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Au moins deux facteurs rendent difficile la tâche qui consiste à déterminer ce qui fait l’unité et la spécificité de la philosophie française contemporaine. Premièrement, la « conscience historique » n’est pas aussi déterminante pour la philosophie française qu’elle peut l’être, par exemple, pour la pensée allemande où, depuis Leibniz et Kant, il y a une réelle continuité « dialectique » entre les productions philosophiques. Il y a bien des écoles de pensée française, mais les éléments de rupture et de singularisation jouent un rôle au moins aussi déterminant pour le devenir intellectuel français. Et deuxièmement, la philosophie française emprunte abondamment aux autres disciplines, tant à la littérature (Bergson, Sartre et Camus furent lauréats du Prix Nobel de littérature) qu’à la science (préoccupation pour les théories de la connaissance et intégration des données scientifiques), en plus d’être particulièrement sensible à la question de l’engagement politique (depuis Zola, le modèle de l’intellectuel engagé s’incarne chez Cavaillès, Sartre, Foucault, etc.). Il semble que ce soit à travers ce genre de polyvalence de la pensée que la philosophie française définisse son universalité depuis Montaigne.

Au nombre des publications consacrées à la philosophie française contemporaine il faut compter l’ouvrage désormais classique de Vincent Descombes, intitulé Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978) (Paris, Minuit, 1979), qui se proposait d’interpréter la pensée française du xxe siècle à la lumière de la réception de Hegel organisée autour des enseignements et des travaux de Kojève et Hyppolite. Mentionnons également le livre d’Éric Alliez, intitulé De l’impossibilité de la phénoménologie. Sur la philosophie française contemporaine (Paris, Vrin, 1995), qui débute en quelque sorte là où l’étude de Descombes s’arrête pour inscrire la pensée française, des années 1970 à aujourd’hui, dans un élément de rupture avec la phénoménologie. Le mérite du livre de C. Descamps réside moins dans la définition d’une thèse philosophique qui permettrait de jeter un éclairage sur l’évolution de la pensée française contemporaine (ce à quoi se sont risqués Descombes et Alliez) que dans la richesse des liens tissés entre le développement de la pensée française (du structuralisme à aujourd’hui) et une diversité de disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie, la linguistique, l’esthétique et la psychanalyse. L’auteur illustre la manière dont la philosophie française récente se définit essentiellement à travers un réseau de croisements singuliers entre différents champs d’études. Si bien que le titre de l’ouvrage porte à confusion. En effet, il s’agit moins pour C. Descamps d’expliquer de manière systématique le détail des philosophies françaises les plus marquantes des dernières décennies, que de décrire la variété de leur contexte d’émergence en accordant un traitement presque équivalent aux juristes, aux politologues et aux historiens qu’aux philosophes eux-mêmes. Le livre trace donc le portrait de la scène intellectuelle française des quarante dernières années bien davantage qu’il ne se propose de présenter les systèmes philosophiques « de Sartre à Deleuze ». Les analyses qu’il réserve aux philosophes se trouvent le plus souvent réduites à la présentation succincte et rapide de quelques moments de leurs pensées. Le livre ne s’adresse donc pas, en premier lieu, aux universitaires ou aux spécialistes, mais il peut admirablement bien convenir à celles et ceux qui débutent leurs études en philosophie ou aux non-initiés qui souhaitent avoir accès à une exposition claire et simple (mais jamais simpliste) des sources et des enjeux de la philosophie française depuis les années 1960. Il s’agit d’un livre d’introduction aux problèmes philosophiques, et aucunement d’un ouvrage qui problématise la pensée des auteurs à l’étude. Il ne faut donc pas s’attendre à y trouver des interprétations originales ou des confrontations savantes avec différents commentaires. La valeur du livre réside plutôt dans sa capacité à montrer la façon dont la philosophie française récente se situe au carrefour d’un ensemble de disciplines. On voit se succéder un nombre impressionnant d’intellectuels ayant marqué la scène française auxquels C. Descamps consacre de quelques lignes à quelques pages. L’absence de sens critique à l’intérieur de cette composition donne à l’ensemble l’allure d’un dictionnaire. Et l’auteur présente d’ailleurs son texte comme un ouvrage de référence (à consulter en se référant à l’index).

Le traitement des « entrées » est réalisé de manière honnête et bien documentée, bien que certaines généralisations irritent parfois le lecteur plus initié. J’en donne pour exemple le passage où l’auteur décrit les emprunts de la sociologie à la philosophie comme un « trait français » (p. 163), ce qui démontre une certaine ignorance de la tradition sociologique allemande ; le moment où il affirme un peu gratuitement que « l’immense majorité des physiciens contemporains n’a jamais étudié Galilée, Newton ou même Einstein » (p. 205) ; ou encore lorsqu’il soutient à propos de Jean-Luc Marion qu’« il fut l’un des acteurs français du retour à la phénoménologie » (p. 257), comme si la phénoménologie avait cessé d’être présente sur la scène philosophique française malgré l’existentialisme, l’éthique lévinassienne et la déconstruction. En revanche, de brefs rappels au sujet de la relation entre la philosophie continentale et la philosophie analytique demeurent éclairants (p. 29-42, 46-50), et certaines sections plus importantes consacrées à Foucault (p. 105-112), Deleuze (p. 113-123), Lyotard (p. 125-135) et Badiou (p. 214-225) contiennent des enseignements qui montrent la grande familiarité de C. Descamps avec ces philosophes qui ont marqué et déterminent encore l’héritage de la pensée française des dernières décennies. On aurait cependant apprécié un meilleur approfondissement d’une position qui ressurgit épisodiquement dans le cours de l’ouvrage et qui fait du questionnement autour des notions d’« événement » et de « singularité » une spécificité de la pensée française des quarante dernières années. Mais encore une fois, l’auteur n’a pas véritablement cherché à développer une thèse centrale, et son livre demeure une bonne introduction aux préoccupations intellectuelles qui animent le champ de la pensée française depuis les années 1960.