Corps de l’article

La cohabitation de deux ménages apparentés dans des logements contigus mais autonomes constitue une modalité résidentielle qui, depuis quelques années, attire l’attention de plusieurs acteurs sociaux engagés dans les débats qui concernent l’offre de logement adapté aux besoins des personnes âgées et des jeunes ménages québécois, tels la Société d’habitation du Québec (SHQ), la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), le Conseil des aînés et certaines municipalités, dont la Ville de Québec. Dans le contexte d’une recherche menée dans la région de Québec en 2002-2003, nous avons pu recueillir les témoignages de personnes qui avaient volontairement, et sans aide étatique, tenté cette expérience[1]. Force a été de constater, lors de l’analyse des données recueillies, que les femmes semblent occuper une place particulière au sein des ces arrangements résidentiels assez exceptionnels, dont elles apparaissent la plupart du temps comme les principales bénéficiaires, qu’elles appartiennent à un ménage jeune ou plus âgé. Devrait-on s’en réjouir ? S’en inquiéter ? En quoi les normes et les pratiques sociales qui concernent le genre et la parenté sont-elles pertinentes pour interpréter ces observations ? Quelles sont les dynamiques familiales à l’origine de ces choix résidentiels et en quoi sont-elles modifiées avec la corésidence de deux ménages apparentés par un lien de filiation ? L’éventualité de la mise en place de politiques et de programmes publics pour soutenir et favoriser la cohabitation intergénérationnelle en logements contigus commande une réflexion sur les impacts possibles de cette pratique sur les conditions de vie des ménages et des personnes visées, en ce qui a trait aussi bien à ses avantages qu’à ses inconvénients. Le présent article veut y contribuer.

Dans la première partie, nous voulons mettre en relief l’importance des normes culturelles qui concernent les relations entre personnes apparentées dans le cas des pratiques de cohabitation intergénérationnelle. Dans la deuxième partie, nous abordons plus précisément la question des liens entre genre et cohabitation intergénérationnelle. La recension des écrits réalisée dans le contexte de notre étude montre que cette question demeure peu documentée. Cependant, des recherches menées au Japon mettent en lumière les impacts possibles de la corésidence sur la vie des hommes et des femmes de différentes générations, spécialement quand la corésidence est érigée en norme et représente une contrainte pour certaines catégories de personnes apparentées. La situation québécoise est exposée dans la troisième partie sur la base des résultats de notre propre recherche. Il nous a semblé pertinent, dans le présent article, d’effectuer une démarche comparative, et c’est pourquoi il se termine par une discussion, alimentée par le cas japonais, au sujet des particularités de la situation québécoise eu égard, notamment, aux attentes et aux pratiques liées au genre et aux rapports de parenté.

L’influence de la culture et de la famille sur les pratiques de cohabitation intergénérationnelle

Les pratiques de cohabitation intergénérationnelle subissent l’influence de normes qui relèvent, pour une part, de la culture au sens large, c’est-à-dire des valeurs qui dominent à une époque et dans un espace donnés et, pour une autre part, de la culture familiale, c’est-à-dire des habitus propres à chaque famille, lesquels se distancient plus ou moins des normes ambiantes.

Plusieurs travaux basés sur l’ethnographie ont mis en évidence le rôle de la culture sur la configuration des attentes et la disposition des parents et des enfants à résider sous un même toit (Asis et autres 1995 ; de Jong Gierveld 1998). Dans certaines régions du monde, la cohabitation intergénérationnelle représente la norme et une pratique courante, tandis que dans d’autres elle relève de l’exception (De Jong Gierveld, De Valk et Blommesteijn 2002). Ainsi, alors qu’il est usuel dans le sud de l’Europe que parents et enfants adultes vivent sous un même toit, il en va tout autrement dans la partie nord du continent (De Vos et Dandefur 2002). Une étude réalisée au cours des années 80 aux Philippines, en Thaïlande, à Taïwan et à Singapour a montré que, pour ces quatre pays, de 71 % à 88 % des personnes âgées, en moyenne, résidaient avec un ou plusieurs de leurs enfants (Asis et autres 1995). Là où la cohabitation intergénérationnelle constitue une norme, elle est généralement considérée comme une occasion, pour les enfants, de redonner à leurs parents une part de ce qu’ils et elles ont reçu au cours de leur vie. L’idée de payer ses « dettes morales » envers les générations précédentes représente d’ailleurs dans plusieurs sociétés la pierre angulaire de l’idéologie de la parenté (Asis et autres 1995 : 146). Même si elle occupe une place moins grande que dans les sociétés qui pratiquent le culte des ancêtres, cette notion de dette morale n’est pas tout à fait absente au Québec; elle explique d’ailleurs en partie le dévouement de certains hommes et femmes envers leurs parents très âgés ou malades (Saillant et Gagnon 2001). Les normes liées au genre interviennent elles aussi fortement : au Québec, les proches aidants sont, quatre fois sur cinq, des femmes (Saillant et Dandurand 2003 ; Thivierge et Tremblay 2003).

Au-delà (ou plutôt en deçà) des normes admises dans une société donnée, la « culture familiale » contribue également, comme le souligne Attias-Donfut (1998), à forger les valeurs morales, à influencer les représentations et à peser sur les comportements résidentiels des ménages et des personnes. En effet, toutes les familles issues d’un même ensemble socioculturel ne se comportent pas de la même manière et toutes n’adoptent pas des pratiques qui correspondent en tous points aux normes en vigueur. Il n’est donc pas étonnant de constater que, même si la cohabitation intergénérationnelle n’est pas coutumière dans les sociétés euro-américaines contemporaines, elle n’en est pas pour autant complètement absente ou aussi marginale que l’on pourrait le croire. En fait, Bonvalet (1991 : 61) rapporte qu’au début des années 90, en France, environ le quart (23 %) des ménages comptant au moins une personne retraitée partageait un logement avec un ou une enfant. Par ailleurs, on a recensé, toujours en France, de « nombreux cas où parents et enfants habitent des logements contigus ou encore dans le même immeuble ou bien dans le quartier » (Attias-Donfut et Renaut 1994 : 12-13). Plus près de nous, les données publiées qui sont les plus récentes (elles datent cependant de 1990 et de 1995) permettent de constater que 3 % des personnes âgées font partie d’un ménage comptant trois générations (Kemp 2003), ce qui indique que la cohabitation intergénérationnelle est une pratique qui existe bel et bien, même si elle demeure marginale.

En fin de compte, tous les individus ne réagissent pas de la même manière aux règles de sociabilité qui sont supposées caractériser les rapports entre personnes apparentées dans la société en général et dans leur famille en particulier. Chaque personne entretient des rapports plus ou moins proches ou distants à l’égard des membres de sa parentèle (Hareven 1996). La décision de vivre à proximité et les impacts de la cohabitation intergénérationnelle en logements contigus ne sauraient, de toute évidence, échapper à cette réalité.

Dans les pages qui suivent, un exemple particulier, celui du Japon, sera l’occasion d’examiner de plus près les rapports parfois discordants entre normes sociales et pratiques de corésidence intergénérationnelle dans un pays marqué par d’importantes transformations sociales et où, il y a quelques années encore, la cohabitation des enfants et des parents vieillissants était considérée, dans l’imaginaire collectif, comme une situation idéale. Il permettra également de mettre en relief les effets conjugués du genre et des rapports de parenté sur une catégorie spécifique de femmes qui se voient assigner l’obligation de prendre en charge leurs beaux-parents vieillissants ou en perte d’autonomie.

La cohabitation intergénérationnelle et les transformations des systèmes de parenté et de santé au Japon

D’entrée de jeu, et pour la bonne compréhension de la suite, mentionnons que le système de parenté japonais est centré autour du ie, notion qui renvoie à la fois à la maisonnée et au lignage : il s’agit d’un système patrilinéaire (les enfants appartiennent au groupe de parenté de leur père), patrilocal (les femmes, après leur mariage, vont résider chez leurs beaux-parents) et patriarcal. Ce système donne lieu à ce que l’on appelle la « famille souche », dans laquelle le fils aîné hérite de la maison, des terres ou de l’entreprise, ou des deux à la fois, de son père ; en retour, il doit, jusqu’à leur décès, subvenir aux besoins de ses parents. Traditionnellement, après leur mariage, le fils héritier et sa conjointe allaient résider avec les parents du premier. Lorsque ses beaux-parents se faisaient vieux ou s’ils tombaient malades, c’est à leur belle-fille (yome en japonais) que revenait la responsabilité d’en prendre soin. Dans les couples sans héritier masculin, cette tâche revenait à une fille. Un ouvrage récent, publié sous la direction de Traphagan et Knight (2003), permet de constater que ce modèle familial, de même que les rôles de genre qui y sont liés, a subi une transformation partielle depuis quelque décennies du fait, notamment, de l’entrée massive des femmes sur le marché du travail et du vieillissement de la population japonaise. Sur le plan des pratiques résidentielles, la cohabitation intergénérationnelle est pratiquement disparue en milieu urbain. Elle demeure la norme en milieu rural, mais les épouses des fils héritiers se soumettent moins facilement qu’auparavant aux diktats de leur belle-famille. Cherchant à s’affranchir du statut et du rôle qui leur était traditionnellement dévolu, les yomes sont à l’origine, comme nous le verrons plus loin, de certaines innovations dans les pratiques de cohabitation intergénérationnelle en milieu rural. Quant à la prise en charge des personnes âgées, malgré le développement d’une offre de services publics et privés, nous verrons que les femmes en général, et plus particulièrement les belles-filles (yomes), ont encore une lourde charge à porter. Cependant, comme dans le cas de la corésidence avec les beaux-parents, les pratiques se transforment.

Au début des années 90, les femmes constituaient au Japon 86 % de ce que l’on appelle au Québec les « proches aidantes » des personnes âgées dépendantes ou en perte d’autonomie (Jenike 2003 : 179). La moitié de ces aidantes étaient des conjointes ; le tiers, des yomes ; et les autres, des filles des personnes dépendantes. Les yomes jouent donc un rôle notable dans la prise en charge des personnes âgées ou malades : en fait, elles se retrouvent plus souvent que les propres enfants des personnes vieillissantes aux côtés de celles-ci. Selon Jenike (2003) et Traphagan (2003), la société japonaise exerce une énorme pression sur elles. Pas étonnant que certains téléromans japonais prennent pour thème les rapports conflictuels entre belles-filles et belles-mères! En milieu rural, un faible taux de natalité et un exode rural accéléré rendent les choses encore plus difficiles pour les yomes. Lorsqu’un couple a deux enfants ou moins, comme c’est habituellement le cas de nos jours, une forte compétition s’installe entre les parents des jeunes époux, chacun des ménages ascendants faisant pression pour qu’ils corésident avec lui, ce qui permettra la survie du ie et leur assurera, le moment venu, une prise en charge par leur belle-fille (Traphagan 2003 : 211).

Les contraintes exercées sur les belles-filles se sont alourdies avec l’augmentation de l’espérance de vie, qui a fait un bond de dix ans au cours des 30 dernières années. Selon Jenike (2003), il y a une génération, le décès de la belle-mère survenait généralement entre dix et vingt ans après le mariage du fils et, à partir de ce moment, la yome prenait sa place comme femme occupant le rôle central dans la maisonnée. De nos jours, alors que l’espérance de vie des Japonais et, surtout, des Japonaises ne cesse de s’accroître[2], il arrive qu’à l’aube de la soixantaine, voire de son 70e anniversaire, une femme japonaise soit encore une yome. Par ailleurs, la période de soins à prodiguer à des beaux-parents gravement malades s’étendait auparavant sur une courte période, à la suite de quoi le décès survenait assez rapidement. Aujourd’hui, il faut s’occuper parfois pendant de longues années de beaux-parents qui vivent jusqu’à un âge très avancé.

Dans ce contexte démographique, caractérisé par le vieillissement d’une population dont la longévité était déjà appréciable, l’offre publique et privée de soins de santé professionnels destinés aux personnes âgées s’est fortement accrue depuis le milieu des années 80 (Traphagan 2003 : 178). Cependant, la pression demeure forte pour que les femmes désignées continuent à assumer les responsabilités qui leur reviennent traditionnellement. En fait, ce sont d’abord les conjointes et les filles des personnes dépendantes qui bénéficient de ces services de santé ; les yomes, en effet, arrivent en dernière place sur la liste des priorités quand il s’agit d’octroyer des aides pour services professionnels (Traphagan 2003 : 182). Celles qui expriment le désir de déléguer leurs responsabilités à des tiers sont montrées du doigt. À l’instar des proches aidantes du Québec (Thivierge et Tremblay 2003), elles se plaignent de ne recevoir que bien peu d’aide de ceux et celles qui leur sont apparentés, beaux-frères et belles-soeurs en l’occurrence ; même s’il s’agit de prendre soin de leurs propres parents, ceux-ci et celles-ci ne viennent que très rarement soulager la yome des tâches qui lui incombent. Cette dernière effectue, dans le privé, des gestes qui demeurent invisibles, un travail social qui n’est pas reconnu par ses proches ni par la société.

Jenike (2003) et Traphagan (2003) font toutefois remarquer que le système japonais, qui repose sur le dévouement des belles-filles envers leurs beaux-parents, est en transformation, comme le montrent des observations centrées sur différentes cohortes de femmes. Ainsi, les femmes qui étaient âgées de 50 à 70 ans en 2003 continuent généralement à s’acquitter des tâches qui leur sont dévolues. Cependant, elles le font en ayant de plus en plus souvent recours à des services de répit et d’aide à domicile offerts par l’État — auxquels la génération précédente n’avait pas accès — ou au placement temporaire, voire définitif dans une maison de santé lorsque leur propre santé est à son tour fortement menacée ou que la situation devient intenable, dans des cas de démence, par exemple. Les femmes plus jeunes, dans la trentaine ou la quarantaine, quant à elles, ne s’accommodent plus aussi facilement du rôle imparti à la yome (Traphagan 2003). Certaines mettent en avant, avec la collaboration de leur conjoint, des arrangements inédits qui rompent avec les pratiques antérieures.

En milieu rural, par exemple, là où la superficie des lots habitables le permet, on érigera une seconde maison plutôt que de corésider dans le même logis que les parents plus âgés. Les obligations moralement liées aux rapports de parenté, aux règles d’héritage et au genre ne semblent plus suffire à imposer leur logique, alors que la tâche devient de plus en plus colossale, d’autant plus que la reconnaissance du travail gratuit effectué par ces femmes est pratiquement nulle. En fait, l’affection ressentie envers les beaux-parents et la qualité des relations beaux-parents/belles-filles seraient en voie de devenir des facteurs déterminants dans la volonté de ces dernières d’assumer ou non la responsabilité des soins à leur accorder.

En milieu urbain, la pratique de la cohabitation intergénérationnelle dans une même unité de logement tend à disparaître (Strom 2001). Cependant, au milieu des années 80, certaines compagnies immobilières ont mis sur le marché des maisons dites bigénérationnelles, soit des pavillons comptant deux logements contigus mais autonomes, destinés à loger deux ménages apparentés par des liens de filiation. Selon Brown (2003), bien qu’elles aient suscité un certain engouement au cours de la décennie qui a suivi, pour plusieurs familles ayant fait l’acquisition d’une telle maison, l’expérience s’est finalement révélée plutôt malheureuse parce qu’elle reposait sur des attentes démesurées. Suscitées en partie par les firmes immobilières qui avaient vu dans les maisons bigénérationnelles une niche de marché lucrative, ces attentes étaient fortement ancrées dans une volonté de préserver certaines traditions dans un contexte de changement social accéléré. En effet, les campagnes promotionnelles qui ont entouré l’apparition de ce produit véhiculaient l’idée que les maisons bigénérationnelles permettraient de perpétuer la pratique traditionnelle de la corésidence filiale tout en la modernisant, de manière à éviter les tensions et les conflits qui émergent parfois lorsque les deux ménages visés partagent un seul logement, ce qui provoque, notamment, une perte d’intimité parfois difficile à vivre. Le travail de recherche ethnographique mené par Brown auprès de familles ayant tenté l’expérience a montré que ces maisons n’ont pas livré les résultats escomptés. En effet, les parents de la génération ascendante, qui s’attendaient à des interactions continues avec leurs enfants et leurs petits-enfants, se sont retrouvés en fait plus isolés que lorsqu’ils vivaient dans leur propre maison : les sachant à proximité, les membres des ménages plus jeunes se sont mis à espacer leurs visites. En outre, les membres des ménages plus âgés se sont, en général, sentis utilisés puisque les jeunes couples semblaient tenir pour acquis que les parents allaient garder leurs jeunes enfants chaque fois qu’une occasion de sortie se présentait (Brown 2003 : 64). Du côté des plus jeunes, le fait de vivre sous le même toit que des parents plus âgés, tout en ayant leur propre logis, devait leur permettre de profiter d’une maison qu’ils n’auraient pas pu s’offrir par eux-mêmes, faute de moyens financiers, et de vivre comme famille nucléaire libre et autonome tout en pouvant garder un oeil sur les parents qui se trouvaient dorénavant à une distance confortable. En réalité, ils se voyaient constamment sollicités par les parents, ce qui ne correspondait guère à ce qu’ils avaient imaginé. Pour Brown, une telle disparité entre les attentes respectives et l’écart entre ce que la publicité des compagnies immobilières leur avait fait miroiter et la nouvelle dynamique qui s’est développée lors de la cohabitation ne pouvaient que mener à des désillusions.

La section suivante rend compte des résultats de notre propre étude, menée dans la région de Québec. Les résultats de cette enquête, couplés aux constats des chercheuses et des chercheurs qui se sont intéressés au cas japonais, serviront à identifier certains enjeux que soulève, pour les femmes plus particulièrement, la cohabitation intergénérationnelle en logements contigus. Les premiers paragraphes sont consacrés à la présentation d’éléments contextuels dont il faut tenir compte dans l’interprétation des résultats de l’enquête.

La cohabitation intergénérationnelle au Québec : des pratiques centrées sur les femmes

Les dynamiques démographiques, sociales, économiques et culturelles qui ont marqué le Québec au cours des dernières décennies constituent le cadre général au sein duquel ont émergé de nouvelles pratiques de cohabitation intergénérationnelle en logements contigus. Il importe donc d’en prendre acte avant d’aborder les arrangements résidentiels en question.

Sur le plan démographique, un faible taux de natalité et un vieillissement relatif de la population caractérisent le Québec contemporain. On vit en moyenne plus longtemps aujourd’hui que les générations qui ont précédé. Les femmes, on le sait, ont une espérance de vie plus élevée que celle des hommes (Gauthier 2004 : 57). Elles ont, du coup, plus de chances de connaître le veuvage que les hommes (Després et Lord 2002 : 235), tendance généralisée dans les pays dits développés (De Jong Gierveld, De Valk et Blommesteijn 2002). Elles se retrouvent donc en plus grand nombre parmi les personnes âgées, les personnes âgées vivant seules, les personnes âgées en perte d’autonomie et les personnes âgées dépendantes. Les femmes sont également les moins bien nanties des personnes âgées (Després et Lord 2002 : 235). Par ailleurs, toujours sur le plan de la démographie, le Québec compte un nombre important, comparativement à la situation qui existait il y a quelques décennies, de ménages constitués de personnes seules : en 2001, ils représentaient 30 % des ménages québécois (Institut de la statistique du Québec 2005).

Sur le plan social, on assiste à une redéfinition des rapports entre l’État, l’entreprise privée, les groupes communautaires, les familles et les individus. En effet, l’État-providence, qui s’est graduellement développé après la seconde Guerre mondiale, a assuré pendant une trentaine d’années, dans une plus ou moins large mesure, la prise en charge des personnes vieillissantes et dépendantes. Cela a mené à ce qu’Esping-Anderson (1999) a appelé la « démarchandisation » des services sociaux et de santé. On assiste maintenant, depuis presque deux décennies, à une « remarchandisation » partielle des services sociaux et de santé, alors que l’universalité et la gratuité sont remises en cause là où elles ont déjà existé. Cela fait craindre, avec raison, une accentuation des inégalités structurelles entre riches et pauvres de même qu’entre hommes et femmes (Saillant et Boulianne 2003). En même temps, les familles se doivent d’accompagner et de soigner leurs proches malades ou dépendants là et quand le système public ne le fait plus.

Plusieurs des auteurs et auteures qui ont contribué à un ouvrage collectif dirigé par Hareven (1996) avancent que le développement de l'État-providence, en Europe et en Amérique, a contribué à une diminution de la fréquence des relations d'assistance entre les parents âgés et leurs enfants. Les cohortes ayant grandi avec l'État-providence ont davantage tendance à considérer les agences publiques comme des sources de soutien. Cette situation est moins fréquente chez les cohortes antérieures, qui ont dépendu presque exclusivement du soutien familial pendant la plus grande partie de leur vie (Hareven 1996 : xxi). Cela ne signifie pas pour autant que le soutien familial ait disparu, comme des recherches récentes l’ont confirmé (Dandurand et Saillant 2003 ; Lavoie 2000, Paquet 1999). Cependant, la question de savoir qui doit apporter ce soutien et quelle forme il doit prendre reste ambiguë ; le problème est exacerbé du fait que le secteur public a des attentes grandissantes envers les familles, qui portent encore la responsabilité première des soins aux personnes âgées (Guberman 2002).

Sur le plan économique, le marché du travail québécois est marqué, depuis une vingtaine d’années, par des changements profonds, liés notamment à la mondialisation financière, à la délocalisation des entreprises, à la privatisation des sociétés d’État, bref aux dynamiques mixtes qui ont donné lieu à la mise en place de que l’on appelle parfois un « régime d’accumulation flexible » (Harvey 1989), par contraste avec le régime précédent, qualifié de « fordiste » et de « providentialiste », qui était basé sur une division tayloriste du travail et une régulation du marché de l’emploi largement menée par les gouvernements nationaux. De plus, les innovations technologiques (téléphones cellulaires, ordinateurs portables, Internet) contribuent à brouiller les limites entre le temps et l’espace du travail, le temps et l’espace de la famille, le temps et l’espace des loisirs. Contrairement aux femmes de la génération précédente, les baby-boomeuses participent largement au marché du travail, tout en s’investissant toujours fortement, comme on le sait, dans l’accomplissement des tâches domestiques. Plusieurs se retrouvent même entre des parents encore vivants mais vieillissants et des enfants qui ne quittent plus le nid familial…

Enfin, sur le plan culturel, et en ce qui concerne plus particulièrement la parenté, les rapports affectifs et l’affinité entre personnes apparentées sont devenus, au Québec comme ailleurs dans les sociétés euro-américaines, des facteurs plus importants que les seuls liens de consanguinité ou d’alliance dans la détermination des comportements (Goody 2001 ; Martin 2002). Cependant, les notions de devoir parental et de devoir filial ne sont pas disparues pour autant (Guberman 2002) et la famille demeure, pour reprendre une expression de Fortin (1994), le « premier et ultime recours ».

Notre étude des dynamiques familiales engagées dans la cohabitation intergénérationnelle en logements contigus, réalisée à partir de juillet 2002 jusqu’en décembre 2003, a porté sur 17 familles, c’est-à-dire 34 ménages corésidant au moment de l’enquête ou ayant expérimenté la cohabitation intergénérationnelle en logements contigus au cours des années précédentes. La collecte de données a reposé sur des observations ponctuelles à domicile et, surtout, sur la réalisation d’entretiens semi-directifs[3], d’une durée moyenne d’une heure, auprès de 41 personnes (24 femmes et 17 hommes) membres de ces 34 ménages et dont l’âge variait de 26 à 79 ans. Comme le montre le tableau 1, notre échantillon est constitué de 26 personnes plus âgées, appartenant à un ménage de la génération ascendante au sein des familles visées, de 21 personnes membres de la génération descendante et de 4 personnes de la même génération que les personnes apparentées auprès de qui elles résidaient.

Tableau 1

Composition de l’échantillon

Composition de l’échantillon

-> Voir la liste des tableaux

Ces ménages étaient domiciliés dans des arrondissements ou des municipalités de la région de Québec, plus précisément à Sainte-Foy-Sillery (14 ménages), Charlesbourg (10 ménages) et Desjardins[4] (6 ménages), ainsi qu’au Lac-Delage (2 ménages) et à Saint-Émile (2 ménages)[5]. Dans Charlesbourg, la réglementation municipale permet d’ajouter un logement supplémentaire à une maison unifamiliale peu importe le quartier où elle se situe, ce qui favorise d’une certaine manière la cohabitation intergénérationnelle en logements contigus. Dans Sainte-Foy-Sillery, cette pratique est tolérée dans la mesure où l’apparence unifamiliale des demeures transformées en habitations à deux logements est conservée. Dans l’arrondissement Desjardins, de même que dans les municipalités de Lac-Delage et de Saint-Émile, l’ajout d’un logement supplémentaire à une maison unifamiliale n’est permis que dans les quartiers où le zonage autorise les habitations bifamiliales ou multifamiliales.

Dans la moitié des familles composant notre échantillon, le ménage aîné était propriétaire de la maison avant que ne débute la période de cohabitation ; dans l’autre moitié, c’est le ménage plus jeune qui possédait la maison avant l’avènement de la corésidence.

Dix des dix-sept demeures habitées par les familles ayant pris part à l’étude étaient, à l’origine, des bungalows. Trois d’entre eux ont été transformés en cottage grâce à l’ajout d’un logement supplémentaire à l’étage. Deux bungalows sont devenus des jumelés à la suite de l’adjonction d’un logement latéral. Dans deux autres de ces habitations, c’est au sous-sol que l’on a ajouté un logement, sans en modifier l’apparence extérieure. Dans les trois cas restants, le rez-de-chaussée a été subdivisé de manière à y aménager soit un logement autonome, soit un logement d’appoint[6].

Quatre des maisons occupées par les ménages composant notre échantillon étaient des cottages avant l’avènement de la corésidence. L’une d’entre elles comptait déjà deux logements lorsque nos informatrices et informateurs en ont fait l’acquisition en vue d’une cohabitation intergénérationnelle puisqu’elle avait été transformée en maison bigénérationnelle par les propriétaires précédents. Dans les trois autres cottages, des logements autonomes ont été aménagés au premier étage ; auparavant, un logement unique en occupait les deux étages.

Une résidence à demi-niveaux (split-level), une maison d’un étage et demi ainsi qu’un duplex complètent la liste des habitations constituant notre échantillon. La première a fait l’objet d’un ajout de logement qui se situe en partie au demi-sous-sol, en partie au rez-de-chaussée. Les deux autres sont de construction récente : leur plan a été dessiné dans l’intention d’en faire un usage bigénérationnel. En ce qui concerne la maison d’un étage et demi, le logement principal, celui du propriétaire, occupe la majeure partie du sous-sol, une partie du rez-de-chaussée ainsi que le premier étage, tandis que le logement supplémentaire, adjacent au logement principal, occupe une petite partie du sous-sol et une partie du rez-de-chaussée du bâtiment. Pour ce qui est du duplex, l’étage supérieur est occupé par un couple de retraités, tandis que leur fille et ses deux fils d’âge adulte occupent le rez-de-chaussée[7].

L’analyse des données recueillies a permis de mettre en évidence plusieurs motivations à l’origine de la décision de cohabiter. Lorsque la maison appartenait, au départ, aux parents plus âgés, il s’agissait pour les membres de la génération ascendante soit de faciliter à une ou un enfant (et, le cas échéant, à sa conjointe ou son conjoint et aux petits-enfants) l’accès à de meilleures conditions de logement et de vie, soit de pouvoir continuer à vivre dans un environnement bien connu et apprécié : la maison elle-même, le jardin, le voisinage ou le quartier. Pour les plus jeunes comme pour les plus âgés, favoriser les contacts et l’entraide entre enfants, parents, petits-enfants de même que grands-parents et s’assurer mutuellement d’une sécurité physique, psychologique ou financière font également partie des motivations exprimées. Lorsque la maison appartenait, à l’origine, aux personnes apparentées de la génération descendante, il était question d’offrir aux parents vieillissants une solution de rechange à la résidence pour personnes âgées, de les faire bénéficier de visites continuelles afin de leur éviter l’isolement, d’assurer leur sécurité physique (en cas d’accident, de malaise ou de la visite d’intrus) et, enfin, le cas échéant, de dispenser des soins aux parents malades tout en leur offrant un cadre de vie agréable ou familier. Pour certains membres des ménages plus jeunes, ces motivations étaient liées à un sentiment de dette morale envers leurs ascendants et leur engagement dans la prise en charge de leurs parents âgés ou malades semblait aller de soi. On voit donc que, bien que la consanguinité ne constitue plus, dans le Québec contemporain, le seul substrat des solidarités familiales (Dandurand et Ouellette 1995), l’idée de devoir filial n’est pas disparue pour autant dans notre société (Saillant et Gagnon 2001). En effet, et à la différence du cas japonais, où les rapports de parenté impliquent des obligations dont il est difficile de se départir, particulièrement pour les yomes, désignées comme les premières responsables de leurs beaux-parents vieillissants, les prescriptions qui concernent l’aide à apporter aux parents de la génération ascendante sont beaucoup plus lâches en général au Québec, tout en pesant plus fort pour les femmes que pour les hommes.

Par ailleurs, l’analyse de nos données d’enquête montre que les personnes à qui profite principalement la cohabitation intergénérationnelle sont des femmes. Qu’elles soient mère, fille ou soeur des propriétaires qui décident d’ajouter un logement à leur demeure, les femmes apparaissent, dans la très grande majorité des cas que nous avons étudiés, comme les premières visées et les principales bénéficiaires de la décision de cohabiter, peu importe qu’elles appartiennent à la génération plus jeune ou à la plus âgée. En effet, lorsque le ménage plus âgé, toujours composé d’un couple, dans notre échantillon, réaménage sa demeure, c’est pour y accueillir une fille (qui a un conjoint et des enfants dans quatre cas sur cinq, tandis que la dernière est célibataire),  jamais un fils. Dans les deux cas de ménages corésidants de même génération, des hommes ont ajouté un logement à leur maison pour y accueillir une soeur. Dans les familles où c’est le ménage descendant qui était propriétaire de la maison à laquelle un logement a été ajouté, sept fois sur neuf, c’est une femme seule (il s’agit toujours de veuves), et pas un homme, qui est allée résider chez une fille, que celle-ci ait (trois cas) ou non (deux cas) un conjoint ou, plus rarement, chez un fils et sa conjointe (deux cas). Dans les deux autres cas, il s’est agi de l’installation d’un couple âgé dans une maison toute neuve à deux logements qu’un fils, cette fois, a fait construire dans le but avoué d’héberger ses parents.

Bien que ces données ne soient pas issues d’un échantillon statistiquement représentatif, l’homogénéité des situations observées en ce qui a trait au genre des membres des ménages qui viennent résider sous le même toit que ceux et celles qui leur sont apparentés, que ces personnes appartiennent à la génération ascendante ou descendante, est tout de même assez frappante pour qu’on puisse la considérer comme significative, non pas au sens statistique mais au sens interprétatif du terme. Elle permet d’avancer une explication provisoire, qu’il serait souhaitable de valider lors de recherches ultérieures. Nous croyons que la cohabitation intergénérationnelle dans des unités de logement distinctes, mais voisines, implique une dynamique de prise en charge de personnes vulnérables ou considérées vulnérables, des femmes en l’occurrence, dans la très grande majorité des cas. En effet, comme nous l’avons vu, même lorsque les personnes venant corésider étaient autonomes sur le plan financier et de la santé, elles ont quand même bénéficié des possibilités qu’ouvrait la cohabitation pour améliorer leur situation. Au dire des personnes qui ont pris part à notre étude, l’idée de corésider devait permettre à leurs apparentées d’améliorer leur sort en accédant, pour certaines, à une qualité de logement ou d’environnement urbain que la situation financière de leur ménage ne leur aurait pas permis de s’offrir autrement. Pour d’autres, la cohabitation allait permettre aux grands-parents d’aider les jeunes mères à mener de front vie familiale et travail, en contribuant à la prise en charge ponctuelle de leurs enfants. Pour d’autres encore, il s’agissait d’offrir à leurs apparentés et apparentées, jeunes ou plus âgés, la possibilité de bénéficier de conditions de logement qui leur permettraient de conserver une santé parfois fragilisée, de mieux se remettre d’épisodes de santé défaillante, d’éviter l’isolement, etc. Par ailleurs, l’aménagement temporaire d’un logement d’appoint à l’intérieur du logement principal visait à faciliter l’administration de soins à des femmes âgées et très malades jusqu’au moment de leur décès.

L’analyse des avantages perçus par les personnes ayant expérimenté la cohabitation intergénérationnelle converge avec cette interprétation et permet d’ajouter que, même si la cohabitation semble avoir été motivée, au point de départ, par un désir de venir en aide à une mère, un père (plus rarement), une soeur ou une fille, les deux ménages concernés retirent finalement des bénéfices multiples de cet arrangement qui favorise le transfert bidirectionnel de biens et de services.

D’abord, toutes les personnes interrogées, sauf une[8], ont spontanément indiqué au moins un avantage à la cohabitation et la plupart en ont signalé plusieurs. Les seuls désavantages mentionnés concernent la perte relative d’intimité liée à la proximité matérielle des ménages apparentés. Une analyse qualitative des avantages mentionnés, basée sur le contenu manifeste des entretiens, a permis de les classer en six catégories qui renvoient à différentes dimensions des conditions de vie : affective, financière, psychologique, physiologique, spatiale et domestique.

Les avantages qui relèvent de la dimension affective renvoient d’abord et avant tout aux possibilités accrues d’interactions qu’ouvre la cohabitation en logements contigus pour des personnes apparentées qui, de toute évidence, entretenaient déjà des relations privilégiées. On se rend compte en analysant les témoignages recueillis que les personnes de la génération descendante qui cohabitent avec leurs parents, des femmes dans la grande majorité des cas, ont toujours entretenu des rapports étroits avec eux, même après avoir quitté la maison à l’âge adulte. Les avantages mentionnés lors des entretiens concernent aussi les retombées de la cohabitation sur une sociabilité familiale élargie. Pour une part, avec la nouvelle situation de corésidence, la maison partagée par des ménages de deux générations distinctes, si elle est assez vaste, peut (re)devenir un lieu de rencontre familial, la « plaque tournante » de la famille, selon l’expression d’un de nos informateurs. Par ailleurs, la proximité physique de personnes vieillissantes avec des plus jeunes leur permet parfois de s’insérer dans des activités conviviales réalisées dans le logement principal, ce qui leur évite un isolement qu’elles auraient connu ou connaissaient avant de cohabiter avec leur enfant. Dans certains cas, on mentionne que la corésidence a permis aux personnes plus âgées comme aux plus jeunes d’éviter l’ennui et le désoeuvrement. Les grands-parents qui corésident à proximité de leurs petits-enfants n’ont pas manqué de nous mentionner être bien heureux de pouvoir les côtoyer régulièrement. Les jeunes parents apprécient également le fait que leurs propres enfants puissent profiter de la présence de leurs grands-parents. Bref, les personnes apparentées qui vivent sous le même toit apprécient le fait de pouvoir partager de bons moments ensemble et de pouvoir s’entraider au besoin.

En ce qui concerne la dimension financière, il peut s’agir d’une réduction des dépenses vouées au logement (acquisition, entretien, taxes) ou encore, pour les ménages propriétaires, de la sécurité financière liée au revenu mensuel que procure le logement supplémentaire. On nous a dit qu’un parent, contrairement à un étranger, paiera toujours son loyer. Pour les familles avec de jeunes enfants, disposer d’un espace intérieur et extérieur plus grand pour le même coût représente également un avantage relatif sur le plan du budget familial. Pour les jeunes adultes qui cohabitent avec leurs parents, les dépenses liées au logement sont moindres que s’ils et elles avaient un logement complètement indépendant; ils disposent donc de plus de ressources à investir ailleurs. Pour les personnes plus âgées, passer d’un logement plus vaste à un plus petit signifie des frais d’entretien réduits, ce qui est particulièrement intéressant pour les femmes, qui ont en moyenne des revenus inférieurs à ceux des hommes. Lorsque les arrangements financiers prévoient le paiement d’un loyer à l’enfant propriétaire de la maison, le coût est toujours en deçà de celui du marché locatif. La cohabitation de deux ou trois générations dans une seule maison peut également signifier la possibilité d’accéder à la propriété ou à une propriété de plus grande valeur, que ce soit lors d’une nouvelle acquisition ou parce qu’éventuellement le ménage plus jeune héritera ou aura un droit de regard sur le destin de la maison familiale lorsque les parents n’y seront plus. Les avantages financiers peuvent aussi être liés au partage de certaines ressources entre les ménages corésidants. Il en est ainsi chez ceux et celles qui prêtent un véhicule, à l’occasion, ou vont faire les courses ensemble.

Les avantages psychologiques et physiologiques de la cohabitation renvoient à la sécurité que procure le fait de résider tout à côté de personnes apparentées. Pour une part, le fait de pouvoir s’éloigner de chez soi quelques heures, quelques jours, voire quelques semaines, tout en sachant qu’il y a quelqu’un tout près qui veillera sur son animal domestique, qui arrosera ses plantes, ramassera le courrier, sera à l’affût d’éventuels malfaiteurs, fera le nécessaire si un bris survient dans le logement principal ou secondaire, procure une plus grande tranquillité d’esprit. La proximité physique de personnes apparentées est appréciée pour cette raison autant chez les personnes sur le marché du travail que chez les personnes retraitées qui s’absentent régulièrement parce qu’elles en ont le loisir. Il y a, par ailleurs, surtout pour les femmes plus âgées et quelque peu fragilisées, le sentiment de sécurité lié à la proximité, jour et nuit, de plus jeunes qui pourront leur porter secours rapidement en cas de blessure ou de malaise subi ou, tout simplement, qui dissuaderont par leur seule présence des attaques hypothétiques à leur intégrité physique. Pour certains ménages, les bruits, devenus familiers, qui indiquent à travers les murs ou les planchers la présence des autres, sont des indicateurs que tout va bien du côté des personnes âgées. L’inverse est vrai également : plusieurs femmes ayant de jeunes enfants se sentent rassurées de savoir qu’en cas de besoin il y a quelqu’un tout près qui peut, rapidement, prendre les enfants en charge ou prêter sa voiture. Finalement, une de nos informatrices a soulevé l’idée de sécurité par rapport à son adolescent : l’idée que ce parent proche, vivant à proximité, pourrait intervenir en son absence, dans l’éventualité où son jeune adopterait un comportement inapproprié, la sécurisait grandement.

Les avantages relevant de la dimension spatiale ont trait d’abord et avant tout au bâti. Par exemple, une personne a mentionné que le fait d’avoir une personne de sa parenté comme locataire permet de conserver le logement supplémentaire en meilleur état que s’il était occupé par des personnes non apparentées. La question du confort a également été mentionnée. Les membres de ménages avec de jeunes enfants apprécient particulièrement l’accès à une cour, à un jardin et à un espace intérieur plus vaste que ceux auxquels leurs moyens financiers leur auraient permis de se procurer autrement. Enfin, il est particulièrement intéressant de noter que, dans le cas d’un couple âgé, moins actif depuis quelques années, qui est passé d’un appartement en copropriété, situé au troisième étage d’un édifice, à un logement ajouté latéralement à la maison d’un de leurs fils, la différence est grande sur le plan du confort (on n’a plus besoin de monter et de descendre constamment des escaliers) et du sentiment de liberté que procure le fait d’être au rez-de-jardin. C’est d’ailleurs au sein de cette même famille que les effets bénéfiques sur la santé des parents logés dans un logement situé au rez-de-chaussée ont été mis en exergue lors des entretiens. Ils ne s’ennuient plus, ils passent plus de temps dehors, ils sont redevenus plus actifs, et on nous a même dit qu’ils avaient rajeuni. D’autres informatrices et informateurs ont souligné les bienfaits de la cohabitation sur leur vitalité. L’exposition fréquente et la participation à la vie grouillante des plus jeunes, enfants et petits-enfants, contribuerait à retarder le vieillissement physique et mental, un vieillissement qui serait accéléré dans les quartiers et les résidences adaptées où l’on ne côtoie que des gens âgés, ce qui rejoint la dimension physiologique des avantages associés à la cohabitation intergénérationnelle.

Quant aux avantages qui relèvent de la dimension domestique, ils renvoient principalement aux échanges de services et à une réduction des tâches domestiques. En ce qui concerne les services rendus, les ménages apparentés qui vivent sous le même toit peuvent, par exemple, dépanner avec une bonbonne de propane quand celle des parents corésidants, qui reçoivent pour un barbecue, se retrouve vide, effectuer des ajustements ou des réparations mineures aux appareils électroniques, garder les petits-enfants pour quelques heures, etc. La réduction des tâches domestiques, pour sa part, renvoie à deux phénomènes distincts. D’une part, la réduction de l’espace habité, pour les personnes plus âgées qui s’installent dans le logement supplémentaire, entraîne une diminution du temps et des efforts à déployer pour l’entretien ménager. D’autre part, le fait que deux ménages partagent un même bâtiment et un même terrain signifie que plus de personnes peuvent s’investir dans l’entretien extérieur, libérant ainsi du temps à toutes et à tous. Une autre solution observée sur le terrain: ce travail d’entretien est exécuté par des hommes retraités mais actifs, qui voient là une activité qui contribue à maintenir leur agilité et leur permet de se sentir utiles. Sur le plan domestique, la cohabitation a donc une incidence certaine sur les temps sociaux (temps du travail, du loisir, de la famille) des personnes et des ménages impliqués.

En classant les avantages perçus selon le genre et la génération des personnes ayant participé à l’enquête, on constate qu’il n’y a aucune différence notable entre ce qu’en disent les hommes et les femmes, les plus jeunes et les plus âgés, si ce n’est la suivante : pouvoir contribuer au bien-être de leurs parents vieillissants était considéré comme un avantage de la cohabitation intergénérationnelle chez certains hommes de la génération descendante, mais aucun d’entre eux n’a fait mention de soins à leur apporter éventuellement ; ce discours a pourtant été entendu chez trois des femmes de la génération descendante. Enfin, les témoignages recueillis montrent que les hommes semblent s’investir davantage dans la mise en place des moyens matériels, c’est-à-dire la réalisation des plans et la construction du logement supplémentaire, alors que les femmes paraissent se préoccuper plus de la réorganisation des activités quotidiennes qui les concernent ou qui touchent les personnes apparentées qui viennent corésider (courses à faire, soins du corps, entretien du logis, préparation des repas, etc.).

Conclusion

Notre étude qualitative sur la cohabitation intergénérationnelle a permis de constater, du moins pour ce qui est des familles de la région de Québec interrogées lors de notre enquête, que les femmes en constituent une plaque tournante puisqu’elles sont les principales bénéficiaires de ces pratiques qui visent et qui permettent, entre autres, d’améliorer les conditions de vie de personnes proches pour qui on a de l’affection.

Pour ce qui est des plus jeunes, ces femmes (et les membres de leur ménage) peuvent compter sur des personnes apparentées résidant à proximité et prêtes à leur rendre de menus services au quotidien, à diminuer leur fardeau financier et à fournir des aires de jeux à leurs jeunes enfants. Pour les femmes plus âgées, les enfants corésidants sont là pour leur prêter main-forte dans l’entretien de la maison, les visiter régulièrement, demeurer attentifs aux indices révélateurs d’un accident de santé et, dans certains cas, les soigner en cas de maladie ou de perte d’autonomie. L’analyse des avantages perçus par les membres des ménages corésidants a permis de constater que malgré des réserves chez certains d’entre eux, les hommes, comme les femmes, trouvent de multiples avantages à cet arrangement résidentiel.

Lorsque l’on compare les pratiques québécoises de cohabitation en logements contigus avec les pratiques résidentielles qui ont longtemps caractérisé le Japon et qui perdurent, sous des modalités renouvelées, en milieu rural et urbain, on peut repérer des différences et des similitudes entre les deux situations, lesquelles relèvent à la fois des systèmes de parenté et des normes de genre. La première différence concerne la cohabitation intergénérationnelle en tant que pratique résidentielle. Alors qu’au Japon la règle de résidence est traditionnellement patrilocale, ce qui incite fortement les belles-filles à cohabiter avec leurs beaux-parents, les jeunes couples québécois suivent plutôt une règle dite de néolocalité : les conjoints vont résider dans une nouvelle demeure, distincte de celles des parents du conjoint et de ceux de la conjointe. Ainsi, au Québec, si des arrangements impliquant une cohabitation surviennent éventuellement, comme cela a été le cas pour les personnes qui ont pris part à notre étude, cette décision est prise sur une base consensuelle au lieu d’être prescrite par les normes régissant les rapports entre personnes apparentées. Comme on le voit, les pratiques de cohabitation intergénérationnelle sont compatibles avec le système et les règles de parenté caractéristiques de chaque entité socioculturelle, comme la revue de littérature présentée dans la première partie de notre article permettait de le supposer. Il s’agit donc au Québec d’une forme particulière de pratiques solidaires entre personnes apparentées qui relève davantage, actuellement, d’affinités mutuelles que d’obligations liées à des structures sociales et des règles de parenté contraignantes.

Par ailleurs, il appert qu’au Québec comme au Japon les femmes demeurent les premières responsables, dans les normes et dans les pratiques, des personnes âgées ou dépendantes. Les catégories d’apparentées les plus fortement sollicitées diffèrent toutefois d’un endroit à l’autre. Au Japon, l’institution du ie confère un rôle particulier à la yome. Celui-ci implique une résidence partagée et une attitude de soumission envers les beaux-parents. Les filles prennent la relève par défaut, quand elles ne peuvent faire autrement. Dans la société québécoise, à filiation indifférenciée, où les enfants appartiennent aux lignées de leur père et de leur mère, ce sont plutôt les filles (au lieu des belles-filles) et, dans une moindre mesure, les fils qui s’engagent le plus largement dans la prise en charge de leur père et mère.

Si l’on se situe maintenant à l’échelle des familles, il semble évident que, au Québec comme au Japon, certaines familles, certains ménages ne suivent pas les normes qui ont trait aux pratiques résidentielles ou au rôle de proches aidantes attribué aux femmes. Du côté japonais, si la néolocalité est devenue une pratique courante en milieu urbain, il est encore difficile pour une belle-fille, en milieu rural, de se soustraire à la règle de résidence patrilocale. Cependant, nous l’avons vu, des femmes, des ménages et des familles ont choisi d’innover en développant des arrangements inédits. En revanche, au Québec, la cohabitation intergénérationnelle constitue une pratique marginale, voire excentrique. Les familles qui s’y engagent savent bien qu’elles ne suivent pas la norme. Si elles choisissent cette voie, c’est qu’elles y voient plusieurs avantages.

Enfin, sur le plan individuel, la diversité des comportements des membres d’une même famille est facilement repérable. En effet, lorsque l’on questionnait nos informatrices et informateurs sur le processus de réflexion ayant mené à un projet de cohabitation intergénérationnelle, la comparaison entre leur situation individuelle et celle des membres de leur fratrie, c’est-à-dire leurs frères et soeurs (pour les plus jeunes), indiquait des affinités particulières entre parents et enfants qui cohabitent aujourd’hui, de même qu’une proximité géographique généralement entretenue au fil des ans. Personne ne se serait imaginé mettre sur pied un projet de cohabitation avec des personnes apparentées résidant au loin, à Montréal ou à Gaspé, par exemple. Si certains membres d’une même famille, et pas les autres, ont réaménagé ensemble une maison unifamiliale en vue d’y cohabiter dans deux unités de logements adjacentes, sous un même toit et sur un seul lot urbain, c’est que leur entente était déjà particulièrement bonne. Les membres plus âgés comme les plus jeunes semblent d’ailleurs tirer avantage d’un tel arrangement. Cependant, il importe de mentionner que la cohabitation intergénérationnelle ne saurait constituer, dans le contexte québécois, une panacée aux problèmes du logement et des soins aux personnes âgées dans un contexte de vieillissement de la population. Si la cohabitation intergénérationnelle convient à certaines familles, un éventuel programme d’aide financière de la part du secteur public devrait tenir compte, à la lumière notamment de la comparaison avec le cas japonais, du fait que les parents de la génération ascendante ne peuvent que vieillir avec le temps et qu’une proximité résidentielle déjà instaurée peut constituer un élément de contrainte additionnel pesant sur les femmes, qui sont déjà fortement sollicitées dans la société québécoise en tant que conjointes, mères et travailleuses.