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Près de quinze ans après le retour des civils au pouvoir politique au Chili, le bilan de la transition à la démocratie au regard des rapports de genre permet d’évaluer non seulement l’évolution des mouvements de femmes, de leurs revendications, de leurs stratégies d’action, mais aussi les acquis, les limites et les enjeux des mobilisations. De manière élargie, ce bilan nous incite à évaluer les qualités de la démocratie chilienne.

L’autoritarisme bureaucratique[2] mis en place par Pinochet, lors du coup d’État du 11 septembre 1973 à l’encontre du gouvernement de l’Unité populaire mené par Salvador Allende depuis 1970, et le néolibéralisme économique, initié à l’aune du monétarisme de l’École de Chicago, ont fait du Chili le laboratoire des politiques d’ajustement structurel conduites dans le cadre dictatorial des pays du cône Sud. De tels contextes politique et économique auraient pu déboucher sur une atomisation complète de la société civile s’il n’y avait eu le développement des mouvements sociaux des années 1970 et 1980.

Sans relater les expériences de mobilisation et de participation qui eurent lieu dans l’ensemble du cône Sud durant ces deux décennies, il faut souligner le sens de telles expériences : elles ont pu développer une citoyenneté articulée à la fois autour de la défense du bien-être des individus et de l’intérêt pour la gestion collective des biens publics[3]. Ces mobilisations ont impulsé des dynamiques qui ont permis aux femmes des différents secteurs sociaux de se transformer en actrices, des processus qui ont politisé certaines situations quotidiennes propres aux usagers de services sociaux et qui ont mis en oeuvre des réseaux de solidarité, favorisant la visibilité et l’émergence de personnes médiatrices qui ont apporté leur soutien ou participé, directement ou non, à la construction des jalons d’une citoyenneté sociale[4]. Cette demande de citoyenneté s’est traduite en revendications qui ont positionné les femmes en tant que protagonistes de la société civile et de l’État. Cette action publique des mouvements de femmes s’est manifestée, d’une part, par des luttes en faveur d’un contrôle public et démocratique des politiques sociales et, d’autre part, par un engagement dans la reconnaissance des femmes comme porte-parole privilégiées des besoins et donc comme interlocutrices effectives dans l’élaboration, le choix et la planification des programmes sociaux.

Au Chili en particulier, les femmes se sont mobilisées pour dénoncer à la fois les conditions de vie des familles pauvres et la répression de l’État[5]. Partant d’une action collective dans l’espace communautaire et local, elles ont progressivement articulé leurs intérêts, leurs besoins, leurs demandes et leur identité au-delà de la sphère domestique, de leur communauté et de leur quartier. Outre ce mouvement populaire qui a transformé des stratégies de survie économique en revendications sociopolitiques, les mouvements de femmes se sont également constitués autour de revendications féministes, d’une part, et autour de protestations contre les violations des droits humains, d’autre part. Cette trajectoire politique tridimensionnelle ne fut pas le seul fait des Chiliennes. Elle a marqué l’ensemble des mouvements de femmes latino-américaines, en particulier ceux du cône Sud. De manière générale, ceux-ci ont contribué à politiser le social (par la lutte contre la pauvreté), à publiciser le privé (par la socialisation du travail domestique) et à politiser le corporel (par les luttes en faveur de la libre disposition de soi, que ce soit dans le registre du contrôle de la reproduction biologique ou de la violence de genre exercées par les hommes sur les femmes). Autant d’éléments qui furent cruciaux au regard des qualités démocratiques que sont la liberté (au sens de libération des tutelles masculines) et l’égalité (au sens de rupture avec les formes de domination paternalistes et de dépendance personnelle aux hommes). Autant d’éléments qui furent cruciaux également pour la démocratisation de l’ensemble des rapports sociaux et des rapports politiques.

Les Chiliennes ne s’y sont pas trompées lorsqu’elles revendiquaient « la démocratie dans le pays et à la maison », slogan repris par les féministes de tout le continent. Mais, qu’ont-elles obtenu, et quelles difficultés ont-elles rencontrées, à la faveur de la transition démocratique qui prend place au Chili à partir de 1990 ? Dans quelle mesure la transition chilienne est-elle révélatrice des critères de qualité d’une démocratie que sont la liberté, l’égalité, l’imputabilité et la délibération[6] ? Dans quelle mesure les acquis, les enjeux et les limites de l’inclusion sociale et politique des femmes sont-ils révélateurs des qualités de la démocratie chilienne ? Autant de questions qui doivent être cernées à la lumière d’au moins deux phénomènes : l’existence de ce que le politologue et sociologue chilien Manuel Garretón nomme les « enclaves autoritaires[7] » et le déclin manifeste des mouvements sociaux et des mouvements de femmes, en particulier, allant de pair toutefois avec une institutionnalisation du féminisme.

Qualités de la démocratie et de la citoyenneté

Des élections libres et compétitives, non seulement autorisent les représentants à exercer la souveraineté populaire, mais les investissent également de la responsabilité de leurs actions et de leurs paroles. L’imputabilité sous-entend que chaque représentant est objet d’évaluation permanente durant l’exercice de ses fonctions et que cet exercice est transparent. Cette transparence va de pair avec le caractère public de l’action politique et rend possible la citoyenneté en tant que pratique. En effet, c’est cette publicité qui permet aux citoyens de mettre en oeuvre leur capacité à émettre un jugement critique, notamment à travers les libertés publiques (liberté d’expression, d’association, de presse). En outre, la périodicité des élections leur permet de sanctionner les actes passés des représentants. La reddition des comptes ne se manifeste donc pas seulement au cours du processus électoral, mais aussi et surtout a posteriori [8].

Le contrôle et le consentement du corps politique ainsi que la reddition des comptes se heurtent cependant à plusieurs phénomènes qui en limitent la portée. Nous en retiendrons trois. D’abord, la tendance des représentants à adopter des comportements oligarchiques et à prendre des décisions autonomes qui échappent totalement au contrôle des citoyens ; c’est dire que leur présence virtuelle dans les institutions représentatives relève de plus en plus de l’artifice. Aussi, la démocratie participative qu’exprime le phénomène associatif possède-t-il toute son importance[9]. Cependant, le désintérêt des citoyens à l’égard des enjeux publics est notoire ; ce deuxième phénomène se manifeste, notamment, dans la faiblesse de la participation au débat public. Finalement, le manque de connaissances des citoyens sur des questions qui affectent les espaces public et politique, questions réputées de plus en plus complexes et donc censées relever de l’expertise technocratique.

Mais en même temps, il est tout aussi patent qu’en s’institutionnalisant les associations développent une série de compétences propres à être prises en compte dans la délibération politique, en particulier par le biais de la consultation d’acteurs porteurs d’une opinion profane qui ne peut être discréditée au seul profit de l’expertise, tant cette opinion est informée des enjeux qui traversent les relations sociales dans lesquelles ces acteurs sont inscrits. La responsabilité politique s’exerce aussi en étant enrichie d’une connaissance sociale, car la connaissance politique n’est pas faite que de connaissances techniques[10].

D’ailleurs, l’activité des groupes et des associations, celles des femmes notamment, découle également d’appels lancés par les parlementaires ou par les administrations qui peuvent admettre que l’information utile à la prise de décision ne se réduit pas à l’expertise technocratique. Cette diversification des points de vue, sans garantir leur intégration égalitaire dans les choix collectifs, permet cependant d’envisager des pratiques moins discriminatoires dans l’élaboration des priorités à prendre en compte dans le programme politique. Elle permet également à la responsabilité publique des citoyens et des citoyennes de s’exercer à travers la vigilance à l’égard des institutions, l’élaboration de la normativité sociale, la réflexion sur les limites de l’inclusion et sur les formes de l’exclusion. En ce sens, la participation renvoie à une reconfiguration des forces politiques impliquées dans les orientations collectives. Encore faut-il avoir à l’esprit que la prise en considération des priorités dégagées par les mouvements, les groupes ou les associations peut n’être qu’indicative aux yeux des pouvoirs publics. Quoi qu’il en soit, cette responsabilité publique s’inscrit dans une double tension, entre représentation et participation, d’une part, entre État et société civile, d’autre part[11]. Si l’exercice de cette responsabilité publique est essentiel à la citoyenneté en tant que pratique, encore faut-il avoir pu accéder à l’individuation pour pouvoir agir en citoyens et en citoyennes[12].

Pendant longtemps, les femmes ont été exclues des trois grands symboles de l’individuation : l’échange monétaire, l’échange contractuel et l’échange discursif. L’enjeu de l’individuation des femmes réside dans leur reconnaissance comme sujets au-delà des rôles assignés (tels que mères et épouses). En symbolisant le privé-domestique au sein de la division du travail entre hommes et femmes, lors de la formation de la citoyenneté, ces dernières ont été exclues des symboles de l’individuation : d’abord, la monnaie comme moyen de paiement permettant à l’individu de se libérer de toute dette économique ou sociale ; ensuite, le droit dont les formes démocratiques de la liberté et de l’égalité définissent l’individu comme citoyen libéré des assujettissements tutélaires ; enfin, la discursivité comme système de communication permettant à l’individu d’exister dans l’espace public, comme sujet politique. L’assignation au travail domestique gratuit les excluait de l’échange monétaire. Les codes civils organisaient leur sujétion à la tutelle paternelle ou maritale. La monopolisation masculine du pouvoir politique les excluait, jusqu’à tout récemment encore, de la représentation parlementaire et de la décision politique. En ce qui concerne les femmes, la dynamique d’individuation requiert, certes, la fin de l’autorité maritale et paternelle, la libre disposition des biens propres et des fruits de leur travail, la liberté de passer des contrats, la capacité d’ester en justice, mais aussi le droit au divorce ainsi que la libre disposition de leur corps, que ce soit par la liberté reproductive ou la lutte contre la violence physique dont elles peuvent être l’objet de la part des hommes.

Voilà autant d’éléments d’une problématique d’actualité au Chili. Avant d’en tracer les contours et d’en illustrer quelques facettes importantes, il importe d’avoir à l’esprit le contexte institutionnel du passage à la démocratie à partir de 1990 et le poids des « enclaves autoritaires », pour apprécier l’évolution des mouvements de femmes ainsi que les enjeux, les acquis et les limites des revendications posées par ces dernières.

Le contexte institutionnel et les « enclaves autoritaires »

Lors du plébiscite de 1988, organisé par Pinochet, le « non » à la poursuite de la dictature l’emporte avec 54,7 % des suffrages (51,20 % pour les hommes, 58,50 % pour les femmes). Par ce référendum, Pinochet prétendait prolonger ce régime et se maintenir comme chef du gouvernement pendant huit années supplémentaires. Pinochet s’inclinait alors devant les résultats, mais confirmait qu’il ne quitterait pas le pouvoir avant son terme, le 11 mars 1990, terme prévu par la Constitution édictée en 1980 par le régime militaire. Le « non » à Pinochet fut l’expression d’une logique de consensus (forgée sous les auspices de l’Église) entre les forces démocratiques, principalement, les socialistes et les démocrates-chrétiens, qui ont vu dans ce référendum une possibilité de mettre un terme à la dictature[13]. Telle ne fut pas l’option prise par le Parti communiste et l’extrême gauche, qui voyait la démission de Pinochet comme devant être le résultat de mobilisations sociales. La victoire du « non » exigeait l’organisation d’élections présidentielles et législatives, qui eurent lieu en 1989. Sans entrer dans les détails de l’organisation d’une élection sous la législation dictatoriale en vigueur qui interdisait les partis socialiste et communiste, soulignons que la Concertation pour la démocratie, qui rassemblait démocrates-chrétiens, socialistes et radicaux, a soutenu la candidature à la présidence du démocrate-chrétien Patricio Alwyn, qui l’emporta avec 55,2 % des votes, dépassant ainsi les voix obtenues par le « non » au référendum. L’objectif devenait donc de gouverner à partir de 1990.

La Concertation devait dès lors perdre son caractère de coalition d’opposition pour devenir une coalition de gouvernement. Comme telle, elle devait faire face à quatre problèmes (la question des violations des droits humains, le rapport avec l’armée, la réforme des institutions héritées de la dictature et la satisfaction des demandes sociales) et à deux enjeux majeurs[14] : d’une part, écarter tout risque de régression militaire, de reconstitution d’un bloc favorable à Pinochet rassemblant l’armée, le patronat et les partis de droite, à savoir les conservateurs de Renovación Nacional (RN) et les pinochétistes de la Unión Democrática Independiente (UDI) ; d’autre part, disposer d’une réelle capacité de gouverner, ce qui dépendait largement de la stabilité économique et du climat social. En effet, Alwyn ne se trouvait pas devant un patronat neutre, mais au contraire devant un patronat qui avait fait allégeance au régime militaire. Il fallait éviter tout affrontement ouvert avec les militaires sur la question de la violation des droits humains. En outre, toute tentative de réformer les institutions pouvait instantanément reconstituer l’alliance entre les militaires et les partis de droite. Enfin, la politique économique devait respecter les grands équilibres macroéconomiques, tout en évitant l’escalade des conflits sociaux.

La recherche du consensus pour gouverner impliqua la résignation à l’égard des « enclaves autoritaires ». En effet, la transition fut soumise au maintien du cadre institutionnel hérité de la dictature, notamment un système électoral binominal[15] et la présence de sénateurs désignés par le pouvoir militaire, ce qui a permis la formation dès 1990 d’une opposition disposant du pouvoir de bloquer toute décision du gouvernement d’Alwyn, ou encore la présence de Pinochet au poste de commandant en chef de l’armée jusqu’en 1997, celui-ci disposant ainsi d’un contre-pouvoir important durant la transition. Celle-ci fut aussi soumise à la tutelle des militaires sur les institutions : ainsi, la loi de 1978 par laquelle les militaires s’« auto-amnistiaient » fut maintenue ou encore seuls des tribunaux militaires – et non civils – étaient réputés aptes à juger des militaires, leur garantissant ainsi une impunité en ce qui concerne les exactions commises en matière de droits humains. Par ailleurs, les droits de la propriété privée et le modèle néolibéral furent maintenus, les mouvements sociaux furent canalisés, les groupes armés furent neutralisés. Le passage à la démocratie s’est donc effectué dans le cadre d’un pacte négocié dans la continuité.

En 1993, le deuxième mandat présidentiel démocratique fut emporté par le candidat démocrate-chrétien de la Concertation, Eduardo Frei, avec 57,98 % des voix. Le « non » à la dictature s’était encore consolidé et la Concertation entamait son deuxième mandat avec une légitimité accrue. Quant à la droite, elle conservait un pouvoir suffisant au Parlement, favorisé par un système électoral binominal et la présence de sénateurs désignés, pour bloquer toute réforme politique, comme la réforme de la Constitution datant de 1980 et héritée du pinochétisme, et contraignait le nouveau gouvernement à pratiquer une politique de compromis avec l’opposition. Comme nous l’expliquerons dans la suite de cet article, ce facteur aura toute son importance dans le traitement politique d’enjeux tels que les quotas, l’avortement et le divorce, car il renforcera le poids politique du conservatisme.

Lors des élections présidentielles de 1999, la Concertation présentait comme candidat le socialiste Ricardo Lagos qui l’emporta au second tour, avec 51,30 % des voix. Sans entrer dans les raisons qui expliquent l’affaiblissement de la Concertation, gardons cependant à l’esprit deux situations qui se répercutent négativement sur l’image du gouvernement : d’une part, l’arrestation, à Londres, de Pinochet créa des tensions politiques internes au Chili ; d’autre part, la crise asiatique eut une forte incidence sur l’économie chilienne. En même temps, soulignons que si l’un des signes de la consolidation démocratique est l’alternance politique, celle-ci est acquise puisque, pour la première fois depuis Salvador Allende, la présidence du Chili était occupée par un socialiste.

Le déclin des mouvements de femme et l’institutionnalisation du féminisme

Les principaux acteurs de la transition négociée avec les militaires furent les partis politiques, et les impératifs de gouvernabilité dictés par les héritages institutionnels de la dictature ont conduit à la marginalisation des mouvements sociaux, en particulier des mouvements de femmes[16]. Par ailleurs, le machisme institutionnel, dont les effets furent redoublés par l’incapacité des mouvements de femmes à transformer leur accès à l’espace public en tremplin pour s’intégrer à l’espace politique, ne leur a pas permis de se positionner en actrices de poids dans le pacte qui a commandé le passage à la démocratie[17]. Certes, en 1988, la Concertation des femmes pour la démocratie (Concertación de Mujeres por la Democracia) fut créée avec les objectifs de favoriser la campagne électorale de la Concertation, d’intégrer les revendications des femmes au programme politique et de formuler un programme pour les femmes dans la démocratie. Si elles furent capables d’émettre des propositions de programme pour la transition, celui-ci n’incluait pas un projet indiquant les postes qu’elles revendiquaient. Elles ont notamment revendiqué la création d’une agence étatique responsable de la politique d’égalité des chances, le Servicio Nacional de la Mujer – SERNAM (loi 19.023 du 3 janvier 1991)[18].

Le SERNAM a été créé pour coordonner, impulser et évaluer les politiques gouvernementales relatives aux femmes. Sans statut ministériel, il doit soumettre ses programmes au ministère de la Planification. Ce manque d’autonomie est aggravé par la modestie des moyens budgétaires mis à sa disposition. En outre, les politiques publiques qu’il propose sont exécutées par les différents ministères concernés. Si un tel cadre d’action transversale a l’avantage de ne pas cantonner les thématiques de genre à un seul ministère, il a aussi l’inconvénient de disperser la responsabilité de la mise en oeuvre de ces politiques. Le SERNAM peut seulement mettre à exécution des programmes pilotes. En outre, la dépendance de la direction du SERNAM à l’égard des principales forces de la Concertation ne lui permet pas de manifester son autonomie en pesant sur les priorités du programme politique. Ainsi, il n’y a rien de surprenant si la libéralisation de l’avortement médical et du divorce ou l’adoption d’une législation nationale instaurant les quotas en politique n’ont pas été inscrites au programme public du SERNAM lors des deux premiers mandats présidentiels de la transition démocratique.

Si l’on a à l’esprit le cadre institutionnel qui a pesé sur les débuts de la transition, il n’est pas étonnant d’avoir dû attendre la présidence de Ricardo Lagos pour voir la loi du divorce votée (loi 19.947 du 7 mai 2004). Il n’est pas non plus étonnant de savoir que ce n’est qu’en mars 1997 qu’a eu lieu le dépôt au Congrès du premier projet de loi en matière de quotas en politique. La question n’est pas encore résolue à ce jour. Rien d’étonnant non plus à ce que la question de l’avortement demeure tabou, si l’on a à l’esprit les positions du pape et du Vatican en matière de contrôle de la reproduction et le poids de l’Église chilienne comme acteur social qui peut se prévaloir, notamment, de son rôle de protection à l’égard des personnes poursuivies par la dictature militaire ou de son rôle dans l’auto-organisation des pauvres au sein des bidonvilles ou encore de son rôle de médiation entre les militaires et les forces politiques lors de la transition. Rien d’étonnant enfin de constater que les priorités du SERNAM ont plutôt porté sur des questions telles la violence intrafamiliale ou la réduction de la pauvreté. De telles priorités étaient peu susceptibles de heurter les sensibilités politiques conservatrices et étaient davantage en adéquation avec le paradigme néolibéral des politiques sociales sectorielles, ciblées ou compensatoires plutôt qu’universalistes.

Le retour à la démocratie a forcé le féminisme chilien à repenser son rapport à l’État, passant d’une logique de l’affrontement à une logique de la négociation et de la coopération, faite de dialogues et de propositions, de manière à promouvoir l’égalité des chances entre hommes et femmes et à lutter contre les discriminations envers celles-ci par le biais d’une stratégie d’action qui ne récuse plus l’intégration aux appareils d’État.

De manière générale, les associations de femmes ont acquis à partir des années 1990 une dimension institutionnalisante[19]. Celle-ci se traduit notamment par leur participation aux processus préparatoires des conférences mondiales et a impulsé à cette occasion une régionalisation des mouvements de femmes. La préparation de la ive Conférence mondiale des femmes, à Beijing en 1995, a favorisé la discussion et l’élaboration de propositions dans les différents pays du monde, tant sur le plan gouvernemental que de la société civile. Dans cette foulée, on assiste à une transnationalisation des discours et des pratiques de ces mouvements qui leur ont permis de légitimer leurs revendications et de faire pression sur les partis politiques et les gouvernements pour inscrire celles-ci à leur programme politique. Ce processus a débouché sur une incorporation sélective de leurs demandes en même temps que sur une dynamique de « resignification » de celles-ci par les gouvernements. Cette dynamique d’amortissement ou de neutralisation des revendications n’empêche pas qu’à l’échelle nationale ou régionale le suivi de la conférence de Beijing en 2000 ait donné lieu, de la part des associations de femmes, à une évaluation des engagements assumés par les gouvernements des différents pays, gouvernements qui en ont, par ailleurs, rendu compte devant leur parlement.

Tel a été le cas du Groupe Initiative Femmes (Grupo Iniciativa Mujeres, GIM) qui s’est imposé dès 1993 comme relais entre le SERNAM et le monde associatif féministe essentiellement. Ce groupe rassemble douze organisations non gouvernementales (ONG), institutions et programmes d’études de genre et s’est formé lors de la préparation de la Conférence de Beijing, se donnant pour objectifs de « réunir et de revitaliser les organisations de femmes à partir de l’élaboration d’un document national sur leurs demandes » et de transmettre ces revendications aux institutions concernées par la conférence, que ce soit sur le plan national, régional ou international[20]. Il s’agit là d’un travail de réflexion sur le contenu et les formes prises par l’exclusion des femmes et les modalités de leur inclusion. Il s’agit aussi d’un travail d’élaboration de la normativité sociale qui s’exerce, d’une part, par un lobbying auprès de la délégation officielle du Chili lors de la Conférence de Beijing et, d’autre part, par la participation aux réseaux d’organisations latino-américaines responsables de la préparation du Forum des organisations non gouvernementales (ONG) qui s’est tenu à Huairou, en même temps que la Conférence officielle des Nations Unies, ainsi que par la diffusion de la plate-forme d’action mondiale issue de celle-ci auprès des différentes organisations de femmes. Le GIM exerce également sa responsabilité publique en faisant preuve de vigilance à l’égard des institutions et des appareils d’État. Ainsi, a-t-il mis au point « un indice de contrôle citoyen[21] » (ICC) qui permet d’évaluer le degré de concrétisation des engagements pris par l’État à Beijing et depuis lors. La coopération avec les institutions politiques s’effectue ainsi sur le mode critique, mais aussi pratique. Car, d’une part, « l’indice de contrôle citoyen » est présenté par le Groupe Initiative Femmes comme un outil de pression et de négociation face aux décideurs politiques et avec ceux-ci et, d’autre part, la mise sur pied du Forum national du suivi des accords de Beijing est un espace d’échanges entre le monde associatif et les instances gouvernementales, qui se traduit par la signature d’un acte d’engagement, en septembre 1997.

Cette dynamique de l’autonomie et de l’intégration entre les associations de femmes et les partis politiques est à la fois contradictoire et complémentaire : complémentaire, car la formulation des revendications et des stratégies à mettre en oeuvre par les associations tient compte, d’une manière ou d’une autre, du programme politique décidé par les partis ; contradictoire, car les partis politiques sont ceux qui peuvent à la fois bloquer l’accès des femmes au pouvoir de décision publique et politique et constituer des relais pour ce même accès. Cette dynamique prend ainsi place dans le cadre de relations complexes entre la société civile et le système politique et l’État, car les associations de femmes au sein de la société civile peinent à peser sur le débat public, même si elles obtiennent une reconnaissance des pouvoirs publics, tandis que les partis demeurent les acteurs principaux du débat politique, tout en clôturant les termes du débat public[22].

Il n’en demeure pas moins qu’au Chili, comme dans d’autres pays du continent ou dans d’autres régions du monde, les mouvements de femmes se sont professionnalisés, prenant souvent la forme d’ONG, de centres d’études, de recherche ou de formation, travaillant en collaboration, plus ou moins étroite selon les pays, avec les administrations, les universités et les organismes internationaux. Sans doute est-ce là, en partie, l’expression d’un phénomène de cooptation. Celui-ci tend à élargir le cercle des élites, d’autant plus que les compétences des groupes et des associations se manifestent sous forme d’interventions judiciaires et expertes, répondant ainsi à la judiciarisation de la gouverne et à la technocratisation des politiques dont la mondialisation amplifie la portée. Citons par exemple l’organisation du Tribunal international des droits des femmes par l’Instituto de la Mujer ou encore les actions de formation à la citoyenneté du Groupe Initiative Femmes ou enfin les rapports présentés par des associations de femmes concernant les engagements pris par le Chili au titre de sa ratification de la Convention sur l’élimination de toutes les discriminations contre les femmes (CEDAW)[23]. Faut-il tenir cette diversification du travail politique comme pure illusion au regard de l’exercice de la souveraineté populaire ? Il est vrai que le sentiment d’incompétence que peut ressentir le corps politique devant cette judiciarisation et cette technocratisation est sans doute redoublé par le sentiment d’impuissance que la mondialisation du système semble lui suggérer. Faut-il alors considérer que l’élargissement et la féminisation des élites qui interviennent directement ou indirectement dans les décisions soient sans incidence pour les qualités de la démocratie ?

Certes, la participation reste un phénomène minoritaire tant à l’échelle locale ou régionale qu’à l’échelle nationale ou internationale. Ainsi, au Chili, seuls 40 % des hommes sont membres d’une association, contre 28 % des femmes[24]. Les hommes se trouvent davantage dans des organisations récréatives / sociales (48,9 %), religieuses (29,9 %) ou de voisins (28,9 %), tandis que les femmes se trouvent plus volontiers dans des organisations religieuses (51,9 %), de voisins (34,4 %) ou des centres de parents (22,4 %). Notons que les uns et les autres participent peu aux partis politiques (6,1 % pour les hommes et 4,2 % pour les femmes). Il est clair que le profil de telles associations n’est pas d’ordre politique ; cependant, 42 % des enquêtés considèrent participer à « une citoyenneté active » concernée par les enjeux de la communauté[25]. Il faut sans doute souligner que les représentations de la citoyenneté ne se réfèrent pas seulement à une médiation verticale de l’individu à l’État (désaffectation à l’égard de la politique institutionnelle et manque de confiance à l’égard des institutions représentatives de la société), mais surtout à une médiation horizontale entre citoyens, ce que le PNUD appelle une « citoyennisation » de la politique, qui met l’accent sur la confiance envers l’action collective[26]. L’étude réalisée par Teresa Valdès durant l’année 2002 sur la participation sociale et politique des femmes tente de cerner dans quelle mesure la participation de celles-ci peut contribuer à la construction de sujets sociaux d’une démocratie participative et représentative[27]. Les résultats obtenus mettent en lumière une forte participation des femmes dans divers types d’organisations sociales, différentes selon les générations et les contextes politiques de socialisation. Par contre, elles manifestent leur désintérêt pour la politique. Les femmes participent plus volontiers à des associations qui correspondent aux rôles traditionnels de genre, même si les jeunes ont à cet égard un profil différent. Ce type de participation ne semble favoriser ni la participation politique ni la recherche de la représentation politique, voire la construction d’espaces publics pour les femmes, traduisant une « citoyenneté par le bas » (cuidadanía desde abajo) qui impulse une politisation des rapports sociaux. En ce qui concerne les jeunes femmes, leur type de participation est plus semblable à celui des hommes de leur génération et présente une variété plus importante de rôles sociaux. Cependant, l’intérêt pour la politique demeure assez faible, à tel point qu’une proportion importante ne s’inscrit pas sur les registres électoraux et n’exerce donc pas son premier droit de citoyenneté, le droit de vote.

Toutefois, on peut se demander si la préparation et la participation d’activistes féminines et féministes aux grandes conférences internationales et aux forums parallèles des ONG ne sont pas l’ingrédient d’un espace public mondial en formation. Celui-ci semble contribuer à propulser les droits des femmes au rang de biens publics, leur donnant une légitimité de droits humains, légitimité qui confère aux acteurs et aux actrices qui en portent les revendications un poids certain dans les décisions politiques des États qui transformeront ces revendications en réformes.

À cet égard, la représentation politique des femmes possède toute son importance. Au Chili, elle reste cependant très faible en comparaison d’autres pays latino-américains qui ont ou non introduit des législations nationales qui prévoient des quotas dans les instances élues.

La question de représentation des femmes tout comme celle de la participation associative demeurent cruciales au regard des enjeux qui ont trait aux rapports de genre, en particulier ceux qui concernent l’individuation des femmes.

Quelques enjeux concernant l’individuation des femmes

La question de l’avortement, le dossier des quotas et la loi du divorce sont des enjeux majeurs pour la citoyenneté des femmes et leur individuation, car ils touchent à la libre disposition de soi et à la capacité à agir et à parler en sujet politique autonome. L’avortement demeure cependant un tabou. Les quotas sont un enjeu devenu objet de débats publics et politiques. La loi sur le divorce, récemment votée, est un acquis important.

Quelques mots d’abord sur la problématique de la représentation politique des femmes[28]. En Amérique latine, les transitions démocratiques inaugurées au début de la décennie 1980 n’ont pas encore abouti à une représentation politique équilibrée entre hommes et femmes. Au début des années 1990, la moyenne de la représentation féminine dans les parlements latino-américains atteignait à peine 10 % et, à la fin de la décennie, seulement 13 %. Signalons également qu’au début de la décennie 1990, les pays du cône Sud se situaient sous les 10 %, à l’exception du Chili : 7,1 % pour l’Uruguay, 6,6 % pour le Brésil et 2,5 % pour le Paraguay. Aux élections de 1993, le Chili se situait au 60e rang mondial, devant la France qui, elle, occupait à l’époque le 65e rang avec 6,4 % de femmes à l’Assemblée nationale. Ce n’est qu’aux élections de décembre 1997 que le Chili franchit la barre des 10 % de femmes députés, se situant ainsi parmi les pays latino-américains pour lesquels le pourcentage de femmes députés variait, en 1997, de moins de 15 % (Mexique) à un peu plus de 10 % (El Salvador). À l’inverse, avec une représentation féminine de 27,6 % en 1998, l’Argentine était propulsée au premier rang des Amériques, dont la moyenne atteignait 15,2 %, et au septième rang mondial, après la Suède, la Norvège, la Finlande, le Danemark, les Pays-Bas et la Nouvelle-Zélande.

C’est en Argentine que se produit le premier changement important dans la représentation politique des femmes, à la suite de l’adoption, en 1991, d’une loi de quota établissant une présence féminine d’au moins 30 % des candidatures électorales (loi n° 24.012). La loi est appliquée pour la première fois en 1993 et fait monter la représentation des femmes de 5,8 % en 1991 à 27,6 % en 1998. D’autres pays latino-américains ont suivi l’exemple argentin, sans pour autant atteindre la même efficacité : la Bolivie en 1997 (avec un quota de 30 %), le Brésil en 1996 (20 %), l’Équateur en 1997 (30 %), la République dominicaine en 1997 (25 %) et le Venezuela en 1997 (30 %). Une telle loi demeure à ce jour un enjeu au Chili.

Il s’agit pour le Chili de dépasser les obstacles politico-institutionnels à une représentation politique équilibrée entre hommes et femmes, tel le système électoral binominal. Les membres de la Chambre des députés sont élus tous les quatre ans sur des listes fermées non bloquées à raison de deux représentants pour chacune des 62 circonscriptions. Les sièges sont distribués entre les deux listes qui ont obtenu le plus de voix, à moins que l’avance de la liste majoritaire soit supérieure aux deux tiers des votes recueillis par la deuxième liste, auquel cas les deux sièges sont attribués à la première liste. Les sénateurs sont élus tous les huit ans avec un renouvellement de la moitié des sièges tous les quatre ans. L’élection au Sénat s’effectue sur des listes fermées non bloquées dans les 13 circonscriptions correspondant aux 13 régions du pays (7 d’entre elles ont droit à 2 sièges, tandis que les 6 autres ont droit à 4 sièges). La distribution des sièges s’opère comme à la Chambre. En 2003, le Chili n’atteignait que 5,6 % de femmes au Sénat, 12 % à la Chambre, tandis que 5,5 % occupaient des charges ministérielles ou de sous-secrétariat. Signalons que les portefeuilles des Relations extérieures, de la Défense et, bien sûr, du SERNAM sont aux mains de femmes.

En quatorze ans de gouvernement démocratique, seuls deux projets de loi ont été déposés en vue d’améliorer la représentation politique des femmes[29]. Le premier propose un système de quotas qui garantit 30 % de femmes sur les listes électorales des partis et des coalitions de partis qui se présentent aux élections[30]. Un autre projet en cours s’inspire de l’idée de parité et propose qu’aucun des deux sexes ne puisse dépasser 60 % de candidatures présentées par les partis, pourcentage également applicable à la composition des organes des partis politiques[31]. En effet, la présence des femmes dans les différentes directions nationales des partis politiques n’atteint pas les 20 %, alors que leur participation tourne autour des 40 à 50 % des affiliés. Différentes études menées par le SERNAM indiquent à quel point cette question ne constitue pas un thème de préoccupation pour les partis, et ce, malgré le patronage accordé par le SERNAM à la parité[32]. Si la question de la sous-représentation politique des femmes ne fut pas sa priorité pendant la période de 1991 à 1994 et ne fut pas prise en compte dans le premier plan d’égalité des chances de 1994-1999[33], elle le sera lors du deuxième plan[34]. Ces perspectives s’inscrivent dans les engagements internationaux pris par le Chili et, en particulier, sa ratification de la CEDAW. L’enjeu d’une loi de quotas est donc posé sur le plan politique, mais il n’a pas encore fait l’objet d’une décision[35].

Abordons maintenant deux autres enjeux de l’individuation des femmes, l’avortement d’une part, le divorce de l’autre[36]. L’interruption volontaire de grossesse (IVG) demeure un enjeu en Amérique latine. L’avortement médical (y compris l’avortement thérapeutique) reste pénalisé dans tous les cas de figure au Chili et au Salvador ; il n’échappe au droit pénal que s’il s’agit de sauver la vie de la mère au Brésil, en Colombie, au Guatemala, en Haïti, au Honduras, au Mexique, au Nicaragua, au Panama, au Paraguay, en République dominicaine et au Venezuela ; ou, plus largement, lorsqu’il s’agit de préserver sa santé physique (Argentine, Bolivie, Costa Rica, Équateur, Pérou)[37]. Ainsi, la liberté reproductive est loin d’être acquise et les femmes ne jouissent pas, à ce jour, de la libre disposition d’elles-mêmes, qui représente l’extension aux femmes d’un des principes majeurs de l’individualisme libéral classique.

Le Chili est ainsi l’un des rares pays où l’avortement, même thérapeutique, est interdit depuis la fin de la dictature militaire. L’avortement thérapeutique était autorisé de 1931 à 1989, mais cette possibilité fut abrogée par la loi 18.826 du 15 septembre 1989. En effet, le régime militaire l’a criminalisé avant le retour des civils au pouvoir, instaurant ainsi une enclave législative et normative qui, conjuguée à d’autres, notamment à la présence de sénateurs désignés, permet de bloquer toute réforme jugée trop progressiste aux yeux de l’UDI et de RN. L’avortement provoqué est un délit aux termes des articles 342 à 345 du code pénal et relève des délits inscrits au chapitre de l’ordre des familles et de la moralité publique. La loi prévoit une peine de trois à cinq ans d’emprisonnement pour les femmes qui recourent à l’avortement, aggravant les peines lorsque la pratique de l’interruption de grossesse est le fait de personnel médical ou paramédical. Étant donné l’obligation faite au personnel de la santé de dénoncer tout acte délictueux, la majeure partie des dénonciations s’effectue à l’occasion d’hospitalisations dues à des séquelles d’avortements clandestins effectués dans de mauvaises conditions sanitaires et psychologiques. C’est dire que les femmes qui sont le plus souvent en butte à de telles situations sont celles qui sont les plus discriminées économiquement et socialement.

Aussi, aurait-il été concevable que la nouvelle démocratie chilienne fasse de cet enjeu de santé publique et d’inégalité entre les femmes un objet de débat et de décision politique. Il n’en fut rien, alors que l’opinion publique était favorable au fait de légiférer à ce propos[38]. Or, au début de la transition à la démocratie, parmi les rares projets de loi présentés en la matière, trois d’entre eux visent à aggraver les peines pour les femmes qui recourent à l’avortement et les personnes qui le pratiquent. Deux furent déposés au Sénat et à la Chambre par l’UDI, tandis que le troisième fut le fait de députés de RN[39]. Un seul projet de loi favorable au rétablissement de l’autorisation de l’avortement thérapeutique fut déposé, en 1991, par des parlementaires de la Concertation[40]. Douze ans après le rétablissement de la démocratie, une motion fut déposée, en 2002, par des députés de droite, visant à faire de l’avortement un délit contre les personnes, ce qui sous-entend d’augmenter les peines[41]. La même année, un projet de loi visant le rétablissement de la possibilité de l’avortement thérapeutique fut dépose[42]. S’il s’agit d’une proposition fort restrictive au regard de la libre disposition de soi et de la gravité des problèmes de santé publique provoqués par l’avortement clandestin, il a le mérite de tenter d’en faire un objet de débat public. Il n’en demeure pas moins qu’à ce jour l’IVG ne constitue pas un combat de parti pour les socialistes et encore moins un combat pour le gouvernement de Lagos, ni pour le SERNAM. Rien d’étonnant à cela si, comme nous l’avons développé précédemment, on a à l’esprit le poids des « enclaves autoritaires » et donc le poids de la droite ainsi que le système de coalition qui commande la politique partisane au Chili, d’une part, et la faiblesse de la représentation politique féminine et des mouvements de femmes ainsi que le poids de l’Église comme acteur social d’autre part.

Notons aussi que la transition à la démocratie a coïncidé avec un activisme anti-avortement qui s’est déployé particulièrement lors des conférences internationales organisées par les Nations Unies, en particulier en 1993 lors de la Conférence de Vienne sur les droits de l’homme, en 1994 lors de la Conférence du Caire sur la population et le développement et en 1995 lors de la Conférence de Beijing sur les droits des femmes. L’enjeu pour le Vatican était de contrer des avancées indéniables[43]. L’activisme anti-avortement s’inscrit dans la lignée des positions du Vatican. C’est d’ailleurs bien l’enjeu de l’individuation des femmes qui constitue le risque majeur aux yeux du Vatican. En sa qualité d’observateur permanent aux Nations Unies, depuis la Conférence de Rio en 1992 jusqu’à celle de Beijing en 1995, le Vatican recourt à tous les mécanismes de pression politique pour empêcher un consensus sur les droits reproductifs des femmes, sacrifiant ceux-ci aux impératifs du programme théologique de l’Église[44]. Par ailleurs, le pape Jean-Paul II avait fait de l’Amérique latine une de ses priorités, cherchant à contrer l’influence de la théologie de la libération. Ce fait ne peut que renforcer une hiérarchie ecclésiastique dont les positions en matière d’avortement ne souffrent d’aucune ouverture.

Dans le contexte chilien, il faut souligner que l’Église, du fait de son rôle protecteur des droits humains lors de la dictature et de son rôle de médiateur entre les militaires et les forces démocratiques lors de la transition, constitue un obstacle majeur au règlement des enjeux de genre qui mettent en cause la doctrine catholique en des matières telles que l’avortement ou le divorce. Aux yeux de l’Église, l’avortement constitue un meurtre visant une vie humaine innocente, et le divorce, une atteinte à l’institution du mariage dont les liens sont considérés indissolubles. Ces valeurs n’étant pas susceptibles de compromis aux yeux de la hiérarchie ecclésiastique, les rapports amicaux que la Démocratie chrétienne et la Concertation entretiennent avec l’Église font obstacle à la mise à l’ordre du jour public et politique de tels enjeux. Aussi peut-on se demander comment l’aboutissement de la loi sur le divorce au Chili fut malgré tout possible – quatorze ans il est vrai après le début du passage à la démocratie.

Jusqu’en 2004, le Chili était l’un des rares pays à n’avoir pas de législation qui rende possible le divorce. La rupture de la relation matrimoniale ne s’effectuait que par la séparation de fait et l’annulation du mariage. La séparation de fait empêchait tout remariage, la constitution légale d’une nouvelle famille, et les enfants légitimes nés hors mariage n’étaient pas égaux devant la loi, égalité qui sera acquise en 1994. L’annulation du mariage faisait perdre à l’épouse le droit de recevoir une pension alimentaire pour elle-même ou pour ses enfants et ne permettait pas de régler la séparation des biens entre les époux. En outre, l’annulation du mariage faisait office de « divorce à la chilienne » : c’était l’incompétence de l’officier de l’état civil qui était invoquée pour arguer de la nullité du mariage. Cet usage frauduleux de la loi pervertissait l’esprit de l’annulation du mariage pour des raisons liées au caractère libre et consentant des liens matrimoniaux, héritage du droit romain, repris par le droit canon. S’il est clair que le passage à la démocratie est difficilement compatible avec l’existence d’un rapport à la loi qui se conjugue sur le mode du contournement, du détournement ou de la transgression et, par là même, sape la légitimité de l’État de droit, il est tout aussi clair que la séparation entre l’Église et l’État est fondamentale dans un régime politique qui se veut démocratique. Or, l’interdiction du divorce et l’annulation des liens du mariage comme seul mode de régulation des ruptures matrimoniales sont révélateurs de l’intrusion de l’Église dans les affaires de la cité.

Depuis 1991, plusieurs projets de loi visant à légaliser le divorce pour causes déterminées et par consentement mutuel ont été déposés. En 1993 et en 1995, deux autres projets ont été déposés en faveur d’une telle législation. Seul le deuxième fut débattu[45]. Étant donné l’opposition de l’Église et de la grande majorité des parlementaires de droite, ce projet était le fruit d’une initiative pluraliste (rassemblant des juristes et des législateurs issus de la Démocratie chrétienne, du Parti pour la démocratie, du Parti socialiste et de trois législateurs libéraux) et traduisait ainsi un compromis entre les démocrates-chrétiens et ceux qui ne partageaient pas leurs convictions catholiques. Pour les premiers, le divorce n’était pas un droit (puisque le mariage n’est pas appréhendé comme un contrat entre des individus libres et égaux, mais comme l’institution de base de la société) et ne pouvait être envisagé que dans la perspective d’assurer la stabilité de la famille et de permettre les remariages (moindre mal que le système d’annulation du mariage favorisant les situations illégitimes et les ménages monoparentaux). Pour les seconds, la législation devait permettre le divorce par consentement mutuel et pour causes déterminées et prendre en considération les réalités sociologiques des familles. La nécessité tactique d’obtenir le consensus le plus large possible aboutit au compromis suivant : le projet permettait le divorce pour causes déterminées et prouvées devant les tribunaux, et ce, après cinq ans de séparation de fait. Si la loi sur le divorce ne fut adoptée qu’en 2004, les raisons tiennent non seulement à la volonté de consolider la démocratie en évitant tout conflit pouvant provoquer une régression autoritaire, mais aussi au conservatisme croissant de l’Église chilienne qui a pu, paradoxalement, mobiliser le capital social acquis à la faveur de la lutte qu’elle a menée contre la dictature dans les années 1970 et 1980[46].

Il faut également souligner que la pression de l’Église fut particulièrement importante sur les hommes et les femmes politiques de la Démocratie chrétienne qui participent à la Concertation et doivent gouverner dans un système de coalition. Lorsque Ricardo Lagos est arrivé, en 2000, à la présidence du Chili, le gouvernement a mis le dossier du divorce à son programme politique. Cependant, la loi votée le 17 mai 2004 (loi 19.947) traduit encore l’influence de l’Église catholique. En effet, son article premier affirme d’emblée que la famille est le noyau fondamental de la société et que le mariage est la principale base de la famille. La diversité des réalités familiales n’est donc pas prise en compte. Par ailleurs, l’article 10 du chapitre II sur la célébration du mariage prévoit que l’officier de l’état civil devra informer les futurs époux de l’existence de cours de préparation au mariage, cours dont ils peuvent certes être dispensés sur simple déclaration de leur connaissance des droits et devoirs qui incombent aux époux. Mais il faut souligner que de tels cours, s’ils peuvent être donnés par les services de l’état civil, peuvent également l’être par des entités religieuses qui ont la personnalité juridique de droit public. En outre, si la loi dispose que le mariage sera célébré devant l’officier d’état civil (article 17, même chapitre), elle permet aussi (son article 20) que les mariages soient célébrés d’abord devant des entités religieuses qui ont la personnalité juridique de droit public, pour être ensuite (dans les huit jours) inscrits au registre de l’état civil.

Par ailleurs, en ce qui concerne le divorce lui-même, parmi les causes déterminées pouvant être invoquées, on notera en particulier le fait que l’un des époux ait été condamné pour crimes ou délits contre l’ordre des familles et de la moralité publique ou contre les personnes (article 54, alinéa 3°, chapitre VI), ce qui peut concerner notamment les IVG. On soulignera également que, parmi les causes déterminées de divorce, les conduites homosexuelles sont nommément considérées (article 54, alinéa 4°). En ce qui concerne le divorce par consentement mutuel, celui-ci peut être acquis dès lors que la cohabitation a pris fin depuis plus d’un an (article 55). Le divorce peut également être prononcé à la demande d’un des époux lorsque la vie commune a cessé depuis au moins trois ans (article 55). La loi chilienne sur le divorce légitime ainsi le système du divorce-faute au détriment du divorce-remède. À ce titre, l’autonomie des individus et l’individuation des femmes n’est pas au coeur de la philosophie de cette loi.

Le Chili : une démocratie de qualité pour les femmes ?

Comment considérer ces acquis et ces limites à l’aune d’une démocratie de qualité pour les femmes ? À l’heure de la mondialisation, la démocratie représentative et participative s’inscrit à la croisée de l’externe et de l’interne.

D’une part, l’importance des forums parallèles aux conférences internationales est certaine. Or, c’est à long terme que la portée politique des principes qui y sont soutenus, en particulier ceux qui ont trait à l’individuation des femmes, se fait sentir sur les processus de décision nationaux. En effet, l’organisation de tels forums s’inscrit dans un phénomène de participation, non moins important que la représentation des femmes au sein des conférences internationales. Leur représentation demeure donc un enjeu fondamental pour leur autonomie, privée et publique. Toutefois, valoriser la participation au détriment de la représentation risque de faire de la citoyenneté sise dans la société civile (que ce soit à l’échelle nationale ou internationale) une citoyenneté de seconde classe, étant donné l’articulation des mécanismes décisionnels. Mais valoriser la représentation au détriment de la participation risque de priver l’échange délibératif de l’expression d’expériences et de perspectives qui ont réussi à modifier depuis trente ans les représentations symboliques qui affectent les rapports de genre, que ce soit dans l’espace privé-domestique ou dans les espaces publics. Ces représentations symboliques sont essentielles dans la définition des termes dans lesquels sont formulés les enjeux décisionnels, les débats publics et politiques.

D’autre part, la portée juridique des déclarations internationales et des programmes d’action est faible, même pour les États signataires. Il ne s’agit que de recommandations supposées guider l’action des États. Les conventions internationales, quant à elles, n’acquièrent force de loi qu’après leur ratification par les organes législatifs des États. Ainsi, la ratification de la CEDAW n’a pas signifié la fin des discriminations à l’égard des femmes. En outre, certains États qui ont ratifié la Convention et certains États latino-américains (l’Argentine, le Brésil, le Chili, El Salvador et le Venezuela) ont émis des réserves, notamment sur des questions qui touchent les droits reproductifs. L’efficacité de la Convention s’en est ainsi trouvée affaiblie.

Enfin, il faut sans doute avoir à l’esprit que, historiquement, les processus d’individuation propres à la formation de la citoyenneté sont conjoints au développement de l’État dans un cadre national. À ce titre, il n’y a pas lieu de sous-estimer le phénomène stato-national, qui demeure essentiel à la formation, à la garantie et à l’extension des droits de citoyenneté, même si ceux-ci s’ancrent désormais dans la problématique des droits humains. Ils acquièrent ainsi la force d’un intérêt général, en les inscrivant dans un processus de légitimation inhérent au phénomène de globalisation et d’interdépendance croissante des États.

C’est sans doute dans ce cadre que peut s’apprécier le trajet parcouru par le Chili depuis le passage à la démocratie, en matière d’individuation et de citoyenneté des femmes. Si ce trajet est loin d’être inexistant, il laisse cependant une large place aux expressions multiples d’un conservatisme social qui active des pratiques et des représentations sociales paternalistes et maternalistes. Revendications et réformes ont été le fruit de relations complexes, à la fois complémentaires et contradictoires, entre le SERNAM et un féminisme légitimé par sa capacité d’expertise et d’exercice de la responsabilité publique, relations qui se sont déployées à la croisée de l’interne et de l’externe au regard des engagements que le Chili a pris en ratifiant la CEDAW.

En ce sens, la dynamique d’extension de la citoyenneté des femmes est réelle. Elle est cependant limitée par un cadre institutionnel et des forces sociales et politiques qui, s’ils ne peuvent plus entièrement verrouiller les mécanismes de la délibération politique, pèsent encore fortement, à ce jour, sur les potentialités d’expression du débat au sein de la société politique et au sein de la société civile. Aussi, les termes du débat public et politique ayant trait aux enjeux qui concernent la liberté des femmes et leur égalité avec les hommes gardent-ils les empreintes d’un conservatisme social et politique qui résiste à l’individuation des femmes, face à une gauche qui, sur le plan politico-institutionnel, peine à en faire un combat de parti. Le poids des « enclaves autoritaires », conjugué à la fois au recul des mouvements de femmes et à la force des relais que l’Église possède au sein des partis de droite et au sein de la Démocratie chrétienne, établit de multiples contraintes auxquelles se heurtent les possibilités d’action d’un féminisme institutionnel. Reste à voir dans quelle mesure les prochaines élections présidentielles et législatives établiront des perspectives de dépassement des héritages laissés par la manière dont le passage à la démocratie fut négocié au Chili.