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Les historiens intéressés par l’histoire culturelle du Québec attendaient depuis longtemps cette suite à Censure et littérature au Québec. Le livre crucifié (1625-1919) de Pierre Hébert, professeur au département des lettres et communications de l’Université de Sherbrooke. Cette deuxième partie vient de recevoir de l’Association des littératures canadienne et québécoise le Prix Gabrielle-Roy 2004 (section francophone), récompense annuelle réservée au meilleur ouvrage de critique littéraire publié en français.

Contrairement au système décrit dans le volume précédent, après 1920, la censure ne fonctionne plus par voie de proscription littéraire et d’interdiction formelle édictée par le clergé. Devenue « prescriptive », elle s’avère plus difficile à déceler. Pour la traquer, l’auteur a été obligé de changer de perspective et de méthode en élargissant la notion de censure. Dans une très stimulante introduction théorique, il nous propose de distinguer : 1) la censure constitutive « qui précède et gouverne dans ses profondeurs l’acte et la parole », « fonde la loi » ; 2) la censure institutive, qui « ancrée dans les institutions (cléricale et/ou judiciaire) contrôle le dit et l’interdit » et est beaucoup plus évidente (p. 31). L’auteur propose une démarche qui s’appuie sur une appréhension interprétative de l’objet, prenant en compte sa nature relative et subjective.

Une première partie, s’étalant de la période de 1920 à 1945, décrit une censure constitutive. L’hégémonie cléricale sur la vie culturelle a rendu tout interdit explicite inutile. Des organismes tels que l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française, l’Action sociale catholique et l’École sociale populaire visent « à programmer l’imaginaire » (p. 214). Sous la férule de Camille Roy et de Gabrielle Roy, on écrit pour « nationaliser » et « régionaliser » le peuple. C’est en vain que la revue Le Nigog et le critique Louis Dantin tentent d’ébranler le dogme et de défendre un art libéré de la morale. Quelques brèches s’ouvrent certes de 1930 à 1935 avec la collection « Romans de la Jeune génération » de l’éditeur Albert Lévesque et les romans de Jean-Charles Harvey (Marcel Faure et L’Homme qui va…), mais le joug clérical a bien vite fait de les réduire au silence. De la même manière, dans la deuxième moitié des années 1930, bien qu’ils ne remettent nullement en cause l’ordre catholique, des laïcs tentent d’émettre un discours anticlérical. Olivar Asselin, Albert Pelletier et Jean-Louis Gagnon se heurteront ainsi à la résistance cléricale. Le corset moral ne fait que se renforcer avec l’arrivée du gouvernement Duplessis. De 1940 à 1945, s’y greffent les contraintes de guerre. Alfred Des Rochers accepte de travailler à la propagande en produisant une oeuvre sur Dollard des Ormeaux d’une « orthodoxie parfaite », apte à « servir d’exemple en faveur de l’enrôlement et de la lutte contre l’Allemagne » (p. 131). En revanche, Adolphe Brassard est incité à renoncer à la diffusion de son Soldat inconnu, fort peu conforme aux intérêts de la Défense du Canada.

La deuxième partie se penche sur les années 1946 à 1959, charnière pendant laquelle l’Église, se sentant destituée de son hégémonie, essaie de dresser un rempart devant un monde où la modernité tend à s’imposer. Le clergé a fort à faire avec l’invasion, de l’intérieur, par les livres de deux éditeurs laïques (le Cercle du Livre de France et l’Institut littéraire du Québec) et de l’extérieur, par les comic books. Pour contrer ces dangers, la maison d’édition Fides lance la revue Lectures, recueil de comptes rendus de livres assortis d’une cote morale (on regrettera à ce sujet de ne pas trouver de précisions sur le tirage et le lectorat de cette revue). Comme le constate justement l’auteur, l’adoption d’un tel procédé signe l’« agonie d’une époque ». Le discours dogmatique à la dialectique binaire (vrai/faux, moral/immoral) sonne comme un combat perdu d’avance au sein d’une société gagnée par la libéralisation des moeurs et de l’imprimé. En 1950, c’est avec l’énergie du désespoir que l’Action catholique fait pression sur la Société des écrivains canadiens pour qu’elle renonce aux manifestations de commémoration du centenaire de la mort de Balzac. La Société s’inclinera. Bien que malade, l’Église pèse encore lourdement de sa main sur les pratiques culturelles. Le dernier chapitre de l’ouvrage, confié à Élise Salün, se penche sur la décennie 1949-1959 qui voit le dernier triomphe de la censure cléricale. En effet, cette dernière ayant fait pression sur l’État pour qu’il la relaye en la matière, la loi Futon sur l’obscénité est adoptée en 1959. Elle permet au système judiciaire de sévir en matière de littérature érotique. Il se saisira de ce pouvoir pour freiner l’importation des pockets et des comic books et interdire la diffusion de L’Amant de Lady Chaterley de D. H. Lawrence et Histoire d’O de Pauline Réage. Le clergé se voit donc contraint de confier la censure à la sphère juridique.

Au terme de ce parcours de quarante années de censure, l’auteur observe que le système est passé d’un paradigme dogma-disciplinaire, « structure d’autorité assortie de sanction », qui suppose une esthétique fermée, à un paradigme promotionnel, où domine la responsabilité individuelle, celle du lecteur, qui autorise une esthétique ouverte. Jusqu’à l’avènement de ce dernier paradigme, la censure cléricale a imposé à la littérature, aux auteurs et aux genres une contrainte déterminante, qu’on aurait tort de sous-estimer. Pour cette raison, Pierre Hébert tient à nuancer l’idée qui interprète la « Révolution tranquille comme éclosion des principes catholiques » (p. 226), induisant une continuité entre l’avant et l’après 1960.

Le projet dont ce livre est l’aboutissement est pour le moins ambitieux. Ses auteurs nous donnent à voir un panorama de l’histoire des idées aussi inédit qu’original. La réflexion s’appuie sur une abondante bibliographie secondaire, puisée dans des travaux de linguistique, de philosophie et de théorie politique. Les documents primaires sont tout aussi variés et intéressants. Le plaisir de la lecture doit également beaucoup à la richesse des interprétations proposées et à la vivacité du style.

C’est parce que ce livre parvient à titiller la curiosité du lecteur qu’il le frustre parfois. Certains points seulement évoqués pourraient être approfondis, surtout en ce qui concerne l’histoire institutionnelle. Ainsi, conclure à la nature « autoritaire » (différenciée des systèmes « totalitaire » et « libéral ») de la censure québécoise, tout en caractérisant le régime politique en place de « libéral », mène à un paradoxe, à une confusion, qui mériteraient quelque explication. On gagnerait en clarté également grâce à une description plus précise des structures cléricales. Choisir de concentrer, comme le fait l’auteur, l’analyse au seul Québec pose problème. L’Église se compose d’une communauté unie qui fonctionne par-delà les frontières. Dès lors, on ne peut faire l’économie de ses prises de position dogmatiques, du redéploiement de ses structures et des conséquences de ces transformations au niveau national. Par ailleurs, il est dommage de parler de la contribution de la pensée catholique dans la Révolution tranquille sans évoquer les débats qui ont précédé Vatican II. Il serait intéressant de sonder le discours des différentes congrégations religieuses afin d’évaluer et de distinguer leur rapport à la censure et à la notion d’esthétique « ouverte ». Plus encore, il convient de distinguer l’Église enseignante de l’Église enseignée. N’est-ce pas à l’intérieur de cette dernière que s’élaboreront les réflexions politico-philosophiques qui jalonneront le chemin qui mène à la Révolution tranquille ?

Cela dit, mes regrets sont plus des pistes de réflexion que de réelles critiques. Ce livre constitue une référence indispensable et fournit des clés essentielles pour comprendre un passé, après tout, pas si lointain…