parcours original et dégagé de concepts préexistants.