Corps de l’article

Introduction

Le but de cet article est d’explorer le cheminement éthique d’un chercheur en éducation qui s’est engagé dans plusieurs projets de recherche collaborative. Comme on le sait, en recherche collaborative, « l’enseignant devient comme un partenaire de l’investigation avec qui on pose un regard complice et réflexif sur la pratique » (Desgagné, Bednarz, Couture, Poirier et Lebuis, 2001, p. 35). Il s’agit donc d’une approche de recherche qui amène les représentants de deux mondes fort différents à travailler en collaboration et à développer d’étroites relations tant personnelles que professionnelles (Clandinin et Connelly, 1994). Alors que le chercheur vient du monde universitaire, du monde de la recherche et de la théorie, l’enseignant, lui, vient d’un autre monde, celui de l’école et de la pratique (Desgagné et al., 2001). Ces deux mondes souscrivent à des épistémologies qui leur sont propres. Ainsi, ils ont adopté des façons différentes de concevoir la réalité et de construire des savoirs. De plus, ils entrevoient des rapports fort distincts entre le sujet connaissant et le savoir. Il s’agit donc de deux mondes qui ont développé des visions non seulement divergentes, mais parfois même incommensurables (Olson, 1997). Compte tenu de l’importance de ces enjeux épistémologiques et de la nature collaborative des relations qui s’établissent entre chercheur et participants, il est peu étonnant que de nombreuses questions touchant à l’éthique surgissent tout au long d’un projet de recherche collaborative (Brickhouse, 1992 ; Muchmore, 2000 ; Zeni, 2001).

Les questions d’éthique qui font l’objet de cet article[1] portent plus spécifiquement sur la façon dont le chercheur devrait s’efforcer d’interagir avec les personnes qui participent à un projet de recherche collaborative. Ces questions amènent une réflexion sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans une telle situation (Gaudette, 1989 ; Gensler, 2002). Ces questions touchent également aux responsabilités du chercheur eu égard aux droits des participants au projet (Kfir et Shamai, 2002). Elles s’ouvrent enfin sur une réflexion plus fondamentale sur la nature même des relations que le chercheur souhaite entretenir avec les autres, sur la sorte d’être humain qu’il veut devenir à travers ses activités de recherche et, en fin de compte, sur le genre de communauté à laquelle il veut contribuer (Brickhouse, 1992 ; Giroux, 1997 ; Roy-Bureau, 1997). Les questions éthiques en recherche collaborative comportent donc plusieurs dimensions.

La résolution de ces questions, qui se transforment parfois en de véritables dilemmes éthiques, se fonde sur l’adoption de certaines valeurs (comme le respect de la dignité humaine et de la justice), la formulation de principes directeurs plus ou moins explicites et l’adoption de normes et de pratiques telles que celles qui sont mises de l’avant dans l’Énoncé de politique des trois Conseils : éthique de la recherche avec les êtres humains (Conseil de recherches médicales du Canada [CRM], Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada [CRSNG] et Conseil de recherches en sciences humaines du Canada [CRSH], 1998). Il faut cependant savoir reconnaître certaines des limites de tels documents touchant à l’éthique de la recherche. En effet, ils adoptent une perspective déontologique (basée sur des principes) essentiellement kantienne (Brickhouse, 1992 ; Malloy et Hansen, 1995 ; Tobin, 1992). De plus, ils semblent conçus pour guider des recherches faites plutôt sur les sujets qu’en collaboration avec ces derniers.

À vrai dire, les questions d’éthique qui font l’objet de cet article ne sont ordinairement pas celles qui préoccupent les comités d’éthique de la recherche lorsqu’ils évaluent des protocoles de recherche sur le plan éthique. En étudiant et en approuvant ces protocoles, les comités ne peuvent que supposer a priori que le chercheur se propose de respecter les principes d’éthique généralement admis en recherche. Par exemple, en lisant la lettre d’entente, ces comités ne peuvent que supposer que les sujets pressentis seront informés de la nature, des buts et des procédures de la recherche et qu’ils pourront consentir à y participer de façon libre et éclairée. En étudiant la méthodologie proposée, ils ne peuvent que supposer que le chercheur a l’intention de traiter les sujets de façon juste et équitable. Et ils ne peuvent qu’espérer que les mesures spéciales que le chercheur entend prendre pour respecter la vie privée et la confidentialité des renseignements personnels des participants seront suffisantes.

La résolution des autres questions touchant à l’éthique, plus particulièrement de celles qui surgiront tout au long du projet et auxquelles le chercheur aura inévitablement à faire face, ne peut qu’être laissée à sa discrétion, tout en espérant qu’il saura faire preuve de « bon jugement » et d’un certain « sens éthique ». Bien sûr, le suivi annuel assuré par les comités d’éthique de la recherche peut permettre au chercheur de partager, a posteriori, certains des dilemmes qu’il a rencontrés sur le terrain et d’enrichir ainsi sa propre réflexion. Entre-temps, le chercheur demeure cependant seul à faire face à ces questions sur le terrain. Il faut comprendre qu’il ne pourrait en être autrement puisque ces questions sont ancrées dans le contexte même du projet, à un point tel que leur résolution ne peut être que le fruit d’une réflexion qui se produit dans ce contexte et met les protagonistes directement à contribution (Brickhouse, 1992 ; Tobin, 1992 ; Zeni, 2001). De plus, il faut se rendre à l’évidence qu’une approche prescriptive de la part des comités d’éthique de la recherche ne serait tout simplement pas fonctionnelle.

Pour explorer ces questions, pour montrer comment elles sont amenées à faire l’objet d’une réflexion et de décisions raisonnées de la part du chercheur qui entreprend de travailler de façon collaborative avec des enseignants, je vais revoir le questionnement éthique qui a marqué les différents projets de recherche collaborative dans lesquels je me suis engagé au cours des dix dernières années.

L’incident suivant a été l’élément déclencheur de ma propre réflexion en éthique de la recherche. Il illustre bien que les questions d’éthique rencontrées sur le terrain sont souvent reliées à l’orientation épistémologique adoptée par le chercheur. L’incident s’est produit alors que je terminais le travail de terrain relié à mon doctorat (Laplante, 1993a).

À l’époque, je croyais que mon comportement envers cette enseignante et toutes celles que j’avais observées et interviewées pour ma thèse de doctorat était acceptable. C’était un peu la façon de faire de beaucoup de chercheurs à ce moment-là : aller, comme en expédition, dans le monde de la pratique, dans la salle de classe ; observer et interviewer les enseignants ; transcrire, analyser, juger, critiquer à partir de modèles théoriques provenant du monde de la recherche ; faire part des résultats d’analyse aux enseignants, en discuter avec eux pour savoir ce qu’ils en pensent ; et puis, tout en constatant « le fossé » qui sépare le monde de la pratique du monde de la recherche (Desgagné et al., 2001), entreprendre une autre recherche. La dimension éthique de la recherche se limitait essentiellement à obtenir le consentement (libre et éclairé ?) des participants et à prendre les mesures nécessaires pour préserver leur anonymat et assurer la confidentialité des données (Deslauriers et Kérisit, 1994).

La réaction de cette enseignante m’a donc amené à vouloir explorer d’autres approches de recherche. Des approches qui permettraient de mieux comprendre le monde dans lequel les enseignants travaillent. Des approches qui leur permettraient de faire entendre leur voix, même de se développer professionnellement, d’enseigner de façon plus efficace et de promouvoir un meilleur apprentissage chez les élèves. Des approches qui permettraient également d’améliorer ma propre pratique auprès de mes étudiants en didactique. Des approches comme l’approche collaborative.

Après avoir travaillé de façon collaborative avec des enseignants pendant dix ans, je comprends mieux le sens du malaise que j’avais éprouvé à ce moment-là. J’en suis venu à croire que certaines dimensions de mes interactions avec ces enseignantes n’étaient pas aussi éthiques qu’elles auraient pu l’être. Je m’aperçois maintenant qu’un chercheur ne peut aller dans une salle de classe et observer des enseignants au travail sans rien leur apporter, sans rien leur donner, sans s’engager dans une relation avec eux grâce à laquelle ils se trouveront changés pour le mieux, enrichis et plus autonomes (et capables de faire la même chose pour leurs propres élèves).

Un chercheur ne peut prétendre essayer de comprendre le monde de la pratique uniquement à partir des théories et des modèles mis de l’avant dans le monde de la recherche universitaire. À vrai dire, le monde de la pratique et le monde de la recherche ont leurs propres épistémologies, leurs « histoires sacrées » (Olson, 1997, p. 13). Ainsi, le chercheur qui s’aventure dans le monde de la pratique sans chercher à clarifier, et peut-être même remettre en question, les fondements de sa propre orientation épistémologique risque fort de développer des relations avec les participants dont certains aspects respecteront plus ou moins l’éthique.

J’aimerais maintenant aborder certaines des questions éthiques auxquelles j’ai eu à faire face en tant que chercheur, dans le contexte de trois projets de recherche collaborative menés au cours des dix dernières années. Ces projets sont variés dans leur portée : le premier vise l’élaboration de matériel didactique, le deuxième, l’accès à une information privilégiée des enseignantes et le troisième, l’amélioration d’une pratique d’enseignement. En ce sens, ils sont représentatifs de la recherche collaborative en éducation. Pour que le lecteur se familiarise avec le contexte de chaque projet, je les décrirai d’abord en faisant appel au « modèle collaboratif » mis de l’avant par Desgagné et al. (2001). Je discuterai ensuite du questionnement éthique relié à chaque projet. Cette démarche permettra d’illustrer mon propre cheminement éthique en tant que chercheur engagé en recherche collaborative.

Apprendre en sciences

La thématique générale

Le but de ce premier projet était double. En se fondant sur une approche pédagogique novatrice, il fallait d’abord développer une unité de travail portant sur les réactions chimiques et conçue spécifiquement pour les élèves de sixième année en immersion française. Ensuite, il fallait mettre à l’essai cette unité auprès de plusieurs classes de sixième année pour mesurer l’efficacité de l’approche pédagogique développée. La préoccupation initiale est venue du chercheur qui travaille en formation des enseignants qui oeuvrent en immersion française et effectue des recherches dans ce domaine. Il voulait s’associer à des enseignantes expérimentées pour concevoir et mettre à l’essai une unité dont les activités se fondaient sur une approche pédagogique de nature socioconstructiviste tant en science qu’en langue seconde. Il a été rejoint par des enseignantes qui avaient les mêmes préoccupations que lui et qui ont accepté de travailler de façon collaborative à ce projet d’une durée de plus de trois ans.

La double dimension de recherche et de formation

La didactique des matières en langue seconde (comme celle des sciences en immersion française) fait l’objet de nombreuses recherches depuis plusieurs années. Mais l’enseignement sur le terrain, dans la salle de classe, semble avoir peu progressé. Les raisons de cette situation sont complexes et sont explorées ailleurs (Laplante, 1997a, 1997b). Le développement et la mise à l’essai d’une unité de travail ont permis aux préoccupations des chercheurs et des praticiens de se rejoindre. De son côté, le chercheur, en collaborant avec les enseignantes, a pu concevoir et mettre à l’essai une approche pédagogique qui prend en compte la dynamique entre la dimension scientifique et la dimension « langagière » dans l’enseignement des sciences en langue seconde. De leur côté, les enseignantes, en travaillant avec le chercheur, en sont arrivées à perfectionner leurs stratégies d’enseignement en sciences et en langue. De plus, elles ont développé et approfondi leurs connaissances sur les réactions chimiques, tout en collaborant à la réalisation d’une unité de travail qu’elles pourront réutiliser dans les années à venir.

L’activité réflexive

La conception de l’unité de travail s’est effectuée au cours de deux semestres en collaboration avec trois enseignantes. Les activités d’apprentissage étaient d’abord planifiées lors de rencontres quasi hebdomadaires, chacun et chacune y apportant son expertise tant sur le plan théorique que sur le plan pratique. Les activités étaient ensuite pilotées en classe par le chercheur ou l’enseignante. La même procédure a été suivie pour mesurer l’efficacité de l’unité de travail. Des rencontres quasi hebdomadaires ont été organisées entre le chercheur et les quatre autres enseignantes responsables des classes où l’enseignement s’est effectué. C’est lors de ces rencontres ainsi que lors des nombreuses discussions qui ont précédé et/ou suivi les leçons en classe que l’activité réflexive a eu lieu. En classe, le chercheur a voulu se montrer aussi respectueux que possible du travail des enseignantes et des élèves, en évitant de trop bouleverser le déroulement normal des choses. Ainsi, l’unité en entier (plutôt que seulement certaines activités choisies) a été enseignée dans chacune des classes. De plus, l’efficacité de l’unité de travail a été mesurée à partir de documents normalement produits par les élèves tout au long des activités d’apprentissage plutôt qu’au moyen de situations d’évaluation spécifiques.

Les retombées

Les fruits de ce projet ont été fort nombreux tant pour les enseignantes que pour les chercheurs. Les sept enseignantes qui ont travaillé en équipe avec le chercheur ont vécu une riche expérience d’enseignement-apprentissage sur un thème qui est souvent délaissé, mais qui pourtant intéresse les élèves au plus haut point. Une unité de travail contenant plus de 30 activités sur les réactions chimiques a été développée et présentée lors de nombreux ateliers qui ont réuni des enseignants oeuvrant en immersion un peu partout au Canada. Cette unité est maintenant disponible sur un site Internet qui regroupe des activités en sciences et en technologie conçues spécifiquement pour l’immersion (<http://uregina.ca/~laplantb/ACT.SCI>). Ce projet a également permis au chercheur : d’explorer et de préciser certains aspects de la dynamique entre la dimension « langagière » et la dimension scientifique dans le contexte de l’enseignement en langue seconde ; de faire progresser la didactique des matières en immersion ; et de partager des connaissances pratiques avec ses étudiants et étudiantes dans ses cours de didactique des sciences. Des communications scientifiques ont été présentées lors de trois colloques nationaux et deux articles de recherche ont été publiés afin de partager les résultats de ce projet (Laplante, 2000, 2001b).

Questionnement éthique relié à ce projet de recherche collaborative

Comme le suggèrent Cole et Knowles (1993) et Zeni (2001), dans un projet de recherche collaborative tel que celui décrit plus haut, des questions touchant à l’éthique peuvent surgir à tout moment : lors de la définition de l’objet de recherche, lors du choix des outils méthodologiques, lors de l’interprétation des données et lors de la publication des résultats. On reconnaîtra ici les moments importants de la recherche collaborative : la cosituation, la coopération et la coproduction (Desgagné et al., 2001). Toujours selon Zeni (2001), ces questions éthiques risquent d’être autant plus difficiles à résoudre que les participants diffèrent dans leurs histoires de vie, leurs préoccupations professionnelles et leurs orientations épistémologiques.

Ainsi, au début de ce projet collaboratif, j’ai eu à décider avec quelles enseignantes je « collaborerais ». Pour le chercheur, la décision n’est pas toujours facile à prendre. Parfois, il n’est même pas dans une situation qui lui permette de prendre une telle décision. Il se peut que les enseignantes qui proposent leur participation ne soient pas toujours aussi expérimentées qu’il le souhaiterait. Ou encore, il se peut que la participation d’autres enseignantes ait été suggérée par certains administrateurs qui voient là l’occasion rêvée d’un développement professionnel qui leur semble peut-être bien nécessaire. Dans quelle mesure le chercheur doit-il accepter de travailler avec ces personnes, sachant qu’une telle décision impliquera une perte de temps et un surcroît de travail ? Dans quelle mesure peut-il refuser ? On peut tenter de répondre à ces questions par une autre question : dans quelle mesure un chercheur qui dit « vouloir collaborer » avec des enseignants peut-il refuser de collaborer avec un tel ou une telle en particulier ? Ce genre de questionnement peut mener le chercheur à remettre en question le sens même de ce que collaborer veut dire !

Plus tard dans le projet, une enseignante peut changer d’école alors que le travail avec les élèves est déjà commencé. Faut-il alors continuer à travailler avec eux même si la nouvelle enseignante en poste semble se montrer peu intéressée à continuer ? Dans quelle mesure faut-il chercher à la convaincre ? Comment aborder le sujet avec elle ? Vaut-il mieux tout simplement abandonner le projet ? Pourtant, le chercheur ne s’est-il pas engagé envers les élèves ? Voilà autant de questions auxquelles j’ai eu à faire face et à répondre tout au long de ce projet. De fait, j’ai décidé de travailler avec toutes les enseignantes qui ont bien voulu collaborer avec moi et j’ai tenté de convaincre l’enseignante qui se montrait peu intéressée afin de pouvoir continuer mon travail auprès de ses élèves. Mais pourquoi donc ? Sur quoi ai-je donc fondé mes décisions ?

Selon Brickhouse (1992), les réponses à de telles questions devraient se fonder non pas sur une éthique utilitariste, déontologique ou contractualiste, mais bien sur une éthique des relations humaines, sur ce que certains appellent une éthique de sollicitude (Noddings, 1988 ; Roy-Bureau, 1997). Une telle éthique se fonde sur l’importance de faire naître et d’entretenir des relations humaines riches et émancipatoires avec les personnes avec qui nous interagissons. Et toujours selon Brickhouse (1992), le chercheur qui adopte une telle perspective éthique avec des individus devrait également chercher à l’appliquer dans le contexte plus grand de la communauté des éducateurs dont il fait lui-même partie et à l’intérieur de laquelle il travaille.

Lorsque le chercheur est amené, par la nature même du projet, à intervenir directement dans une classe, cette position idéaliste mise de l’avant par Brickhouse (1992) devient d’une évidence telle qu’elle en est incontournable. De nouvelles questions risquent alors de se poser au chercheur plongé dans un tel contexte : jusqu’à quel point doit-il investir temps et efforts pour travailler avec certains élèves qui éprouvent des difficultés d’apprentissage particulières ? Et s’il s’agit de problèmes de comportement ? N’est-il pas là avant tout pour réaliser son projet ? Ces questions qui touchent aux rapports du chercheur avec les élèves sont du même ordre que celles soulevées plus haut.

En ce sens, McNiff (1997) suggère que tout chercheur oeuvrant en milieu éducatif soit avant tout un éducateur dont la mission première est de travailler dans le respect de l’autre et pour son bien (et non pas simplement de terminer un projet). Selon Meirieu (1991), notre but en tant qu’éducateurs est de « travailler à la réussite de l’autre ». Il suggère même qu’en éducation « il faut faire comme si » : « comme si » l’autre était éducable et « comme si » nous étions tout-puissants et capables de l’éduquer (p. 49). En faisant la promotion d’une éthique de sollicitude, McNiff (1997) et Meirieu (1991) rejoignent ainsi la position idéaliste de Brickhouse (1992) pour qui l’autre est ici non seulement l’élève dans sa classe, mais aussi les praticiens avec lesquels le chercheur est amené à travailler. C’est donc en acceptant et en vivant pleinement mon double rôle de chercheur-éducateur que j’ai pu apporter des éléments de réponse aux questions soulevées plus haut.

Plus tard dans le projet, lors des rencontres de planification avec les enseignantes, les conceptions que les différents participants se font de la science, de la langue, de l’apprentissage et, en fin de compte, de l’enseignement font surface et risquent d’engendrer des dilemmes de nature épistémologique. Quelle importance faut-il donner aux conceptions que les élèves se font des différents concepts étudiés et comment faut-il leur présenter celles que les scientifiques se font ? Si certains élèves ne comprennent vraiment pas un concept jugé important, dans quelle mesure faut-il prendre le temps de le leur expliquer ? Quelle importance faut-il accorder à la mémorisation des définitions par rapport à la compréhension des concepts dans un test écrit ? Quel doit être le rôle du chercheur dans de telles circonstances ? Autant de questions qui recoupent les perspectives professionnelles et les orientations épistémologiques des participants et auxquelles des réponses doivent être apportées.

C’est, encore une fois, en tant que chercheur et éducateur ayant adopté une éthique de sollicitude que j’ai apporté des réponses à ces questions. Comme je m’en suis aperçu, il est souvent difficile de « plaire à tout le monde » dans de telles situations. Il existe toujours des tensions entre les participants à l’intérieur d’une recherche collaborative, des tensions qu’il faut chercher à résoudre d’une façon ou d’une autre (Olson, 1997). Dans quelle mesure le chercheur devrait-il mettre de côté certaines de ses croyances ou modifier ses orientations épistémologiques ? Quelle position adopter ? Quel prix faut-il être prêt à payer, et pour quelle collaboration ?

Selon Connelly et Clandinin (1994), certains compromis doivent être atteints pour qu’une véritable collaboration s’établisse entre les différents participants. En ce sens, Tobin (1992) rappelle qu’il incombe au chercheur de prendre les mesures nécessaires pour que les intérêts des autres participants ne se trouvent aucunement menacés par leur participation au projet. Ces intérêts comprennent, entre autres, l’image qu’ils se font d’eux-mêmes en tant qu’enseignants et la façon dont ils sont vus par les autres. Ainsi, il ne serait pas acceptable que l’image qu’un enseignant se fait de lui-même se trouve diminuée parce que le chercheur l’a observé et décrit uniquement à partir de sa propre perspective sans donner l’importance qu’il se doit à la perspective de l’enseignant. De plus, Tobin (1992) suggère que les délibérations (interprétations/jugements) de l’équipe de recherche doivent se dérouler dans un climat d’acceptation, de confiance mutuelle et dans le respect de la sensibilité de tout un chacun. Comme Brickhouse (1992), il en arrive ainsi à promouvoir une éthique de sollicitude comme fondement dans la prise de décisions éthiques. C’est la perspective que j’ai moi-même adoptée en répondant aux questions auxquelles j’ai eu à faire face tout au long de ce projet.

Histoires d’enseignantes oeuvrant dans des écoles en milieu minoritaire

La thématique générale

Ce deuxième projet collaboratif avait pour but d’arriver à mieux connaître des enseignantes oeuvrant dans les écoles en milieu minoritaire (MM) en les amenant à partager certaines de leurs histoires (Laplante, 2001a). Plus particulièrement, le projet cherchait à faire connaître les histoires (histoires de vie et récits de pratique) qui illustrent comment ces enseignantes vivent leur expérience d’enseignement en MM, comment elles voient leur travail et leurs responsabilités et comment elles se représentent leurs rapports avec les élèves et les parents. La préoccupation initiale de ce projet est venue du chercheur qui, en tant que parent, membre d’un conseil scolaire et professeur à l’université, avait constaté qu’on connaissait assez mal ces enseignantes (et qu’elles se connaissaient elles-mêmes assez mal). Plusieurs écoles francophones venaient d’être créées, du nouveau personnel enseignant arrivait de partout et la division scolaire francophone prenait son essor. L’idée première du projet était donc d’amener certaines enseignantes à partager leurs histoires afin de décrire les grands traits de leur identité professionnelle pour ensuite rendre ces histoires disponibles à tous et à toutes en les diffusant sur un site Internet.

La double dimension de recherche et de formation

La reconstruction de ces histoires par le biais d’une activité de réflexion collaborative se voulait l’élément central de ce projet qui allait mobiliser sept enseignantes et le chercheur pendant une période de deux ans. Du point de vue du chercheur, ce projet allait lui permettre de mieux connaître des enseignantes oeuvrant en MM tout en explorant une nouvelle méthodologie de recherche, la narratologie (Clandinin et Connelly, 1996). Compte tenu de la mission particulière de l’école francophone en MM et du rôle essentiel joué par les enseignantes dans la réussite de cette mission, il lui apparaissait étonnant, voire contradictoire, que les enseignantes soient si peu connues (Laplante, 2001a). Il lui paraissait particulièrement important de faire connaître à tous les histoires de ces enseignantes. Il est ardu de se construire une identité collective lorsque l’isolement, la distance et les petits nombres rendent les échanges difficiles. De plus, le chercheur était chargé d’un cours portant sur l’enseignement dans les écoles en MM et voulait préparer du mieux possible ses étudiants aux responsabilités qui les attendaient dans un tel milieu. Du point de vue des participantes, cette activité de partage avait une dimension formative essentielle. S’arrêter, pouvoir s’asseoir pendant une heure ou deux, revivre des incidents et/ou des événements qui ont marqué sa pratique et prendre un certain recul peut s’avérer une activité enrichissante pour toute enseignante. Prendre le temps de réfléchir aux grandes étapes qui ont marqué ses 10, 15 ou 20 dernières années d’enseignement peut également amener une certaine satisfaction quant au travail accompli et permettre de mieux saisir l’ampleur de ce qu’il reste à accomplir. Enfin, partager ses histoires avec les autres, avec les jeunes, ceux qui commencent, ajoute une nouvelle dimension à son travail de professionnel, à sa mission d’éducatrice.

L’activité réflexive

Pour obtenir les histoires, le chercheur a travaillé avec sept enseignantes possédant de 3 à 20 ans d’expérience. Il les a rencontrées à quatre reprises. Lors des trois premières rencontres, il a réalisé avec elles des entretiens semi-dirigés comprenant des questions tantôt ouvertes tantôt fermées (« Comment en êtes-vous arrivée à enseigner dans une école francophone en MM ? » ou « Parlez-moi d’un incident qui montre bien ce que c’est enseigner dans une école en MM. »). D’autres questions cherchaient à provoquer une certaine réflexion (« Comment réconciliez-vous l’anglais qui se parle à l’école [à la maison, dans la communauté] avec la mission de l’école ? »). Ces conversations ont été enregistrées, puis retranscrites et remises aux enseignantes. Elles ont fait l’objet d’autres conversations et ont permis au chercheur d’écrire un narratif pour six des sept enseignantes qui ont participé au projet. Ce narratif, un texte d’une quinzaine de pages, a été remis à chaque enseignante. Il a fait l’objet d’une quatrième rencontre qui a permis d’effectuer certains changements et d’apporter des précisions. Ces narratifs sont donc des textes écrits par le chercheur en collaboration avec les enseignantes.

Les retombées

Les fruits de ce projet ont été nombreux tant pour le monde de la pratique que pour celui de la recherche. Les enseignants oeuvrant en MM (tout comme le grand public) ont maintenant accès à un site Internet contenant les histoires de vie des six enseignantes qui ont bien voulu collaborer avec nous et de nombreux récits de pratique qui illustrent ce qu’enseigner dans une école en MM veut dire pour elles (<http://education.uregina.ca/histoires>). Chaque histoire ou récit est accompagné d’une brève analyse, de questions et de pistes de réflexion. Ces textes peuvent servir de point d’ancrage aux narratifs d’autres enseignants oeuvrant en MM. De plus, ils peuvent permettre aux enseignants nouvellement arrivés en province de prendre le pouls de leur milieu de travail. Ces histoires et récits ont fait l’objet de deux ateliers de formation auprès des enseignants en MM. Ils sont également fort utiles en formation initiale dans le cadre d’un cours sur l’enseignement en MM offert par le chercheur. Une analyse plus poussée des histoires et récits de ces enseignantes a permis de faire ressortir certains grands thèmes se rapportant, entre autres, à l’identité professionnelle des enseignants, au français et à l’anglais à l’école et à la maison, au rôle des parents et à l’avenir des jeunes. Deux communications ont été présentées et un article portant sur les grands traits de l’identité professionnelle des enseignantes oeuvrant en MM a été publié (Laplante, 2001a).

Questionnement éthique relié à ce projet de recherche collaborative

Les questions d’éthique explorées ici ont fait surface lors de la mise en forme des narratifs en vue de leur diffusion. Il est facile de comprendre que, dans un projet de recherche au cours duquel les participantes partagent leur histoire de vie et certains récits de pratique, en tant que chercheur, je suis devenu plus qu’un simple collaborateur, j’étais une oreille attentive et parfois même un confident. Certaines en ont profité pour se vider le coeur et parler des séquelles d’un conflit qui les avait marquées, d’une décision professionnelle qu’elles regrettaient peut-être encore ou d’un incident qui avait impliqué un collègue et des parents. Quand une enseignante partage son histoire de vie, elle fait plus que simplement raconter des événements qu’elle a vécus, elle se raconte (Clandinin et Connelly, 1994). Certains récits deviennent très personnels et incluent souvent d’autres intervenants.

Dans un tel contexte, le passage du « terrain » à ce que Clandinin et Connelly (1994) appellent les « textes de terrain » ne se fait jamais sans rencontrer des obstacles. Certains parlent de « collecte de données » un peu comme s’il s’agissait de cueillir des pommes dans un arbre. Ce n’est sûrement pas le cas ici. En ce sens, et comme le souligne Bézille (2000), le témoignage est beaucoup plus qu’un simple outil de collecte de données, et son utilisation en recherche n’est pas sans soulever de nombreuses questions sur le plan de l’éthique. Le chercheur doit faire appel à son jugement et décider quoi dire et comment le dire. Bien sûr, il doit utiliser des pseudonymes, changer certains faits et simplement laisser tomber certaines informations (Cole et Knowles, 1993). Cependant, il y a une autre façon de concevoir l’utilisation des pseudonymes en vue de préserver l’anonymat des participants. En effet, Muchmore (2000) suggère qu’il s’agit d’une façon supplémentaire de marginaliser leurs contributions. Le débat reste ouvert et la décision n’est pas toujours facile à prendre. Le chercheur doit tenter de se mettre à la place des participants et se demander comment, s’il avait vécu l’histoire en question, il aimerait que l’information soit partagée, et quelles pourraient être les conséquences si son entourage professionnel arrivait à savoir d’où elle émane. Il arrive parfois que la meilleure (et la seule) façon de préserver l’anonymat des participants soit de ne pas inclure certains récits ou événements dans les textes de terrain. La question est d’autant plus importante qu’on ne travaille jamais de façon incognito. Comme une enseignante disait, pour souligner la facilité et la vitesse à laquelle les nouvelles circulent dans une petite communauté : « Je ne peux pas attraper un rhume et me moucher sans que tout le village le sache. » (Laplante, 2001a, p. 137)

Et que dire de certains participants qui semblent embellir ou romancer certains aspects de leurs récits. Même si ces récits sont apparemment devenus « réalité » pour la personne qui les raconte et se les raconte, ils n’en demeurent pas moins fiction pour les autres (Ferry, 2000). C’est en partie ce qui m’a mené à ne pas compléter le narratif d’une des participantes à ce projet.

En fin de compte, la décision quant à savoir quoi inclure (et quoi laisser tomber) doit être fondée sur des considérations éthiques et non guidée par le souci de vouloir représenter la « réalité aussi fidèlement que possible » (Muchmore, 2000). La lettre de consentement signée par les participants ne donne pas carte blanche au chercheur pour inclure tout ce qu’on lui rapporte sur le terrain. À vrai dire, le consentement (pour qu’il soit libre et éclairé) devrait se négocier tout au long du projet (Smith, 1990).

De la même façon, le passage des « textes de terrain » aux « textes de recherche » (Clandinin et Connelly, 1994) ne se fait pas sans rencontrer d’autres obstacles. D’un côté, il faut savoir préserver la voix des participants (Desgagné, 1997), mais en même temps prendre assez de recul, jeter un regard plus critique tout en poussant l’analyse plus à fond afin de contribuer à l’avancement des connaissances. Il s’agit d’un défi difficile à relever dans un texte où on cherche justement à donner la parole aux enseignantes et à faire connaître leurs histoires de vie et leurs récits de pratique. On reconnaît d’ailleurs dans ces mots « l’histoire sacrée » de la communauté scientifique qui fait surface et dont les intérêts (les théories et les modèles) peuvent sembler loin des histoires de vie des enseignantes oeuvrant en MM. C’est, nous semble-t-il, ignorer le fait que les histoires de ces enseignantes rendent l’essence même de leur pensée et de leur savoir pratique. C’est également ne pas entrevoir que la diffusion de ces récits peut chercher à atteindre d’autres fins que « l’avancement d’un domaine de recherche en particulier ». En effet, le chercheur n’est jamais uniquement un chercheur, il vit de multiples « je » (Clandinin et Connelly, 1994). Dans ce cas particulier, je suis chercheur, mais je suis également membre d’une communauté d’éducateurs oeuvrant en MM, une communauté que je cherche non seulement à connaître, mais aussi à faire connaître et reconnaître par les autres.

« Teaching and learning mathematics in a Grade 3/4 classroom »

Ce troisième projet est à la fois le plus simple et le plus complexe des projets que j’ai menés jusqu’à ce jour. Le plus simple parce qu’il n’incluait qu’une enseignante et une vingtaine de ses élèves. Le plus complexe, parce qu’il m’a amené à mieux vivre et comprendre les multiples niveaux d’expériences et de significations qui se vivent et qui interagissent dans une classe. Il m’a également permis de devenir plus conscient des véritables risques que prennent les enseignants qui acceptent de faire de la recherche collaborative avec un chercheur venu de l’université. Ce projet a été mené en anglais dans une classe de 3e/4e année d’une école située dans la proche banlieue de Melbourne en Australie.

La thématique générale

Le but du projet était pour Annie Mona (son véritable nom), une enseignante de 3e/4e année, de travailler de façon collaborative avec un chercheur de l’université afin d’enrichir les stratégies d’enseignement utilisées lors de leçons de mathématiques. De façon particulière, les protagonistes voulaient mettre en place et perfectionner des stratégies pédagogiques inclusives dans une classe double où les habiletés des élèves variaient énormément. La préoccupation initiale de ce projet est venue de l’enseignante qui a invité le chercheur à travailler avec elle dans sa classe.

La double dimension de recherche et de formation

La planification et l’enseignement d’activités d’apprentissage inclusives (encourageant la participation de tous et de toutes) en mathématiques se voulaient les éléments centraux de ce projet. Du point de vue du chercheur comme de celui de l’enseignante, un des nombreux défis auxquels doivent faire face les praticiens dans une classe composée d’élèves ayant des habiletés variées est de pouvoir leur proposer des activités d’apprentissage qui permettent à tous et à toutes de participer au maximum de leurs habiletés. Travailler ensemble, se donner des moments de réflexion et de planification, puis enseigner et évaluer les apprentissages des élèves, autant d’étapes qui allaient permettre aux protagonistes de développer de telles stratégies, de les mettre en oeuvre en classe et d’en évaluer l’efficacité. Les connaissances et l’expérience ainsi acquises pourraient alors être réinvesties dans leur pratique respective : elle, dans sa classe de 3e/4e année ; lui, dans les cours de didactique de mathématiques qu’il offre à des étudiants en formation initiale.

L’activité réflexive

La planification des activités d’apprentissage s’est déroulée lors de rencontres qui ont eu lieu à l’école. Plus de 23 leçons, étalées sur trois mois, ont été enseignées et observées tantôt par l’enseignante, tantôt par le chercheur. Ces leçons, d’une durée de 90 minutes chacune, étaient souvent précédées et/ou suivies de longues discussions portant, entre autres, sur le déroulement des activités, l’apprentissage des élèves et les défis à affronter. De plus, les protagonistes ont tenu un journal dans lequel ils ont pu écrire certaines de leurs réflexions. Enfin, ils ont, de façon collaborative, produit un manuscrit décrivant leurs expériences (Laplante et Mona, 2002).

Les retombées

Ce projet en est encore au stade de la réflexion et de l’écriture, mais déjà ses retombées se font sentir chez les deux protagonistes tant sur le plan personnel que dans leur communauté de pratique respective. En effet, le projet, les nombreuses conversations, les périodes d’enseignement et d’observation et sans doute bien d’autres choses ont permis à l’enseignante de réaliser qu’elle faisait des choses fort intéressantes et valables avec ses élèves, mais l’ont également amenée à reconsidérer certaines de ses pratiques. En d’autres termes, elle en est arrivée à voir son enseignement de façon plus critique tout en développant une plus grande confiance en sa voix d’enseignante de mathématiques. Ainsi, à la suite du projet, elle a décidé de participer à plusieurs ateliers de mathématiques et elle est devenue la représentante de son école dans un nouveau projet en numératie précoce. De plus, elle a décidé de poursuivre des études supérieures. Quant au chercheur, il en est encore à explorer les histoires qui ont été vécues, partagées et écrites lors de ce projet et qui reflètent la richesse des apprentissages qui se sont produits tant chez les élèves, chez l’enseignante que chez lui. Certaines de ces histoires, dont il sera question à la section suivante, touchent aux défis constants que l’apprentissage pose aux apprenants, aux risques nombreux que prennent les enseignants qui acceptent de travailler avec les chercheurs universitaires et aux possibilités qu’offre la recherche collaborative à ceux et celles qui veulent bien s’y adonner.

Questionnement éthique relié à ce projet de recherche collaborative

Selon McNiff (1997) et Whitehead (1999), ce projet est illustratif du genre de projets de recherche dans lequel devraient s’engager plus d’enseignants (et de chercheurs). De tels projets répondent à des questions comme : que puis-je faire pour améliorer ma pratique d’enseignement (pendant les cours de mathématiques) ? Que puis-je faire pour contribuer de façon positive à enrichir la vie de mes élèves ? En tant que chercheur, j’étais animé par des questions du même ordre touchant à ma propre pratique : que puis-je faire pour améliorer ma pratique avec les enseignantes qui, comme Annie, cherchent à améliorer leur propre pratique ? Avec des enseignantes ou encore avec des étudiants en stage de formation ? Que puis-je faire pour améliorer ma pratique auprès de ces éducateurs quand je tente de les amener à devenir plus critiques vis-à-vis de leur enseignement ou, encore, quand je leur présente de nouvelles stratégies d’enseignement ? Ces questions sont complexes et leurs réponses (qui le sont tout autant) font appel à des éléments tant éthiques qu’épistémologiques qu’il faut savoir prendre en considération (Lyons, 1990).

Un incident en particulier a longuement fait réfléchir l’enseignante et le chercheur. Il porte sur le rapport au savoir, plus particulièrement sur le rapport qu’entretiennent certains élèves face au savoir mathématique. Cet incident est donc avant tout épistémologique, mais, comme tout incident de cette nature, il entraîne des répercussions sur le plan de l’éthique (Brickhouse, 1992 ; Lyons, 1990 ; Tobin, 1992). C’est Annie qui nous le raconte :

Dans la même classe, deux élèves : le premier doit compter sur ses doigts pour effectuer 2 x 3 ; l’autre effectue mentalement 15 x 15 en faisant appel à la distributivité de la multiplication. Deux élèves avec lesquels il faudra travailler de façon à les stimuler et à les soutenir tant sur le plan cognitif que sur le plan affectif dans leurs apprentissages mathématiques. Dans la même classe, il y en a plus d’une vingtaine d’autres, tous et toutes avec leurs besoins particuliers. Plusieurs incidents semblables à celui-ci se sont d’ailleurs produits dans la classe d’Annie. Ils nous ont fait prendre conscience qu’en tant que praticiens, enseignants et chercheurs nous sommes devenus par la force des choses des « apprenants experts » et qu’il nous est très facile d’oublier le véritable défi que représente l’apprentissage d’un concept, d’une procédure pour certains de nos élèves qui, eux, en sont à leurs toutes premières expériences d’apprentissage scolaire. Dans un tel contexte, se pourrait-il que nous arrivions parfois à leur dire, non pas en mots bien sûr, mais peut-être par le ton de notre voix ou encore par certains de nos gestes : « Eh bien voyons, qu’est-ce qui se passe ? Vous devriez savoir et comprendre ça. C’est pourtant si simple ! » ? Il s’agirait là non seulement d’un manque de sollicitude, mais aussi d’une façon peu éthique d’agir. Et que dire de ces élèves comme Riley, dont les efforts (et les résultats) d’apprentissage sont peu visibles ou restent même invisibles ?

Peut-être même nous arrive-t-il, en tant que conseiller ou enseignant coopérant, de faire un peu la même chose avec certains des stagiaires que nous supervisons (ceux-là mêmes qui apprennent à enseigner) ? Et peut-être nous arrive-il d’agir un peu de la même façon avec les enseignants qui collaborent à nos projets de recherche ?

Et que dire des risques que prennent ceux et celles (tant étudiants qu’enseignants) qui acceptent de travailler avec nous dans nos projets de recherche (collaborative ou non). En ce sens, Muchmore (2000) suggère que ce sont souvent les enseignants et non les chercheurs qui prennent une grande partie des risques lors de tels projets de recherche. La réflexion qu’Annie a partagée avec moi à la toute fin de notre projet illustre bien qu’il ne soit pas nécessairement aisé pour une enseignante de travailler de façon collaborative avec un chercheur de l’université. Dans l’extrait de la page suivante, elle décrit certaines des émotions qu’elle a éprouvées tout au long de ce projet.

Il faut noter que je n’ai jamais critiqué Annie ouvertement. Je ne faisais que poser des questions du genre : comment la leçon s’est-elle déroulée ? Qu’est-ce qui a bien (ou moins bien) fonctionné dans la leçon ? Quel était le rapport de cette activité avec le reste de la leçon ? Pourquoi as-tu demandé aux élèves de faire ce jeu à ce moment-ci ? J’ai procédé un peu comme on nous recommande de faire avec nos stagiaires. Mais, a posteriori, il est facile de comprendre comment de telles questions, venant d’un professeur de didactique en mathématiques, peuvent être perçues comme des critiques par une enseignante qui ne se sent déjà pas trop sûre d’elle-même ni de son savoir. Comme le suggère Zeni (2001), tout le bagage (personnel, intellectuel et culturel) que chacun traîne et apporte avec lui dans un projet est souvent à la base de conflits qui comportent des dimensions éthiques et épistémologiques.

Cette histoire, qu’Annie a bien voulu partager, illustre jusqu’à quel point, en tant que chercheurs collaboratifs, nous devons être attentifs à ce qu’il convient d’appeler la « santé émotionnelle ou affective » des praticiens qui prennent le risque de s’engager dans un projet de recherche collaborative. En ce sens, Develay (1992) parle de la déstabilisation affective et de la déstructuration cognitive qui accompagnent toute situation d’apprentissage et de l’importance d’apporter un appui tant affectif que cognitif à l’apprenant. Il est donc essentiel de réaliser jusqu’à quel point toute situation d’apprentissage peut être déstabilisante et comment tout apprenant a besoin d’être soutenu et encouragé dans sa démarche d’apprentissage. Le risque que j’ai pris en enseignant plusieurs leçons aux élèves d’Annie alors qu’elle m’observait a sans doute contribué au dénouement heureux de cette histoire. Cette histoire et les longues conversations qui en ont découlé m’ont amené à devenir plus conscient que jamais de l’importance pour un chercheur collaboratif d’adopter une perspective éthique qui prône la sollicitude dans les rapports qu’il établit avec toutes les personnes engagées dans un projet de recherche. Dans une telle perspective, il devient important pour le chercheur de favoriser un dialogue ouvert portant sur tous les aspects du projet qui sont de nature à influencer les relations humaines qui se nouent et s’élaborent entre lui et les participants (Zeni, 2001).

De plus, le questionnement éthique qui a animé ce troisième projet m’a amené à réfléchir de nouveau au premier projet discuté plus haut. Comme dans ce projet, je travaillais également avec des enseignantes et leurs élèves, les mêmes problèmes dont il vient d’être question ici se sont sans doute présentés sans que je puisse les reconnaître. Je me rends compte maintenant combien j’aurais sans doute pu être plus sensible à la santé émotionnelle des enseignantes et des élèves à qui je demandais d’apprendre de nouvelles stratégies qui bouleversaient leurs façons de faire. Je me rends compte que j’aurais pu représenter de façon plus riche et complexe les nombreux niveaux d’expériences vécues par les différents participants au projet. Je me rends compte également que j’aurais pu encourager une participation plus active des enseignantes lors de l’analyse des données et de la production du rapport final, des communications et des articles.

Discussion et conclusion

En ayant recours à trois études de cas, j’ai cherché à montrer que, dans n’importe quel projet de recherche collaborative, les décisions que le chercheur doit prendre à tout moment ont très souvent une dimension éthique et que seule une réflexion soutenue de sa part peut lui permettre d’adopter un comportement éthique. Comme certaines questions d’éthique prennent leur source dans les différentes orientations épistémologiques des participants (tant chercheurs qu’enseignants), il importe d’abord que le chercheur universitaire clarifie sa propre position épistémologique par rapport à ce que plusieurs appellent le monde de la recherche et celui de la pratique.

En ce sens, et même si de nombreux chercheurs misent beaucoup sur l’approche de recherche collaborative en éducation, tous ne voient pas les choses de la même façon. Ainsi, pour certains, faire de la recherche collaborative avec les enseignants serait rendu nécessaire parce qu’il y a « comme un fossé à combler entre théorie et pratique, entre savoirs savants et savoirs d’action » (Desgagné et al., 2001, p. 37). D’autres y voient une façon de vouloir « tirer parti de l’expertise distincte et complémentaire des partenaires du milieu scolaire et universitaire afin d’enrichir les outils, les modèles et la réflexion théorique sur l’accompagnement des stagiaires et des nouveaux enseignants » (Garant et Beauchesne, 2000). D’autres encore y voient comme un simple échange de services. Pour d’autres enfin, la recherche collaborative irait beaucoup plus loin, elle serait une façon de démocratiser la recherche, de mettre en place des structures plus égalitaires, de favoriser le développement professionnel des enseignants et de changer les institutions de l’intérieur (Mullen, 2000). Il faut dire que certains ne voient pas de réel fossé entre la pratique et la théorie et travaillent depuis de nombreuses années « dans les deux mondes » pour ainsi dire. Dans ce no man’s land dont parle Van der Maren (1993, p. 107). En ce sens, les travaux de McNiff (2002) et de Whitehead (2005) en recherche-action sont des plus exemplaires, tout comme ceux de Dillan (1993) et de la Stirling McDowell Foundation (2005).

Chose certaine, comme le souligne Olson (1997), le développement d’une véritable relation de nature collaborative entre chercheurs et enseignants demandera une révolution dans les épistémologies en place dans chacun de ces mondes. Entre autres, les chercheurs doivent en arriver à mieux comprendre l’épistémologie du savoir pratique des enseignants (Olson, 1997 ; Clandinin et Connelly, 1994, 1996 ; Connelly et Clandinin, 1994).

Même si le monde de la recherche en éducation s’est ouvert au paradigme phénoménologique, le scientisme et les « histoires sacrées » du positivisme logique hantent encore nos institutions et marquent leurs structures tout comme notre langage (Olson, 1997). Déjà, quand on parle du monde de la pratique (l’école, le monde des enseignants) et de celui de la recherche universitaire, c’est un peu comme s’il n’y avait pas de pratique (de recherche mais aussi d’enseignement) à l’université, ni de recherche dans les écoles ! Connelly et Clandinin (1994) insistent sur ce point quand ils soulignent que : « L’histoire sacrée de la théorie-pratique est si profondément ancrée dans les narratifs des écoles et des universités que les nouvelles formes de recherche collaborative luttent contre des histoires tout à fait banales qui tiennent pour acquis le genre de recherches à privilégier et la façon même dont elles doivent être menées » (p. 94, traduction de l’auteur).

Ainsi, et avant même de penser à apporter des solutions aux questions éthiques auxquelles il aura inévitablement à faire face sur le terrain, le chercheur collaboratif devrait donc préciser sa propre orientation épistémologique par rapport à ce débat. Ensuite, il devrait tenter de préciser les différents aspects de la perspective éthique qu’il entend adopter.

Bien sûr, comme tout chercheur en éducation, le chercheur collaboratif devrait souscrire à l’impératif moral sur lequel toute recherche avec des êtres humains devrait se fonder (le respect de la dignité humaine et de la justice) et suivre les pratiques éthiques mises de l’avant par le comité d’éthique de la recherche de son institution (CRM, CRSNG et CRSH, 1998). Cet impératif et les principes qui en découlent obligent le chercheur à adopter un comportement essentiellement honnête, juste, équitable, respectueux et bienfaisant envers l’autre (Lincoln, 1990 ; Smith, 1990 ; Soltis, 1990).

À mon sens, et comme j’ai cherché à le montrer, une véritable approche collaborative exigerait beaucoup plus de la part du chercheur. Il devrait réaliser qu’il est également un éducateur et qu’en tant que tel il devrait travailler dans le respect de l’autre et pour son bien (Brickhouse, 1992 ; McNiff, 1997 ; Meirieu, 1991 ; Roy-Bureau, 1997). Soltis (1990) adopte essentiellement la même position en suggérant que le chercheur est avant tout un éducateur et qu’il est donc engagé dans une entreprise morale qui vise l’autre, son développement pour son mieux-être et celui de la société. Selon moi, le chercheur collaboratif devrait en arriver à dépasser le cadre limitatif des éthiques traditionnelles (Brickhouse, 1992 ; Giroux, 1997) et adopter une éthique de sollicitude, « une éthique de la relation, de l’intersubjectivité dans laquelle l’autre est vu comme “une possibilité pour soi”, comme le disait Kierkegaard, c’est-à-dire un appel à se soucier de l’autre, à déplacer son centre d’intérêt vers lui, vers elle, à être réceptif, réceptive, empathique » (Roy-Bureau, 1997, p. 42). Les relations humaines que le chercheur fait naître et facilite entre lui-même et les participants deviennent pour ainsi dire l’essence même du projet. Desgagné (1997) souligne d’ailleurs que c’est « l’ampleur et l’intensité » des relations soutenues entre chercheur et praticiens qui permettent d’en arriver à une véritable médiation entre la recherche et la pratique. De plus, c’est à travers ces relations que le chercheur en arriverait à faciliter le développement professionnel des participants. Il s’agit là, comme on le sait, d’un aspect important de la recherche collaborative (Desgagné et al., 2001).

En ce sens, le chercheur collaboratif devrait en arriver à réaliser que les questions relatives à l’éthique ne sont pas réglées une fois pour toutes lorsque le comité d’éthique de la recherche a donné son approbation au projet. À vrai dire, le questionnement éthique devrait faire partie de la réflexion du chercheur tout au long du projet. Ainsi, le chercheur ne devrait s’engager dans un projet que s’il vaut la peine d’être entrepris et risque d’avoir des retombées appréciables, c’est-à-dire qu’il peut contribuer à l’émancipation et à l’autonomisation des participants (Smith, 1990). Le chercheur devrait informer les éventuels participants du but et des procédures du projet afin que ces derniers puissent donner leur consentement libre et éclairé. Il devrait reprendre cette discussion dans la mesure où les buts et les procédures se précisent, changent ou évoluent tout au long du projet (Smith, 1990). Le chercheur devrait chercher à refléter le point de vue des participants et s’assurer de faire entendre leur voix. Cela semble particulièrement important au moment où l’objet de recherche est délimité, quand les méthodologies d’intervention et d’analyse sont établies, lors de l’interprétation et de la mise en forme des données et lors de la diffusion des résultats (Desgagné, 1997).

Le chercheur collaboratif devrait réaliser que les praticiens peuvent facilement en venir à croire qu’ils sont vraiment les seuls à prendre des risques dans un projet de recherche (Muchmore, 2000). Il devrait se demander comment il peut, à leurs yeux, prendre lui aussi des risques dans le cadre du projet. Tout comme les autres participants, il devrait lui-même « demeurer un apprenant » afin d’en arriver à se rappeler constamment jusqu’à quel point toute situation d’apprentissage peut être déstabilisante. En ce sens, il devrait être particulièrement sensible à l’état de santé émotionnelle des participants et s’assurer qu’ils sont adéquatement soutenus, encouragés et encadrés, tant du point de vue cognitif que du point de vue affectif, tout au long du projet. De plus, il devrait chercher à favoriser un « dialogue ouvert » avec les praticiens sur ces aspects.

Les trois projets de recherche collaborative abordés dans cet article illustrent le fait que « dans la richesse et la complexité de cette approche de recherche se trouvent une multiplicité de questions touchant à l’éthique qui ne peuvent être résolues sans que le chercheur ne fasse preuve de sensibilité et d’intégrité » (Soltis, 1990, p. 297, traduction de l’auteur). En tant que chercheurs engagés en recherche collaborative en éducation, nous devrions nous rappeler constamment que « l’éthique se vit au quotidien à travers les relations que nous créons, soutenons, nourrissons, et non pas seulement à travers les grandes décisions que nous avons parfois à prendre » (Roy-Bureau, 1997, p. 46). C’est dans ces relations qui se développent et se vivent tout au long du projet que nous pouvons pleinement jouer notre rôle d’éducateurs. C’est également grâce à ces relations que nous pouvons devenir les personnes que nous cherchons à être tout en contribuant à la communauté de pratique dans laquelle nous avons décidé d’oeuvrer.