Corps de l’article

Je ne veux parler ici que de l’écrivain [1].

Sa manière d’écrire fait l’écrivain ; et son lecteur. Ma conviction n’a pas faibli à la relecture des chroniques et des proses de Gilles Archambault dont l’oeuvre, je ne l’ignore aucunement, se présente d’abord comme celle d’un romancier. Mais ici je me bornerai à établir des concordances occasionnelles (ou des lieux parallèles) avec les romans et les nouvelles dont l’abondance et surtout la constance thématique et formelle nécessiteraient une étude longue et minutieuse.

Les sept livres concernés par mes remarques se regroupent d’autant mieux que cinq d’entre eux ont paru entre 1979 et 1989, période pendant laquelle Archambault n’a publié que deux romans, moins requis alors, on peut le supposer, par l’affabulation romanesque. « Humeurs », la première section des Plaisirs de la mélancolie [2], Le regard oblique [3] et les trois recueils des chroniques matinales (1989, 1994, 1996) forment un ensemble cohérent alors que Stupeurs [4] et L’obsédante obèse [5] rassemblent des proses brèves dont à première vue on se demanderait pourquoi les adjoindre aux chroniques. La réponse tient, je l’avoue sans ambages, à ma façon de lire l’écrivain Gilles Archambault. Néanmoins, j’ajoute ceci en guise d’explication rapide : dans les chroniques et les proses, Archambault mise tout sur une écriture qui, adonnée à des formes brèves, se doit d’être sans faille ni temps mort. Les motifs en deviennent secondaires dans la mesure (assez large) où ils n’acquièrent de consistance propre et ne reçoivent d’existence littéraire que par la façon dont les traite l’écriture, ce qui suffirait à distinguer les chroniques et les proses des romans et des nouvelles où les motifs demeurent de première importance. N’esquivant comme à plaisir aucune difficulté, je mets les « Murmures », troisième section des Plaisirs de la mélancolie, sur le même plan que les proses, m’autorisant du sous-titre, Petites proses presque noires, qui ne concerne guère les deux sections précédentes du livre. Enfin, les textes de L’obsédante obèse, faut-il ou non les considérer comme des nouvelles succinctes, surtout si on en rapproche, avec raison, les onze « moments » (une demi-page chacun) intercalés entre les nouvelles proprement dites de Tu ne me dis jamais que je suis belle [6] ? L’éditeur, à ce sujet, reste indécis (voir la quatrième de couverture de chacun des livres). Pour ma part, les modalités d’écriture de L’obsédante obèse m’empêchent de douter : ces proses sont bel et bien cousines de celles de Stupeurs [7]. Restent les quatre textes qui dans Les plaisirs de la mélancolie ont été recueillis sous le titre significatif : « Justifications ». Ils constituent des témoignages et des réponses à des enquêtes [8] qui s’échelonnent de 1969 à 1977. Leur ton plutôt direct et sérieux ne trompe pas : l’auteur de Parlons de moi ne donne pas le change sur son emploi de la première personne du singulier ; il ne manque pas là de moi/je. L’épigraphe de José Cabanis (LPM, 79) prévient le lecteur en ce sens. Les confidences, toutefois, sont celles d’un écrivain lucide et pour qui les ruses scripturaires ne sont pas des mystères. Le titre du quatrième texte, « Mon très beau nombril », coiffe une dénégation des deux premiers textes et affirme sans réserve la motivation fondamentale de l’écrivain :

Le seul progrès notable que j’aie accompli depuis cette époque où je me répandais en témoignages, c’est que je ne veux plus rendre de compte à personne. Je le répète, à personne. Bien sûr, je vais continuer à parler de moi, incorrigible bavard, ouvrier de l’introspection, etc. À la différence que je ne justifierai rien. J’ai préféré écrire sur mes émotion intimes plutôt que de me tourner vers la société qui m’entoure. […] Finie, la mauvaise conscience paralysante [9].

LPM, 104-105

Cette citation, malheureusement écourtée, laisse transparaître une colère contre soi que l’écrivain finira par tourner en éthique de l’écriture. L’oeuvre narrative en témoigne sous la fiction romanesque, de même que les chroniques, par une observation attentive, et que l’écriture des proses, risquée jusqu’à l’implacable. Si Archambault ne fait l’économie d’aucune angoisse qui hante la conscience qu’ont les humains de leur condition, et s’il regarde volontiers la grande Histoire par le petit bout de la lorgnette, il ne cherche pas à s’accommoder au goût du jour, à la faveur idéologique que se disputent, sous des vocables antagonistes, le conformisme dominant et la contestation autoproclamée. Bon.

Mais le fin de l’affaire, c’est qu’Archambault joue sa partie dans une écriture justement subversive en ce qu’elle récuse ses aveux par toutes sortes de moyens, les uns qui en mettent plein la vue, les autres qui montrent à peine le bout de l’oreille. Mieux vaut ne pas lire au premier degré. Ainsi, des titres de chroniques comme « Archambault l’insondable » (CM, 11), « N’est pas Archambault qui veut » (CM, 77), « Feu Archambault » (CM, 170) se décodent facilement, à l’instar du sous-titre de Parlons de moi : « récit complaisant, itératif, contradictoire et pathétique d’une autodestruction ». Que penser cependant de : « Le 19 septembre 1933 » (OO, 61) (date de naissance de l’auteur), « Un ami » (LPM, 28), « L’hymne à Chloée » (CM, 69) (petite-fille de l’auteur), « Père » (S, 14), etc. ? La question de l’autobiographie se pose, en effet, mais elle restera toujours, à mes yeux, une question piégée, n’en déplaise aux philosophes de l’identité, aux adeptes du « pacte autobiographique », aux théoriciens de l’autoportrait, à la mode de l’écriture dite de soi ou « autofiction » (ce pléonasme…).

Mémoires, confessions, journaux personnels, lettres, carnets, quoi encore, tous ces écrits dûment étiquetés par une critique empressée de subordonner l’intime à l’autobiographique déplacent sans cesse l’enjeu de l’écriture ou, pour mieux dire : son engagement à dire et à dédire, les deux dictions tout emmêlées à la faveur des oublis, des réticences, des extrapolations, des choix peut-être inavouables, etc., la liste est interminable de ce qui entraîne l’écrivain dans la voie de l’invérifiable. Car le référent des référents, muet, caché, s’il se débusque dès que le saisit la langue écrite ou parlée, devient manifestement langagier, d’autant plus s’il s’incorpore, corps étranger, corps familier, à une écriture littéraire qui le rend sujet à caution. Faut-il en conclure hâtivement qu’il n’existe qu’un effet autobiographique produit par la seule lecture ? Non.

Écrire ne consiste pas à convertir en intériorité un réel présupposé entièrement hors de soi puis à le traduire en conséquence. Par contre, on n’écrit pas exclusivement à même la langue, bien qu’en définitive ce soit elle qui sanctionne le résultat final. À l’écrivain comme à tout être humain il arrive des choses, et elles ne parlent pas. Oui : stupeurs… heureuses, malheureuses, liées les unes aux autres, concomitantes, tout juste banales, étonnantes, c’est selon. Par la suite, parfois sur le coup (mais c’est encore une suite), des données verbales se présentent, s’imposent, et la partie s’engage, venant d’où, allant où ? La lecture répond tant bien que mal à cette incertitude, accomplissant un va-et-vient entre le texte et le hors-texte. Chez Gilles Archambault les marques autobiographiques se rencontrent souvent dans les romans, presque toujours indécelables si on ne sait rien de la vie et de la personne de l’auteur. Il existe une exception notable. C’est le très beau récit Un après-midi de septembre. Il trouve peut-être sa raison séminale dans le leitmotiv obsédant de la date de naissance, les proses et les chroniques ne manquant pas d’en faire état à maintes reprises [10]. Je ne peux, hélas, me livrer à un examen satisfaisant du récit. Disons que dès le début le ton est donné [11], qu’en page 7 figure un avant-texte [12] qui tient lieu de contrat d’écriture et de lecture autobiographiques, qu’en page 67 est nommé Claude Mathieu, un écrivain méconnu (décédé en 1985) et un ami cher qui avait légué à Gilles Archambault un tableau de Fernand Toupin [13] dont il est question dans des romans, des chroniques et dans un entretien. Disons, enfin, que dans Choses d’un jour le narrateur, l’écrivain Martin Désourdy, mentionne :

Ma mère est morte en juillet dernier. En plein Festival de jazz. J’arrivais au terme d’un roman qu’elle m’avait inspiré. Quand j’en serai capable, j’ajouterai quelques pages à mon manuscrit. Des pages qui la dépeindront en amoureuse. On y verra peut-être l’expression d’une certaine chaleur [14].

L’achevé d’imprimer de ce roman est daté de septembre 1991. Or, dans Un après-midi de septembre, on lit que la mère du narrateur est morte un 15 octobre. L’année n’est pas mentionnée dans ce passage, mais la lettre signée F. I. et citée en avant-texte porte : 1991. Je me suis attardé sur cet exemple pour rappeler qu’un texte littéraire n’est jamais réductible à l’univocité et que ses promesses, même explicites, de « dire la vérité » resteront toujours équivoques.

Commettrait-on un sophisme en professant que toute écriture littéraire est et n’est pas virtuellement autobiographique, qu’elle imprime à la surface ou dans les plis du texte la trace d’une absence ? On ne devient écrivain qu’en écrivant, on ne devient lecteur qu’en lisant. Double lapalissade, certes, qui ne laisse pas toutefois d’interroger ce qu’elle affirme. L’auteur et le lecteur comme individus réels n’ont guère à voir avec les fonctions qu’ils exercent, plutôt : leur présence singulière, indubitable, se déporte vers un langage qui ne les exprime ni ne les représente comme tels, mais, bien au contraire, les reconduit à quelque étrangeté ironiquement impersonnelle [15]. Cela dit, j’avoue sans vergogne que j’aime beaucoup m’illusionner sur ma vie écrivante et lisante, c’est une source intarissable de plaisir ; pour fragile et passager qu’il soit, mais ô combien réel tellement s’en imprègnent et se modifient écriture et lecture, il me redonne la faculté de croire l’incroyable. Sinon, si ne s’impose que le soupçon, la naïveté se meurt, et le monde et le langage : « Ô douce Volupté, sans qui, dès notre enfance,/ Le vivre et le mourir nous deviendraient égaux [16]. » Il semblerait donc que la littérature, si elle aspire à l’idiomatique, n’y parvient pas effectivement, qu’un écrivain désire écrire uniquement l’unique tout en se commettant, à écriture perdue, avec le tumulte de l’histoire et la mouvance sociale. N’empêche : il faut croire les écrivains sur parole tant qu’ils demeurent écrivains.

Je ferai de semblables remarques à propos de l’intimisme, notion ambiguë autour de laquelle grouille une meute de malentendus. À ce sujet, Gilles Archambault s’est permis, le plus souvent avec ironie, plusieurs observations dans ses chroniques : « […] ma timidité est telle que je serais prêt à avouer, sans circonstances atténuantes, que je ne suis qu’un écrivain intimiste qui écrit pour une poignée de lecteurs. » (LPM, 62-63) La critique n’a pas hésité à lui coller l’étiquette de romancier intimiste [17], entendons : qui parle du couple et de la famille, des hauts et des bas de l’existence quotidienne, de l’amour et de l’amitié, multipliant les scènes d’intérieur et en particulier celles de la chambre à coucher ; aussi : le bonheur douillet à l’abri de la maison, les conversations débordantes de petits secrets, les aveux à soi-même, etc. [18] (OO, 100). Mais me préoccupe ici l’intimisme littéraire et non pas l’intimité en général dont Richard Sennett assure qu’elle « évoque la chaleur, la confiance, l’expression ouverte des sentiments [19] ». Si on veut. Pour aller au plus court sur un sujet difficile, délicat, déterminant au plus haut point, je soutiens que l’intimisme littéraire est une affaire de tonalité, une manière d’écrire qui se manifeste comme attention empathique (d’une empathie étonnée) à l’altérité de l’autre. L’intériorité dont on se gausse facilement ne correspond pas à quelque retraite forclose où se contemple le moi-écrivain. Bien au contraire. S’il y a rapprochement de l’autre (humain, animal, végétal, objet naturel ou artificiel), c’est que le mouvement s’opère, par l’écriture, du lointain au proche et que se produit d’abord une reconnaissance de l’inconnu (demeurant à la limite inconnaissable), puis un accueil risqué car, ensuite, le moi se découvre autre [20]. Au cours du processus (qui s’accomplit parfois en un éclair) survient un retournement à double effet : l’éminemment extérieur s’intériorise, non pas en moi, mais en lui-même, sous mon regard et à mon écoute, mon toucher, et le moi se « désintériorise », s’expose en écrivant. Le résultat, c’est un dialogue comme silencieux entre les deux instances d’une intimité langagière. Le poète Juan Garcia me suggère une image conclusive : « les objets quittent leur promontoire [21] » et le sujet quitte sa caverne. La descente et la montée mènent à la place publique de la littérature, âme nombreuse et bruissante comme celle d’une ville [22]. C’est dans cet esprit étonné que je relis de temps à autre les dernières pages de Plaisirs de la mélancolie (130-133) ou « À l’hôpital [23] », « Danseuses [24] », « Pour Dino Buzzati » (OO, 72), « Amours » (S, 29), « Ami » (S, 51), et combien d’autres textes splendides qui s’offrent yeux ouverts, main tendue, parole donnée — sur fond de malgré tout.

Aussi insaisissable que l’intimisme, l’humour reste une constante de l’écriture d’Archambault, singulièrement dans les chroniques où l’écrivain se laisse guider par sauts et gambades (NCM, 101-102) vers des réflexions si libres qu’on s’abuse aisément sur leur véritable nature. Des propos d’apparence anodine (RO, 67-68) peuvent couvrir une dure dérision (DCM, 127 ; LPM, 57-60). Oui, prenons garde de glisser sur cet humour multiforme qui cache sous ses masques le visage défait de « la dernière des tristesses [25] » tout autant que celui de la pudeur menacée ou de la tendresse blessée ou encore d’une lucidité intolérante à la bêtise. Donc : humour, ironie, sarcasme, plaisanterie, baliverne, blague, boutade, facétie, trait, flèche, pique, pointe, saillie, etc., la liste complète serait sans fin, voilà des éléments du répertoire des variables stylistiques et des modulations tonales de l’écriture « humoresque [26] » d’Archambault, laquelle se partage en deux directions principales qui se rejoignent de temps à autre par des chemins de traverse comme c’est le cas de l’ironie et, moins visiblement, du sarcasme. Car entre l’humeur et l’humour, la distance, la différence n’est pas toujours facile à percevoir. Les « Humeurs » dans Les plaisirs de la mélancolie s’en prennent, avec pas mal de méchanceté, aux manies, aux ridicules, aux petits côtés des écrivains. L’humeur, plus ou moins mauvaise, ne fuit pas la drôlerie corrosive (RO, 89, 109 ; CM, 64 ; NCM, 19) et assure un fond de commerce au sarcasme qui peut tenir en une phrase (« Une grande âme. Il nous a aimés jusqu’à son dernier blasphème. » [NCM, 62]) ou former une chronique entière (RO, 113-114).

Mais la critique dite d’humeur ne se complaît pas dans la méchanceté (gratuite ou fondée). Archambault y multiplie les trouvailles expressives et les traits acérés, certes, et sans s’oublier lui-même (« J’ai dû bafouiller. J’ai été précoce en ce domaine. » [CM, 50]) ; il n’ignore pas toutefois à quel point ce qui est assimilable au sarcasme reste susceptible d’infliger des blessures graves [27]. En définitive, Archambault orientera l’écriture des chroniques vers ce qui lui paraît essentiel ; « substituer au triomphe des triomphants la précarité et le doute » (Anton Tchékhov). Là-dessus Julia Kristeva éclaire ma lanterne :

Car s’il est vrai qu’une personne esclave de ses humeurs, un être noyé dans sa tristesse, révèlent certaines fragilités psychiques ou idéatoires, il est tout aussi vrai qu’une diversification des humeurs, une tristesse en palette, un raffinement dans le chagrin ou le deuil, sont la marque d’une humanité certes non pas triomphante, mais subtile, combative et créatrice [28].

L’humour comme remède à la mélancolie, c’est un vieux thème qu’ont développé les anciens physiologistes, de l’Antiquité à la Renaissance. Archambault, sur sa lancée curative, aboutit, qui l’eût cru ?, à l’hyperbole et à l’antiphrase dont il fait un usage répandu, jubilant, et où l’outrance voulue ne rebute que les sots [29] : « On sait l’étendue de mon oeuvre, sa diversité, ses implications sociologiques et métaphysiques. » (RO, 77) Il faudrait citer pendant des pages et des pages, et encore cela ne donnerait qu’une faible idée des ressources de l’écrivain en matière d’humour et d’ironie [30].

De celle-ci on a beaucoup écrit. Naguère Vladimir Jankélévitch lui a consacré un livre brillant, non pas définitif, mais où les fines analyses montrent à l’envie comment l’ironie se contente de faire un crochet en feignant de passer par le contraire ou en simulant quelques détours, mais ne perd jamais le but qu’elle s’est fixé : et plus elle brouille les pistes, mieux elle sait où elle va [31]. Les feintes et les retournements de l’écriture, Archambault les pratique sans effort, tout en nuances et en rapides clins d’oeil quand ce n’est pas en confessions comme échappées par mégarde. C’est ainsi que le biographique et l’intimisme reçoivent un éclairage tel qu’ils troublent ou désavouent, mine de rien, les lectures littérales. Il y a aussi de la gaieté, une vraie délivrance, à tout le moins un répit heureux, dans l’humour foisonnant d’Archambault. Les exemples pullulent, qui vont de la rêverie malicieuse à la folle cocasserie [32] sans oublier le sourire navré devant l’infinie souffrance d’être illusionné sans être abusé ; ce semblant de paradoxe, on le lit dans « Une table de travail », treize lignes sans une fausse note (OO, 121).

Soudain me vient un doute. Jusqu’où s’étend le registre de l’humour ? N’y ai-je pas inclus des tournures et des éléments disparates ? Mais je me rassure. Si au coeur de l’humour, quelque allure qu’il adopte, repose et s’affirme un détachement radical à l’égard de la nécessité, de la loi qu’impose l’esprit de sérieux, alors, oui, l’humour dans son imprévisibilité ne connaît ni règle ni limite. Sa vigilance indolente et comme enfantine par moments ne rate aucune occasion de bouleverser l’ordre établi sans s’établir dans un désordre confortable dont il ferait sa marque de commerce. Enfin (pour l’instant…), l’humour ne se refuse pas à lé, n’ayant souci que de laisser être son insouciance. Je vois et entends cela nettement chez Stendhal, Tchékhov, Jean Paulhan, Henri Calet, Alexandre Vialatte, écrivains qui comptent parmi les préférés de Gilles Archambault, lequel, songeant à Radio Days de Woody Allen, écrit : « L’humour qui me convient, c’est là que je le trouve. Incisif, mais tendre, corrosif mais habité par la douceur des choses, attendri, jamais réducteur. » (DCM, 94) Pourquoi me priverais-je de ménager une place, dans le concert parfois discordant de l’humour, à tel sourire résigné : « Lorsque le temps arrivera de plier mon ombrelle [33] » ? Et puis, faute de termes mieux appropriés, j’appellerai « fantaisies ludiques » nombre de chroniques où l’imagination moqueuse de l’écrivain s’en donne à coeur joie : « Triporteur » (RO, 159), « Terra nostra » (DCM, 86), « Montagne » (NCM, 28), « Valeureuses vaches » (NCM, 43), « Babouin, mon frère » (NCM, 84), etc. Dans « Une rumeur d’Outremont » (RO, 159 ; voir aussi DCM, 65 ; NCM, 109), c’est, presque exceptionnellement, le jeu verbal qui prend le dessus alors qu’à maintes reprises quelques mots ou même un seul se glissent dans un passage comme un rire étouffé, petits riens qui font toute la différence [34]. D’autres fois, c’est la chute du texte qui, loin de clore celui-ci, s’y répercute en écho et lui confère une nouvelle saveur sémantique ; c’est le cas de « Steak frites » (NCM, 23-25 et 16).

La manière d’écrire de Gilles Archambault, c’est d’écrire sans faire de manières. Pas d’esbroufe, de complaisance, d’astuces rhétoriques. Économie qui a le don de susciter « l’envoûtement de la simplicité » (Jean-Pierre Issenhuth) chez le lecteur réceptif. Cela peut donner lieu à l’insatisfaction ou à la mésentente si on n’est disponible qu’aux fausses évidences de l’enflure verbale à laquelle s’adonne le chroniqueur quand il veut marquer le coup de la dérision dont il connaît les détours et les artifices. « Oui, je me moque, je mets une sourdine à ma discrétion. Puisqu’il faut pousser, poussons ! Mais mon être profond, celui que je ne dévoile jamais en présence d’inconnus, du moins avant minuit, préfère l’allusion discrète à l’affirmation. » (CM, 115) L’incise de la dernière phrase produit un effet de sourdine. Les textes d’Archambault se parsèment de réticences, de condensations, de lueurs furtives qu’on ne peut voir que du coin de l’oeil si l’on est vraiment attentif. « La pauvre avait tous les torts. Je me suis mis à aimer cette inconnue. » (NCM, 20) Voilà qui n’exige pas un gros effort de perception. Mais voici une femme qui, l’air de rien, répond à qui s’enquiert de son mari : « Denys ? Est-il vraiment là [35] ? » Ou bien, un père esseulé, bientôt mort, que sa fille pleine de culpabilité secoue et morigène, chuchote : « Tais-toi, tu es la douceur même [36]. » La discrétion ne se sépare pas du discernement. Elle en est une forme majeure (si j’ose dire). La retenue ménage le sens en vue de le réaménager : « On parle des livres comme on parle de la mort. On sait l’importance du sujet, mais les allusions discrètes suffisent [37]. » (RO, 138)

Mais (car il y a un mais, et de taille), là-dessus Alain Gerber oppose une perspective contradictoire. Sa « Présentation critique » de la seconde édition des Pins parasols bouscule les opinions reçues. Qu’on en juge :

De droite et de gauche […], j’entends dire qu’Archambault est un auteur modeste, discret, pudique, intimiste, ami des demi-teintes et des allusions exquises. Voilà une opinion que je ne partage pas le moins du monde. Modeste, sans doute, il doit l’être, pour autant que je le connaisse : qu’est-ce que ça change à sa littérature ? Mais pour le reste, allons donc ! Je prétends, moi, qu’il est un écrivain suprêmement indiscret, suprêmement impudique et suprêmement violent [38].

Ensuite, Gerber s’explique. Et je tombe d’accord avec lui. « Suprêmement violent, d’abord, parce qu’il vous assène la mort à grands coups, phrase après phrase, livre après livre, sans prendre de gants et sans nous accorder le moindre répit [39]. » Il suffit de lire Stupeurs, même distraitement, et de nombreuses pages de L’obsédante obèse pour se rendre compte que Gerber, tout provocant qu’il semble, n’exagère pas. La violence dont il parle implique chez Archambault l’indiscrétion (« il observe la vie depuis l’autre côté du trépas. ») et l’impudicité (il ne cesse de parler « de la mort qui est au milieu de la vie »). Cette violence peut se manifester sous divers aspects, se situer sur divers plans. Il faudrait, pour en rendre compte de façon adéquate, parcourir la totalité des romans et nouvelles, ce qui échappe à mon propos. Mais je signale quand même une piste qu’on gagnerait à suivre jusqu’au bout. La violence physique, l’agression brutale, reste relativement rare et peu insistante. Le dernier chapitre d’À voix basse ne manque donc pas d’étonner. C’est une scène de passage à tabac mortel, une scène sans retenue dans le sordide et la bêtise crue, et comme une célébration horrible de l’absurde. De plus, elle répond avec une ironie effrayante à l’interrogation de Marc peu auparavant : « Comment la mort lui viendrait-elle ? Pourvu que tout soit propre, sans cris, sans larmes, sans témoins [40]. » Enfin, la dernière phrase du roman offre une conclusion irréfutable : « Il entre dans la mort sans l’avoir accueillie [41]. » (AVB, 157) Marc est violé dans sa mort même, sans rémission. On trouve ailleurs d’autres cas de violence physique, peu nombreux, mentionnés en passant ou dans des contextes assez sobres ou inclus dans une espèce de déréalisation où se brouille la frontière entre fictif et réel [42].

Les violences morales et psychiques abondent dans l’oeuvre entier. Les citations multipliées ne donneraient qu’un faible aperçu de ce qui ressortit à l’emportement, la véhémence, la virulence, la fureur et la furie, ainsi qu’à la violence exercée contre soi (LPM, 17) et aux « retombées » de ces états (parfois des préalables à la violence intériorisée) : deuil impossible et lancinant, désir de vengeance (EL, 23), stupeur mélancolique, immersion dans le vide (DCM, 162), le néant, déchéance du corps et de l’esprit [43], dénonciation des tromperies de l’amour (OO, 15, 17 ; EL, 14) et des aléas de l’amitié (OO, 108, 127). Une omniprésente douleur affective exerce ses ravages à temps et à contretemps. Le père, figure emblématique, apparaît comme le parangon des agresseurs agressés : « Je suis vieux, j’approche de ce terme qu’a connu mon père. Mon fils ressentira aussi l’extase de se pencher sur mon corps et de dire que tout est fini [44]. » (EL, 30) Les violences verbales (EL, 43 ; OO, 19, 91, 107, 126) ne se comptent plus, et jusque dans les titres comme cette « Déclaration d’amour » parodique qui ouvre le recueil Enfances lointaines et annonce ce qui dans Stupeurs deviendra monnaie courante.

Pourquoi toute cette violence qui vient en opposition à ce que j’ai précédemment remarqué ? Gilles Archambault confirme Alain Gerber : il suffit d’écrire à fond, et sans se regarder écrire, pour ressentir, ne serait-ce qu’obscurément, la contradiction inhérente à cette activité : « On n’écrit qu’avec des contradictions [45]. » Vie-mort, haine-amour, joie-douleur, etc., ces vieux couples n’en finissent pas de faire aux écrivains des enfants de bénédiction et de malédiction, l’une et l’autre inséparables car elles assurent la contre-diction de l’écriture littéraire, particulièrement celle de Gilles Archambault. Celui-ci, toujours lucide, explique clairement :

Tous mes livres, je les ai écrits dans une sorte de fureur, reprenant sans cesse mes manuscrits comme un obsédé, préférant les récritures aux ratures, emporté, violent, désespéré, attiré pourtant par les murmures et les gestes que l’on ne se résout pas à faire. Lorsque j’ai crié, c’est qu’il n’était plus possible de parler à voix basse.

LPM, 95-96

Cris et chuchotements, titre français d’un film d’Ingmar Bergman, conviendrait-il à une édition des oeuvres complètes de Gilles Archambault ? Peut-être. Mais je pense que se créerait alors une ambiguïté pour ce qui concerne l’écriture considérée dans son énonciation même. Notre écrivain, là encore, voit juste : « J’ai toujours préféré les propos murmurés ou les cauchemars des labyrinthes [46]. » C’est à la lecture attentive des « Murmures », dernière section des Plaisirs de la mélancolie, véritables « petites proses presque noires », que les choses se précisent. En une suite de fragments qui couvrent vingt-trois pages, Archambault nous offre une clef de lecture. Tout est là : les thèmes récurrents, les marques autobiographiques, les notes intimistes, l’ironie multivalente, quelques coups de griffe [47], l’humour subtil, la tendresse éperdue, l’amour de la littérature, du jazz, de la radio, des éléments de chroniques, un portrait ému, pudique, de Georges Perros et qui est comme le verso du portrait sans concession de Jack Kerouac dans Le voyageur distrait, et l’essentiel de ce qui rend unique cette écriture qui ne peut s’empêcher, malgré qu’elle en ait, de hurler « à pleins poumons (mais c’est le coeur qui hurle ; la bouche, elle, reste plissée en un demi-sourire des plus élégants) [48] ». Cela s’accorde avec Stupeurs [49] dont j’aurais aimé écrire à loisir, car ce petit livre m’est un grand livre. Le ton des « Murmures », simple et désarmé (en partie), porte et supporte l’aveu, la mise à nu, jusqu’à son point focal :

Je me comporterai dorénavant comme quelqu’un qui a fait entrer la mort dans sa vie. Je ne suis pas « pessimiste » comme on me l’a dit tant de fois. Si j’écris que la mort est entrée dans ma vie, j’entends que j’agis exactement comme si j’étais déjà mort. C’est ma seule façon d’accepter de mourir, me survivre, garder en moi un tout petit coin de paix. […] Mon destin sera d’entrer le plus doucement possible dans la mort pour en savourer, pendant qu’il est encore temps, toute la volupté. Se protéger ainsi contre l’irrémédiable, puis regarder, en se moquant un peu, la vie qui se détache de soi.

LPM, 124

Parmi ce que d’aucuns peuvent considérer comme les ruines d’une existence où un homme désabusé s’emmure stoïquement, subsiste « un tout petit coin de paix ». Et c’est assez pour que celui qui souhaite être une pierre souhaite aussi être un chat [50] dont les yeux mi-clos signifient un entre-deux de veille et de sommeil, une sorte de « paix dans les brisements [51] », une élasticité de la nuit [52] (AVB, 65) qui se fait consolatrice quand on a trop mal. Oui, la mélancolie dont on méconnaît les méandres de souffrance emprunte parfois, petits miracles d’un instant, épiphanies pourvoyeuses de petite éternité, des chemins, des sentiers plutôt, d’une douceur telle que même contre son gré la douleur d’être hors de son être se retourne vers sa patrie hölderlinienne qui est, d’un seul tenant, monde et langage, et accepte de travailler là où la lumière chancelle sous tant d’ombre [53].

Les manifestations de cette paix toute relative n’ont de sens et de portée qu’en regard de la déréliction qu’endurent à grande peine les narrateurs et personnages des romans, les voix des proses et l’auteur des chroniques. Peut-être vaudrait-il mieux parler d’apaisement comme cela se produit dans La fleur aux dents [54], dans Le tendre matin [55]. Il y a dans la notion de paix quelque chose qui laisse entendre un accord fixé (comme dans les traités de paix) selon l’étymologie (qui n’a rien d’une preuve), de même qu’un retour au pays symbolique de la modalité du séjour en ce monde et en soi-même : un repos, qui ne durera certes pas, une rémission de la maladie mortelle qu’est le fait brut de vivre, une espèce de consolation de la désespérance irréductible. Certains textes le suggèrent sans équivoque bien qu’avec des bémols : « Un soir de Noël » (OO, 65), « Un amour » (OO, 93), « Ami » (S, 51), « Luxembourg » (NCM, 26) (empathie profonde, mezza voce), « À l’hôpital » (NCM, 79) (où la chute est extraordinaire d’ambivalence), « Douceur » (DCM, 77) (une parfaite accalmie). Il y a encore plus et mieux, pourvu qu’on lise avec un esprit et un coeur désencombrés. Je ne mentionne que deux exemples, recueillis dans Stupeurs : « Souvenirs » et « Le temps » (S, 43, 50). Le premier texte, par son parallélisme, consonne avec des quatrains chinois de la dynastie des T’ang ; le second tient de la grâce d’un Paul-Jean Toulet et davantage de la délicatesse malmenée d’un Raymond Desnos. Poésie [56]...

En quatrième de couverture de L’obsédante obèse, l’éditeur a trouvé cette heureuse formulation : « […] une langue juste et brève, une humilité de la prose et de la sensibilité, qui acceptent de se contenir, de s’effacer, de se taire presque, devant l’apparition tantôt étrange, tantôt douloureuse des choses et des êtres. » C’est, ramenée à l’essentiel, la poétique de Gilles Archambault.

Les « Murmures » n’égarent que les lecteurs pressés ou ne rebutent que ceux qui campent sur des certitudes acquises (NCM, 39). Une écriture, c’est fondamentalement un ton. L’étude de celui-ci relève au premier chef de la métrique et donc de la linguistique, plus communément de la prosodie qui mesure les variations de la hauteur de la voix. Mais dans les écrits, le ton ne se définit pas quantitativement, sinon par des analogies hasardeuses. Il s’éprouve comme qualité du signe par excellence de l’écriture littéraire. Il a ses « hautes » et ses « basses », selon les anciennes divisions du style, et sa « moyenne » persistante qui lui permet de tenir ensemble, dans l’accord et l’opposition, les diverses tonalités incidentes du texte [57]. Sous cet aspect, il contribue à créer le rythme et le sens dans leur réciprocité ouvrière, si je puis dire, par quoi se réalise et s’instaure visiblement l’unicité d’une écriture [58]. C’est ainsi que les affects de l’humour et de la mélancolie, les cris et les chuchotements, la double affirmation de la mort et de la vie, en somme : toutes les contradictions possibles se rejoignent sans se résoudre, demeurant au contraire fécondantes en ce qu’elles favorisent soit la richesse et l’abondance des inflexions (au besoin, jusqu’au baroque), soit, et c’est presque un paradoxe, la mesure qui correspond bien au « vocalisme ombragé et discret de la langue française [59] » comme la pratique Gilles Archambault.

C’est pourquoi je n’hésite pas, au terme de cet essai lacunaire et schématique, à proposer que l’usage particulier que fait Gilles Archambault des ressources linguistiques disponibles constitue son écriture à la fois originale [60] et accordée à la langue commune [61], écriture qui engage en retour une lecture capable de refréner son envie hâtive d’interpréter à sens unique et qui par conséquent n’élude jamais le devoir de dialoguer, de partager librement la mémoire d’un songe prémonitoire qu’est aussi l’oeuvre de littérature [62]. Et encore : il faudrait aller plus loin, se jeter en travers de ses propres rejets et acceptations et lire, à l’invite du texte, jusqu’à l’aura [63], jusqu’à l’involontaire du texte, outrepassant le ton qui se distingue de la voix immédiatement perceptible de l’écrivain, et s’approcher, juste s’approcher, de l’absolu fond de silence d’où monte, par quelle inconscience, en quelle innocence, ce qu’on appelle une écriture.