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Les observateurs, adversaires et analystes des lieux communs le savent bien : les “ mots du jour ” ont une histoire; ils naissent en fonction de certains contextes et ne sont pleinement intelligibles que dans un certain état du discours social. Combien, parmi les “ idées reçues ” cataloguées par Flaubert, demandent désormais l’assistance d’un historien ou d’un linguiste ? Dans certains cas, la naissance, la circulation et la disparition des lieux communs n’éclairent que très faiblement les discours contemporains, mais il s’en trouve qui jettent un aperçu surprenant. Tel est le cas pour cette évidence si souvent ressassée d’un Québec “ latin ”.

Au cours de nos recherches sur les réseaux franco-québécois de l’entre-deux-guerres, nous l’avons croisée à de multiples reprises, dans des textes où son rôle était crucial. Puis, nous avons dû constater que ce n’était pas seulement une rhétorique, mais un réseau intellectuel cosmopolite tout entier qu’elle avait contribué à structurer. En effet, la découverte et la propagation de l’idée d’une “ latinité ” canadienne-française ont servi, au cours de l’entre-deux-guerres, de vecteur de rapprochement entre des écrivains, des diplomates et des intellectuels, du Canada, de France ou d’Amérique latine. En retour, la création de ce que nous appellerons ci-dessous le “ réseau latin ” a grandement favorisé la diffusion, en France et ailleurs, de la culture canadienne-française.

Pour expliquer les causes de l’apparition de la “ latinité canadienne-française ” dans le discours social français des années 1920, on devrait tout à la fois faire l’archéologie de la notion de latinité et retracer l’évolution de l’opinion française à l’égard du Canada français[1] ; mais notre but ici n’est pas de remonter vers l’amont mais d’aller vers l’aval afin d’explorer les conséquences de cette lecture identitaire nouvelle. Nous ferons néanmoins remarquer, au sujet de son contexte d’émergence, le rôle de la Première Guerre mondiale dans l’intérêt nouveau des milieux diplomatiques et culturels parisiens pour le Canada : “ la Grande Guerre nous aura du moins valu ceci : plus encore que Maria Chapdelaine, elle nous a révélés à nous-mêmes et à la France[2]. ” Intervient aussi dans ce contexte, comme la citation l’indique, le très médiatique succès de Maria Chapdelaine.

À la faveur de ce contexte se forge dans certains cercles intellectuels parisiens la notion d’un Canada français latin, assénée comme une évidence par Ernest Tisserand : “ Les Canadiens-Français sont des Latins[3]. ” Bien plus qu’un canton lointain et mineur de la latinité, on découvre dans le Canada un espoir et un modèle pour l’ensemble des pays latins, comme le signale par exemple J.-M. Carrière dans Latinité : “ Il se dégage de la grande expérience canadienne une leçon très réconfortante et sur laquelle on ne saurait trop insister dans une revue comme Latinité[4]. ” Les défenseurs de la latinité canadienne-française célèbrent surtout la lutte opiniâtre et, à leurs yeux, victorieuse contre un des adversaires principaux du monde latin : la civilisation anglo-saxonne. Sur cette base idéologique, des liens se tissent entre Canadiens français, Français et Latino-Américains. Se forge ainsi un réseau latin, une configuration relativement durable de liens concrets, avec un personnel spécifique, des axes majeurs de circulation, des lieux de rencontre et de publication, ainsi qu’une base “ identitaire ” partagée, celle de la latinité. Quels sont les acteurs de ce réseau ? Comment en est-il venu à se constituer ? C’est ce que nous explorerons dans les pages qui suivent, avant de passer, dans un deuxième temps, à une étude des trois principaux lieux où s’est manifesté le réseau.

Constitution du réseau

Dans la perspective des Canadiens français[5], le premier lien important menant à la constitution du réseau latin semble celui qui s’est noué entre Robert de Roquebrune et Gustave-Louis Tautain. La publication en février 1921 d’un article de Roquebrune, “ L’état d’esprit actuel des Canadiens français ”, dans la revue dont Tautain est secrétaire général, Le Monde nouveau permet de situer ce contact initial entre février 1919, date du retour à Paris de Roquebrune, et les derniers mois de 1920. Comment ce contact initial s’établit-il ? Au dire de Roquebrune, ce fut Léo-Pol Morin qui lui fit connaître Tautain[6]. Peut-être est-ce là une conséquence indirecte de la fréquentation par Morin et Dugas du salon de Louise Read. Les Éditions du Monde nouveau publièrent en effet en 1917 un Hommage à Louise Read auquel participa Marcel Dugas. Quoi qu’il en soit, l’on peut néanmoins poser qu’il eut lieu dans le cadre d’un salon parisien rassemblant cette faune diplomatique, intellectuelle et cosmopolite qui publie dans Le Monde nouveau[7] et que fréquentent alors Dugas, Morin et Roquebrune[8].

Le lien Tautain-Roquebrune, sous-jacent à la publication de l’article de Roquebrune dans Le Monde nouveau, joue le rôle de dyade fondatrice car, par son intermédiaire, trois univers intellectuels vont se rencontrer : ceux du Canada français, de l’Amérique latine et de Paris (le reste de la France servant essentiellement de décor estival). Mieux encore, cette dyade va permettre bien davantage que d’éphémères contacts mondains : de véritables échanges culturels entre acteurs issus de ces trois sphères géographiques auront lieu. Elle y mènera d’une double façon, mais indirectement. D’une part, elle donne à Roquebrune sa première publication dans les revues parisiennes et son premier éditeur parisien, tous deux logés à la même enseigne, celle du Monde nouveau[9]. Le milieu intellectuel gravitant autour du Monde nouveau, revue fondée en 1919 dans le but de promouvoir un “ rapprochement social, économique, littéraire et artistique entre la France et les pays alliés ou neutres[10] ”, découvre ainsi dans ses rangs un commentateur avisé de la culture canadienne et romancier de l’histoire canadienne. Grâce à sa relation avec Tautain, Roquebrune prend pied dans le champ littéraire français, acquiert un capital symbolique modeste mais fortement pétri de “ canadianisme ”. Loin de lui nuire, ce trait servira sa trajectoire ultérieure. Cet exotique qui refusait au Canada de traiter des sujets canadiens deviendra ainsi à Paris, paradoxalement, un auteur spécialisé dans ces sujets[11]. Le lien avec Tautain met d’autre part Roquebrune en relation avec le vaste réseau d’écrivains, de diplomates et de mondains qui s’intéressent aux contacts intellectuels transatlantiques. Roquebrune se trouve par conséquent à la fois posé comme “ auteur canadien ” et inséré dans un milieu cosmopolite ouvert aux cultures d’horizons divers : le réseau latin naîtra sur ces bases.

Ce ne sera toutefois pas dans le cadre du Monde nouveau qu’il émergera. Cette revue demeure en effet centrée sur l’Europe, et ni l’Amérique latine ni le Canada n’y sont l’objet d’attentions privilégiées, à l’exception du numéro spécial d’août 1923, entièrement consacré au Canada[12]. Rassemblant le petit noyau du Nigog (Léo-Pol Morin, Fernand Préfontaine et Robert de Roquebrune), des participants de l’aventure de l’“ exposition roulante ” de 1923[13] et des spécialistes des relations économiques avec la France (Jean Bruchési, F.-G. Dastous, Alphonse Désilets, Alain Monroy, Édouard Montpetit), ainsi que les contributions de Lionel Groulx (venu faire une conférence à Paris en 1922), d’Edmond Buron (collègue de Marcel Dugas et de Robert de Roquebrune aux Archives canadiennes à Paris) et d’un seul Français, Ernest Tisserand[14], ce numéro demeure un hapax. Nulle collaboration suivie n’en résulte, pas plus qu’une densification des liens. Par conséquent, il ne mène pas véritablement à une cristallisation, autour de la dyade fondatrice, d’un réseau plus vaste, préoccupé de latinité. Il garde cependant des traces de la constitution de ce réseau et témoigne éloquemment de la recrudescence d’intérêt envers le Canada, qui en permet précisément l’émergence en 1923.

On trouve ainsi, au détour de l’article de Léo-Pol Morin, la remarque suivante d’Ernest Martinenche : “ le Canada se porte beaucoup cette année[15]. ” Cette citation dans Le Monde nouveau des propos d’un des directeurs de La Revue de l’Amérique latine[16] indique que les liens entre Canadiens français et Français commencent à essaimer du côté des Latino-Américains, à la faveur des liens unissant les membres des deux revues. Plusieurs écrivains collaboraient à l’une et à l’autre, dont Paul Adam, Jean Cassou, Paul Fort, Henri de Régnier et Jules Supervielle. L’un de ces “ agents doubles ”, Henri Hertz, commit d’ailleurs le premier texte sur la culture canadienne, dans la RAL[17]. Trois autres signes dévoilent que le réseau d’acteurs unissant les deux revues a favorisé la création des rapports triangulaires entre l’Amérique latine, le Canada français et Paris : la publicité du Monde nouveau pour son “ numéro spécial entièrement consacré au Canada ” dans le supplément illustré d’août 1923 de la RAL[18], l’offre faite à ses abonnés par la RAL d’un livre dans une liste des “ grands succès de l’année ” comprenant Les Habits rouges de Roquebrune et un grand dîner organisé le 4 juillet 1923 par les directeurs de la RAL, toujours elle, en l’honneur du roman de Roquebrune[19].

Cet événement mondain fait apparaître le personnel de base du réseau latin : Roquebrune, le noyau du Nigog (Dugas et Morin, surtout) et le personnel des diplomates et archivistes canadiens à Paris (Philippe Roy, Pierre Dupuy, Edmond Buron), du côté des Canadiens, Lesca et Martinenche du côté des Sud-Américains[20]. Entre les deux, servant de lieux de rencontre, se trouvent les salons littéraires et diplomatiques parisiens que fréquentent les Dupuy, Roquebrune et Roy, et dont les pages mondaines des “ Américains à Paris ”, de la RAL, mentionnent parfois les activités[21].

Le passage de la dyade Roquebrune-Tautain au réseau latin n’a sans doute été possible qu’à l’instauration d’un lien entre Roquebrune et Charles Lesca, par l’intermédiaire de Tautain. Dans une séquence de ses mémoires où il mentionne les voisins d’Auteuil avec qui il fut en relations, Roquebrune écrit :

Les Lesca habitaient, à cinq minutes, un bel hôtel rue Jouvenet. Madame Lesca était une jolie femme blonde, d’origine sud-américaine et Charles Lesca était né en Argentine. Leur maison était pleine de meubles espagnols et à leur dîner on se trouvait avec des Espagnols d’Amérique. J’avais connu Lesca chez mon éditeur Tautain. Il m’avait dit : “ Je suis le directeur de la Revue de l’Amérique latine. Vous êtes Canadien français, donc un latin d’Amérique. Donnez-moi des articles sur le Canada. ”[22]

C’est donc en tant qu’“ auteur canadien ” et parce qu’il fréquentait le salon de Tautain que Roquebrune a été sollicité par Lesca. Mais un élément supplémentaire sous-tend la création de ce lien : l’équation entre latinité et identité canadienne-française. Le réseau latin dut sa constitution à cette imbrication d’un discours sur la latinité, d’un intérêt pour le Canada français et d’un enchevêtrement de relations entre diplomates, écrivains, éditeurs et intellectuels. Dans cette imbrication, Lesca joua un rôle aussi actif que durable; présent dans les trois revues qui suscitent, entretiennent et manifestent la structuration du réseau latin — RAL, Le Front latin et Je suis partout —, il demande des textes aux écrivains canadiens-français, entretient par des réceptions les liens entre Canadiens français, Français et Sud-Américains, et promeut activement la défense de la latinité. Mais le réseau latin ne saurait se résumer à son propre parcours; aussi faut-il nous tourner vers ces revues pour examiner leur rôle dans le réseau, les acteurs qui leur sont associés et les discours qu’elles expriment.

Les revues du réseau

La Revue de l’Amérique latine

Publiée mensuellement de janvier 1922 à février 1933, date à laquelle elle est absorbée dans une nouvelle revue, Frontières, où le Canada n’aura aucune place, la RAL avait pour buts de “ faire mieux connaître l’Amérique latine en France ”, d’“ aider les peuples des différentes républiques de l’Amérique espagnole et portugaise à se mieux connaître entre eux ” et de “ donner à ses lecteurs américains un tableau impartial et complet de l’activité intellectuelle et artistique en France[23] ”. Elle publia des texte de M.-A. Asturias, Maurice Barrès, Jean Cassou, Valery Larbaud, Charles Maurras, Anna de Noailles, Jules Supervielle, Garcia Calderon, Gabriela Mistral, Ortega y Gasset, Alfonso Reyes, Miguel de Unamuno, etc. Comme cette liste l’indique, elle rassembla dans ses pages des spécialistes de l’Amérique latine, des écrivains et intellectuels importants de l’Amérique latine, ainsi que le gratin académique et mondain de Paris. Le caractère élitiste et salonnier de la revue est révélé aussi bien par les publicités de grands couturiers tels que Poiret que par le supplément mensuel intitulé “ Les Américains à Paris ”, qui fait état des nominations diplomatiques, bals et autres célébrations de bon ton.

La revue développe assez peu le discours sur la latinité proprement dite, consacrant davantage de place aux textes de création et aux analyses culturelles ou historiques; quand elle le fait, cependant, son orientation est claire. Nul autre que Charles Maurras, le théoricien du “ nationalisme intégral ”, a le privilège de définir dans le deuxième numéro à quoi peut correspondre la latinité[24]. Fidèle disciple de Mistral, auteur de l’ode “ À la race latine ”, Maurras cherche à dissiper dans son texte tout relent de radicalisme révolutionnaire associé à l’idée d’union latine. Cela était à ses yeux une erreur propre aux romantiques du “ stupide dix-neuvième siècle ”. Pour le fondateur de l’Action française, les peuples fidèles à leur héritage latin ne peuvent être que du côté de l’ordre et du catholicisme, contre le parlementarisme et le libéralisme. La promotion de la latinité dépasse ici la simple promotion de traits culturels communs ou le développement d’échanges intellectuels transatlantiques pour prendre une coloration idéologique nette : celle du nationalisme intégral. Ce discours sur la latinité ne prend qu’une place mineure dans la revue, mais constitue la seule lecture idéologique de cette notion qui a cours dans la revue. On ne peut pour autant déduire de ce fait que tous les collaborateurs de la RAL étaient fondamentalement maurrassiens; il serait plus juste de présumer que la plupart d’entre eux étaient plutôt attachés à une conception culturaliste de la latinité, sans être toutefois des adversaires de l’Action française. La revue rassemble ainsi un petit nombre de maurrassiens fervents (dont Lesca), une vaste tourbe d’écrivains et mondains aussi peu politisés que possible, mais aucun adversaire résolu de Maurras[25].

Pour les culturalistes aussi bien que pour les idéologues, le groupe des pays latins comprenait le Canada. Ainsi l’exprime le premier collaborateur à en parler, “ Les survivances françaises au Canada méritent, à elles seules, que ce pays ne soit pas oublié dans une Revue de l’Amérique latine[26] ”. On ne l’oublia pas, à la RAL. On y publia pas moins de vingt-sept articles et comptes rendus de et sur les écrivains canadiens[27], sans compter les diverses mentions dans “ Les Américains à Paris ” ni les mentions régulières sur la vie parlementaire canadienne dans les chroniques de René Richard (“ La vie politique ”). Robert de Roquebrune fut le principal collaborateur canadien, avec ses neuf articles, mais il fut accompagné par Pierre Dupuy, Marcel Dugas, Olivar Asselin, Marius Barbeau et Rosaire Dion. La participation de ces deux derniers ne peut pas, dans l’état présent des connaissances, être directement élucidée en termes de réseaux, sinon par une “ demande ” de textes canadiens[28], qui aurait circulé dans les cercles intellectuels canadiens-français, principalement grâce à Philippe Roy et à ses dîners rassemblant périodiquement la communauté canadienne de Paris[29]. Pour les trois autres, il s’agit tous d’écrivains liés au Nigog, les deux premiers étant au surplus directement liés à la RAL, comme le montre leur présence au dîner du 4 juillet.

En tenant compte de la présence, dans cette première ébauche du réseau latin, de Philippe Roy et des siens, on voit que le portrait de groupe se précise. Facilités par une “ prédilection identitaire ” de la part des animateurs de la RAL, ainsi que par une sociabilité mondaine partagée par la plupart des acteurs, les greffons à la triade Roquebrune-Tautain-Lesca se sont multipliés, constituant de la sorte un système de relations interreliées. Ce réseau d’écrivains, d’intellectuels et de diplomates attachés à la cause de la latinité a permis la publication régulière de textes du Canada et sur le Canada dans une revue internationale prestigieuse, ainsi que des échanges intellectuels entre Amérique latine et Canada français dépassant le simple contact diplomatique. De la circulation de discours induite par cette configuration inédite se détachent deux éléments : la reprise, par les Canadiens français, d’une nouvelle composante identitaire, celle de la latinité, qui déplace les paramètres habituels en unissant américanité, catholicisme et francité dans un cadre plus vaste, ouvert aux collectivités latino-américaines[30], et l’amorce, chez les intellectuels parisiens, d’une nouvelle représentation du Canada français, ancrée certes dans la survivance, mais tenant compte aussi d’une certaine modernité industrielle, urbaine et littéraire[31].

On peut d’ailleurs avancer que cette nouvelle image d’un Canada français latin, telle que proposée par la RAL, a nourri J.-M. Carrière, le chroniqueur d’une autre revue d’inspiration maurrassienne cherchant à défendre la latinité universelle. Publiée à la fin des années 1920, Latinité[32] reprend de façon plus idéologique encore que la RAL la défense de l’ordre latin. Le Canada y est très peu présent, mais quand il est évoqué par Carrière dans son article déjà cité, on y trouve précisément les topoï de la latinité, de la survivance et d’une culture contemporaine en plein développement caractéristiques de la RAL. Ce texte laisse entrevoir l’influence du nouveau discours sur le Canada français, en même temps qu’il en marque les limites par son caractère d’exception : il est en effet l’unique article de toute la collection de Latinité consacré au Canada.

Le Front latin

Le prolongement du réseau latin ne s’effectua pas dans les rangs de RAL au titre pourtant prédestiné, mais dans Le Front latin, revue mensuelle de petit format dirigée par Philippe de Zara et Fernand Sorlot, sous le patronage du “ Cercle des amitiés latines ”, et publiée de septembre 1935 à 1940. Ni Roquebrune, ni Dugas, ni Dupuy n’y publieront, mais Philippe Roy et Charles Lesca y seront associés, le premier à titre de participant à un dîner de la revue (le 23 mai 1935), le second comme auteur et “ conseiller ”. On retrouve aussi dans ses pages d’anciens collaborateurs de la RAL, dont Louis Madelin et Jean Cassou. De son côté, Philippe de Zara avait publié auparavant dans la RAL[33].

Avec les Roy, Lesca et Madelin, avec ses dîners rassemblant des dizaines d’invités, Le Front latin s’inscrit tout à fait dans la continuation des mondanités canado-latino-parisiennes de la RAL. Un nouvel acteur féru de cet univers fait alors son apparition : Simone Routier. Son nom n’apparaîtra guère dans la revue que comme invitée d’un dîner (celui du 21 mars 1935) et sous la forme d’initiales, dans une note apposée à un article de Louvigny de Montigny[34], mais Le Front latin revient fréquemment dans les archives de Simone Routier. On y trouve une lettre de Philippe de Zara adressée à Routier, en date du 27 janvier 1936, où il la remercie de l’envoi de revues et de la notice sur de Montigny, tout en annonçant un dîner pour le 22 février. Cette lettre indique au surplus, dans la colonne imprimée de la marge de gauche, que Routier a le titre de correspondant canadienne du Front latin[35]. On découvre aussi, dans le journal Ça sent bon, la France, trois mentions de la revue : la première, en date d’octobre 1935, indique que Routier doit interviewer “ le cardinal[36] ” pour Le Front latin et que Philippe de Zara a facilité à Luc Lacourcière les démarches pour visiter la Grèce[37]; la deuxième, en janvier 1936, précise : “ J’avais un dîner, du Le Front latin, chez Poccardi […] Cinquante invités Sud-Américains, Italiens, etc.[38] ”; la troisième, datée du 18 août 1936, indique qu’elle a apporté à Lacourcière le numéro de la revue où figure un article de Zara inspiré par “ le journal de Paul Bouchard ”.

Routier fait donc bien plus qu’apporter une petite notice de dix lignes au Front latin : elle envoie des revues, assiste régulièrement aux dîners, fait des démarches pour apporter des textes[39], demande à Zara d’intervenir en faveur de Lacourcière auprès des autorités grecques. Manifestement, les relations entre Routier et Zara étaient suivies. Sachant, par ailleurs, les liens étroits entretenus par Routier auprès de Roquebrune, Dugas, Dupuy et Philippe Roy, ainsi que leur coloration mondaine, l’analyse peut conclure à une relative continuité du réseau latin. Quelques acteurs ne participent plus activement à la production et circulation de discours sur le Canada au sein de ce réseau, de nouvelles figures apparaissent et jouent un rôle actif; tous, cependant, sont liés les uns aux autres.

Il se produit cependant une modification importante, dans le réseau latin, avec la naissance du Front latin : aux relations mondaines et culturelles d’un petit milieu parisien se superposent désormais des relations strictement idéologiques, maintenues à distance, par des intellectuels canadiens-français qu’enthousiasme le combat pour la latinité. Dès le troisième numéro apparaît dans la revue le nom d’un de ces nouveaux acteurs :

Du lointain, mais toujours présent Canada, nous sont arrivées les paroles significatives de M. Albert Pelletier, directeur de la revue Les Idées : “ Combattre pour l’esprit latin est un devoir d’état de tous les jours en ce pays où le matérialisme américain menace sans cesse de chavirer notre hiérarchie de valeurs. Le voisinage immédiat du danger me fait apprécier hautement votre entreprise de solidarité et me mène, sans la moindre indécision, au Front latin ”[40].

Un an et demi plus tard, on retrouvera une mention de la revue de Pelletier indiquant que les relations se sont approfondies entre les deux organes, puisque l’on cite un article publié dans Les Idées[41]. Une dernière indication dans la rubrique des “ Échos des campagnes du Front latin dans la presse ” du numéro 25, en 1937, rappelle de nouveau aux lecteurs l’activité de Pelletier.

Cette même rubrique mentionne à quelques reprises d’autres journaux canadiens, dont La Renaissance, Le Devoir et Le Droit[42], mais on y rencontre surtout une revue qui s’enflamma davantage encore que Les Idées[43] pour la cause de la civilisation latine : La Nation. Son directeur, Paul Bouchard, présentera avec chaleur LeFront latin à ses lecteurs, soulignant “ l’inestimable valeur de M. Philippe de Zara et des idées que défend son front latin ” et indiquant qu’elle “ a pour but une défense agressive et militante de la civilisation latine et le resserrement des liens d’amitié et de fraternité qui devraient exister entre la France et toutes les nations latines de l’Ancien et du Nouveau Monde[44] ”.

Entre les deux revues, les contacts furent nombreux. Le Front latin publie un extrait de Paul Bouchard, dans son treizième numéro[45], puis une lettre du même dans son seizième numéro[46] et, pour couronner le tout, un article de Zara sur le séparatisme canadien-français presque entièrement centré sur les doctrines de La Nation[47]. Celle-ci, de son côté, reproduira ou commentera fréquemment des articles du Front latin; un dépouillement des cinquante premiers numéros révèle qu’entre mai 1936 et janvier 1937, la revue de Bouchard publie dix-neuf articles tirés de sa consoeur française, dont une série signée Jean Nemo et intitulée “ Dynamisme latin ”.

L’infléchissement idéologique qui caractérise cette nouvelle strate du réseau latin, et qui ne se retrouve ni dans les archives de Routier ni dans les textes de Louvigny de Montigny ou de Camille Roy publiés par Le Front latin, transparaît clairement dans le modèle de latinité proposé par Zara, Bouchard ou Chalout, celui du régime de Mussolini. La longue série de textes de Jean Nemo sur le dynamisme latin aboutit ainsi à une démonstration du rôle central de la nouvelle Rome dans le combat mondial pour la latinité :

Ayant […] éliminé les causes de faiblesse dues aux dissensions religieuses et économiques, le fascisme peut se vanter, à juste titre, d’avoir organisé l’État totalitaire […] Ainsi s’exprime dans toute sa force, dans la totalité de son énergie, le dynamisme latin, dont la Nouvelle Italie est l’héritière digne et légitime. Digne de montrer avec fierté au monde son oeuvre magnifique, de le donner en exemple et de dresser, comme un drapeau vers les peuples latins, l’Universalité de Rome qui doit unir indéfectiblement dans l’avenir […] toutes les nations latines[48].

Avec LeFront latin, en somme, la lutte pour défendre la civilisation latine — “ façon de vivre, de sentir, de juger[49] ” — contre “ la barbarie germanique ou slave ”, les “ idées libérales et révolutionnaires ” et les “ théories judéo-slaves du chambardement général[50] ” se confond presque complètement avec la promotion du fascisme[51].

Le Front latin provoque de ce point de vue deux modifications importantes à notre réseau latin : il ajoute aux liens mondains, diplomatiques et culturels, qui continuent à former son ossature principale, des liens de nature principalement idéologique ; ces nouveaux liens sont eux-mêmes le résultat d’un discours qui politise nettement la notion de latinité, en l’associant au fascisme. Cette orientation plus politique conduit en même temps à la reproduction en France d’un discours relativement nouveau : celui des indépendantistes canadiens-français[52]. De la RAL au Front latin, la mondanité et l’intérêt pour la culture canadienne-française continuent d’animer le réseau latin, mais la variante plus idéologique du discours sur la latinité prend le devant de la scène. Ce déplacement sera plus net encore dans la troisième aventure éditoriale du réseau, celle de Je suis partout.

Je suis partout

Ici encore, comme avec la RAL, l’initiative semble venir de Charles Lesca. Devenu actionnaire principal de Je suis partout, en 1936, peu de temps après l’arrivée au pouvoir du Front populaire[53], Lesca recruta de nouveau Roquebrune :

Un jour que j’étais chez lui [Lesca], il me dit : “ Il faudra que vous m’apportiez des articles pour mon nouveau journal, car je deviens directeur d’une feuille de combat qui s’appelle Je suis partout. Du reste, vous viendrez dîner ici la semaine prochaine et vous rencontrerez mes collaborateurs. ” À ce dîner se trouvaient Robert Brasillach, Cousteau, Georges Blond et autres journalistes, tous attachés à la rédaction du journal de Lesca[54].

Roquebrune produisit bel et bien un article, qui inaugura la série “ canadienne ” de Je suis partout[55], mais aucun autre article par la suite. D’après ses souvenirs, il perdit de vue “ Lesca et ce groupe ”, à la fois parce que “ leur politique passionnée, leurs exagérations [l’]ennuyaient ” et parce que, très occupé, Lesca “ cessa de [l’]inviter à ses dîners[56] ”. On touche ici à la double dimension d’un réseau qui est toujours mondain, comme le montrent les dîners, mais dont certains acteurs sont de plus en plus politisés, de plus en plus ouvertement affiliés au fascisme.

La position idéologique de Je suis partout, hebdomadaire d’actualités internationales au très large tirage, publié de 1930 à 1944, prit précisément un tournant ouvertement nationaliste, antisémite et fasciste à partir de 1936. L’attrait pour le fascisme se manifeste avec clarté, à l’été 1938, dans une série de textes de Robert Brasillach sur l’esprit fasciste[57]. Elle n’était pas pour déplaire aux jeunes intellectuels canadiens-français liés à La Nation et aux cercles indépendantistes gravitant autour de celle-ci, tels que Dostaler O’Leary et Paul Dumas. Le premier fut le responsable officieux de la page canadienne de Je suis partout, comme l’indique sa participation plus importante ainsi que deux lettres de Robert Brasillach conservées dans les archives O’Leary[58]. Le second n’y publia pas d’articles, mais a tenté de le faire, était lié directement à Brasillach et cherchait à recruter des collaborateurs pour l’hebdomadaire[59]. Bouchard, O’Leary et Dumas furent tous des acteurs importants, dans les années 1930, des mouvements qui radicalisèrent le nationalisme de l’Action française dans le sens d’un séparatisme revendicateur, d’un antidémocratisme, d’un corporatisme dominé par l’État et d’une xénophobie parfois violente[60]. D’une certaine façon, et bien que l’évolution de l’Action française de Montréal ne puisse être confondue avec celle de l’Action française de Paris, les Bouchard et O’Leary furent des dissidents du nationalisme de Groulx comme Brasillach et ses collègues de Je suis partout furent des dissidents du maurrassisme[61]. Quoi qu’il en soit, grande fut la proximité idéologique entre les deux groupes; La Nation reproduisit ainsi quantité de textes de Je suis partout, dont la série de Brasillach sur l’esprit fasciste[62].

La multiplication des liens de nature idéologique ne modifie cependant pas de fond en comble le réseau latin, qui continue d’évoluer au rythme des célébrations mondaines et diplomatiques, ainsi que de contribuer à la publication de textes plus culturels que politiques sur le Canada[63]. Le personnel mondain du réseau ne publie guère dans l’hebdomadaire de Brasillach, mais tout indique que plusieurs ponts permettaient de circuler du pôle idéologique au pôle mondain. Deux acteurs, surtout, pouvaient jouer ce rôle : Charles Lesca, dont le salon sert d’intermédiaire entre les deux univers, et Paul Dumas, lié directement, de par ses activités nationalistes, à O’Leary et Pelletier, en même temps qu’introduit dans les milieux élégants de la capitale française. Il était en effet le neveu de Pierre Dupuy, ce qui ne pouvait manquer de lui ouvrir quantité de portes, en plus d’être le futur gendre de Mme Boucher-Normandin, une des plus importantes salonnières canadiennes-françaises à Paris, chez qui fréquentaient aussi bien Simone Routier que des baronnes ou duchesses françaises. On retrouve d’ailleurs le nom de Dumas aux côtés de ceux de Dugas, Dupuy, Roquebrune et Routier, dans la liste des participants au premier congrès de l’Association internationale des écrivains de langue française, à Paris, en juin 1937[64]. Cet événement montre qu’avant même que les premiers textes de la série canadienne aient pu paraître dans Je suis partout, le groupe d’intellectuels nationalistes qui allait former la frange idéologique du réseau latin avait déjà des contacts directs, grâce à Dumas, avec ses principaux acteurs. On peut même supposer que, de Lesca, la demande de textes “ canadiens ” a circulé par Roquebrune ou Dupuy, puis par Dumas, avant d’atteindre O’Leary, au cours des derniers mois de 1937. En faisant circuler l’information, les canaux mondains auraient, par conséquent, servi de vecteur à l’adjonction au réseau latin de nouveaux acteurs.

Avec Dumas et O’Leary, les nouveaux rameaux du réseau ont une coloration plus idéologique, voire exclusivement idéologique dans le cas de ce dernier. Ceci signale d’ailleurs une évolution générale des revues associées au réseau latin : de la RAL à Je suis partout, l’idéologie prend de plus en plus de place et se décale vers l’extrême droite, subissant en quelque sorte le processus d’imprégnation fasciste dont parle Philippe Burrin[65]. Dans la RAL, la notion de latinité était déjà rattachée au nationalisme intégral de Maurras, mais cette association s’y trouvait peu développée; dans Le Front latin, la latinité se trouve directement mobilisée dans le sens d’une lutte politique ayant pour modèle le fascisme italien. Avec Je suis partout, bien que l’intérêt pour la culture canadienne-française demeure, tout est désormais orienté en fonction d’une polarisation idéologique radicale et violente entre fascisme et antifascisme. Cependant, cette radicalisation des revues n’entraîne pas celle du réseau latin dans son ensemble. Les liens mondains existent toujours, comme on l’a vu, et animent la sociabilité générale du réseau.

De même, l’intégration de certains nouveaux liens ne cadre pas avec cette lecture, dont celui donnant à Je suis partout son deuxième plus important collaborateur canadien : Gabrielle Roy. Rien dans les textes de cette dernière ne laisse soupçonner une quelconque affinité idéologique avec le fascisme brasillacien, bien au contraire. Comme Roquebrune, elle publie dans Je suis partout sans être pour autant fasciste : tous deux prendront même des positions hostiles au racisme et au nationalisme radical, dès les années 1930 pour Roquebrune[66], pas avant les années 1940, et indirectement, dans le cas de Roy[67]. Par quel hasard en vient-elle à publier dans le journal de Brasillach ? Rien, jusqu’ici, ne permettait d’expliquer ce fait. La découverte de l’existence du réseau latin, ainsi que de sa double nature, lève enfin le voile sur ce mystère.

Réseau, lien social et idéologie

De la RAL jusqu’à Je suis partout, un système de liens a uni de façon solide un ensemble d’acteurs issus de trois milieux différents : l’Amérique latine, le Canada français et la France. Fondé sur l’association entre latinité et culture canadienne-française, ce réseau a offert aux Canadiens français de l’entre-deux-guerres un canal de diffusion majeur, que peu d’autres réseaux égaleront[68]. La continuité remarquable du réseau ainsi que sa capacité à intégrer de nouveaux membres ou à survivre à certains effacements permettent d’établir hors de tout doute que les relations ou publications dont il a été question dépassent le cadre de relations binaires entre individus. Il y a manifestement une dynamique d’ensemble, un système de relations à l’oeuvre. La nature précise de ces relations varie en fonction des acteurs impliqués et des milieux, mais trois dominantes s’observent : la circulation de textes, la mondanité et l’idéologie.

Le réseau latin naît au début des années 1920 d’une double demande de textes, celle de Tautain pour les articles et romans de Roquebrune, puis celle de Lesca pour des textes “ canadiens ”. Dans les années qui suivront, les revues changeront, le discours se modifiera, mais les principales figures resteront en relation et continueront à faire circuler cette information élémentaire : il existe, à Paris, un désir de textes canadiens. Du fait de la centralité de Philippe Roy, Pierre Dupuy et Robert de Roquebrune dans la communauté canadienne vivant à Paris, la diffusion de cette information pouvait atteindre tous ceux qui participaient aux divers événements marquant la vie canado-parisienne ou qui, comme Gabrielle Roy, s’inscrivaient aux bureaux de la Légation à Paris. L’on touche ici à un autre aspect du rôle des réseaux : la propagation de l’information. Bien qu’une collaboration spontanée de l’un ou l’autre des collaborateurs canadiens-français à l’une des trois revues du réseau latin ne soit pas impossible, elle demeure improbable, à notre avis. Il y a sans doute plutôt eu, dans chacun des cas, sollicitation directe ou mention de la demande de textes canadiens. Ainsi, dans le cas de Gabrielle Roy, l’on peut penser que Philippe Roy, un des rares sénateurs francophones de l’Ouest canadien, ancien actionnaire d’un journal français d’Edmonton (Le Courrier de l’Ouest), a pu s’intéresser de près à la carrière de cette Canadienne française venue du Manitoba, qui écrivit en 1938 des lettres de Londres dans le journal français de Saint-Boniface (La Liberté et le Patriote). Un autre facteur explique pourquoi elle a pu publier à trois reprises, sur une période de neuf mois, dans un journal épousant des vues aussi opposées à celles qui seront siennes : la superposition, au sein même du réseau latin, de deux types de relations, de deux discours sur la latinité.

Pour les Dugas, Dupuy, Martinenche, Roquebrune, Routier, Philippe Roy et Tautain, la participation au réseau latin tient d’abord et avant tout de la mondanité. Les relations entre individus naissent et se développent dans les salons, à l’occasion d’événements officiels, dans un esprit cosmopolite, élitiste, légèrement vieille France. L’intérêt très vif manifesté dans ce milieu pour le Canada a principalement une orientation culturelle, et c’est le sentiment de participer à une même culture qui crée le sentiment d’appartenance à la latinité. L’idéologie n’est pas pour autant absente de ce milieu et possède des tonalités voisines de celle de l’Action française de Maurras, mais elle y demeure en sourdine.

Pour les Bouchard, O’Leary, Pelletier ou Zara, la latinité, bien que culturelle, constitue d’abord une cause à défendre, un combat à mener au nom des principes d’autorité et d’ordre, contre le libéralisme anglo-saxon, le germanisme ou les idées “ judéo-slaves ”. Leur participation au réseau résulte d’un engagement idéologique et ne s’appuie pas nécessairement sur une sociabilité nourrie. L’alliance avec d’autres défenseurs de leur conception de la latinité peut au contraire se produire à distance, comme c’est le cas pour La Nation avec Le Front latin ou Je suis partout. Ce groupe d’acteurs n’est pas pour autant dépourvu d’intérêt pour la dimension culturelle de la latinité, quand bien même ces acteurs lui accordent une place restreinte[69].

Pour rendre raison de cette double dimension du réseau latin, on doit faire appel à une notion mise de l’avant dans les travaux de sociologie des réseaux, celle de cercles d’appartenance (ou cercles sociaux). Cette dernière a été utilisée afin de distinguer les relations binaires qui ne présupposent pas une inter-reconnaissance, un principe d’identité, de celles qui s’inscrivent précisément dans le cadre d’un ensemble social fondé sur une identité partagée. Les analyses de réseau ayant tôt fait de découvrir des cas où l’interaction, même fréquente, entre deux acteurs n’implique aucun véritable partage, le besoin se fit sentir d’une notion permettant de préciser “ l’implication de l’individu dans la relation, c’est-à-dire l’identification de la personne au cercle par rapport auquel cette interaction est définie[70] ”.

Ainsi, dans le cas du réseau latin, Roquebrune s’identifie clairement au cercle mondain, alors que Bouchard est en quelque sorte affilié au cercle idéologique. Les deux sous-groupes du réseau sont assez distincts pour qu’on puisse voir en eux des cercles d’appartenance séparés. Voilà pourquoi l’on ne saurait associer unilatéralement le réseau latin au fascisme : deux ensembles sociaux, basés sur des sociabilités distinctes et des conceptions de la latinité bien différentes, cohabitent à l’intérieur d’un même système de relations. Ne serait-il pas préférable d’y voir plutôt deux réseaux séparés ? Loin de clarifier l’analyse, cette lecture séparerait des groupes qui sont liés par plusieurs liens, partagent un même sentiment d’identité latine et collaborent aux mêmes revues. Car, tout en distinguant les différences entre les deux cercles du réseau, on ne doit pas négliger le fait qu’ils se superposent et que l’un des principaux acteurs, Charles Lesca, participe des deux. Bien que distincts, les cercles mondain et idéologique ne sont pas imperméables l’un à l’autre, ce qui laisse entrevoir des doubles appartenances faites de degrés dans l’identification à la mondanité et à l’idéologie. Qui, parmi les mondains, partageait une partie du réquisitoire des idéologues contre le libéralisme ou de leur défense passionnée des régimes fascistes ? Combien ont décidé de publier malgré l’idéologie de leurs confrères ? Qui, parmi les idéologues, tempérait sa violence polémique dans les rencontres avec les “ gens du monde ” ? Jusqu’à quel point les idées de l’extrême droite étaient-elles sinon acceptées, du moins “ opinables ” dans les salons parisiens ? Pour y répondre, on devrait entreprendre des analyses plus approfondies et disposer d’une documentation plus abondante que celle ayant servi de base au présent article. De plus, la résonance très forte de toute association, directe ou indirecte, au fascisme exige de procéder avec un soin extrême. Pour éviter toute erreur de lecture, nous soulignerons d’ailleurs la conclusion de notre analyse: il y a bel et bien eu, dans le réseau latin, des acteurs identifiés au fascisme, parmi lesquels Bouchard, Brasillach, Lesca, O’Leary et Zara. Cette position idéologique ne concerne toutefois pas, bien au contraire, le réseau dans son ensemble. En fait, la majorité des Canadiens français qui en firent partie y étaient étrangers; leur participation aux trois revues origine d’autres causes : la sociabilité mondaine ainsi que la demande de textes canadiens (avec sa contrepartie : le désir de publier en France).

L’histoire du réseau latin, bien que marquée par la double dimension mondaine et idéologique, possède une signification plus vaste, dont nous dirons deux mots en guise de synthèse. D’une part, elle permet de jeter un regard nouveau sur les relations intellectuelles franco-québécoises, attentif aux dynamiques d’ensemble créées par les réseaux, aux différences entre lien social et cercle social et à l’importance des salons et des milieux diplomatiques dans les échanges culturels transatlantiques. En particulier, elle montre la naissance des tout premiers contacts entre des diplomates et écrivains canadiens-français avec leurs confrères sud-américains. D’autres contacts, à la même époque, peuvent être identifiés ici et là[71], mais aucun autre réseau durable de liens ne semble émerger. Quoi qu’il en soit, tout un pan des relations du Québec avec l’étranger trouve avec le réseau latin une piste d’exploration.

L’étude de ce réseau lève d’autre part le voile sur l’évolution des discours au sujet de l’américanité et de l’identité canadienne-française. Sous l’influence de la notion de latinité et dans le cadre de relations triangulaires franco-latino-canadiennes, quelques intellectuels présentent et analysent le Canada français dans le cadre d’une américanité continentale, d’une modernité culturelle et économique en émergence. Une nouvelle représentation du Canada français se met en place, dans le réseau latin, qui ne sera véritablement reçue que beaucoup plus tard. Son émergence, bien que fragile et limitée, dans les années de l’entre-deux-guerres, témoigne néanmoins d’une tentative pour affirmer une certaine américanité qui ne passe pas par les États-Unis, ainsi que d’un dégagement partiel par rapport aux axes identitaires habituels, ceux de la France et de l’Angleterre.